Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

Publications de Eric Descamps (73)

Trier par

Innocenti - Premières lignes

Déborah sait qu'elle rêve et elle prie pour que cela ne s'arrête pas, tant le songe la ravit. Un joli soleil printanier s'est installé au-dessus des platanes aux feuilles vert tendre, dont l'ombre portée sur le sol semble faire danser le gazon. Elle porte sa robe en lin blanc, celle qui donne à son mari un regard malicieux lorsqu'en fin d'été, la peau de Déborah se colore comme du miel. Sous le ciel d'un bleu intense, un vent faible coule avec la régularité d'un fleuve. Les abeilles s'affairent autour des pommiers. Déborah tient sa fille dans ses bras. Jasmine n'est pas encore éveillée, mais déjà sa petite tête remue, à la recherche du sein maternel. Déborah la laisse patienter un peu, fascinée par la frimousse de son nouveau-né dont les yeux viennent de s'ouvrir en même temps que la bouche. Cet imperceptible mouvement des lèvres suscite un étrange frisson. Déborah sent le lait affluer. Le vent souffle un peu plus fort, mais l'air reste doux et le calme règne. La jeune femme n'a pas envie de rentrer pour nourrir sa fille. Elle pince l'aréole de son sein droit entre l'index et le majeur et présente à Jasmine ce qu'elle convoite. Déborah ferme les yeux. Elle se concentre sur les bruits de déglutition qui se mêlent aux soupirs du nourrisson, mélange d'effort et de satisfaction, et en même temps elle accorde une attention particulière à son ventre, qui se contracte un peu plus fort à chaque tétée. Jamais la jeune femme n'aurait cru qu'elle pourrait se sentir « animale » à ce point. Qu'au-delà de l'accouchement, sa propre fille agirait encore si intensément sur sa physiologie la plus intime, comme si son destin de femme n'était autre que d'enfanter à nouveau, puis à nouveau, puis encore et encore. Un coup de vent plus chaud lui fait ouvrir les yeux. Jasmine diminue déjà ses efforts : il faut que Déborah la sollicite pour qu'elle finisse son repas. Elle détache sa fille de son sein droit et porte son petit corps contre son épaule. « On fait une pause, ma chérie ? Un petit rot et on s'y remet, d'accord ? » Même en rêve, nourrir son enfant est une affaire sérieuse. Déborah fait glisser ses doigts le long de la colonne vertébrale de sa fille, de haut en bas, de bas en haut. Le nourrisson se tortille un peu avant d'obéir à sa maman en libérant son estomac. L'été s'invite dans le rêve de Déborah : l'air printanier se mue doucement en un souffle plus chaud. Elle transpire un peu, mais peut-être est-ce l'effet des contractions qui s'intensifient dans son ventre. Déborah se souvient que dans la vie réelle, loin de son rêve qu'elle n'a aucune envie de quitter, Jasmine est encore à venir. Comme pour s'accrocher à ce songe si réaliste, la jeune maman laisse doucement glisser sa fille de son épaule à son cou, puis à son sein gauche. Le nourrisson s'empare du mamelon avec voracité, déclenchant à nouveau une salve de contractions. La douleur devient gênante. Déborah sent venir le moment où son corps va l'arracher à ses songes et à l'image si harmonieuse de sa fille. « Bientôt, ce sera comme dans mon rêve, n'est-ce-pas, Jasmine ? Tu n'imagines pas comme je suis impatiente. » murmure-t-elle. La douleur se propage du ventre vers la poitrine, insistante, prête à tétaniser son corps, à l'aspirer en-dehors de son rêve, aussi Déborah jette-t-elle un dernier regard à sa fille qui boit toujours avec avidité. Ses petites narines, tout contre le sein gauche de sa mère, émettent un son humide. « Elle avale trop vite », se dit Déborah, qui gémit sous les crispations de son ventre et en même temps à l'idée de son retour forcé vers le réel. La bouche grande ouverte, Jasmine tète, quelques gouttes coulent sur le bord de ses lèvres. Le lait maternel est rose comme les joues de sa fille, mais à chaque nouvelle contraction qui prend le ventre de Déborah en tenaille, il paraît plus sombre. Plus rouge. Jasmine tète et tète encore. Elle transpire sous l'effort et la sueur qui perle sur son front laisse apparaître des reflets vermillon. Une nouvelle contraction s'annonce, elle arrache définitivement Déborah à son sommeil. Les arbres, le soleil, disparaissent d'un coup.

Il fait nuit. La jeune femme a froid, elle qui avait toujours trop chaud depuis qu'elle est sur son lit d'hôpital. Ses mains se portent à son ventre. Jasmine est bien là. Malgré la douleur, elle sent son bébé, se rassure et revient avec précipitation à la réalité. Les contractions. C'est le grand jour. Jasmine va arriver. Elles vont pouvoir quitter le service des « grossesses à risques », où malgré l'amabilité des sages-femmes, elle se sent prisonnière. Six semaines que ça dure. Mais ça en valait la peine, c'est presque fini. Une nouvelle contraction arrive, plus intense encore. Quelque chose se rompt en bas, comme une bulle qui éclate. « Je perds les eaux », se dit Déborah, qui entend des pas dans le couloir. Elle tend le bras vers l'interrupteur qui pend à côté de son lit, mais son mouvement s'exécute au ralenti, dans un silence étrange. Sa main retombe avec lenteur, tandis qu'une sage-femme pénètre dans la chambre en allumant les néons gris. Le monde autour de la jeune femme alitée ralentit à un tel point qu'elle peut presque voir la lumière quitter le plafond pour tomber sur elle. Au passage, son regard ricoche sur le visage horrifié de la sage-femme, qui porte ses deux mains à la bouche et crie quelque chose. La douleur s'éloigne, même si Déborah sent bien qu'une nouvelle contraction lui mord le ventre. La sensation de perdre à nouveau une vague d'eau lui fait porter le regard vers le pied de son lit. L'obscurité envahit peu à peu la pièce, mais Déborah comprend qu'elle perd du sang. Plus qu'elle imaginait en avoir dans le corps. Elle n'a plus la force de crier, ni de garder les yeux ouverts. Blanche comme un linge, elle repose la tête sur l'oreiller, ferme les yeux pour chercher à nouveau le soleil. Lorsqu'elle le trouve, c'est à peine si elle se rend compte qu'on la manipule avec empressement, que c'est l’affolement autour d'elle. Les contractions se sont éloignées. Déborah est déjà de retour dans son rêve. Sa conscience se dilue et en même temps elle se simplifie à l'extrême, pour se résumer à une seule et unique idée : le repos est tout proche, comme s'il était tout contre sa peau. Elle n'a plus froid, plus chaud. Une simple pensée et son rêve durera pour toujours. Elle n'a qu'à en décider.

Déborah vient de quitter son corps, elle est légère, elle monte. Enfin libre, elle prend sa fille dans ses bras et laisse son cœur s'arrêter.

Assis dans le couloir de l'hôpital, la tête dans les mains, Vincent aurait donné cher pour revenir deux semaines en arrière. S'il avait pu entrevoir où tout cela le mènerait, il aurait mis de l'eau dans son vin. La dispute aurait été évitée. Alice ne serait pas partie avant de revenir comme une voleuse. Elle n'aurait pas fourré quelques vêtements dans un sac de sport sorti de nulle part avant de disparaître. Il ne l'aurait pas laissé faire, non. Ni ce soir-là, ni plus tard, lorsque, revenu d'une interminable journée de travail, il avait retrouvé l'appartement vide de toute trace de sa fiancée.

Enfin, « fiancée », c'était beaucoup dire. Vincent avait trouvé le mot joli. Alice l'avait laissé dire, depuis les trois mois qu'ils vivaient ensemble.

(...)

Lire la suite...

Celles et ceux qui ont suivi ces aventures intitulées "Alvéoles (nn)" durant le mois d'août auront lu près d'un tiers du récit... Il est temps de nous arrêter, sinon, tous les ingrédients de l'intrigue seront bientôt à votre disposition. Je ne voudrais pas, en effet, répondre à trop de questions restées ouvertes, ni en ouvrir de nouvelles, de peur de générer de la frustration.

 

Ce fut un plaisir de partager avec vous ces extraits. Au cas où vous souhaiteriez en savoir davantage, je vous sinvite à suivre une piste: www.enattendantlorage.org

 

Voici le dernier extrait:

 

 

Le silence s'était à nouveau installé entre les deux frères, à croire qu'ils ne dialoguaient vraiment que lorsqu'ils étaient dans le bureau de Gerhard. Franz avançait d'un pas décidé dans le dédale de couloirs, à quelque trente mètres sous l'herbe du parc. Le centre de recherches tel qu'on le voyait à l'extérieur n'était que la partie émergée d'un iceberg qui s'étalait sur une surface trois fois supérieure au bâtiment, et une profondeur de cinq étages.

Gerhard traînait non sans peine le poids de ses excès de table derrière son aîné, et se dit qu'une fois cette opération terminée, il s'offrirait deux semaines de remise en forme dans un établissement spécialisé, sur la côte atlantique. Avec un peu de chance, il y ferait d'agréables rencontres. Ce genre d'établissement était truffé de femmes suffisamment seules et fortunées pour le distraire des beautés de location qui avaient fait son quotidien durant les dernières semaines. Pour l'heure, il était obligé de reconnaître que son frère était dans une forme éblouissante.

Franz était d'ailleurs le seul des trois frères à disposer d'un corps d'athlète. Certes il avait longtemps pratiqué le ski nordique dans sa jeunesse – il avait d'ailleurs représenté la Suisse aux épreuves de biathlon durant les jeux olympiques de Calgary – et continuait à pratiquer de nombreux sports, mais de toutes façons, ses deux cadets ne lui ressemblaient guère. Gerhard était plus petit et trapu, Dieter était un grand garçon mince, tout en délicatesse et en longueur.

Depuis quelques années, Dieter et Gerhard ne se voyaient guère qu'en présence de Franz. En d'autres circonstances, les deux frères s'évitaient, et si le hasard les mettait en présence l'un de l'autre, Gerhard battait systématiquement en retraite.

Cela remontait à l'été où Gerhard avait profité des nombreux voyages de Dieter pour coucher avec sa femme. Dieter l'avait appris par son chauffeur. À son retour, il avait invité sa femme au restaurant, et après avoir raconté l'essentiel de son voyage, avait ajouté d'un ton amusé : « Et toi ? Il paraît que tu ne t'es pas ennuyée ? Je me demande ce qui peut te passer dans la tête pour t'envoyer mon frère. Allez, raconte. Comment se débrouille-t-il au lit ? Ce n'est pas que je sois particulièrement curieux, mais il t'a fait du bien, j'espère ? ». Comme elle était restée sans voix, il avait continué à raconter ses aventures d'outre-mer comme si rien ne s'était passé.

Elle lui avait tout raconté le lendemain matin. Dieter s'était ensuite rendu au bureau sans mot dire. Ne sachant sur quel pied danser, elle l'avait appelé dans l'après-midi.

— Dieter, pardonne-moi de te déranger, mais...

— Oui, ma chérie ?

— Eh bien, je...

— Raconte, avait-il dit d'un ton parfaitement anodin.

— Je suis désolée, Dieter. Je ne sais pas quoi dire.

— Cela n'a pas d'importance, ma chérie.

— C'est une erreur. Je te demande pardon.

— N'aie aucune crainte. Je te crois.

La semaine suivante, Dieter avait proposé à sa femme de venir le rejoindre dans leur chalet de St Moritz. Les trois frères y avaient passé une partie de la semaine à établir le plan financier d'une nouvelle branche d'activité pharmaceutique. Elle s'était mise au volant de son Aston Martin, en compagnie de la petite amie de Gerhard – la plus assidue à cette époque, du moins – et s'étaient mises en route vers midi. Vers dix-huit heures, la police était venue avertir les trois frères que le véhicule avait été retrouvé au fond d'un ravin non loin du col du Grimsel.

Gerhard s'était effondré, Dieter était resté impassible. Vers la fin de la soirée, Franz s'était approché de son frère, qui contemplait le massif de la Bernina depuis le balcon de leur chalet.

— Tu tiens le coup ?

— Ne t'inquiète pas pour moi.

— Dieter, je te connais. Tu n'exprimes jamais tes sentiments. En ce moment tu es certainement bouleversé, mais...

— Je te le répète, Franz : ne t'inquiète pas pour moi.

Dieter s'était tourné vers son frère et lui avait souri :

— Et n'essaie pas d'en profiter pour confier les nouveaux axes de recherche dont nous avons parlé cette semaine à qui que ce soit d'autre. Je reste à la manœuvre.

Franz avait rétorqué, vexé :

— Ce n'était pas mon intention. Mais je n'aime pas te voir comme ça.

— Ce n'est rien, Franz. Vraiment rien.

Dieter s'était installé dans la chaise longue où les trois frères avaient si souvent vu leur père sommeiller, puis avait ajouté :

— Rien par rapport à ce que j'ai ressenti quand j'ai appris que notre frère avait baisé ma femme.

Puis, avant que la bouche en « o » de Franz ait émis le moindre son, il avait laissé tomber :

— Gerhard a de la chance de ne pas avoir d'enfants. Je me serais arrangé pour qu'ils y restent aussi.

Lire la suite...

Alvéoles (25)

Au moment où son corps s'était mis à s'agiter avec frénésie, Judith avait entendu de nombreuses voix. Elle avait senti tous ses muscles se révolter contre le venin, en même temps qu'une évidence s'imposait à son cerveau en pagaille : malgré sa violente réaction, elle n'allait pas reprendre conscience. Pourtant elle entendait la voix de Dominique. Elle percevait son inquiétude, jusque dans chacune de ses intonations. Mais Judith n'était plus aux commandes. Elle ne pouvait rien dire, ne pouvait rien faire. Les fils de communication entre son mari et elle – et Dieu sait qu'ils étaient nombreux – avaient été arrachés d'un seul coup.
Une colère noire vint amplifier les désaccords de ses membres, et dans un long râle désespérément muet, Judith faillit tomber de la table.
La jeune femme se sentit très rapidement maîtrisée par un nombre indéfinissable de mains. Mais malgré les appels au calme combinés à ses propres pensées, elle sentit son système nerveux envoyer une giclée d'adrénaline aux quatre coins de son corps. Son genou heurta avec violence un visage, dont elle sentit avant même qu'il ne pousse un cri que c'était celui de Mimmo. La colère débridée qui l'animait jusqu'alors se figea dans ses veines, clouant tout son corps dans une immobilité boueuse et glacée.
 
*
 
Milos enrageait. Ce n'était pas tant la fuite qui lui posait problème – il en avait vu d'autres, dans bien des pays – mais l'idée de retourner à sa vie de cyber-maquisard ne lui plaisait pas du tout.
Il avait préparé le strict nécessaire. Sur son iPod ne figurait qu'une dizaine de chansons, mais dans un répertoire invisible pour un utilisateur ordinaire, se trouvait la copie conforme du disque de son ordinateur portable. Avant de partir, il avait procédé méthodiquement à la destruction de tout ce qui pourrait le compromettre. Milos était allergique à l'idée de conserver le moindre papier. Tout ce qui le concernait en tant que citoyen et habitant – factures, notes, extraits de comptes bancaires, jusqu'à sa (fausse) déclaration fiscale – tout était scanné et sauvegardé sur son ordinateur. Pour Milos, « faire le ménage » s'était limité à mettre la pagaille sur son disque dur. Inutile de tenter de l'effacer : le Centre était déjà en possession de l'essentiel. Milos avait lancé à tout hasard une routine écrite par ses soins : si pour une raison ou une autre la police s'emparait de sa machine, elle y trouverait quelque chose d'incompréhensible : non seulement toutes les données y étaient cryptées, mais chaque bloc de données au sein du système de fichier était désormais relié à un autre bloc pris au hasard sur la surface de son disque. C'était un peu comme si Milos avait pris le contenu de la Bible, et avait tout mélangé : versets, phrases, mots, jusqu'à chaque lettre. En moins de dix minutes, le contenu bien ordonné de son portable s'était retrouvé sans dessus dessous.
Il avait ensuite tenté d'occuper les deux hommes qui observaient son appartement depuis leur Opel Vectra bleu foncé et bien lavée, qui contrastait avec le patchwork de véhicules en mauvais état qui coloraient le quartier. Saisissant son téléphone portable muni d'une carte pré-payée, il composa quelques numéros sauvegardés quelques semaines auparavant.
Quelques minutes plus tard, quatre livreurs s'approchèrent du véhicule. Pizza, durums, mezze, coucous. Commande pour deux personnes, dans le véhicule immatriculé 854HYZ juste en face de la rue de Bulgarie, numéro 75. Avec un peu de chance, la police suivrait très rapidement. Milos observa les deux hommes. Comme il le redoutait, c'étaient des professionnels. Au lieu de tenter d'éconduire les livreurs et de prendre la fuite – ce qui leur aurait fait perdre sa trace – ils se partagèrent rapidement le travail : l'un paya les livreurs tandis que l'autre se dirigea immédiatement vers l'entrée de son immeuble.
Milos descendit les escaliers quatre à quatre jusqu'à l'appartement de sa voisine du dessous. Il relevait son courrier et nourrissait ses quelque six cent poissons, répartis dans huit aquariums, lorsqu'elle rendait visite à sa sœur à la côte belge. Il ferma la porte derrière lui et attendit, le cœur battant. Moins d'une minute plus tard, il entendit des pas empressés monter les escaliers, puis s'arrêter juste au-dessus de lui. Milos se rendit compte qu'il tentait de contenir sa respiration. En partie pour tendre l'oreille, et en partie aussi, supposait-il, pour ne pas se faire repérer. Il entendit la porte de son appartement s'ouvrir. Le mec qui était là-haut savait parler aux serrures. Milos fit glisser le verrou de sécurité d'une main peu assurée. Pourvu qu'il ne passe pas en revue tous les appartements.
Milos se dirigea vers l'arrière de l'appartement. Le petit balcon donnait sur une cour fermée. Il n'y avait rien à tenter de ce côté. Tu le savais déjà, imbécile, tu habites au-dessus, se dit le pirate en sentant la panique gagner du terrain. Il s'immobilisa et tendit l'oreille. Les pas se déplaçaient calmement au-dessus de sa tête. Il s'approchèrent de l'endroit où se trouvait son portable, sans ralentir. Puis ils continuèrent en direction de sa chambre.
Il n'en veut pas à mon ordi, souffla-t-il d'une voix contrainte. Il n'en a rien à caler. C'est moi qu'il cherche.
La panique monta d'un degré. Instinctivement, le pirate recula en direction de la petite cuisine, dont le balcon s'approchait du mur gauche de la cour. Inutile de s'imaginer atterrir à pieds joints dessus : même s'il était sportif et plutôt bien bâti, il se briserait à coup sûr les genoux sur un si petit espace. Mais il pouvait toujours tenter d'y rebondir avant de se jeter dans l'herbe du jardin voisin.
Le petit carré vert bordait le cabinet d'un médecin installé en demi sous-sol. Et une fois là, tu fais quoi ? Tu dis bonjour au toubib et tu t'en vas ? Avec un peu de chance, il serait en visite. Avec un peu de chance, une fenêtre serait ouverte.
Tu rêves. Autant demander au bon Dieu de te transformer en poisson.
Au plafond, les pas se dirigèrent avec nonchalance vers la porte d'entrée, puis descendirent lentement les marches de l'escalier.
Milos sentit le piège se refermer sur lui.
 
*
 
Dominique restait immobile, assis sur sa chaise, dans un couloir rendu au silence. Ses membres lui donnaient l'impression d'être en cire. S'il ne se calmait pas, ils ramolliraient et finiraient par refuser de lui obéir.
Qu'importe. Sa femme était là, à quelques mètres à peine de lui, allongée, immobile, peut-être pour de longues heures encore, des jours, peut-être pour plus longtemps, même s'il refusait d'y penser. La révolte de Judith n'avait rien de conscient, avait dit le médecin. Son corps était en guerre contre un poison qui pour elle – et pour si peu de personnes sur cette terre – était un ennemi mortel.
Le bourdonnement dans sa tête ne cessait pas. Il sentait encore tournoyer les abeilles autour de lui, planter leur dard dans sa peau. Ses gonflements à lui étaient maîtrisés. Pourvu que ceux de sa femme disparaissent vite.
— Monsieur ?
Il était venu avec le médecin, laissant la maison aux pompiers. Qu'avaient-ils fait de l'essaim ?
Il allait retrouver la maison dans un état lamentable. Que dirait son ami ? Il fallait le prévenir. Pourquoi ne s'était-il pas méfié du bruit étrange qu'ils avaient entendu ? Ils en auraient été quittes pour une grosse frayeur. De quoi raconter leurs aventures à leurs amis, à l'issue du repas de fête.
— Monsieur Mastrochristino ?
Au lieu de cela Judith souffrait, il le sentait bien. Elle était perdue au fond de son inconscience, prisonnière de son corps allergique, mise aux fers de par son propre système nerveux.
Et la voix de cette femme, à son oreille, juste à droite de lui. La maman avec la petite fille.
— Laissez-moi, dit Mimmo d'une voix trop calme à son goût.
— Je suis venue m'excuser. J'ai paniqué, j'ai craint le pire pour mon mari.
Qu'est-ce que j'en ai à faire ?
Dominique releva la tête et fixa le mur face à lui.
— Où est votre fille ?
— Elle est de retour dans sa chambre. Elle dort, maintenant. Elle s'est calmée dès que j'ai rejoint mon mari.
Dominique tenta d'évaluer depuis combien de temps il était assis sur sa chaise, la tête dans les mains. Peine perdue.
— Et votre médecin ?
— Il va arriver, dit Faustine, avec des nouvelles pour vous. Il m'a suggéré de venir vous voir. Mais je l'aurais fait de toute façon. Je suis vraiment désolée pour tout à l'heure.
— Laissez tomber. Vous n'êtes pas pour grand chose dans ce qui est arrivé à ma femme.
— Vous habitez la région ? Oui, je suppose, puisque nous avons le même médecin.
— Vous supposez mal. Nous logeons chez un ami. Lorsque ma femme s'est fait attaquer, j'ai appelé le premier nom dans le répertoire.
— C'est tout de même bizarre que les abeilles aient attaqué...
— Écoutez, madame, coupa Dominique, je me fous de savoir s'il est normal ou non de se faire agresser par un essaim. C'est arrivé. Ma femme est allergique. Elle peut en mourir. J'aimerais avoir de ses nouvelles. Je n'en ai pas. Et à mon avis, vous n'êtes pas là pour m'en donner.
Faustine encaissa la décharge de mauvaise humeur sans sourciller. Quelques secondes s'écoulèrent en silence, durant lesquelles Dominique tenta de se calmer.
— Excusez-moi, dit-il. Nous nous sommes croisés en de mauvaises circonstances. Nous n'aurions pas dû être là, et je suppose que vous pensez la même chose à propos de votre mari et de votre fille. Nous nous sommes emportés. J'accepte vos excuses, je vous présente les miennes. Maintenant, si cela ne vous dérange pas, j'aimerais rester seul.
Faustine se leva sans rien dire, fit quelques pas, puis revint vers Dominique, dont les mains en coupe cachaient à nouveau le visage. Elle lâcha :
— Je vous laisse.
— Merci.
— Je m'appelle Faustine.
— J'ai entendu tout à l'heure.
— Et je vous le répète : se faire attaquer ainsi, ce n'est pas normal.
Dominique se leva, bien décidé à donner congé à la jeune femme, mais par dessus son épaule, il aperçut le médecin qui avançait vers eux. Il se ravisa et dit d'une voix calme :
— Quelle importance ?
— Pour votre femme, cela peut en avoir.
— Comment ça ?
Le médecin qui arrivait à leur hauteur prit la parole :
— Faustine a des ruches.
Dominique jeta un regard interloqué au médecin puis se tourna vers la jeune femme. Face à son regard courroucé, elle se défendit immédiatement :
— Ce n'est pas ce que vous croyez ! Les abeilles qui ont attaqué votre femme ne viennent pas de chez moi. J'habite à plusieurs dizaines de kilomètres. D'ailleurs, mes ruches... je ne les ai pas depuis longtemps. C'est un de mes voisins qui m'a initiée à l'apiculture. Je n'y connais pas encore grand chose, mais je sais que le venin des abeilles a une composition chimique différente selon que l'essaim est installé ou non. Or Gérard m'a dit que vous l'aviez entendu arriver ?
— Il y a eu un bruit bizarre, en effet. Je suppose que c'était cela. Mais qu'est-ce que cela change ?
— En connaissant cela, dit le médecin, nous pouvons adapter le traitement de votre femme, et diminuer les effets néfastes de sa réaction allergique.
Dominique regarda Faustine avec gratitude.
— D'après vous, pourquoi ces abeilles s'en sont-elles prises à ma femme ?

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (24)

Franz méprisait le comportement social de son frère, mais reconnaissait volontiers ses compétences professionnelles. Depuis cinq minutes, la voix de Gerhard lui était à nouveau redevenue supportable.

L'ingénieur disposait de capacités pédagogiques impressionnantes. Il n'était jamais aussi à l'aise que lorsqu'il devait présenter les raisonnements les plus complexes de la manière la plus compréhensible. Il affectionnait plus particulièrement de mettre les choses en situation. Sans trop savoir pourquoi, Franz pardonnait à son frère ses longues introductions lorsqu'il abordait un sujet sérieux. Dieu merci, il ne s'agissait ici que de lui dresser l'état des lieux de ses travaux.

— Depuis que nous avons filialisé et délocalisé notre département informatique, commença Gerhard, non seulement nous avons réduit nos coûts de maintenance, mais nous avons aussi pu développer de nouveaux services. J'admets qu'au départ, je n'ai pas vraiment cru à cette idée de faire émigrer notre informatique vers la Pologne – hors recherche et développement, j'entends bien – malgré un business case positif sur cinq ans, ce qui n'est pas rien. Mais bon, à chacun ses doutes. Toujours est-il que, très vite, nous avons considérablement réduit nos dépenses, et que nous avons même entrepris d'offrir de nouveaux services informatiques à de grandes entreprises. Ok, c'était risqué, car bien éloigné de notre business principal. Mais cette activité s'est mise à prospérer au-delà de nos prévisions les plus optimistes.

Franz fit un geste de la main pour inviter son frère à accélérer le mouvement. Gerhard envoya un sourire triomphateur à son frère :

— Ah, non, mon frère : tu ne t'es jamais intéressé à cette branche d'activités, alors maintenant, tu vas me faire le plaisir de m'écouter. Avec moi on ne saute pas les pages, tu le sais bien.

Franz acquiesça en silence, tout en se servant un café.

— Depuis deux ans maintenant, MeyerLintz Computer Services a délégué plus de cent experts en développement de systèmes d'information et en management de systèmes auprès de la Commission Européenne. Parmi ceux-ci, dix-sept ingénieurs sont présents en permanence au Centre de Calcul de la Commission à Luxembourg. C'est là que nous allons porter notre coup.

— Gerhard, je t'ai fait le plaisir d'écouter ce que je sais déjà. Maintenant, dis-moi le « quoi » et le « comment ».

— Dois-je préciser que le « quand », c'est au plus tard dans 35 heures, et que grâce à toi cela va être coton ? Non, je ne le crois pas. Je continue.

— Tu comptes t'attaquer au Centre de Calcul ? demanda Franz, ignorant la remarque de son frère.

— Pas au Centre de Calcul. Il n'est pas question de compromettre nos gens là-bas. En revanche, leur présence m'a donné accès aux renseignements qui me permettent de déterminer le moment de l'attaque. Depuis le début des années 90, la Direction Générale TAXUD1 de la Commission Européenne a développé un réseau qui relie notamment chaque ministère des Finances des États membres de l'Union. Au début, il était question, sur base d'un réseau privé, de transmettre les informations relatives à la TVA d'un état à l'autre au sein de l'Union. Mais bien vite les besoins des États membres – et de la Commission elle-même – se sont étendus. La DG TAXUD a élargi sa plate-forme d'échange, jusqu'à ce qu'elle devienne un des points névralgiques les plus importants du fonctionnement de l'Union.

— Ce n'est pas le seul réseau de la Commission, que je sache.

— En effet. Il en existe aussi pour les affaires sociales, la santé, l'aide aux régions, et j'en passe. Mais si l'un de ces réseaux tombe en panne, les impacts sont mineurs. Si durant quelques jours, il n'est pas possible aux états de gérer leur politique agricole commune, les préjudices seront limités. C'est différent avec la TAXUD. Si durant la même période les États ne peuvent savoir ce qu'ils doivent à leurs voisins, ou ce que leurs voisins leur doivent, c'est tout le système de circulation de fonds mis au point par la Commission depuis vingt ans qui s'écroule.

— Les états sont capables de se mobiliser contre ce genre d'aléas. Regarde comment ils ont réagi lorsque la Grèce s'est virtuellement déclarée en faillite.

— Encore faut-il qu'ils en aient envie.

— Ou que cela s'avère politiquement nécessaire.

— Là, ce sera tout simplement indéfendable.

— Et pourquoi ?

— Parce que le réseau lui-même n'est pas ma cible. Je compte frapper chaque état au sein de l'Union.

Gerhard marqua une pause, laissant son frère apprécier la nouvelle donne.

— J'ai bien réfléchi, Franz. Je suis en mesure de mettre leur Centre de Calcul en pagaille, mais cela n'aura qu'un effet à court terme. Si en revanche j'utilise le réseau de la Commission pour porter un coup à chaque état, plus aucun d'entre eux n'aura la moindre confiance en elle. Non seulement nous enrayons la machine, mais nous dissuadons les états de vouloir la réparer. Ils n'en auront ni le temps, ni la volonté.

C'était ce que Franz appréciait le plus chez frère, et qui le rapprochait aussi de lui : sa réflexion ne s'arrêtait jamais aux objectifs qu'il se fixait. Avec Gerhard, les journées comptaient toujours une heure de plus.

— Je comprends. On peut même s'attendre à un effet de contagion. J'imagine que les États membres réfléchiront à deux fois avant de continuer à faire usage des autres réseaux.

— Exact. La politique agricole commune va prendre un coup dans l'aile. L'aide aux régions aussi. La Banque Centrale Européenne suivra probablement, entraînant la Banque Européenne d'Investissement. Mais nous pouvons largement nous contenter de la première vague.

— Cela ne me dit pas ce qui va se passer.

— C'est simple. Le réseau de la TAXUD repose sur une plate-forme appelée CCN/CSI2. Son centre névralgique est en cours de déplacement de Bruxelles à Luxembourg.

— Ils interrompent le service ?

— Non, bien entendu. Une nouvelle infrastructure est prête à l'emploi dans le Centre de Calcul à Luxembourg. Elle sera activée dans un peu moins de 35 heures. Dès cet instant, l'infrastructure de Bruxelles ne sera plus utilisée que si Luxembourg rencontre un souci. C'est au moment précis où Bruxelles passera la main à Luxembourg que nous allons frapper, car durant quelques secondes les deux centres devront synchroniser les dernières données utiles à leur fonctionnement. Je compte faire pénétrer « la chute des dominos » à l'instant même où les deux systèmes se passeront le relais.

— Et tu vas attaquer les deux centres en parallèle ?

— Oui. Et de là, pénétrer le réseau CCN/CSI. En quelques secondes à peine, nous serons simultanément au cœur même de chaque ministère des Finances. L'algorithme que j'ai mis au point va rendre dingue chaque machine, corrompre chaque base de données. L'effet dévastateur est garanti.

— Tu vas devoir reprogrammer la « chute des dominos » pour faire cela.

— Ce ne sera pas nécessaire. Je n'aurai qu'à lui faire avaler sa feuille de route. N'oublie pas que nous avons des gens à nous à Luxembourg. Je dispose de toutes les coordonnées nécessaires pour faire tomber pas moins de cent machines et bases de données. Et je n'ai même pas eu besoin de corrompre nos gens : je me suis servi d'un des centres de sauvegarde de MeyerLintz Computer Services pour y rechercher les informations.

— Tu veux dire qu'une information aussi stratégique est accessible en-dehors de la Commission Européenne ?

— Oui. Sous le couvert du secret professionnel qui lie MeyerLinz Computer Services à la Commission.

— C'est une aberration.

— C'est une erreur, j'entends bien, dit Gerhard d'un air triomphant. De temps à autres la Commission devrait relire ses propres contrats avant de les faire signer à ses fournisseurs.

— Admettons, répliqua son frère, se souvenant que Gerhard n'aimait guère les juristes. Comment es-tu si sûr de pouvoir paramétrer la « chute des dominos » selon tes données ?

— Il n'y a pas mille façons de concevoir un tel logiciel. S'il n'était pas paramétrable, il ne fonctionnerait pas.

— Tu es bien sûr de toi.

— Absolument. Ces logiciels se reconfigurent eux-mêmes « à la volée », un peu comme certains virus informatiques.

Franz regarda son frère dans les yeux.

— Et si « la chute des dominos » était un logiciel différent ? Conçu selon une approche nouvelle ?

— La probabilité est presque nulle.

— Mais elle n'est pas nulle.

— En tout cas elle est de loin inférieure à la probabilité que tu ne me livres pas la « chute des dominos » à temps.

— Si tu le dis. Que comptes-tu détruire ?

— Tout ce que je trouverai sur mon passage. Je commencerai par ce qui touche les citoyens. Plus aucun service en ligne ne sera disponible. Et nombre de déclarations fiscales, remplies ces dernières semaines par des particuliers ou des bureaux comptables, seront perdues. D'un point de vue macroéconomique, le coût sera exorbitant.

— Les états vont réagir, dit Franz, jouant l'avocat du diable. Ils se sont tous protégés contre ce genre de catastrophe.

— C'est exact. Les systèmes pourront toujours être récupérés, même s'il en coûte cher à chaque pays. Mais la confiance entre états, et vis-à-vis de la Commission, elle, restera au plus bas pour bien longtemps. Voire définitivement.

Franz acheva son café. Il pensa à la conversation qu'il avait entretenue avec John Owl avant son départ de New York. Il ne put s'empêcher de sourire.

— Tu viens d'avaler un clown ? demanda Gerhard.

— Non. Je pensais aux efforts déployés par nos concurrents américains pour noyauter des institutions qui, dans quelques semaines, vont rapidement être envahies par la gangrène.

— C'est bien ce que tu voulais, non ?

— Cela ne s'arrête pas là, tu le sais bien. Il est temps d'aller voir Dieter.

 

*

 

Le travail avançait bien, et pourtant Denis était contrarié. Il ne lui manquait plus qu'un porteur pour terminer sa mission, et, bien entendu, la loi de la vexation universelle faisait en sorte que, depuis deux heures, plus aucune candidature valable ne lui parvenait.

Les règles étaient identiques à chaque opération. Une fausse identité, une fausse entreprise, une campagne de recrutement. Il lui était interdit de poster de nouvelles petites annonces. La sélection des candidats devait être bouclée en un temps record. Une fois les couveuses en place, tout disparaissait en un clin d'œil, société, annonces, site Internet. Tout, à commencer par Denis.

Son impatience croissait de minute en minute. Il avait serré assez de mains, répondu à suffisamment de mails, passé bien assez de coups de fil, distribué des cartes de visite bidon jusqu'à l'écœurement. Il n'aspirait plus qu'à une seule chose : être débarrassé de tout ce travail solitaire. Fini les camionnettes clonées, les ordinateurs portables configurés sur mesure, fini les tubes numérotés.

Trois couveuses à confier, deux porteurs. Le second d'entre eux, un jeune étudiant en comptabilité, lui avait bien proposé de faire plusieurs déposes, mais Denis avait dû l'en dissuader – encore une règle à respecter – en improvisant une explication :

— Je vous remercie, mais toutes mes EMMA sont déjà distribuées. De plus, le contrat d'assurance ne vous couvre que pour une dépose. Ce ne serait pas très honnête de ma part si je vous envoyais vers une seconde course sans que vous ne bénéficiez des mêmes garanties.

Au regard de l'étudiant, Denis avait bien senti qu'il était grand temps d'arrêter le baratin. Cela ne l'avait pas empêché de serrer la main du jeune homme avec sympathie, avant de lui donner rendez-vous pour lui confier son matériel.

Et ce rendez-vous approchait.

Avec un peu de chance, il trouverait le dernier porteur dans les heures qui suivent. Sinon, il porterait lui-même la dernière couveuse. Il envoya un message texte avec son téléphone portable :

 

Toutes les couveuses seront en place dans les prochaines 24 heures. Je prendrai en charge la dernière.

 

Contrairement aux fois précédentes, la réponse vint très rapidement :

 

Félicitations. Je vous serais reconnaissant de vous rendre au dernier point de dépose demain matin, à six heures précises. Vous y recevrez les instructions nécessaires à la fin de votre mission.

 

Le message soulagea quelque peu son impatience. Denis espérait bien y recevoir une partie de l'argent qu'on lui avait promis il y a quelques semaines. Pour une des dernières fois, il saisit le flacon coloré et appliqua le liquide tiède sur ses mains et ses avant-bras.

 

1Direction Générale Fiscalité et Union Douanière

 

2Common Communication Network, Common System Interface.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (23)

Faustine n'arrivait pas à se détacher de sa fille. L'épreuve qu'elle avait vécu avec Daniel l'avait laissée dans un état qu'elle n'avait connu qu'une seule fois dans sa vie. Ce mélange d'épuisement et d'adrénaline avait été son mauvais cocktail durant les premières journées qui avaient suivi la naissance de Valérie. Elle en gardait un souvenir étrange, car contre toute attente, la joie d'avoir sa fille dans ses bras ne l'avait pas empêchée de vivre un baby blues particulièrement profond durant quelques semaines.

Elle était restée debout un instant. Elle avait vu la poitrine de son mari se soulever violemment sous l'effet du défibrillateur. Elle avait senti contre elle les bras de l'infirmière, qui, probablement rompue à ce genre de situation, l'avait repoussée comme si tout à coup elle avait été de trop. Les paramètres de Daniel étaient revenus à la normale après un temps que Faustine ne pouvait mesurer. Pendant que son mari revenait à la vie, elle s'était approchée à reculons d'une chaise et s'y était laissée tomber, les yeux grands ouverts, fixés sur le mur écru d'où pendaient prises de courant, tubes et autres fils dont elle ignorait la finalité.

Lorsque le calme était revenu, l'infirmière qui l'avait repoussée s'était rapprochée d'elle. Elle lui avait expliqué que tout était rentré dans l'ordre, qu'elle n'avait plus à s'inquiéter.

Faustine se souvenait vaguement d'avoir répondu désagréablement à l'infirmière, quelque chose comme « vous n'en savez rien », puis « je vais voir ma fille ».

Elle avait marché comme un robot jusqu'à la chambre de Valérie, s'était assise auprès d'elle en attendant qu'elle se réveille. Dès que les doigts de Faustine avait effleuré les cheveux noirs de sa petite fille, le sentiment de vide et d'anéantissement avait entamé une lente retraite. Valérie avait ouvert les yeux quelques minutes plus tard.

— Comment te sens-tu, ma chérie ?

— Mmmh, j'ai mal à la tête.

— Ça va aller mieux, tu sais. Tu vas guérir vite.

— Je sais, le docteur a dit que je n'avais plus rien à craindre. Où est papa ?

Faustine sursauta, réalisant qu'elle venait d'oublier jusqu'à l'existence de son mari depuis qu'elle avait pénétré dans la chambre. Elle balaya cette pensée avec un mélange de dégoût et d'impuissance. Je n'arrive plus à gérer mes pensées. C'est trop pour moi. Ma tête va exploser.

— Il va mieux lui aussi, dit-elle. On a eu chaud. Non, je veux dire... Excuse-moi ma chérie, mais j'ai eu très peur pour vous deux, je ne sais pas trop ce que je dis.

— Il peut venir ?

— Venir ? Ici ? Non, je ne crois pas. Tu sais, il a des appareils autour de lui pour surveiller s'il va bien, alors il ne peut pas se déplacer. Mais on va demander si nous pouvons aller le voir ?

— Le docteur va dire oui ?

— Je vais demander tout de suite. J'en ai pour une minute.

Faustine embrassa Valérie. Le contact de son front – encore un peu chaud, trouva-t-telle – avec ses lèvres donna à la jeune femme un nouveau sursaut d'énergie. Elle pensa fugitivement à elle-même comme à un vampire, suçant avec avidité l'énergie pure de son amour pour sa fille.

Le couloir était désert. Elle y déambula au hasard deux minutes durant, cherchant une personne qui puisse la renseigner, puis revint dans la chambre. S'ils étaient réunis, même pour quelques minutes, cela ferait du bien à tout le monde. Faustine prit sa fille dans ses bras.

— Viens, ma chérie. Tu restes accrochée à mon bras gauche, je pousse ta perfusion avec ma main droite. On n'a que quelques minutes à marcher.

— Le docteur est d'accord ?

— Le docteur n'avait qu'à être là.

— On ne va pas se faire gronder ?

— Maman, peut-être, mais j'ai trop envie qu'on soit tous les trois ensemble.

Faustine avança à grands pas, sa fille pendue à son épaule comme un koala. En approchant du service des soins intensifs, elle croisa quelques médecins et infirmières – et un pompier, il devait y avoir eu un accident – mais elle prit le parti de ne s'adresser à personne. Son regard volontaire faisait d'elle une maman qui savait exactement où aller. Elle profita des derniers mètres qui les séparaient de la salle de soins intensifs pour prévenir sa fille :

— Tout va bien ma chérie ? Nous allons voir papa dans un instant. Il est dans une grande salle, où il y a des lits un peu partout, et des machines pour soigner les gens. Donc on ne sera pas seuls, tu comprends ? Tu resteras dans mes bras ou tu iras dans ceux de papa, mais pas question de t'éloigner. D'ailleurs tu ne pourrais pas aller bien loin, tu as toujours ta perfusion. D'accord ?

— D'accord.

Faustine fit irruption dans la salle sans éveiller la moindre attention. Elle se dirigea vers l'alcôve où elle avait abandonné Daniel, et s'arrêta net.

Sa fille dit :

— Il est où ?

Elle ajouta :

— C'est quoi ce bordel ?

À la place de Daniel, se trouvait une jeune femme. Elle était intubée. Un homme était debout à sa gauche, le dos tourné. Il semblait être médecin, même s'il ne portait pas de blouse blanche. Un autre homme, à sa droite, accompagnait très probablement la femme. Il était penché sur elle et lui répétait pour la énième fois la même chose : ça va aller. Il avait le visage et les avant-bras rouges et gonflés, et d'après son attitude, était à deux doigts de péter un plomb.

— Où est mon mari ?

L'homme à gauche se retourna.

— Faustine ?

 

*

 

Dominique était dans le gaz depuis un bon bout de temps. Les pompiers étaient arrivés les premiers dans la maison. L'un d'eux avait examiné Judith. Il avait posé un nombre invraisemblable de questions, auxquelles Dominique avait répondu par monosyllabes, se souvenant avec distraction que lorsqu'il était encore dans la police, il utilisait aussi la même méthode avec les gens sous le choc : questions simples, réponses simples, puis, de temps à autres, une réflexion pour dédramatiser la situation. Du grand classique. Il avait donc entendu de loin que c'était bien, qu'il avait fait tout ce qui était possible, que les voies respiratoires de sa femme étaient dégagées, qu'il fallait attendre le médecin, et qu’entre-temps on allait préparer sa femme au transport jusqu'à l'hôpital. On allait aussi retirer les dards encore fichés dans sa peau.

Le médecin était arrivé quelques minutes plus tard, s'était présenté, avait examiné Judith. Il avait confirmé que le choc anaphylactique avait probablement été évité par les injections que Dominique avait faites, mais que la respiration de Judith avait probablement été contrariée durant une longue période.

— Votre femme serait morte sans votre intervention. Ne traînons pas. Vous m'accompagnez. Nous allons suivre l'ambulance.

Dominique n'avait pas bougé. Le médecin lui avait répété :

— Monsieur Mastrochristino ?

— Domenico.

— Domenico ? Ça va aller. Venez avec moi.

— Je lui ai déjà sauvé la vie. C'est comme ça qu'on s'est connus1.

— Vous dites ?

— Rien.

— Venez. On ne traîne pas. Vous m'accompagnez dans ma voiture. L'ambulance nous précédera.

— Je prends ma voiture.

— Pas question. Vous ne feriez pas cent mètres sans voler dans le décor.

— Docteur, je vais ramener ma femme ici lorsqu'elle ira mieux. Je prends ma voiture.

Le médecin avait hésité, puis lâché :

— Alors je prends le volant.

Dominique se souvint de l'avoir entendu ajouter pour lui quelque chose comme c'est mon jour en se levant du canapé.

Le trajet lui avait paru court. Le médecin n'avait pas dit grand chose. Il avait juste prévenu Dominique :

— Faites attention lorsque vous sortirez. Vous n'avez pas bonne mine. Testez votre équilibre avant de marcher à mes côtés. Ce n'est pas le moment de nous faire une chute de tension.

Dominique s'était alors suffisamment réveillé pour répondre :

— Ok, docteur. Merci de me prévenir.

En prévenant l'hôpital, les pompiers avaient donné suffisamment de détails pour que Judith n'ait pas à perdre trop de temps aux urgences. Après avoir été conduit au service des soins intensifs, Dominique avait vu qu'on avait intubé Judith. Son cou semblait avoir un peu dégonflé. Le médecin lui avait dit alors :

— Parlez-lui, durant tout le temps que nous allons prendre pour achever son installation. Elle pourrait avoir mal, autant éviter cela.

Alors Dominique avait parlé. Il avait répété un nombre incalculable de fois la même chose, avec une voix qu'il avait voulu la plus douce et rassurante possible. Tandis que l'on manipulait sa femme, il s'était mis à promettre sans cesse qu'elle et lui seraient bientôt réunis.

L'infirmière avait dit que le médecin arrivait. Le docteur qui les avait accompagnés jusqu'à l'hôpital avait dit :

— Je passe le témoin à mon confrère dès son arrivée. Je ne suis pas sensé me trouver ici, d'ailleurs, mais j'ai été interne dans cet établissement dix années durant. Le chef de service y tolère ma bonne volonté.

Puis l'infirmière et lui s'étaient affairés autour de Judith.

Ensuite cette femme était arrivée, portant une petite fille dans ses bras, et tirant enfin Dominique de sa léthargie.

 

*

 

— Où est mon mari ?

— Faustine ? dit Gérard en se retournant.

— Où est-il ?

— Écoute, je ne sais pas où on a transféré Daniel, mais à coup sûr il n'est plus ici. Je suis à toi dans un instant.

L'infirmière se tourna elle aussi vers Faustine et s'avança vers elle.

— Madame, nous avons transféré votre mari dans une chambre.

— Pourquoi ? On doit surveiller son état de près ! Il a eu un arrêt cardiaque, personne ne sait ce qui va suivre.

Dominique intervint :

— Sortez d'ici, madame. Ma femme a besoin de soins.

— Mon mari était ici. On l'a viré de ce lit pour y installer votre femme.

— Faustine, dit Gérard, calme-toi. Si on a transféré Daniel ailleurs, c'est qu'il y a une bonne raison. Laisse-nous un instant. Je vous rejoins dans le couloir dès que j'en ai terminé.

Sentant l'adrénaline monter, Valérie serra le cou de sa maman.

— Je vais vous conduire à la chambre de votre mari, madame, dit l'infirmière, si vous voulez bien m'attendre dans le couloir.

— Ma fille veut voir son papa, dit Faustine, dont le regard trahissait un mélange de frustration, et de peur.

— C'est bon, dit Dominique. Nous avons compris. Laissez-les s'occuper de ma femme.

— Vous, ne hurlez pas comme ça ! lui envoya Faustine, sentant sa fille resserrer son étreinte.

— Il faut vous le dire en quelle langue ? Sortez.

Deux infirmières affairées auprès d'autres patients quittèrent leur alcôves respectives, pour s'approcher de Faustine et de sa fille. Dominique les vit venir par dessus l'épaule de Valérie qui serrait le cou de sa maman de plus en plus fort.

Faustine fit volte-face et jeta un regard noir aux deux infirmières :

— Vous savez où est mon mari ?

Elles hésitèrent. Faustine enchaîna.

— Non, visiblement. Alors restez à distance.

Sur sa fin, la réplique de Faustine prit des accents d'ultime sommation. Gérard intervint :

— Ça suffit, Faustine ! Attendez-moi dans le couloir, toutes les deux !

— Docteur !

C'était la voix de l'infirmière revenue au chevet de Judith. Gérard se retourna et étouffa un juron.

L'infirmière fut la plus rapide, et parvint à maintenir les épaules de Judith sur son lit. Gérard se jeta sur les hanches de la jeune femme et les maintint de toutes ses forces sur le lit, pendant qu'il donnait ses ordres :

— Domenico ! Aidez-moi !

Dominique se précipita sur les jambes de sa femme pour les maintenir. Le temps qu'il intervienne, les draps étaient déjà au sol. Il saisit les chevilles de Judith, puis, voyant que ses jambes s'agitaient encore avec une force désordonnée, tenta de la maintenir à la hauteur des cuisses. Avant qu'il n'arrive à ses fins, le genou de sa femme vint rencontrer avec violence son menton, faisant éclater une gerbe d'étincelles devant ses yeux.

Les deux infirmières restées face à Faustine sortirent de leur torpeur. Elles la contournèrent rapidement, l'une prit la relève de Dominique et maintint les mollets de Judith sur le matelas, l'autre aida le jeune marié à s'asseoir. Faustine quitta la pièce lorsqu'elle sentit les ongles de sa fille plantés dans sa nuque.

 

1Lire « La maîtresse d'écume », dans « Des vertes et des pas mûres ».

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (22)

La douleur était restée à la surface de sa peau pendant un fugitif instant, puis s'était inexorablement répandue dans tout son corps, glissant sur chacune de ses cellules comme un sirop épais enveloppant des galets. Certaines parties de son corps s'étaient mises à gonfler, alors que Judith sentait encore les ailes de nombreuses abeilles, prisonnières du couvre-lit, vibrer contre son épiderme.

Elle aurait donné très cher pour sombrer immédiatement vers l'inconscience, car elle savait que cette lente chute ne lui apporterait aucun réconfort. Le voile noir auquel elle aspirait serait précédé par la paralysie. Peut-être des spasmes, aussi, assez violents pour qu'elle se brise une côte, ou même la colonne vertébrale. L'idée même de se révolter, de hurler, du moindre mouvement dont elle puisse décider vraiment, tout cela était déjà derrière elle. Une marée noire et venimeuse envahissait sa chair, la pénétrait en profondeur, et partout sur son passage entraînait la panique, jusqu'aux confins de son système nerveux. Son corps allergique ne fuyait pas le venin, il ne se révoltait pas. Il se désorganisait sans offrir la moindre résistance.

Dans un ultime effort, Judith tenta de maintenir un peu de cohérence dans ses pensées. Son homme allait arriver. Il se souviendrait de ce qu'il faut faire.

N'hésite pas, Mimmo.

En cas de surdosage, elle serait bonne pour une désintoxication progressive de la cortisone qu'il lui injecterait, mais c'était un moindre mal.

Si toutefois il arrivait. Avait-il crié ? Montait-il les escaliers ?

Judith aurait bien voulu entendre ses pas précipités sur les marches, mais le bourdonnement assourdissant des abeilles était lui-même déjà bien loin. Judith ne pouvait plus entendre que son cœur, et sa respiration. Si elle voulait garder espoir, il était grand temps qu'elle s'en désintéresse, sinon elle prendrait vraiment peur.

Mais la peur elle-même était vibrante et désordonnée. Elle allait et venait par vagues, un coup je meurs un coup j'étouffe, mon corps se ferme s'endort et pèse des tonnes. Judith n'était plus le médecin tombée amoureuse de son Mimmo un matin de mai. Judith n'était plus une jeune femme non plus. Judith était un corps à la torture. Judith n'avait peut-être plus beaucoup de vie en elle, mais elle gardait une conviction : il fallait s'accrocher à quelque chose.

Avant qu'il ne soit plus possible de décrire le fil de ses pensées avec des mots, Judith se pelotonna mentalement autour de son ultime richesse. Celle qui l'avait amenée à la vie.

C'est ainsi qu'elle avait été appelée par sa maman, juste au moment où on l'avait déposée sur son ventre.

Et quel que soit son avenir proche, qu'elle reprenne conscience sur cette terre ou ailleurs, on viendrait la chercher en l'appelant ainsi.

Judith.

Franz et Gerhard Kettenmeyer étaient installés à l'arrière de la limousine qui les conduisait vers le centre de recherches de MeyerLintz à Burtigny, à quelques kilomètres à peine de l'aéroport de Genève. La contrariété avait envahi Franz après sa conversation avec ce français prétentieux. Elle l'avait presque distrait de son appréhension au moment de l'atterrissage, mais elle lui avait aussi donné mal à la tête. Franz avait franchi un nouveau seuil de mauvaise humeur lorsque son assistante lui avait présenté un verre d'eau et un tube de paracétamol, comme si elle avait pu lire le mot céphalée sur le front du capitaine d'entreprise. Franz aimait que l'on réponde à ses attentes, mais détestait que l'on se montre trop prévenant. L'anticipation était son privilège exclusif. Finalement, la coupe avait débordé lorsque Franz avait aperçu la silhouette de son frère sur le tarmac au moment où le Falcon s'était immobilisé.

Son frère cadet s'était engouffré dans la voiture sans mot dire, au moment même où Franz s'apprêtait à le saluer.

— Je suppose que tu as de mauvaises nouvelles à m'annoncer, lui dit Franz en pénétrant dans le véhicule.

— Pas du tout, répliqua son frère. C'est l'impatience qui m'a fait me déplacer jusqu'ici. Vas-tu encore me demander de me montrer patient ?

— Vingt-quatre heures tout au plus.

— Cela m'en laisse à peine douze pour tout paramétrer. Tu n'es pas sérieux, Franz !

— Si.

— Tu es totalement inconscient.

— Tu as des leçons à me donner ? Qu'as-tu fait les trois derniers jours ?

— Ça te regarde ?

— Tu as trompé ton attente dans la salle VIP du casino de Montreux ?

— Arrête, Franz. Ne me fais pas la morale.

— Et comme tu as perdu des sommes colossales, tu as fini au lit avec... comment s'appelle-t-elle encore ? Tania ? À moins que cette fois-ci ce soit Inge, l'interminable Hollandaise que tu as emmenée se faire rougir les seins à Nassau le mois passé ?

— Franz...

— Tu les paies au mois pour avoir l'exclusivité de leurs faveurs ou tu acceptes de partager ?

— Laisse tomber, tu veux ? J'attendais que tu me fournisses ce que tu m'avais promis, est-ce que je dois te le rappeler ? Pendant que tu trafiquais nos comptes avec ton ami John, j'étais sensé tout tester, de bout en bout. Nous n'aurions plus qu'à appuyer sur le bouton.

— Si tout est prêt, tu n'as pas à t'inquiéter.

— Franz, ça, c'est à moi d'en juger. Mon rayon. Pas le tien. Il manque une pièce à mon puzzle, et elle doit s'adapter parfaitement. La moindre erreur serait fatale.

— Alors qu'attends-tu pour m'expliquer ce que tu comptes faire ?

Avant de se rendre compte que Franz faisait diversion, Gerhardt s'était laissé entraîner sur la pente technique.

C'était un ingénieur hors pair. À la fin de ses études, il s'était consacré à la modernisation de l'ensemble des services du groupe MeyerLintz. Depuis la mort de son cousin Charles – de vingt ans son aîné, et dernier représentant de la famille Lintz au sein du groupe – il avait pris à bras le corps un dossier crucial : l'autorisation de la vente de leurs produits pharmaceutiques auprès des autorités nord-américaines. Il s'était doté pour cela de moyens rarement consentis au sein d'autres entreprises du secteur, mais était parvenu à considérablement augmenter le score de leurs dossiers, offrant à MeyerLintz quelques jolies avancées au sein du premier marché mondial.

— L'algorithme est ok, dit Gerhard. Nous l'avons testé dix fois sur nos nouveaux serveurs. Ces machines sont les meilleures dans ce créneau.

— Et ?

— Et elles ont été mises hors d'état en moins de vingt secondes. Ce sera encore plus rapide sur les serveurs que nous visons.

La limousine ralentit pour pénétrer dans le domaine bien entretenu qui abritait le centre de recherches. C'était un bâtiment moderne, qui formait un anneau de plusieurs centaines de mètres de circonférence, tout en vitres et en armatures métalliques. L'ensemble siégeait au centre d'un arboretum ouvert au public chaque week-end.

— Tu as entendu pour la centrale de la Bâtiaz ? demanda Gerhard.

— Oui. C'est d'ailleurs pour cette raison que tu n'as pas eu la « chute des dominos » plus tôt.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que c'était le test ultime.

Gerhard écarquilla les yeux.

— Quoi ?

— Tu as bien entendu.

— Tu es en train de m'expliquer que cette attaque était destinée à tester la « chute des dominos » ?

— Exact. La preuve de son efficacité a été faite. Il ne te reste plus qu'à l'utiliser.

— Quand vous en êtes-vous emparés ?

— Cela te regarde ?

— Oui, Franz, ça me regarde à plus d'un titre. Je veux être sûr de disposer de la version qui a fichu le bordel à Émosson.

— Je te le confirme.

— Cela veut dire qu'elle avait été volée il y a moins de vingt-quatre heures.

— En effet.

— Et si cette opération avait été un échec ?

— Nous aurions dû patienter. C'était un risque à courir.

Les joues rondes de Gerhard devinrent rouges. Il sortit de la voiture et se dirigea à grand pas vers l'entrée sans attendre son frère. Franz se laissa distancer, et compta mentalement jusque trois. Comme à son habitude depuis qu'ils étaient tout petits, Gerhard s'emportait, s'éloignait de son frère, puis revenait comme une balle de jokari, le doigt tendu vers sa poitrine.

— Cela fait des mois que je prépare ma bombe, et que tu me promets de me fournir le véhicule qui va l'acheminer là où elle doit exploser. Et c'est maintenant que j'apprends qu'en réalité, tu as failli rentrer bredouille ?

— Calme-toi.

— Non, je ne me calme pas ! Tu prends des risques inconsidérés !

Une fois encore, Gerhard repartit à nouveau vers l'avant. Franz marcha à son rythme vers le bâtiment. Cette fois-ci il prit le parti de reprendre la parole dans le dos de son cadet :

— Tu auras ce que tu veux dans quelques heures. Je sais bien que tu n'aurais pas procédé de pareille manière, mais tu m'as dit toi-même il y a six mois que tu n'étais pas en mesure de concevoir quelque chose qui ressemble de près ou de loin à la « chute des dominos » sans y consacrer deux années entières. Tu ne m'as guère laissé de choix : je me suis mis à la recherche d'une solution prête à l'emploi. Je l'ai trouvée. Et elle vient de faire ses preuves.

Les deux hommes s'étaient engagés dans le couloir qui menait au bureau de Gerhard.

— Il n'empêche que ta solution arrive bien tard.

— Peut-être. Mais dans tous les films, on désamorce la bombe à trois secondes de l'explosion, non ? Ah oui, j'oubliais. Tu n'es pas cinéphile. Pas le temps. Le sexe a ses raisons que la raison ne connaît pas.

— Ta désinvolture me laisse indifférent, Franz.

— À chacun ses défauts. J'ai rempli ma partie du contrat. Maintenant dis-moi comment, toi, tu comptes procéder.

Gerhard ouvrit la porte de son bureau en poussant un long soupir.

— Entre. Tu connais déjà l'essentiel.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (21)

Milos s'était levé. Il tournait lentement autour des six caisses vides de Château Pavie 1989 qui, placées en rang comme des écolières au milieu de son appartement, faisaient office de table de salon. Il les avait appelées ses « pionnières » : le premier acte de piratage qui portait vraiment sa signature. Dès le début de sa vie d'étudiant, il s'était essayé aux fraudes en tout genre : détournements de moyens de paiement, fausses commandes auprès de sites marchands, pénétration de systèmes de gestion de titres. Mais très rapidement il s'était détourné de ce type d'agression. Donner l'assaut aux bases de données les mieux protégées constituait la meilleure manière de se faire arrêter. De plus, s'attaquer à une entreprise – ou un particulier – pour lui voler quelque secret ou richesse était souvent une entreprise très peu rentable.

En revanche, Milos éprouvait un malin plaisir à observer la vie de certains secteurs d'activité, leur processus, ce qui faisait que certaines sociétés se montraient plus ou moins performantes que les autres. L'étude minutieuse d'un secteur pouvait se révéler passionnante, beaucoup moins risquée, et très lucrative dès lors qu'une faiblesse pouvait y être exploitée. C'est ainsi que Milos avait mis sous sa cyber-loupe un site web de vente de vins en ligne. La société venait d'être cédée au leader européen de la distribution de produits de luxe, mais son fonctionnement n'avait pas encore été harmonisé avec les processus bien maîtrisés de son acquéreur. Depuis des années, nombre de grands crus étaient distribués partout dans le monde, mais leur acheminement était assuré par une société de transport dont Milos avait réussi à pénétrer les bases de données sans grande difficulté. En l'espace de quelques secondes, six caisses de grand cru avaient été déviées de leur destination initiale et pour se retrouver à un point de dépôt (une station-service non loin de la frontière germano-belge) où elles avaient été récupérées par la petite amie de Milos. À peine le produit réceptionné, le pirate avait à nouveau modifié l'adresse de destination des précieuses bouteilles. Les coordonnées de leur acheteur initial étaient de retour dans la base de données du transporteur.

Milos et sa petite amie avaient bu et fait l'amour trois jours durant.

Et voici qu'à son tour il s'était fait voler, presque de la même manière. Ni vu ni connu ? Pas du tout. Il connaissait le nom de sa pirate. Sabrina. Juste le nom, en fait, car à changer de téléphone portable et de lieu de mission à longueur de temps – jamais il n'était allé chez elle, comment avait-il négligé ce détail ? – Sabrina semblait avoir œuvré à chaque instant pour s'offrir une porte de sortie au moment où elle le souhaiterait.

Exactement comme lui-même avait conçu sa « chute des dominos ». Et c'était justement le modus operandi utilisé pour lui dérober son invention qui posait problème.

Il avait eu beau retourner les hypothèses dans tous les sens, quelque chose ne collait pas du tout dans cette histoire. Si le Centre voulait disposer de la « chute des dominos », pourquoi Sabrina ne lui avait-elle pas tout simplement volé son portable ? C'était une femme intelligente. Jamais elle n'aurait pu s'imaginer pouvoir copier le contenu de son disque sans que, tôt ou tard, Milos s'en aperçoive. Et en lui envoyant des messages contradictoires ce matin, elle n'avait rien fait d'autre que lui mettre la puce à l'oreille. Qu'elle ait l'intention ou non de revenir vers lui – pour quoi faire d'ailleurs ? Lui glisser un couteau sous la gorge, histoire de lui arracher un mot de passe ou une adresse électronique ? – son attitude n'avait rien de cohérent.

Et cela ne cadrait pas avec ce qu'il avait perçu d'elle.

Les yeux dans le vide, Milos échafauda encore quelques hypothèses. Sabrina avait peut-être doublé Morhange et le Centre. Ou bien ils servaient tous deux leurs intérêts personnels. Ou des intérêts contradictoires. Au jeu du « qui baise qui », toutes les options restaient ouvertes. Sauf qu'aucun scénario ne lui permettait d'expliquer pourquoi il était toujours en possession de son portable.

Milos regarda sa table de salon improvisée.

Une des caisses portait encore sur le côté le code-barre qui avait permis à sa petite amie de récupérer la marchandise.

C'est à ce moment qu'il comprit.

Que Milos s'aperçoive ou non du vol de « la chute des dominos » était tout à fait secondaire.

Il se leva et se prépara à quitter son appartement, où il ne reviendrait plus. Ce n'était jamais que la vingt et unième fois depuis le début de sa carrière de pirate, mais cette fois-ci, il n'aurait pas le temps de prendre ses caisses avec lui. Ni même quelques vêtements, et surtout pas son portable. On devait l'observer depuis l'instant où Sabrina avait mis le pied en-dehors de son lit ce matin-même, et peut-être même depuis bien plus longtemps.

 

 

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (20)

Denis Auger était satisfait des ses premiers contacts. Pas moins de cent personnes s'étaient inscrites sur le site de son entreprise fictive, et après vérification, il en avait rappelé plus de trente. Cinq porteurs avaient déjà accepté le travail et s'étaient vus confier une couveuse, que, pour cette fois, il avait choisi de nommer EMMA (Engin Mobile de Mesure Atmosphérique).

Peu à peu, Denis avait oublié ses craintes, et s'était concentré sur l'essentiel : évaluer la capacité du candidat porteur, gagner sa confiance, conclure un accord, et dans la foulée, lui confier son chargement. Son discours était bien rodé. Denis rencontrait ses contacts dans un café. Il expliquait ses responsabilités dans le projet de déploiement de sondes EMMA pour le compte de Météo France. Sa société était un sous-traitant local de l'organisme public, et agissait dans le cadre d'un projet pan-européen de mesure de la qualité de l'air et de la dispersion des polluants dans la basse atmosphère. Denis observait à chaque fois avec beaucoup de plaisir l'expression de son interlocuteur lorsqu'il évoquait la portée écologique de sa démarche. C'était sans aucun conteste un scénario très valorisant aux yeux des candidats. Certains porteurs avaient même proposé de s'acquitter de leur tâche gratuitement – mais une fois leur devoir accompli, ils avaient tous accepté la somme proposée.

Nombre de candidats avaient manifesté un grand intérêt pour le projet, et avaient questionné Denis sur sa durée, sa finalité, la date à laquelle les résultats seraient publiés, s'ils seraient sollicités pour aller récupérer le matériel, etc. C'est là que le faux chef d'entreprise prenait le plus de plaisir à exercer ses talents d'improvisation. Il parlait sans discontinuer, expliquait, détaillait, faisait tout pour paraître pleinement engagé dans sa noble cause. Le flot de ses paroles ne diminuait que lorsque son interlocuteur commençait à manifester un signe de désintérêt, fût-il discret. Denis concluait avec une petite tape sur l'épaule :

— Mais je dois vous ennuyer avec tous ces détails. Que voulez-vous, quand on est passionné par ce que l'on fait...

L'accord était ensuite très rapidement conclu. S'il voulait travailler pour la Science, chaque candidat devait présenter une pièce d'identité. Denis en prenait une photo avec son téléphone portable, puis ajoutait :

— Ceci est pour notre assureur. Vous êtes intégralement couvert pour tout dommage corporel que vous auriez à subir entre le moment où je vous remettrai votre EMMA et le moment où je vous réglerai vos indemnités.

Denis sortait ensuite son iPad et montrait une page de texte :

— Voici les termes du contrat d'assurance. Si vous acceptez la mission que je souhaite vous confier, vous n'avez qu'à poser votre index en bas à droite de la page. Votre empreinte fera office de signature.

Le texte était copié d'un contrat-type trouvé sur le site Internet d'un assureur en ligne, et le nom de la société mentionné dans le contrat était tout aussi fictif que le soit-disant employeur de Denis. Mais dans l'immense majorité des cas, le simple fait de signer le document grâce à son empreinte digitale impressionnait suffisamment le candidat pour qu'il survole à peine les deux premiers paragraphes du document.

Venait ensuite un moment plus difficile. Denis serrait chaleureusement la main de son nouvel employé, le remerciait en le regardant droit dans les yeux, tout en s'efforçant de noyer dans un grand sourire ses pensées qui, à chaque fois, s'envolaient vers l'image du tube numéroté qu'il avait manipulé auparavant. Il n'aimait pas du tout cet instant. Baratiner son futur porteur ne lui posait aucun problème : Denis savait parfaitement ce que chaque couveuse contenait, à quoi elle servait. Mais les tubes restaient pour lui un mystère complet. Serrer la main de chaque porteur, c'était comme protéger un secret dont il ne savait rien.

Denis consulta sa messagerie électronique. Parmi les vingt nouvelles demandes de candidats porteurs, un message signé DK attira son attention.

Merci de me communiquer le statut des déposes avant demain midi. La couverture du département doit être achevée sous 48 heures. En cas de difficulté, prévenez-nous. Nous vous fournirons les ressources nécessaires.

Denis laissa s'échapper un long soupir. Deux jours seulement. Ce n'était pas le première fois qu'il devait forcer le mouvement, mais là, c'était vraiment très court. Il passa en revue la liste des personnes dont il avait déjà eu une bonne impression. À supposer qu'il fasse confiance à chacun d'entre eux – ce qui n'arrivait pas toujours, en cas de mauvaise impression, il s'arrangeait toujours pour poser dans son discours quelque chose de dissuasif (comme le poids de l'engin, ou l'horaire à respecter) qui entraînait rapidement un refus – il lui manquait encore cinq porteurs. Peut-être se cachaient-ils dans les mails qui venaient d'arriver. Peut-être pas. Denis prit le parti de répondre immédiatement.

Manque potentiel sur ce département de 1 à 5 porteurs. Vous disposerez d'un chiffre définitif demain midi. Bien cordialement.

Denis s'empressa ensuite de consulter les autres mails. Pour sa dernière opération de dépose, il ne tenait vraiment pas à trimbaler une couveuse lui-même au beau milieu de la nature.

 

*

 

Dominique avait trouvé la canule de Guedel. Il avait aussi fait glisser le canapé en direction du hall d'entrée, afin de pouvoir téléphoner tout en restant près de Judith. En tendant le câble au maximum, il put déposer le combiné juste aux pieds de sa femme.

Les oreilles de Dominique bourdonnaient, mais il n'aurait pu dire s'il entendait les abeilles en-haut, ou si c'était l'effet de l'adrénaline. Lorsque le téléphone sonna, il fit un tel bond que la question lui parut tout à coup dérisoire.

— Docteur ?

— Je suis en route. J'ai aussi appelé les pompiers. S'ils arrivent avant moi, ils pourront vous aider. De toute façon ils vous débarrasseront de l'essaim.

— J'ai la canule.

— Ouvrez la bouche de votre femme.

— Attendez. J'ai besoin de mes deux mains.

Dominique coinça l'écouteur contre son épaule.

— Voilà.

— Vous allez présenter le tube tourné vers le haut. Introduisez-le dans la bouche de votre femme jusqu'à ce que vous sentiez une résistance. Tournez ensuite à 90 degrés pour présenter l'embout contre sa joue et avancez encore. Évitez de faire reculer la langue, même si vous êtes obligé d'appuyer dessus. Lorsque l'extrémité du tube sera à la hauteur de ses amygdales, tournez à nouveau le tube de 90 degrés et laissez son extrémité descendre doucement au fond de sa gorge. À l'extrémité opposée du tube se trouve un élément plat : il doit arriver à la hauteur des dents.

Dominique avait entendu, mais restait paralysé. La gorge de sa femme était de plus en plus gonflée.

— Monsieur Mastrochristino ?

Sa poitrine semblait ne plus se soulever.

— Vous êtes toujours là ?

Ma femme est en train de s'étouffer.

— Allô ?

Dominique sursauta.

— Oui, pardon. Redites-moi tout cela lentement, je vais le faire.

— Ok. Attention, lorsque vous atteindrez la gorge, cela pourrait gêner votre femme, et elle pourrait avoir un réflexe, peut-être violent. Elle pourrait aussi reprendre conscience.

Pourvu qu'il dise vrai.

Dominique utilisa l'index et l'annulaire de sa main gauche pour maintenir la mâchoire et la langue de Judith, et introduisit la canule. La voix du médecin se perdit de temps à autres dans le bruit de fond de sa voiture, mais Dominique comprit l'essentiel. Le tube se fraya un chemin entre les amygdales gonflées de Judith, et vint buter avec lenteur contre sa trachée. Il regretta l'absence de réaction de sa femme. Il acheva de tourner la canule, et à sa grande surprise celle-ci s'enfonça presque d'elle-même vers le bas. Il entendit l'air s'engouffrer dans le tube et vit avec soulagement les poumons de sa femme se soulever.

— J'y suis. Elle n'a pas repris conscience.

— Vous l'entendez respirer ?

— Oui.

— C'est déjà ça. Allez chercher le Solu-Medrol et dites-moi ce que vous lisez sur le flacon.

Dominique s'exécuta. Sous les instructions du médecin, il lui fit une seconde injection.

— Et maintenant ?

— Vous m'attendez. Surveillez sa respiration. Si elle devient irrégulière, soufflez dans la canule, comme si vous lui faisiez du bouche-à-bouche. Je suis chez vous dans une demie-heure.

— Entendu.

Dominique raccrocha et regarda sa montre. À peine vingt minutes s'étaient écoulées depuis qu'il avait entendu crier Judith. Trois fois rien, à l'échelle d'une vie.

Trois fois rien et pourtant assez pour que tout bascule.

Il regarda le visage gonflé de sa femme. Sans trop savoir pourquoi, les pensées de Dominique lui échappèrent soudain. Il se rendit fugitivement compte qu'elles s'envolaient, mais il fut incapable de les retenir. Au loin, il entendit sa voix répéter tout doucement « ça va aller, ça va aller », mais le temps autour de lui se mit à se déformer, à s'étirer comme un chewing-gum. Dominique saisit la main de sa femme comme pour retenir ses pensées auprès de lui, mais elles étaient déjà trop loin. Elles reculaient dans le temps.

C'était un soir où ils avaient parlé jusque tard dans la nuit.

Cela avait commencé comme à chaque fois qu'ils faisaient l'amour : Judith avait murmuré « Je t'aime, mon homme ».

— Moi aussi, ma femme. Tu sais, ça fait drôle de se dire que dans trois jours nous serons mariés. En fait, tu es déjà ma femme.

— Et toi mon mari... et c'est vrai, je ressens la même chose. Même si en étant mariés nous ne serons pas plus unis qu'avant, il y aura un avant et un après. J'aime bien me dire qu'un nouveau chapitre de notre vie va s'écrire.

— Moi aussi. Et je ressens... comment dire ? Je vois ça comme un basculement, vers le haut, tu vois ? Enfin, j'ai du mal à exprimer cela avec précision, mais c'est l'idée.

— Moi j'ai l'impression qu'on arrive à un col en montagne, mais que derrière ce col, on ne redescend pas en vallée : ou que la vallée n'est pas aussi basse que celle que l'on vient de quitter.

L'image suggérée par Judith était venue se présenter derrière les yeux clos de Dominique. Il n'avait pas l'expérience de sa femme en matière d'alpinisme, mais il pouvait sans trop de mal imaginer ce que cela signifiait.

La main de Judith dans la sienne, Dominique imagina un lac d'altitude, à la surface bleu nuit. Il imagina ses eaux tièdes, pures et accueillantes. Sa femme était à ses côtés, les yeux mis-clos face au soleil couchant.

Plonger tous les deux, main dans la main. Sombrer doucement.

Je suis épuisé.

Dominique ferma les yeux et suivit ses pensées avec lenteur.

 

*

 

C'est probablement par excès d'impatience que Morhange sursauta lorsque le combiné téléphonique fit retentir sa musique de synthèse.

— Bonsoir, cher ami, lui dit d'emblée une voix très distinguée.

— Bonsoir, monsieur, dit Morhange.

— Vous avez donc plus de précisions à me donner ?

— En effet, monsieur. La « chute des dominos » devrait être sous contrôle dans très peu de temps.

— Voilà une bonne nouvelle. Son concepteur a-t-il été éliminé ?

— Pas encore.

— Pourquoi ? Il constitue un risque.

— Nous le surveillons. À l'heure actuelle, notre pirate a probablement deviné qu'il avait été lui-même piraté, mais nous n'en sommes pas sûrs. Tant que nous n'aurons pas la certitude de pouvoir utiliser son arme à notre guise, il peut nous être utile.

— Ah bon ? Expliquez-moi cela.

— S'il nous manque un élément, nous pourrions le faire parler.

— Vous croyez ? Et s'il refuse ? Ou si les renseignements qu'il vous donne sont destinés à saborder son système ?

— Nous en aurons fait autant de copies que nous le souhaitons entre temps. Mais je doute que cela soit nécessaire. De plus, s'il a parlé à qui que ce soit de son invention, le bruit va finir par courir que l'attaque sur Émosson porte sa signature. S'il y a d'autres opérations à prévoir, autant que les recherches des autorités s'orientent vers lui.

Morhange laissa le silence s'installer. Un bruit de fond régulier laissait entendre que son interlocuteur était une fois de plus en déplacement. Lorsque la voix revint au premier plan, elle s'était teintée de mécontentement.

— Je ne partage pas votre avis. Il constitue un danger trop important. S'il est pris, il parlera. C'est un pirate, pas un agent du renseignement. Il ne résistera pas à un interrogatoire bien mené. De plus, si nous nous servons de la « chute des dominos » alors qu'il est aux mains de la police – en admettant qu'elle l'arrête – il pourra clamer son innocence.

— Il pourra toujours tenter d'impliquer le CILTI s'il est arrêté, mais il lui sera impossible de remonter jusqu'à notre projet.

— Il est hors de question de vous exposer, Morhange ! Si votre nom est cité dans n'importe quel média à cause de cet individu, vous pouvez dire adieu à vos indemnités.

— Monsieur...

— Réglez-moi ce problème sans délai.

— Je ne pense pas...

— Et bien, moi, plus j'y pense, et plus je vous trouve bien imprudent. Je vous ai demandé de me fournir les moyens technologiques utiles à une des phases de notre projet. Pas d'y greffer de nouvelles incertitudes.

Morhange sentit de désagréables frissons lui parcourir l'échine en entendant la voix dans le combiné. Il se raisonna rapidement, car tout restait encore à faire : décrypter l'image de disque dur de Milos, tester le fonctionnement de son arme, et envoyer le tout à cet homme, dont la voix pouvait si rapidement passer de la salutation polie à la menace la plus noire. Il reprit :

— Bien, monsieur. Nous allons faire le nécessaire.

— À la bonne heure. Au revoir, cher ami.

La communication fut coupée avant que Morhange n'ait pu saluer son interlocuteur.

 

 

 

 

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (19)

Milos s'était rapidement calmé.

Il se connaissait très bien. Il s'était couché, et avait d'abord laissé ses pensées partir dans tous les sens. La rage d'avoir été doublé techniquement s'était disputée avec la frustration d'avoir été méprisé par le Centre. Sa vie de pirate l'avait bien entendu exposé à nombre de déconvenues, mais c'était la première fois qu'un enjeu personnel y était lié. Il ne quitterait pas la clandestinité de si tôt.

Très vite, Milos était passé au plus urgent. Était-il en danger ? Probablement pas dans l'immédiat. Mais si le Centre éprouvait des difficultés à faire fonctionner le fruit de ses travaux, cela pourrait rapidement changer. Une visite musclée à son domicile serait très certainement le meilleur moyen d'obtenir les pièces manquantes.

Bien entendu, toutes les sources permettant le fonctionnement de la « chute des dominos » ne se trouvaient pas sur son ordinateur portable. Milos avait fait en sorte que certaines parties de son logiciel soient téléchargées à partir de sources laissées sur l'une ou l'autre des machines virtuelles dont il avait le contrôle. Pour garantir que lui seul puisse utiliser ces parties de code, certaines des adresses des serveurs étaient codées sur sa machine, d'autres étaient introduites manuellement, au moment même où il procédait à une opération de piratage. Le problème, c'est qu'il pouvait toujours rester une trace de ces adresses quelque part sur son disque, fût-elle cachée et cryptée. Avec du temps, le Centre finirait par avoir raison de toutes ces protections.

Pendant longtemps Milos s'était montré bien plus rapide que d'autres pirates : non seulement dans ses actes de pénétration de systèmes ultra-protégés – tels que le « power grid1 » nord-américain – mais aussi par sa capacité à maîtriser les technologies les plus avancées, parfois même avant qu'elles ne sortent officiellement des laboratoires de la Silicon Valley. Mais dans la situation présente, il savait qu'il ne tirerait aucun avantage de cette vélocité. On l'attendait déjà au tournant. À tous les tournants, en fait.

Milos avait pensé à tout cela en nettoyant son petit appartement. C'est ce qu'il faisait habituellement pour calmer ses nerfs. Pour la première fois, il avait astiqué chaque pièce à deux reprises. Il se coucha à nouveau et plongea dans un demi-sommeil. Milos appelait cela « la sieste qui cherche ». Bien souvent, alors qu'il était bloqué dans la recherche d'un bug caché parmi les milliers de lignes de code d'un de ses programmes, il laissait son cerveau travailler en roue libre durant la sieste, et se réveillait avec la solution, ou du moins une bonne indication de l'endroit où il lui fallait chercher.

Si le Centre avait volé une copie de son disque dur, il y avait fort à parier que tous les « renifleurs », après avoir observé les remous suite à l'opération sur le barrage, tenteraient entre autres choses de détecter le moindre de ses mouvements à lui. Inutile de donner l'éveil. Ceci excluait notamment de vérifier le statut de ses machines virtuelles. Le Centre avait très certainement téléchargé les pièces manquantes de la « chute des dominos ». Tenter d'accéder à ces machines ne lui aurait de toute façon rien appris.

De plus, Milos savait bien que chaque machine virtuelle qu'il avait créée pouvait disparaître du jour au lendemain. Il suffisait pour cela qu'un responsable d'une salle des machines se rende compte de son existence suspecte, et la supprime purement et simplement. Pour réduire ce risque, Milos avait joué sur le nombre : il avait copié chaque morceau de programme constituant une pièce de son puzzle sur des dizaines de machines virtuelles différentes. Milos n'avait qu'à vérifier régulièrement que celles-ci étaient toujours accessibles. Ainsi, à chaque fois qu'il s'apprêtait à pirater un système, Milos prenait en toute quiétude le temps d'assembler son arme avant de tirer.

La « chute des dominos » devait donc être considérée comme désormais aux mains du Centre, mais il n'y avait pas là de quoi craindre le pire. D'une part, Milos pouvait encore l'utiliser à tout moment. Il lui suffirait pour cela de tisser une nouvelle toile de machines virtuelles. D'autre part, le Centre ne pouvait pas utiliser cette arme contre lui, ni l'empêcher de la vendre à d'autres organismes susceptibles de lui offrir un retour à la légalité.

Il avait juste perdu son temps avec Morhange et Sabrina, voilà tout.

L'image de la jeune femme vint brouiller le mode « roue libre » de ses pensées. Milos aurait dû se méfier. Il l'avait bien trop rapidement rangée dans son rôle de surveillante-amante inoffensive. Mais la beauté sauvage de la jeune femme avait engourdi sa paranoïa naturelle de pirate. À tel point qu'il n'arrivait pas vraiment à lui en vouloir.

Elle avait fait son métier. Lui, avait baissé sa garde.

Tout cela parce Sabrina était une femme fascinante. Tout cela parce qu'elle ne fermait jamais les yeux en faisant l'amour, et que ses prunelles noires exerçaient un pouvoir hypnotique sur Milos tandis que son ventre agissait avec maestria. Tout cela parce qu'il y avait dans son regard autant de volonté et de désir lorsqu'elle se déchaînait que de reconnaissance et d'apaisement lorsque le calme revenait. Tout cela parce que Sabrina était irrésistible.

Milos se demanda combien d'hommes, soumis à une telle vague de sensualité, avaient commis la même erreur que lui.

Beaucoup, probablement.

 

*

 

Franz Kettenmeyer s'éveillait, confortablement installé dans le siège en cuir de son Falcon. Le whisky lui avait fait supporter le décollage, et contrairement aux vols précédents, il avait aussi contribué à le mettre d'excellente humeur. Son assistante lui proposa un thé, qu'il accepta, et lui tendit un dossier en annonçant son contenu.

— Le message de Bruxelles, monsieur.

— Merci. Combien de temps avant le rappel ?

— Environ une demi-heure. Il sera 17:55, heure locale.

— Parfait.

L'assistante s'éloigna. Kettenmeyer se demanda avec lequel de ses deux frères elle avait dû coucher pour qu'ils la lui recommandent si chaudement. Peut-être les deux, peu importe. Il ouvrit le dossier.

Vous devriez disposer dans les prochaines 48 heures de la technologie demandée. Je vous confirmerai ceci de vive voix lors de notre prochain entretien.

 

C'était tout. Le message était imprimé au beau milieu d'une feuille de format A4 à en-tête de MeyerLintz. Le même logo orangé figurait sur le fuselage du Falcon. Kettenmeyer pensa fugitivement que la température des deux logos devait différer de quelque 60 degrés, alors que moins d'un mètre les séparaient. Ses vieux réflexes de scientifique revenaient à la charge moins souvent que dans sa jeunesse, mais il ne savait pas vraiment s'il devait ou non s'en trouver attristé.

Il était temps pour lui de planifier la suite des opérations. Il faudrait bien un mois pour tout organiser, mais un premier essai pourrait probablement être tenté dans les prochains jours. La première cible était toute choisie. Il n'y aurait pas la moindre victime, mais l'attentat – car c'en serait un – ferait paniquer bien du monde. Les titres seraient aussi gros que ceux du 11 septembre 2001, la mort en moins. Et lorsque tout le monde – citoyens, entreprises et gouvernements – serait au niveau d'alerte maximum, un grand coup serait frappé. Un seul. Après lequel une bonne partie du monde serait obligé de modifier fondamentalement son fonctionnement.

 

*

 

Faustine écoutait avec une angoisse croissante le rythme cardiaque de son mari. Après de longues heures passées à compléter les analyses – lesquelles étaient assez rassurantes, car elles démontraient que la lutte contre le virus H1N1 battait son plein – Daniel s'était vu transférer aux soins intensifs, où on l'avait équipé pour prévenir tout problème cardiaque.

La procédure était pour le moins inhabituelle : il était rare que l'on atterrisse dans ce service de manière préventive. De plus, rien ne permettait de déterminer avec certitude si Daniel allait ou non présenter les mêmes symptômes que l'infortuné patient de Montpellier. Les deux manifestations n'étaient probablement pas liées. Mais a priori la cécité et la grippe ne l'étaient pas plus.

Depuis dix minutes, hélas, tout le monde dans la petite chambre pensait le contraire.

Le cœur de Daniel, dont la cadence au repos était aux alentours de 60 pulsations à la minute, avait progressivement accéléré. Il battait maintenant à 115 pulsations à la minute. Le tensiomètre, lui, restait stable, à 11/7.

— Essayez de vous détendre, monsieur, dit le cardiologue à son chevet.

— Je suis détendu, vous savez. Je sens que mon cœur cogne fort et vite, mais je ne panique pas.

— C'est bien. Il y a dans votre perfusion de quoi contrôler tout emballement.

— Il n'empêche...

— Oui ?

— Il n'empêche que je ne comprends pas ce qui se passe.

— À vrai dire, monsieur, nous non plus. Vos analyses n'ont tout simplement rien révélé qui puisse nous aider.

Daniel ferma les yeux et respira profondément.

— Chérie ?

Faustine s'approcha et lui prit la main.

— Je suis là.

— J'ai une sale tête ?

— J'ai déjà vu mieux. Mais elle est moins effrayante que celle que j'ai découverte hier soir.

— Valérie va bien ?

— Tout est stable. Elle dort la plupart du temps.

Le rythme cardiaque augmenta encore. Faustine demanda :

— Tu t'inquiètes pour elle ?

— Oui. Je me sens coupable.

— Tu n'as rien à te reprocher, Daniel.

— Si. J'aurais dû prendre des précautions. Je suis sûr que c'est ce type qui m'a refilé cette saloperie. Et je n'ai même pas pensé à me laver les mains avant de m'occuper de notre poupée, de lui préparer son repas, lui donner le bain, et tout le toutim.

— N'y pense pas. Ce n'est pas de ta faute.

— Vous avez dit, intervint le médecin, que cette personne vous paraissait en bonne santé ?

— Oui. Mais il avait les mains moites. La première fois que je l'ai vu, et la deuxième aussi.

— Il sera difficile d'établir que c'est vraiment cette personne qui vous a transmis le virus, dit le médecin en modifiant le réglage du goutte-à-goutte. Pour l'instant c'est votre cœur qui est au centre de nos préoccupations. Ressentez-vous quelque chose de particulier ?

— Cela cogne, exactement comme si je faisais un jogging.

— Je viens de faire le nécessaire pour calmer le jeu. Vous devriez vous sentir mieux dans un instant.

— J'ai mal à la tête, à nouveau.

— Nous devons attendre avant de soulager votre douleur. Nous devons nous concentrer sur votre cœur. Désolé.

Le rythme cardiaque de Daniel commença à ralentir. Faustine poussa un soupir et serra la main de son homme.

— Ma température remonte ? demanda-t-il.

— Vous êtes stable à 38.5°C, répondit le médecin. Et votre cœur se calme. Vous vous sentez mieux ?

— Un peu. Je peux vous poser une question ?

— Je vous en prie.

— Je présente exactement les mêmes symptômes que le type de Montpellier ? Je veux dire : température, cécité, rythme cardiaque... C'est exactement le même scénario ?

— En effet. Ce sont les informations qui nous ont été transmises. Seulement, à Montpellier, ils n'ont pas vu arriver le problème cardiaque. Il est probable que le patient n'ait pas exprimé immédiatement ce qu'il ressentait. L'augmentation du rythme cardiaque a précédé l'arythmie, et la crise. Avec vous, nous avons pu anticiper.

Le médecin regarda l'écran de contrôle avec satisfaction avant de poursuivre :

— Vous en êtes à 95 pulsations par minute. C'est déjà bien mieux. Nous allons continuer à surveiller cela.

— Au fond, intervint Faustine, vous ne nous avez pas dit si le patient de Montpellier était vivant ?

— Mon confrère ne vous l'a pas dit ?

— Non.

— Il a pris un taxi pour rentrer chez lui. C'est en arrivant à son domicile qu'il a eu le malaise. Le taxi a fait demi-tour mais il est décédé en arrivant aux urgences.

Le cardiologue se concentra à nouveau sur les paramètres de Daniel en laissant un silence épais s'installer dans la pièce. Faustine le brisa quelques secondes plus tard. Elle semblait sortir d'une longue prière.

— On n'est pas sortis de l'auberge.

— N'ayez crainte, madame. Vous êtes à l'hôpital, pas à la porte de chez vous.

— Vous ne comprenez pas, docteur. Mon mari a d'abord eu de la fièvre, ensuite il est devenu aveugle, mais cela s'est arrangé. Maintenant il faut réguler son rythme cardiaque.

— Oui, dit le médecin avec une pointe d'irritation, mais comme vous pouvez le constater, nous maîtrisons cela.

— Ce n'est pas de cela que je vous parle, docteur. Le patient de Montpellier est mort.

— Parce que qu'il n'est pas revenu à temps à l'hôpital. Ici...

— Rien ne nous dit qu'un nouveau truc ne va pas nous tomber dessus demain, ou plus tard. C'est cela que je veux dire : rien ne dit que c'est fini.

Le médecin hésita. Faustine comprit qu'il n'avait pas pensé à cette éventualité. Un vague malaise remonta de son souvenir, où, dans le même hôpital, elle avait mis Valérie au monde : chaque chambre lui était apparue comme un petit monde isolé et indépendant, où l'on n'envisageait qu'un seul problème à la fois.

La voix du médecin la ramena sur terre.

— D'un point de vue purement logique, vous avez raison.

Mais Faustine n'entendit qu'à moitié ce qu'il dit. Son mari venait de lui serrer la main, d'un seul coup, très fort. Il avait les yeux révulsés.

Juste avant que le signal sonore ne vint vriller les oreilles, de Faustine, elle regarda l'écran de contrôle. Le rythme cardiaque de Daniel venait de tomber à zéro.

 

1Réseau de production et de distribution d'énergie électrique couvrant les États-Unis et le Canada

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (18)

Dominique s'enfonça dans le bourdonnement assourdissant de la chambre. Il y pénétra en marchant, sans faire le moindre geste brusque, et se dirigea vers le lit. Il sentit les premières piqûres sur le front, les épaules et le ventre, mais il ne se laissa pas perturber. La douleur était intense, mais son aspect irritant serait sous peu beaucoup plus difficile à supporter. Il s'accroupit auprès de Judith, inanimée, roula le couvre-lit autour d'elle, la souleva, et rebroussa aussitôt chemin.

Les insectes lui donnèrent la chasse jusqu'à la porte de la chambre, mais parurent se désintéresser de lui dès qu'il eut rejoint le rez-de-chaussée. Heureusement, car il lui faudrait vite retourner là-haut. À cette idée, Dominique sentit la douleur monter d'un cran. Il installa Judith dans le canapé et lui découvrit uniquement le visage. Elle commençait à éprouver des difficultés à respirer.

Grouille, Mimmo, grouille.

Il lâcha sans véritable espoir d'être entendu :

— Je reviens.

Le beauty-case. C'est là que se trouvaient les seringues. Il remonta les marches rapidement en frottant ses avant-bras endoloris.

L'essaim semblait s'être à nouveau concentré dans la salle de bains. Il y eut bien quelques téméraires pour se jeter sur Dominique, ce qui ajouta à sa souffrance et en même temps l'obligea à se maîtriser encore. Il ferma la porte, se saisit de la valisette et l'ouvrit.

Solu-Medrol.

Il pouvait parer au plus pressé. Il lui injecterait une première dose en intra-musculaire, puis il appellerait un médecin.

En rejoignant sa femme, Dominique se dit qu'ils avaient péché par insouciance. Non pas qu'ils aient eu tort d'ignorer l'étrange bruit émis par l'essaim au moment où ils étaient encore près de la piscine, car ni l'un ni l'autre n'avait deviné ce qui se passait. Mais Judith lui avait déjà parlé de ses allergies, et du fait qu'elle ne voyageait jamais sans son « petit matériel d'urgence ». Elle lui avait montré l'essentiel : produits, matériel, mode d'emploi. Elle lui avait dit ce qu'il fallait faire, et comment le faire, mais le problème, c'était que Dominique n'avait pas retenu tous les détails à propos du combien. Pourvu que Judith reprenne conscience assez vite pour le lui dire.

Il s'installa près d'elle, emplit la seringue.

— Judith ? Je vais te retourner. Je vais te piquer dans la fesse. Ça va aller, ma chérie.

Dominique libéra sa femme du couvre-lit, faisant s'envoler quelques insectes, qui heureusement, s'abstinrent de l'attaquer. Il chargea une seringue de taille moyenne, fit glisser Judith sur le ventre, et injecta le produit.

Au premier étage, le bourdonnement rageur de l'essaim s'était calmé, mais il semblait s'être installé dans la tête de Dominique, car il lui était de plus en plus difficile d'entendre Judith respirer. Il patienta plusieurs minutes tout en observant la poitrine de sa femme se soulever avec régularité, mais avec bien trop peu d'ampleur.

Son visage s'était déformé sous l'effet des piqûres. La douleur avait été si violente qu'elle s'était griffée sur les tempes, les joues, sur le cou. Sa gorge commençait à gonfler. Dominique s'empara de son portable et composa le 112.

Pas de réseau.

Il aurait dû s'en souvenir. Parfois, il était possible de capter un signal près de la piscine, mais dans la maison ou sur la terrasse, rien. Remonter jusque là, en de telles circonstances, c'était comme partir au bout du monde.

— Je vais appeler un médecin. Je suis de retour dans un instant.

Dominique se dirigea vers le téléphone fixe dans le hall d'entrée et consulta le petit répertoire posé juste en-dessous. Il loua la répulsion qu'éprouvait son ami pour les gadgets électroniques, car en moins de dix secondes il trouva à la lettre « D » : Docteur G. Ferrier. Il répondit tout de suite. Dominique se présenta, cita le nom de son ami propriétaire de la bastide, et résuma la situation. Le médecin s'étonna :

— Des abeilles ?

— Un essaim qui venait de s'installer dans la salle de bains. J'avais laissé les fenêtres grandes ouvertes.

— C'est curieux. En cette saison elles n'ont aucune raison d'être agressives.

— Peu importe, Docteur. Le fait est là, et Judith est allergique.

— Elle est consciente ?

— Non. Si elle était consciente, je ne vous aurais pas appelé. Elle est médecin, comme vous.

— Elle présente des gonflements ?

— Au visage et à la gorge. Pour le reste, je n'ai pas eu le temps de voir. Elle s'est protégée avec le couvre-lit, elle est encore enroulée dedans.

— Quelle quantité de Solu-Medrol avez-vous injectée ?

— 5 ml, mais je n'ai pas vu la concentration. Enfin, si, peut-être, mais je ne l'ai pas retenu.

— Avez-vous vu une canule de Guedel ?

— Je ne sais pas, ça ressemble à quoi ?

— À un tube coudé, de deux centimètres de section, un peu comme une virgule.

— Et ?

— Monsieur Mastrochristino, il y a quelque chose que notre ami commun ne vous a pas expliqué. Je suis son médecin depuis bien longtemps, certes, mais je n'habite pas la porte à côté. Au mieux, je peux être là dans trois quarts d'heure.

— Et qu'est-ce que je dois faire en attendant ?

— Vous devez trouver cette canule et la lui placer.

— Où ?

— Au fond de la gorge.

— Mais jamais elle ne m'a montré cela, ni comment la placer !

— Je vais vous expliquer. C'est plus facile à faire qu'on le croit.

Dominique regarda sa femme à quelques mètres de lui. Il sentit soudain l'irrésistible besoin de se rapprocher d'elle. Il dit :

— Je vais chercher la canule. Ne quittez pas. Si je la trouve vous m'expliquerez.

— Non. Raccrochez. Je me mets en route et je vous rappelle depuis ma voiture dans deux minutes.

— Et si je ne trouve pas de canule ?

— Dans ce cas, je vous conseille de mettre la main sur un scalpel ou un cutter.

*

Assis dans sa voiture, Morhange commençait à trouver le temps long. Il était sorti du Centre après une salve de réunions qui l'avaient mis de très mauvaise humeur, et attendait deux appels téléphoniques qui n'arrivaient pas. Le mobile sur lequel ils devaient aboutir n'avait jamais quitté sa voiture depuis qu'on le lui avait confié, et Morhange souhaitait que cela continue. Personne, ni au niveau professionnel, ni au niveau privé, ne connaissait l'existence de cet appareil, ni l'usage que Morhange en faisait.

L'impatience grandissante qu'éprouvait Morhange avait maille à partir avec sa volonté de ne pas appeler les deux hommes qui s'étaient emparés de la caméra. Il ne voulait pas leur laisser croire qu'il perdait son self-contrôle. Et, plus il y pensait, plus il était persuadé que l'homme qu'il avait eu en ligne lui avait dit exprès « que le point était réglé » à propos de Sabrina, sans rien préciser d'autre. Ceci signifiait deux choses. L'une était que Morhange n'avait pas à être informé des « détails » de cette opération. Il avait facilité le vol de l'image informatique du disque dur de Milos, et c'était tout. L'autre était plus cynique, et signifiait qu'aux yeux des deux hommes, seul comptait le contenu de la caméra. La vie de la jeune femme ne signifiait rien.

Morhange ne pouvait passer le deuxième coup de fil non plus, pour la bonne et simple raison qu'il ne connaissait pas le numéro à composer. Il y avait bien une touche préprogrammée sur son appareil portable, laquelle correspondait à une messagerie vocale. S'il souhaitait être mis en contact avec son commanditaire, il devait y laisser un message, et il recevait en retour une notification précisant l'heure à laquelle il serait rappelé. Cela pouvait être n'importe quand. Morhange soupçonnait d'ailleurs son interlocuteur d'être souvent en déplacement à l'autre bout de la terre, car même au beau milieu de la nuit, celui-ci lui semblait parfaitement éveillé.

La première des réunions avait été relativement simple à mener. Il s'agissait de faire la synthèse de l'opération menée contre le barrage d'Emosson. D'un point de vue purement technique, c'était un succès puisque, apparemment, aucune tentative menée par les autorités suisses pour trouver l'origine de l'intrusion n'avait abouti. Pour ce qui concernait l'exploitation des données enregistrées par les « renifleurs », la moisson avait été excellente. Tous les éléments convergeaient pour attester de la curiosité suspecte de la Chine dans les quelques minutes qui avaient suivi l'incident. Les ministères des affaires étrangères de chaque état de l'Alliance allaient pouvoir recevoir un rapport détaillé de leurs observations, lequel préciserait bien entendu qu'en aucun cas, ni le Centre, ni l'OTAN n'avaient la moindre responsabilité dans ce qui avait pu se passer au barrage.

C'est ensuite que les choses s'étaient envenimées. La seconde réunion avait eu pour objet l'intégration de Milos au sein du CILTI : elle avait rassemblé Sheppard et Wilson. Morhange avait commencé par écouter les arguments de ses subordonnés, et avait été très surpris par leur volonté commune d'accueillir sans délai le pirate parmi les troupes du Centre. C'est Sheppard qui avait commencé :

— J'ignore si je pourrai bosser avec ce type sans qu'il ne me fasse sortir de mes gonds. J'ai d'ailleurs été terriblement vexé lors de notre première réunion. Il s'est ouvertement moqué de nous, et de moi en particulier. Mais il faut se rendre à l'évidence : mieux vaut l'avoir avec nous que contre nous.

Morhange lui avait à peine laissé le temps de terminer :

— Il s'est moqué de nous après avoir réussi à pénétrer nos propres systèmes. Nous lui avons fourni toutes les raisons de railler.

Wilson était venu au secours du directeur de l'infrastructure :

— Milos a pu créer une machine virtuelle sur l'un de nos serveurs, monsieur, c'est un fait. Et il n'y a pas de raison d'en être fier. Mais vous le savez comme nous. Ils sont des milliers à tenter de pénétrer autant de systèmes partout dans le monde. Milos a juste été plus créatif que les autres.

— C'est bien ce qui m'insupporte, avait lancé Morhange d'un ton sec. Nous devrions être protégés contre toutes les intrusions. Qu'elles soient tentées par des kamikazes ou des contorsionnistes, je m'en contrefiche.

Sheppard avait tenté à nouveau sa chance, probablement pour remercier son collègue de minimiser sa responsabilité :

— Monsieur, vous savez bien que le risque zéro n'existe pas. Il faut l'évaluer et prendre les contre-mesures...

— Sheppard, je vous serais reconnaissant de ne pas m'abreuver de lieux communs. Vous vous croyez où ? Dans la société de consultants d'où vous venez ? Do as I say, don't do as I do1, c'est bien joli mais cela ne vous protège pas des vrais risques. La preuve en est faite. Milos a dû se marrer en voyant vos têtes.

— C'est bien pour cela, avait repris Wilson, qu'il vaut mieux avoir Milos de notre côté.

Morhange s'était levé puis avait posé ses deux mains sur la table de réunion. Il avait poursuivi, très bas, en regardant Wilson dans les yeux :

— Bien entendu. Et à chaque fois qu'un pirate réussira à pénétrer nos systèmes, nous procéderons à son recrutement. Vous êtes sérieux, Wilson ? C'est bien cela que vous me conseillez de faire ?

Sheppard avait enchaîné, visiblement énervé :

— Non, monsieur. Mais c'est le meilleur moyen d'exploiter « la chute des dominos » à court terme.

— Évidemment ! Vous croyez qu'il va nous la livrer comme ça ? Et qu'il ne se réservera pas le privilège de revendre cette technologie ailleurs, à sa guise ? J'espère que vous avez mieux à me proposer.

— Milos veut rentrer dans la légalité, monsieur. C'est sa seule motivation. Il fera des concessions pour cela. Je crois que nous pourrons compter sur lui, si nous lui donnons quelques garanties.

— Vous faites dans les ressources humaines, maintenant, Sheppard ? Milos veut peut-être se refaire une virginité avec notre aide, mais rien ne nous permet de croire qu'il n'est pas en pourparlers avec d'autres. Mettez-vous à sa place un instant. Miseriez-vous toutes vos chances sur un seul cheval ?

Wilson avait compris qu'il était inutile d'insister en ce sens et avait changé d'angle :

— Quelle est votre proposition, monsieur ?

Morhange s'était rassis et avait avancé ses pions.

— Nous devons disposer de la technologie de Milos. L'étudier. Nous rendre capables de l'exploiter à notre guise, et de juger de l'opportunité d'une collaboration pour ce que l'homme représente, et non pour le « deal » qu'il nous propose. Nous devons lui prendre la « chute des dominos ». Sabrina s'y emploie et y parviendra certainement très vite. D'autre part, si nous le forçons à patienter avant que nous ne lui ouvrions nos portes, nous pourrons juger à son attitude s'il est vraiment prêt à nous rejoindre ou non. Je compte bien multiplier les occasions d'user de sa technologie, avec son accord et sa participation, sans avoir à l'engager au sein de nos troupes. Cela nous laissera tout le temps d'analyser la réelle valeur ajoutée que représenterait son recrutement.

— Monsieur, avait dit Sheppard, si le lien entre l'incident d'Émosson et le Centre est établi, il vaut mieux que cette technologie ne soit pas dans nos mains.

— Ni son inventeur, avait rétorqué Morhange, satisfait d'avoir piégé son directeur de l'infrastructure. Raison de plus pour éviter qu'il soit parmi nous le cas échéant.

— Et comment pouvons-nous être sûrs que Sabrina arrivera à ses fins ?

— À ma connaissance, messieurs, depuis qu'elle est à notre service, Sabrina n'a jamais échoué.

Ses deux contradicteurs n'avaient pas répliqué. Morhange avait ensuite conclu :

— Officiellement, Sabrina est en mission de surveillance car nous soupçonnons Milos d'être à l'origine de l'incident d'Émosson, et nous savons qu'il est à Bruxelles. C'est tout ce dont nous avons besoin pour l'instant.

Morhange s'était levé, signifiant à ses deux acolytes que la réunion était terminée. Wilson était resté assis.

— Vous avez un problème, Wilson ?

— Oui, monsieur.

— Vous avez une minute pour me l'exposer.

— Je n'aurai pas besoin d'autant de temps. Je suis responsable des opérations spéciales, et c'est à moi qu'il revient de décider de leur modus operandi. J'ai accepté que l'on teste l'efficacité de la « chute des dominos » dans des conditions réelles en laissant Milos lancer l'attaque sur la centrale de La Bâtiaz. Le test est concluant et je ne compte pas en refaire d'autre. Pour moi, la « chute des dominos » entre parfaitement dans notre stratégie. En revanche, en sous-traitant cette attaque à une ressource qui ne fait pas partie du Centre, nous avons pris des risques. Je m'oppose à ce que l'on renouvelle un pareil essai.

Avant que Morhange eut le temps de répliquer, Wilson avait ajouté :

— À moins bien entendu que l'ordre nous vienne de plus haut.

Morhange avait explosé :

— Allez pleurer chez vos amis à l'OTAN si ça vous chante ! Vous trouverez certainement une bonne oreille au sein de la clique de planqués qui vous entoure. Vous ne voulez pas confier à Milos d'autre mise à l'épreuve ? D'accord. Mais moi je refuse de l'engager. Reste une seule solution. J'espère pour vous que Sabrina ne rentrera pas bredouille. Sinon, la « chute des dominos » nous passera sous le nez.

Morhange entendait encore sa propre voix mettre un point final à la conversation. Wilson avait en effet beaucoup d'amis bien placés à l'OTAN, ce qui lui avait été d'une aide précieuse lorsqu'il avait entendu parler de la création du Centre. Il disposait de toutes les compétences nécessaires à l'exercice des fonctions de Morhange, mais malheureusement pour lui, il avait été convenu en haut lieu – et bien à l'avance – que la direction du Centre serait attribuée à un Français.

Dans quelques jours tout ceci n'aura plus de raison d'être, s'entendit murmurer Morhange juste avant que le téléphone ne sonne.

1Faites ce que je dis, pas ce que je fais

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (17)

Départs

Franz Kettenmeyer s'envoyait son troisième Jack Daniels devant le regard réprobateur de son ami John Owl.

— Tu sais bien que je n'aime pas l'avion, dit Franz. Imagine qu'à chaque fois que tu prends le métro tu aies des crises d'angoisse, et tu comprendras ce que je ressens.

— Je le conçois aisément. En revanche, je n'ose pas imaginer l'état dans lequel tu seras lors de ton retour à Genève.

— Moi je l'imagine bien, et je m'en contrefiche. Ta sobriété n'a d'égale que ton talent à habiller notre mariée financière, mais elle ne t'autorise pas à me donner des leçons. Tu ressembles à un mormon face à un irlandais un soir de St Patrick.

— Arrête avec tes métaphores à la con, Franz. Je m'inquiète pour ta santé, c'est tout... et sache que la manière dont nous validons tes comptes n'a rien d'illégal.

— J'espère bien !

— Heureusement que tu n'entres en décadence que lorsque tu te déplaces, dit John en levant son verre de Perrier.

— Heureusement que je me déplace peu, surtout. D'ailleurs, je commence à passer pour un snob au sein du comité de direction. J'ai personnellement veillé à réduire drastiquement les frais de déplacement au sein du groupe, j'ai fait déployer des systèmes de vidéoconférence partout, mais lorsque j'utilise mon Falcon, je ne montre vraiment pas l'exemple.

— Et ça te donne des remords, sans doute ?

Franz contempla avec satisfaction son verre bientôt vide.

— Pas le moins du monde.

— Je m'en doutais.

— Mes heures de vol ont un caractère intégralement professionnel. On ne peut pas en dire autant de Dieter et Gerhard.

— Ils vont bien, tes frangins ?

— Dieter sèche, Gerhard engraisse. Et ce ne sont pas les secousses qui l'agitent quand il s'envoie ses putes de luxe qui vont compenser ses excès de table.

John ne put s'empêcher de sourire :

— Je vois que tu considères Gerhard toujours avec autant de nuance.

— Je ne partage ni ses jeux, ni son mode de vie, c'est tout. Ne te méprends pas, John : mes frères sont tous deux très compétents dans leur domaine. Mais s'ils étaient vraiment aux commandes du groupe, nous aurions été servis au petit-déjeuner d'un de vos géants de l’agroalimentaire depuis longtemps.

— Je sais. Pas mal de mes confrères m'ont confié l'étonnement de leurs clients : dans votre secteur d'activités, vous êtes la dernière entreprise entièrement familiale en Europe. Pour eux, votre existence est un non-sens intégral.

Franz s'était jusqu'ici montré jovial malgré son appréhension du vol au-dessus de l'Atlantique, mais subitement, toute trace d'ébriété disparut. C'est ce que John appréciait le plus chez son ami : en toute circonstance il pouvait redevenir le capitaine d'entreprise que les médias glorifiaient régulièrement.

— Je ne suis pas surpris, John. Il y a encore des choses auxquelles vos rapaces financiers sont allergiques par principe. Même au plus profond de la crise financière en 2009, il s'en est encore trouvé pour vouloir prendre des parts de marché dans nos propres fiefs.

John ajusta son dos au canapé de cuir. Il connaissait le discours de son ami par cœur, et il le trouvait d'ailleurs pleinement justifié. C'était principalement pour cette raison qu'ils avaient commencé à travailler ensemble, après de nombreuses années où la vie les avait éloignés l'un de l'autre. Leurs études étaient bien loin.

— Tu sais bien, dit Franz, que depuis plus de quinze ans, les clients de tes chers confrères font un lobby d'enfer à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg. Ils ont tous pignon sur rue. Certains ont même poussé le vice jusqu'à engager à prix d'or d'anciens hauts fonctionnaires européens pour noyauter les institutions.

John prêtait l'oreille à son ami Franz avec d'autant plus de plaisir qu'il ne comprenait rien à l'Europe et à son fonctionnement. Comment un conglomérat de plus de vingt états (et presque autant de langues officielles) pouvait-il s'entendre et faire fonctionner de manière cohérente autant d'institutions aussi compliquées ? Union Européenne, Commission, Parlement, Conseil des ministres, constitution, traités : vu depuis ses tours de verre new-yorkaises, tout ceci lui avait toujours fait l'effet d'un vieux moteur diesel impossible à faire tourner rond.

— Cela a commencé par l'autorisation de cultiver certains produits génétiquement modifiés, poursuivit son ami. La fameuse pomme de terre super-amidonnée a été la pionnière en 2010. L'Europe a dit « ok, nous n'interdisons pas ce produit, mais chaque état-membre est libre d'autoriser sa culture ou de l'interdire ». Résultat : moins d'un an plus tard, tous les pays (sauf la France) ont donné leur feu vert. D'autres cas ont suivi, bien plus dommageables. Les brèches se multiplient, John. Écoper ne suffit déjà plus.

Franz s'interrompit pour commander un dernier « Jack ». John n'exprima pas la moindre réprobation : son ami s'était effacé derrière le chef d'entreprise, et resterait pour quelques minutes encore insensible à tout propos d'ordre privé.

— Je leur donne moins de trois ans pour arriver à leurs fins. Une fois le pouvoir exécutif européen dans leur poche, ils lanceront le tsunami des OGM à l'assaut du vieux continent. Nous aurons beau rester une entreprise qui n'est pas à vendre, ils vont s'employer à nous affaiblir. Nous isoler. Nous étouffer. Jusqu'à ce que nous n'ayons plus d'autre choix que de les laisser entrer dans notre capital.

— Ton groupe résiste très bien aux pressions, Franz. Ne joue pas les victimes avec moi.

— Il résiste, et il peut encore reprendre des positions avantageuses à court terme. Mais dans une Europe telle qu'elle se dessine, une entreprise de droit suisse n'a qu'un poids tout relatif auprès des commissaires européens. Je fais travailler plus de monde en Europe que bien d'autres entreprises, mais on ne m'écoute pas autant que si j'étais français ou allemand. Non, John, si je veux conserver une seule chance de résister à la guerre qui se prépare, je dois avoir cinq as dans mon jeu. Pas moins.

Franz accueillit son whisky avec le visage formaté qu'il avait arboré sur la couverture de « Fortune » l'année précédente.

— C'est pour cela que j'ai lancé mes deux frères à l'assaut des recherches les plus ambitieuses de l'histoire du groupe. Et c'est pour cela aussi que j'ai besoin de toi pour que nos comptes ne laissent rien soupçonner des investissements colossaux consentis en matière de R&D. Nos ennemis nous observent de très près.

— Je sais tout cela, Franz. Nous avons bien travaillé. Tu peux dormir sur tes deux oreilles.

— Je te fais confiance et je te remercie. Sans toi je n'aurais pas pu utiliser à ma guise les budgets dont j'ai besoin. Surtout avec la réputation de transparence que notre père a entretenue avant de me céder les commandes du groupe.

— J'espère que tu réussiras. Cela ne me ferait pas plaisir de voir l'empire de mon ami mourir comme César face à ses traîtres.

— César en a terminé avec la mise au point de son arme secrète, John. Plus rien ne pourra arrêter le processus. Mais moi, contrairement aux ayatollahs du transgénique, je ne vais tuer personne.

— En es-tu si sûr ?

— J'en suis certain. Pourquoi le ferais-je ? L'Occident doit bien vivre, pour qu'il paie la nourriture que je vais lui vendre.

Un homme en uniforme s'approcha des deux amis.

— Mister Kettenmeyer ? Ready when you are.

— Je suis à vous dans une minute.

John acheva son verre d'eau. Il s'attendait à voir son ami faire de même avec le whisky, mais Franz se leva sans même y jeter un regard.

— Dans moins d'un mois, les médias vont s'emparer de toute cette affaire. Ça va être l'affolement. Les gouvernements vont probablement paniquer. La presse, va complètement perdre la boule, car il sera difficile de faire la différence entre ceux qui diront n'importe quoi et ceux qui feront écho de ce que nous leur aurons dicté. Et moi, je vais simplement me mettre au travail. Attends-toi à valider le plan financier le plus ambitieux de toute ta vie.

Ils se serrèrent la main avec énergie, comme au temps où, étudiants, ils partageaient les mêmes positions dans leur équipe de football américain.

— On va sauver le monde, John. Toi et moi.

John mit la sortie de son ami sur le compte de l'alcool – sauver le monde, rien que cela.

Franz n'était pas de cet avis, mais il était encore trop tôt pour lui donner tous les gages de sa détermination.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (16)

Curieusement, Morhange et Milos venaient d'avoir la même pensée : parfois les choses peuvent basculer très rapidement.

En ce qui concerne le pirate, c'était le message de Sabrina qui posait problème. Il avait réveillé en lui quelques signes de nervosité, le premier d'entre eux étant la cigarette qu'il venait d'allumer.

Pour le directeur du CILTI, c'était tout autre chose : alors que son tartare de saumon venait de disparaître de son assiette, il se rappelait à quel point il avait été impressionné par la démonstration de la « chute des dominos ». Milos avait adopté un ton très didactique :

J'ai créé mes premières machines virtuelles « clandestines » au sein d'une société d'assurances. Leurs applications informatiques servaient un nouveau département, que leur management avait lancé à l'assaut du marché de l'assurance en ligne. Elles nécessitaient des adaptations très rapides, et des cycles de tests très courts : j'étais à peu près sûr de trouver ce que je cherchais. Et je n'ai pas été déçu : nombre de machines virtuelles étaient là, désactivées, attendant qu'on les fasse démarrer pour procéder à des tests intensifs, puis qu'on les remette à zéro. J'ai cloné trois machines, je les ai activées puis éteintes, et je les ai laissées dormir sur leurs serveurs, persuadé que quelques jours plus tard elles auraient été éliminées du système. Je me trompais. Personne n'y avait touché.

Milos avait demandé à Sabrina de montrer le schéma suivant. La carte du monde s'était vidée de ses points multicolores, pour montrer quelques symboles verts, ressemblant chacun vaguement à un frigo.

Cloner une machine virtuelle est une opération qui ne prend qu'une poignée de minutes. Quelques semaines plus tard, je disposais d'un groupe de plusieurs dizaines de machines virtuelles réparties dans quelques entreprises sans réel rapport entre elles, aux quatre coins de la planète. Chacune portait un nom très proche de ceux qui étaient réellement attribués aux autres machines virtuelles au sein de ces entreprises, et personne ne semblait s'en soucier le moins du monde. Ces machines m'appartenaient, m'obéissaient au doigt et à l'œil, et n'éveillaient pas la moindre attention. Bien sûr, elles n'étaient pas interconnectées, mais elles étaient capables d'émettre des messages l'une vers l'autre via l'internet, et c'est tout ce dont j'avais besoin.

L'image s'anima : chacun des frigos vint se placer l'un derrière l'autre. Puis ils se déformèrent pour former une suite de dominos placés à égale distance, au centre de la carte du monde.

Rappelons-nous une chose : si nous faisons abstraction de la technologie qui permet à tout ceci de fonctionner, une machine virtuelle n'a aucune présence physique. Elle n'est jamais qu'un fichier (ou un ensemble réduit de fichiers) d'une taille de quelques gigabytes. Une simple opération logicielle, et hop, la machine disparaît.

L'image suivante montra une scène vidéo.

Vous vous souvenez de cette cérémonie ? Vingt ans après la chute du mur de Berlin, Lech Walesa a été invité à participer aux cérémonies de commémoration de l'événement. Parmi les moments forts de ces manifestations, on retiendra l'image de l'ancien président polonais poussant un grand domino. C'était un grand bloc de polystyrène symbolisant une partie du mur. Il a heurté un autre bloc, l'entraînant dans sa chute. Ils se sont ensuite tous écroulés les uns derrière les autres. J'ai reproduit le même schéma. Lorsque j'ai piraté votre who's who, vous avez lancé les chiens à la poursuite de la machine virtuelle numéro 10, mais vous ignoriez qu'il y en avait 9 autres derrière elle. Chacune d'entre elle a envoyé une séquence d'ordres à la suivante, et m'a permis d'apporter les modifications taquines que je réservais à votre site. J'ai ensuite fait basculer le premier domino : la machine numéro 1 a reçu l'ordre de s'arrêter, mais aussi de passer le mot à sa voisine, et ainsi de suite.

Sur l'écran, la vidéo avait fait place au schéma des machines-dominos, qui, au lieu de basculer, semblaient s'enfoncer dans un sol imaginaire, l'une après l'autre.

J'ai modifié certaines parties du code de gestion des machines que j'ai créées, de manière à ce qu'au moment de s'arrêter, elles procèdent aussi à leur auto-destruction. Elles libèrent l'espace-disque qu'elles occupaient pour fonctionner : autrement dit, elles ne se contentent pas de mourir, elles font aussi disparaître leur propre cadavre , l'une après l'autre. Et quand bien même vous auriez trouvé la machine numéro 10, et – admettons – empêché sa destruction... nous n'auriez pas pu remonter la séquence, car à ce moment, toutes les autres machines avaient déjà disparu. Le reste, vous le connaissez : je vous ai envoyé un simple mail expliquant ce que j'avais fait, et vous invitant à prendre contact avec moi, si vous vouliez savoir comment je l'avais fait.

Milos avait marqué une pause, puis avait dit d'un air très satisfait :

J'ajoute que les différentes images que j'ai fait diffuser sur cet écran, avec votre collaboration, mademoiselle Bassalah, ne proviennent pas de la clé USB que je vous ai remise.

Sheppard et Wilson s'étaient regardés, puis s'étaient tournés vers Morhange.

Vous aussi, vous utilisez la virtualisation. Ici même. Vous pouvez enlever la clé, Mademoiselle Bassalah. Comme je vous l'ai dit, il n'y a aucun malware dessus. Juste un petit logiciel qui a réveillé une machine virtuelle sur l'un de vos serveurs. Et c'est elle qui a diffusé les quelques illustrations que vous avez vues.

Morhange soupira et lança un regard désabusé vers Sabrina.

Comme vous le constatez, la présentation tourne toujours sans l'aide de la clé. Mademoiselle Bassalah, pourriez-vous, je vous prie, appuyer sur la touche « End » de votre clavier ?

Morhange ferma les yeux durant une demi-seconde en signe d'approbation. Sabrina s'exécuta. La présentation disparut, aussitôt remplacée par un écran de veille arborant le sigle de l'OTAN et l'identification de la machine. Milos reprit :

Cette machine virtuelle tourne actuellement sur un de vos serveurs de bases de données. Son nom est « dbexp001 ». Seulement trois machines virtuelles sont exploitées sur ce serveur. Trois... dont une à moi, qui va disparaître dans exactement une minute.

Sheppard et Wilson se levèrent et quittèrent la salle de réunion précipitamment. Milos planta ses yeux dans ceux de Morhange, et demanda sur un air faussement poli :

Des questions ?

Les ingénieurs du CILTI, avertis par Sheppard, avaient bien trouvé la trace de l'activité de la machine de Milos, mais durant quelques secondes seulement. Après, elle s'était évanouie.

Les négociations avaient commencé tout de suite après.

Un magret de canard rosé, subtilement parfumé au miel, vint achever d'apaiser l'appétit de Morhange. Il se souvenait très bien d'avoir trouvé le ton de Milos d'une arrogance parfaitement condamnable. C'est à ce moment précis qu'il avait pris sa décision. Il appellerait ce numéro de téléphone qu'on lui avait confié jadis, et il s'emploierait à mettre le procédé de ce petit prétentieux à la disposition des gens qui lui avaient fait miroiter bien plus d'argent qu'il pouvait imaginer un jour en posséder.

Depuis le jour de cette réunion, Morhange avait avancé ses pions avec patience. Utiliser la « chute des dominos » entrait parfaitement dans le mandat du CILTI. Sabrina avait reçu pour mission d'accompagner Milos, et si l'occasion lui en était donnée, de prendre possession de la technologie développée par le pirate – même si plus tard, en imaginant que les négociations aboutissent, le CILTI récupérerait le tout : l'homme et le procédé.

L'opération sur le barrage avait entre temps confirmé son efficacité. Il était temps que cette technologie échappe au CILTI pour être transférée à de plus généreux commanditaires.

Morhange posa son verre d'Auxey-Duresses. Il aimait décidément beaucoup ce vin, et tant pis pour les esprits besogneux qui réprouvaient son penchant pour les repas bien arrosés à midi. Qu'ils aillent au diable. Il était en train de prendre une option ferme sur une suite de vie paisible, bien plus confortable et exotique que celle que lui réservait son employeur actuel. Sa cave abriterait plusieurs milliers de bouteilles prestigieuses, et ce serait tant mieux, car bientôt, dans certaines parties du monde, on tuerait peut-être pour un simple flacon de mauvais Chardonnay.

*

Les vingt-quatre tubes numérotés siégeaient dans leur écrin. En préparant son premier rendez-vous, Denis suivit une fois de plus les instructions. Il prit le premier tube, l'ouvrit au-dessus de l'évier, et se lava les avant-bras et les mains avec le liquide épais. Celui-ci ne séchait pas vraiment : il laissait une fine pellicule moite du coude jusqu'au bout de ses doigts.

Le rendez-vous devait avoir lieu dans la demie-heure. L'homme s'était montré jovial au téléphone, et semblait bien connaître la région. Il pouvait se rendre au premier point de dépôt dès la nuit tombée. Dès qu'il aurait confié la première couveuse, il reviendrait dans sa chambre, prendrait une douche, se saisirait du deuxième tube, et vogue la galère. Vingt-quatre fois en quelques jours. Heureusement qu'il ne passait jamais plus d'une nuit dans chaque hôtel, car avec toutes ces allées et venues, on l'aurait pris pour un dingue.

Denis rejoignit sa camionnette et démarra immédiatement, tout en se demandant si ce cérémonial avait un sens. Plus le temps passait, et plus il doutait qu'il y eût une quelconque relation entre la numérotation des tubes et celle des couveuses. Toutefois, les instructions étaient claires et impératives.

Il n'avait pourtant rien à manipuler. Chaque couveuse était scellée : il suffisait de la glisser dans le sac à dos prévu pour son transport et de la confier au porteur. Il n'y avait donc aucun contact entre le produit enfermé dans le tube et le précieux contenu de la couveuse. Denis s'était bien abstenu d'intervertir quelque couveuse ou quelque tube : la correction qu'il s'était prise lorsqu'il avait osé poser une question qu'il estimait légitime l'avait encouragé à s'en tenir strictement aux consignes.

Denis ne décidait pas non plus de la répartition des couveuses sur le territoire du département. Celle-ci lui était donnée sous la forme d'une série de pointeurs visuels posés sur une carte « Google earth » dont la dernière version était à chaque fois installée sur l'ordinateur portable qu'on lui confiait. Il n'avait qu'à recruter les porteurs pour chaque point, et faire déposer chaque couveuse dans l'ordre croissant de leurs numéros. Si pour une raison ou pour une autre il ne trouvait pas de porteur, il devait faire le travail lui-même. Cela n'était Dieu merci pas arrivé très souvent, car même s'il n'éprouvait pas de difficultés particulières à lire une carte à l'échelle 1:25000, trouver un endroit isolé en pleine nature était une tâche bien moins aisée pour lui que pour des gens qui connaissaient bien le coin. C'était d'ailleurs son principal critère de recrutement.

Cela ne l'empêchait pas de se sentir de plus en plus frustré. Lorsqu'on l'avait recruté, on lui avait expliqué bien des choses sur sa mission. Il avait appris quels étaient les desseins de ses commanditaires, et avait librement accepté d'y apporter sa contribution. Il estimait légitime qu'on le traite autrement que comme un simple pion sur un échiquier. Un département, vingt-quatre couveuses. Au suivant. Vingt-quatre autres couveuses. Et au suivant. Il n'avait même pas la moindre idée de l'étendue de l'entreprise. Quelle était la véritable étendue du projet ? La France ? L'Europe ? Le monde ?

Denis s'approchait du point de rendez-vous. Il devait chasser ces pensées de sa tête s'il voulait faire bonne figure face à son premier porteur.

Il se raisonna. Il en savait bien assez. Quelle que soit la portée des opérations en cours, les conséquences seraient mondiales, tout simplement.

*

Dominique traversa la petite pinède en trottinant. Sous l'eau, il n'avait pas arrêté de penser à Judith. Pas un seul instant il ne s'était posé la question de savoir si oui ou non il lui fallait attendre vraiment six minutes, trois ou dix : il savait que sa femme ne lui ferait pas le moindre reproche. Il ne serait ni trop tôt, ni trop tard, il serait là, et elle lui dirait qu'elle aimait sa présence. Tout était si simple avec elle.

Lorsqu'il arriva sous le soleil de la terrasse, tout changea très vite.

Il y eut d'abord la subite impression d'une multitude de petites caresses sur sa peau, suivie immédiatement d'une impression de froid, totalement déplacée sous le soleil encore haut dans le ciel. Il y eut aussi un feulement continu et rageur, quelque chose comme une cascade, en plus solide, ou comme un énorme sablier. Cela venait de la chambre. En levant la tête, Dominique vit une multitude de petits points noirs et furieux aller et venir aux abords du toit.

Il poussa un juron tout bas, puis hurla :

Judith !

Mais il savait déjà qu'il n'obtiendrait aucune réponse. Il se rua vers l'escalier, pensant vaguement qu'il était nu comme un ver, et que ce serait d'autant plus douloureux. Mais cette pensée s'effilocha derrière lui alors qu'il montait les marches quatre à quatre.

*

Milos s'était emparé de son ordinateur portable.

Ce n'était pas la première fois que Sabrina lui annonçait un changement de programme de dernière minute, mais l'idée même de manquer un repas libanais en sa compagnie le frustrait au plus haut point. Il s'était déjà habitué à recevoir nombre de messages d'elle en provenance d'autant de numéros de portable différents que les pays dans lesquels on l'envoyait. À chaque fois, elle disposait de coordonnées locales. Dans ce cas-ci, c'était un numéro suisse, ce qui se justifiait pleinement : le barrage qu'il avait pris pour cible était situé à la frontière franco-suisse, mais les deux centrales étaient sur le territoire helvétique.

Milos activa la connexion bluetooth de son téléphone. Sur l'écran de son ordinateur vint s'afficher l'historique des derniers échanges de SMS. Il porta d'abord son attention aux précédents textes qu'elle lui avait fait parvenir pour annoncer une mission urgente (quatre depuis qu'ils avaient fait connaissance). Il n'y avait là rien à redire : le contenu était comparable à chaque fois. Milos appréciait par ailleurs le fait qu'elle écrive sans sacrifier aux abréviations classiques tant répandues dans les SMS. Deux fois sur les quatre, son message avait été émis par le numéro portable qu'elle avait ensuite utilisé pour appeler Milos durant sa mission. Là non plus, a priori, rien de suspect.

Il y avait cependant plusieurs choses différentes dans cette dernière situation. La première était la plus évidente : Sabrina avait dû retourner au CILTI, ou à tout le moins avoir eu un contact avec quelqu'un. Car dans son premier message, elle annonçait « je suis sortie », et puis seulement elle parlait de sa mission-surprise... en émettant le message avec un portable dédié à sa mission. S'il avait été à sa place, il aurait émis un message bien plus tôt.

Mais il y avait plus suspect. Durant ses autres missions, Sabrina avait à chaque fois pris le soin de personnaliser sa boîte vocale : c'était sa propre voix qui disait « Je ne puis prendre votre appel, merci de me laisser un message et j'y donnerai suite dès que possible ». Dans ce cas-ci – il venait d'essayer de la joindre – le message était celui que l'opérateur téléphonique fournissait par défaut à ses abonnés.

Mais ce n'était pas une preuve. Une preuve de quoi d'ailleurs ? Que cherchait-il ? A combler sa frustration de ne pas déguster une bouteille de Château Kefraya sous le regard noir et pétillant de Sabrina ? Ou prouver qu'elle l'avait peut-être surveillé d'un peu trop près ?

Inutile de chercher plus loin. Sabrina le privait d'un bon moment, elle avait intérêt à lui avoir dit la vérité. Milos consulta le fichier « log » qui conservait les traces de l'activité de son ordinateur portable. Rien de suspect : à première vue, il n'avait pas été utilisé à son insu durant la nuit précédente, ni durant aucune des nuits où Sabrina et lui avaient dormi ensemble.

Il se souvenait de l'avoir sentie s'éloigner du lit à plusieurs reprises, en murmurant « je vais faire pipi », et à chaque fois elle était revenue immédiatement après. Il s'en souvenait d'autant mieux qu'à chacune de ses occasions, il l'avait attendue pour la voir revenir. Non pas pour la surveiller, mais pour le plaisir de voir le corps nu de Sabrina s'avancer vers lui, éclairé par la lune.

En revanche, il avait un souvenir moins précis des moments qu'ils passaient ensemble juste après avoir fait l'amour. Elle le prenait souvent dans ses bras, laissant sa main descendre sur les reins de son amant, comme pour goûter à l'apaisement de son corps. Il s'était maintes fois endormi sous la douce pression de cette main chaude, et au réveil, il l'avait retrouvée douchée, d'excellente humeur, et le cendrier prêt à déborder.

C'était d'ailleurs arrivé la nuit précédente.

Milos creusa immédiatement cette hypothèse. Il activa le gestionnaire de périphériques de son portable, et passa en revue les traces d'activité de chacun des composants grâce auxquels son portable pouvait communiquer avec d'autres appareils.

Communication sans fil : rien. Il avait désactivé son émetteur par précaution, et ne s'en servait que lors d'opérations de piratage. Port réseau : rien. Ports USB : rien. Port IEEE1394...

Quinze minutes d'activité, dès 03:52.

À ce moment, Milos dormait, et Sabrina prenait une douche. Disque dur : idem.

Milos n'eut même pas à entamer un petit exercice de calcul mental, car il savait déjà quel serait le résultat. Son port IEEE1394 était de la dernière génération, il pouvait supporter une vitesse de transfert de 3,2 Gigabit par seconde. En quinze minutes, le contenu intégral de son disque dur pouvait avoir été transféré sur n'importe quel périphérique compatible.

Morhange et Sabrina s'étaient bien foutus de lui.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (15)

Morhange sortit du Centre vers midi et monta immédiatement dans son véhicule. Le stress lui donnait toujours faim, et ce jour-là, il était prêt à dévorer la terre entière. Il avait pris un risque en accompagnant Sabrina jusqu'à l'entrée, deux heures plus tôt : il était grand temps de savoir s'il avait eu raison ou non. Une fois le téléphone portable branché sur les haut-parleurs de la chaîne stéréo, la voix résonna dans l'habitacle :

Nous l'avons.

Morhange serra doucement les poings. Deux sentiments contradictoires s'affrontaient dans son cerveau. Il avait soupçonné Sabrina de posséder l'image du disque dur de Milos au moment où, ce matin-même, elle lui avait demandé un délai de quelques jours. C'est pour cela qu'il l'avait accompagnée à la sortie du Centre, donnant ainsi l'ordre silencieux de démarrer la filature.

Donnez-moi les détails.

L'instinct de Morhange ne l'avait pas trompé, et cela le mit en colère : cette petite garce lui avait menti, les yeux dans les yeux.

Nous avons été repérés très rapidement. Elle a tenté de nous perdre en courant. Elle a d'ailleurs failli réussir. C'est vrai qu'elle est très rapide. Nous l'avons eue dans le métro. Elle avait la caméra sur elle.

Combien de temps vous faudra-t-il ?

Difficile à déterminer pour l'instant. J'en saurai plus d'ici une heure.

Et Sabrina ?

Comme prévu. Je suis allé chercher de l'aide pour ma pauvre femme enceinte et inconsciente, je ne suis jamais revenu. Le point est réglé.

Bien. Gardez Milos sous contrôle. Il risque d'être plutôt méfiant. Pas de contact visuel dans les prochaines heures.

Il interrompit la communication et s'arrêta à cent mètres environ du restaurant, juste le temps de composer un message.

Je suis désolée, Morhange m'a confié le suivi de notre coup d'essai sur Émosson. Apparemment ça remue sur place, je dois m'y rendre sans délai. Je reviens dans quelques jours. Tu peux me laisser des messages sur ce portable-ci, mais je risque de ne pas pouvoir te répondre avant mon retour. Ne t'inquiète pas, je ne serai pas longue, je te rejoindrai chez toi. Sabrina.

Tout en émettant le texte vers le portable de Milos, Morhange sentit la faim se rappeler à son bon souvenir. Une partie de son stress avait disparu, mais il lui tardait d'être à table. Il coupa le téléphone, le glissa dans la boîte à gants, sous les papiers de la voiture, et démarra.

Au bout de cent mètres, il confia son véhicule au voiturier, puis fut accueilli par le maître d'hôtel. Une fois à table, face à son Bombay Saphire tonic, il se surprit à sourire encore. Avec un peu de chance, Milos ne serait pas trop turbulent : le message qu'il lui avait envoyé était dans la droite ligne de ceux que Sabrina lui avait adressés précédemment. Depuis un mois, toutes les communications passées via le portable de la jeune femme avaient été systématiquement archivées et mises à la disposition de Morhange.

Ce message endormirait peut-être la méfiance de Milos durant quelques heures, mais il ne fallait pas l'imaginer sans réaction. Ce type était vraiment très intelligent. Lors de leur premier rendez-vous, tous les responsables du Centre avaient été bluffés, même s'ils n'en avaient rien laissé paraître. Il y avait bien eu cet exaspérant préambule, durant lequel il avait laissé Sabrina lui donner quelques répliques convenues. Mais ensuite, Milos avait tracé sa route :

Vous savez bien que depuis quelques années, la mode est à la virtualisation. Nombre de serveurs d'entreprise sont en fait subdivisés en plusieurs machines virtuelles, auxquelles on donne des fonctions précises. Les entreprises qui ont misé sur cette technologie ont rapidement bénéficié de nombre d'avantages : un système en apparence décentralisé peut se gérer de manière centralisée, le temps de maintenance est réduit à zéro – du point de vue de l'utilisateur, en tout cas – j'en passe et des meilleures. Mais cette technologie peut aussi être détournée à des fins moins honnêtes.

Vous n'êtes pas le premier pirate à utiliser une machine virtuelle, avait observé Sabrina.

Je sais. Mais dans la majorité des cas, les machines virtuelles d'un hacker ne sont là que pour son confort personnel, ou pour le disculper s'il est repéré : une machine virtuelle peut être détruite en une seule opération logicielle. Sans arme du crime, l'accusation est affaiblie. Pour un « vrai » ordinateur, c'est beaucoup plus compliqué, il faut s'en débarrasser physiquement.

Milos avait marqué une pause, puis avait tendu une clé USB à Sabrina.

Il n'y a aucun « malware » dessus. Je vous le garantis.

Sabrina avait jeté un regard à Morhange, qui avait émis un signe d'approbation discret. Elle avait introduit la clé dans son portable, qu'elle avait ensuite relié au projecteur de la salle de réunion.

La présentation est en PDF1. Elle va démarrer automatiquement.

Une carte du monde était venue s'afficher sur l'écran.

Vous savez aussi que bon nombre d'organismes publics ou d'entreprises privées gardent leurs données et leurs logiciels sous haute surveillance, laissant à certaines sociétés spécialisées le soin d'entretenir leur matériel, leurs salles des machines, réseaux, etc. La virtualisation des machines a révolutionné les méthodes de travail : le confort que propose une telle technologie permet de multiplier les tests de nouveaux logiciels avant leur mise à disposition, d'augmenter leur fiabilité... Bref personne n'a hésité à multiplier la création de machines virtuelles à des fins diverses. On crée, on exploite, on élimine. Qui leur jetterait la pierre après tout ? Une fois les investissements de base consentis, cette technologie ne coûte quasi rien, et en cas d'incident, il suffit de remplacer une machine virtuelle par une autre, ou par une copie de cette même machine, prise juste avant la panne.

Sur la carte, quelques centaines de points de couleurs diverses s'étaient affichés.

Chaque couleur correspond à un logiciel de virtualisation. Vous savez comme moi qu'il n'y en a pas beaucoup sur le marché : le monde de la virtualisation se limite à moins de dix couleurs.

Et ce que nous voyons, avait demandé Sabrina, c'est le nombre d'entreprises qui exploitent des machines virtuelles dans le monde ?

Milos répondit par un signe de dénégation bien calculé, prenant son temps :

Non, mademoiselle Bassalah. Ce que vous voyez, ce sont toutes les machines virtuelles que j'ai pu créer à ce jour, au sein d'autant d'entreprises différentes, sans être repéré.

Tous avaient sursauté à ce moment. L'écran montrait des centaines de points. Dans les dix minutes qui avaient suivi, plus personne n'avait interrompu Milos.

En achevant son apéritif, Morhange se souvint d'avoir pensé précisément : un hacker n'est d'habitude ni patient, ni méticuleux. Ce type est extrêmement dangereux.

Heureusement, se dit Morhange, que Milos vivait probablement ses derniers jours

*

Dominique enchaînait les longueurs sous l'eau, et semblait y prendre un plaisir immense. Judith, quant à elle, avait voulu se sécher au soleil, sur une des chaises longues bordant la piscine, mais elle s'était sentie un peu mal à l'aise. Elle se trouvait encore trop étrangère à cet endroit pour y rester toute nue en attendant que son mari ne sorte de l'eau.

Judith remit son chemisier sur ses épaules, enfila sa petite culotte, roula le reste de ses vêtements avec son pantalon et glissa le tout sous son bras.

Dominique fit surface, juste le temps de demander :

Tu vas te changer ?

Je vais t'attendre dans notre chambre.

Dominique nagea jusqu'aux pieds de sa femme.

Je te laisse cinq minutes d'avance ? demanda-t-il.

Six. Juste le temps de prendre une douche, de me faire douce et parfumée. Si tu me cherches, je crois que tu pourras me trouver au centre d'un lit tout rond.

Hmm.. Délicieuse idée. Six minutes, ça fait combien de longueurs ?

Cela dépendra de ton empressement à venir me retrouver... Ne te fatigue pas trop à la nage, j'ai envie de ta force.

N'aie crainte, dit Dominique en embrassant sa femme.

Judith ramassa ses chaussures, abandonnées près de la chaise longue, et se dirigea vers la petite pinède, qui lui parut plus sombre encore qu'à l'aller. Elle faillit trébucher à deux reprises en descendant le petit chemin. À peine ses yeux s'étaient-ils habitués à la pénombre qu'elle débarqua sur la terrasse ensoleillée, et la traversa d'un pas empressé, les paupières plissées pour éviter l'éblouissement.

À l'intérieur, les espaces étaient dégagés et la lumière discrète : la bastide protégeait naturellement ses hôtes contre la chaleur de l'été et le froid de l'hiver. Les meubles dans le style provençal étaient choisis avec goût, et une multitude de photos – toutes prises par leur hôte, avait précisé Dominique en lui faisant visiter le bâtiment – ornaient les murs.

L'escalier en bois sombre contrastait agréablement avec les dalles roses du sol. Judith grimpa rapidement les marches. Au premier étage, le style était plus moderne. Les volets fermés avaient préservé une atmosphère calme et fraîche, qui fit glisser plusieurs vagues de frissons sur la peau encore humide de la jeune mariée. Elle se dirigea rapidement vers la porte de la chambre, en se disant vaguement que le bruit étrange qu'elle avait entendu avec Dominique depuis la piscine semblait s'approcher à nouveau.

La chambre était magnifique. Le lit était blanc, haut. Il siégeait au beau milieu de la pièce circulaire : elle avait été aménagée dans la tour de l'imposant édifice. En son centre, trois oreillers étaient dressés l'un contre l'autre, en pyramide. Judith se saisit de son beauty-case et d'une grande serviette de bain avant de se diriger vers la petite porte menant à la salle de bain attenante.

En passant devant la fenêtre donnant sur la petite départementale, son regard fut attiré par une perturbation dans l'image des oliviers alignés sous le ciel bleu, juste en face de la bastide. Quelque chose de vibrant, comme des petites taches mouvantes. Mais les frissons qui parcouraient son dos et ses avant-bras ramenèrent Judith au plus urgent : prendre une douche bien chaude. Elle ouvrit largement la porte, et comprit immédiatement qu'elle avait commis une monstrueuse erreur.

Judith commença à hurler lorsque le bourdonnement se mua en une vibration rageuse. Elle recula et se mit à agiter les bras, mais il était déjà trop tard. La douleur fut instantanée, foudroyante. Les yeux fermés, Judith tituba en direction du lit, encerclée d'une aura sombre et mouvante, qui semblait ne vouloir qu'une seule chose : la réduire à l'immobilité et au silence.

Les mains raides, à la limite de la paralysie, Judith agrippa le couvre-lit, en espérant que la couette trouvée juste en-dessous serait suffisamment épaisse. Elle tira le tout vers elle et se couvrit entièrement, la tête prête à éclater sous l'effet combiné de ses propres hurlements, de la douleur, et du venin qui pénétrait lentement mais sûrement son corps.

1Portable Document Format : format de document créé par Adobe™ et largement utilisé pour publier des documents électroniques

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (14)

Ils étaient arrivés depuis quelques minutes seulement, et déjà Judith aimait cet endroit. Le jardin était ombragé, au calme, un peu fou aussi, juste comme elle aimait. Une énorme glycine couvrait la façade de la bastide. Au bout du jardin, les vignes s'alignaient sous un soleil vibrant, en pente douce vers un petit ravin qui marquait la limite du village.

Dominique connaissait déjà les lieux : la bastide appartenait à un de ses amis, qui avait proposé au couple d'en profiter au mieux.

Judith se réjouissait de séjourner dans un endroit aussi paisible. Ils étaient tombés d'accord presque immédiatement : tous deux avaient en horreur les voyages conventionnels « pour jeunes mariés ». Sept jours à s'appartenir, ici... Ce serait tout simplement la meilleure semaine de leur vie.

Elle adressa un signe à son mari, qui venait d'apparaître à la fenêtre ouest du bâtiment. Il lui lança :

Notre lit est rond, mon amour. Cela te convient ?

Parfaitement !

Je finis de ranger nos vêtements et je te rejoins. Tu as déjà vu la piscine ?

Non, où est-elle ?

Tu dois suivre le sentier qui part sous les pins, juste à ta droite. Je t'y rejoins dans une minute.

Judith aperçut deux marches au bout de la terrasse : c'était probablement de là que le sentier partait vers la piscine. Une cigale s'était installée sur une branche et s'était mise à chanter.

Sous les pins, l'ombre était d'un noir anthracite. C'était certainement un excellent endroit pour faire la sieste en été. Tandis que les yeux de Judith s'habituaient à la faible luminosité de l'endroit, le chemin se dévoila peu à peu. Il serpentait en pente soutenue vers le haut, entre les rochers, jusqu'à un palier où Judith imaginait bien trouver la piscine.

Loin derrière elle, la jeune mariée entendit grincer la porte de la terrasse : Dominique arrivait. Elle acheva de traverser la petite pinède et se retrouva à nouveau face au soleil, au bord de la piscine. Éblouie, Judith plissa les yeux et s'approcha des chaises longues qui bordaient l'eau.

À peine allongée, elle entendit les pas de son mari.

Alors, mon homme ? Content d'être à destination ?

Absolument ravi. L'endroit est pareil à mon souvenir. Le soleil éclaire la piscine jusqu'après vingt heures en été. Il y a un barbecue sous le toit du petit bar.

Mmmh... poisson grillé, salade, huile d'olive, miam...

Tu me laisseras te faire la cuisine ?

Si tu me laisses te faire l'amour.

Marché conclu. On ne risque pas de déranger les voisins. À part un retraité des postes qui habite à environ deux cent mètres d'ici, il n'y a personne.

Il est dur d'oreille, ton postier ?

Tu comptes faire du bruit à ce point ?

Les mains de Dominique vinrent caresser le cou de sa femme.

Qui sait ? murmura-t-elle, les yeux fermés.

Au frisson du désir vint lentement s'en substituer un autre. Derrière la pinède, un bruit continu et rauque se fit entendre. Quelque chose entre un ronronnement et le bruit d'un scooter.

Je croyais l'endroit calme ? dit Judith.

C'est le cas, d'habitude, répondit son mari en regardant autour de lui.

Le sourd ronronnement s'accompagnait d'une vibration qui emplit l'air, donnant la chair de poule à Judith.

C'est quoi d'après toi ?

Je n'en sais rien... peut-être un jeune du coin qui teste sa brêle dans les environs. La bastide nous isole de la route, les sons nous en parviennent probablement déformés.

Pendant que Dominique parlait, Judith pensa à quelque chose comme des vagues qui, au lieu de venir vers le rivage, s'en éloigneraient avec lenteur. Le bruit semblait contenir en lui-même une multitude d'ondes qui tantôt s'ordonnaient, tantôt se dispersaient.

C'est bizarre, dit-elle, j'ai l'impression que cela ne vient pas d'un point précis.

On dirait que cela diminue.

Ils tendirent l'oreille. Le ronronnement perdait en effet de sa consistance.

Apparemment, l'apprenti motard rentre au bercail.

Le couple attendit encore. Quelques instants plus tard, le chant de la cigale reprit le dessus.

Comme s'il s'agissait d'un signal, Dominique et Judith se remirent en mouvement : il ôta la bâche de la piscine, elle s'assit au bord et plongea ses pieds dans l'eau.

Elle est délicieuse.

J'imagine. Il fait beau depuis quelques jours, ici.

On a mérité un bain, non ?

Bien sûr. Je vais chercher nos maillots.

Tu en as besoin ?

Dominique hésita juste un instant avant de se rendre à l'évidence : sa femme avait déjà bien noté qu'ils n'étaient exposés à aucun regard indiscret. Ils se déshabillèrent avec hâte et plongèrent ensemble l'un vers l'autre.

Daniel écoutait patiemment les explications du médecin. Il lui était difficile de se concentrer, mais l'essentiel lui permettait d'être optimiste, et c'était déjà bien. Il avait eu la trouille de sa vie.

Nous pensons que le virus H1N1 qui a provoqué les fortes poussées de fièvre a pu, durant quelques heures, perturber le fonctionnement de votre thalamus. Plusieurs autres dysfonctionnements mineurs ont été mesurés au niveau de votre système nerveux, mais il semble que le seul symptôme majeur jusqu'ici soit votre cécité. Laquelle s'arrange, d'ailleurs, n'est-ce pas ?

Daniel acquiesça. Le médecin continua :

Vos propos quelque peu « décalés » de tout-à-l'heure sont simplement causés par la température. Nous allons faire en sorte qu'elle diminue, mais ce virus est coriace, on en a suffisamment parlé dans les média. Vous avez dit ne pas avoir été vacciné lorsque vous vous êtes présenté aux urgences ?

C'est exact, dit Faustine.

Dommage. Nous allons tester votre vue dans le courant de l'après-midi. Nous devrions confirmer un retour à la normale. D'ici là nous allons vous demander de vous reposer. Je suppose que vous n'aurez rien contre une bonne sieste après toutes ces émotions ?

Non, en effet, soupira Daniel.

Parfait. Voilà pour les bonnes nouvelles. Je suis désolé, mais j'en ai de mauvaises, aussi.

À propos de Valérie ? demanda Faustine.

Non, non, rassurez-vous, elle se bat très bien contre le virus. Cela l'épuise, et c'est pour cela qu'elle dormira probablement vingt heures sur vingt-quatre durant quelques jours. Nous devrons la garder chez nous tant que son appétit ne sera pas revenu.

Si ce ne sont pas là les mauvaises nouvelles, insista Faustine, quelles sont-elles ?

Généralement, la grippe « A », tout comme la grippe saisonnière, se limite aux symptômes classiques : courbatures, fortes fièvres. Certaines personnes présentant des pathologies préexistantes, ou des faiblesses particulières, développent des complications.

Je ne me connais pas de faiblesse particulière, docteur.

Ce n'est hélas pas là où je veux en venir. Dans la majorité des cas, ces complications ne surviennent que plus tard. Quelques jours après les premiers symptômes, rarement plus tôt. Mais dans votre cas, c'est différent. Vous avez perdu la vue quelques dizaines de minutes seulement après l'apparition des premiers signes de fièvre.

Vous voulez dire que ma vue présente une fragilité quelconque ?

Non. Je veux dire que nous avons affaire à une variante du virus H1N1.

Il y a des variantes ?

Oui. Nous n'avons pas le moyen ici de l'isoler, mais un échantillon de votre sang a déjà été envoyé à Lyon. Nous aurons des résultats très rapidement.

Et que pourrez-vous en déduire ? demanda Daniel.

Pas grand chose hélas, car les cas sont très rares, et très dispersés à travers le monde. Mais il y a eu un cas similaire à Montpellier, il y a trois semaines. Un homme de vingt-deux ans. Lui aussi est arrivé aveugle à l'hôpital.

Et ?

Et il a fait une attaque cardiaque le lendemain de son admission.

Le silence s'installa dans la petite chambre. Faustine, qui était restée debout durant l'entretien, chercha urgemment une chaise. Elle la trouva juste à temps.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (13)

Escadrilles

 

En moins d'une matinée, Denis Auger avait déjà planifié dix des vingt-quatre rendez-vous. Si tout se passait bien, il n'aurait qu'à s'occuper du reste ce soir. Il devait dormir, maintenant, car la nuit serait longue.

Jusqu'à présent, le sommeil était toujours venu, mais cette fois-ci, Denis lui courait derrière sans aucun succès. Probablement parce que c'était sa dernière opération, et que ses craintes augmentaient.

Mais que devait-il craindre ? Il avait rempli sa mission sans le moindre souci. À chaque fois, les couveuses avaient fonctionné – du moins en avait-il reçu le message sur son téléphone portable – libérant leur précieuse progéniture avant d'être récupérées.

C'était cela qui gênait Denis : il n'avait aucun contact avec les personnes chargées de récupérer le matériel. Il lui était impossible de savoir si toutes les couveuses avaient été retrouvées, impossible de savoir s'il y avait eu un problème, et si oui, comment le prévenir. Il avait pourtant interrogé son commanditaire. Il ne l'avait rencontré qu'une fois : c'était un grand homme très distingué, d'une extrême politesse. Il recevait ses instructions de cet homme directement sur son ordinateur portable, et pouvait si nécessaire communiquer avec lui par courrier électronique. Toute autre forme de contact était strictement interdite.

La réponse lui était parvenue le lendemain :

J'accuse réception de votre courriel. Notre ami commun, qui vous attend dans quarante-huit heures à l'endroit convenu, sera porteur de toutes les réponses utiles à vos questions.

Et, de fait, Denis s'était retrouvé face à un de ces hommes peu rassurants pour le traditionnel échange de véhicules.

— Vous devriez être porteur d'une réponse de la part...

— En effet.

La main gantée de l'homme s'était abattue à plat sur le visage de Denis, avec une rapidité et une force déconcertantes. Il s'était retrouvé au sol.

— Voici votre réponse.

L'homme était resté immobile et silencieux, face à Denis, pendant tout le temps où ce dernier s'était redressé.

— Vous n'aviez pas besoin faire de cela ! avait gémi Denis. La joue en feu.

L'homme n'avait pas répondu.

— Vous êtes dingue !

La seconde gifle était venue de gauche, encore plus rapidement, projetant à nouveau Denis à terre, les yeux écarquillés de surprise et de rage. L'homme s'était saisi ensuite de son appareil portable et avait composé un numéro abrégé. Deux secondes plus tard, la communication était établie.

— Bonjour, monsieur. Je viens de donner à monsieur Auger les explications que vous souhaitiez lui communiquer. Pardon ? Une correction ? Non, monsieur, je me suis limité au strict minimum. Oui, bien entendu monsieur. Uniquement en cas de récidive. Je suis sûr que monsieur Auger comprendra. Merci monsieur. Au revoir.

En raccrochant, il avait posé son regard sur Denis, qui entre-temps s'était à nouveau relevé. On pouvait y lire comme une envie folle de lui briser les côtes à coups de poing.

— Laissez tomber, dit Denis. J'ai pigé.

L'homme avait tiré de sa poche les clés de la camionnette, et les lui avait tendues. Denis les avait saisies d'un geste circulaire, puis tourné les talons en murmurant : « connard », suffisamment haut pour qu'il soit entendu. L'homme était resté de marbre. Il ne l'avait pas revu depuis.

Denis comprenait bien que la réussite d'une telle opération nécessitait un parfait cloisonnement des tâches. Tout en cherchant un sommeil qui ne viendrait probablement pas, Denis se dit qu'en fin de compte, il n'avait pas demandé grand chose. Il ne voulait pas savoir « qui faisait quoi » – à vrai dire il s'en fichait complètement – mais en revanche il tenait à savoir si cela marchait.

Ceci dit, Denis avait déjà pu satisfaire partiellement sa curiosité, car il avait reconnu une couveuse déjà utilisée lors de l'avant-dernier changement de camionnette. C'était l'une des toutes premières qu'il ait manipulées ; le métal avait été griffé par erreur lorsqu'il avait glissé la couveuse dans un sac à dos. Elles étaient donc remises dans le circuit après recyclage.

Néanmoins sa préoccupation principale – comment les porteurs étaient-ils dissuadés de témoigner, et avec quelle efficacité – demeurait sans réponse valable, et cela le mettait de plus en plus mal à l'aise. Si ne fut-ce qu'un seul porteur était capable de le repérer et de l'identifier, c'est toute l'opération qui serait mise en danger. Denis ignorait si son point de contact aux allures si distinguées était le véritable cerveau de l'affaire, mais il était évident qu'en cas de pépin, Denis serait réduit au silence. Cela faisait partie des risques qu'il avait acceptés au départ.

Denis sentit l'espoir du sommeil lui échapper définitivement lorsqu'une pensée nauséabonde lui traversa l'esprit : peut-être avait-on décidé de le réduire au silence même s'il n'y avait aucun pépin.

 

Milos commençait à s'inquiéter.

Plus d'une heure s'était écoulée depuis le dernier message de Sabrina, et même s'il s'était habitué à la voir apparaître et disparaître selon ses humeurs, ses missions et – parfois il le croyait – la vitesse du vent et la forme des nuages, une pointe d'inquiétude était venue faire son nid dans sa tête, et refusait obstinément d'en sortir.

Autant Sabrina s'était montrée froide et dominante lors de leur premier entretien (et à vrai dire aussi, les rares fois où il l'avait vue au Centre), autant lorsqu'ils étaient ensemble elle se montrait fantasque, enjouée, câline. Il n'avait pas affaire à deux femmes différentes selon les circonstances, mais plutôt à deux sœurs jumelles : l'une était danseuse et peintre, l'autre chercheuse et championne d'athlétisme. Ils avaient été courir un soir ensemble dans la forêt de Soignes, au sud de Bruxelles : Milos avait décidé que ce serait la première et dernière fois. La forme physique de Sabrina était celle d'une athlète de haut niveau.

Elle lui avait aussi fait une forte impression sur le plan technologique lors de leur première réunion. L'entrée en matière avait révélé une femme volontaire, mais lorsque la conversation s'était orientée vers la « chute des dominos », Sabrina s'était montrée très bien informée.

Milos s'était attendu à un feu nourri de questions, et n'avait pas été déçu, mais il était sur son territoire technologique, et s'était senti pleinement en confiance. Il avait commencé son exposé :

— Vous savez mieux que moi que les systèmes d'information les mieux gardés disposent de plusieurs types de protection. Non seulement ils sont équipés de protections diverses destinées à mettre les bâtons dans les roues des gens comme moi, mais aussi, les dernières avancées technologiques leur permettent de tracer tout trafic réseau susceptible d'être à l'origine d'une attaque. Autrement dit : les dragons gardent la chambre de la princesse, et une armée de dobermans est prête à vous donner la chasse à la première occasion.

Morhange avait eu un geste impatient. Milos avait observé ses autres interlocuteurs, impassibles, et avait continué :

— Face à ces deux obstacles, la méthode la plus efficace consiste en l'usurpation d'identité : dès lors, le dragon vous connaît, et les chiens restent en cage. C'est ce qui dissuade nombre de pirates, car pour arriver à leurs fins, ils doivent se transformer en agents secrets : voler une carte magnétique, un code, une grille chiffrée, que sais-je encore : en tout cas quelque chose qu'il leur est impossible de dérober en restant confortablement installé derrière un clavier.

Milos avait beau fouiller ses souvenirs, il ne pouvait affirmer qu'à ce moment Morhange avait exprimé quoi que ce soit, mais Sabrina avait pressé le pas :

— Nous savons tout cela, monsieur Kinski. Pourriez-vous nous dire comment vous avez procédé pour le site de l'OTAN ?

Milos avait fait comme s'il comptait bien y venir directement :

— Dans votre cas, l'usurpation d'identité ne m'aurait probablement pas posé de difficultés, mais je tenais à ce que nous soyons mis en contact, et pour cela il me fallait faire du bruit. J'ai donc fait le nécessaire pour réveiller le dragon, le prendre de vitesse, repeindre la chambre de la princesse en rose avant de tirer ma révérence en entraînant les chiens derrière moi.

— Vous semblez bien vous amuser à user de vos métaphores, avait dit Morhange, mais je crois qu'il est temps de passer au vif du sujet.

Milos avait caché son triomphe : Morhange était intervenu exactement comme prévu pour manifester sa vexation. Il est vrai qu'après l'intrusion de Milos, le « who's who » du site www.nato.int s'était mis à afficher les portraits des principaux responsables de l'organisme la tête en bas. Pour un site Internet aussi visible sur la toile, c'était très vexant. Sabrina avait enchaîné :

— Vous vous êtes introduit dans notre réseau interne.

— Votre réseau parallèle, avait rectifié Milos. Votre LAN1 est double. Votre réseau administratif est assez classique. On peut le comparer à celui d'une entreprise privée. L'autre réseau véhicule vos données sensibles. Aucune station de travail n'est reliée aux deux systèmes. Je l'ai vérifié.

— Vous semblez dominer la topologie de notre réseau, mais cela ne nous en dit pas plus.

— Je suis entré dans votre réseau administratif assez facilement. J'ai appris que l'OTAN avait récemment renouvelé son parc d'imprimantes. Comme c'est de plus en plus souvent le cas, ces machines ne sont pas votre propriété : seules les pages imprimées sont facturées. Ce prix couvre la mise à disposition des machines, leur entretien, etc. Mais pour que votre fournisseur puisse déterminer quel est le montant dont l'OTAN doit s'acquitter à chaque échéance, il faut procéder à un relevé des compteurs. Il y a belle lurette que ceci est automatique : chaque imprimante communique automatiquement le nombre de pages imprimées par période de temps. Ceci suppose qu'une communication sécurisée soit établie entre les imprimantes reliées au réseau administratif de l'OTAN et son fournisseur.

— Et vous avez intercepté ces communications.

— Cela n'a même pas été nécessaire. Je suis entré dans le système de votre fournisseur assez facilement, puis je me suis mis à la recherche des paramètres de communication entre leur système comptable – un vieux truc, croyez-moi – et les imprimantes installées sur le site de l'OTAN. De là, pénétrer votre réseau administratif s'est avéré assez simple.

— Et comment avez-vous fait ensuite ?

— Vos réseaux parallèles ne communiquent pas l'un avec l'autre, mais je me suis dit que, ne fût-ce que pour certaines raisons fonctionnelles, à certains moments, les hauts responsables de l'OTAN doivent faire converger les deux types d'informations – secrètes et non secrètes – vers le même terminal.

— Aucune station de travail n'est reliée aux deux systèmes. Vous l'avez dit vous-même.

— En effet. Si nous nous limitons aux stations de travail.

Milos avait laissé un silence intéressé s'installer, avant que Morhange ne l'invite à continuer.

— Quelques-uns de ces responsables disposent de terminaux bien plus accessibles qu'on ne le pense. Un simple téléphone portable, par exemple.

Un nouvel instant de silence s'était ouvert, puis le dialogue avait repris entre la jeune femme et lehacker, laissant sur la touche les autres responsables, de plus en plus nerveux.

— Ils ne sont pas reliés en permanence non plus, avait soufflé Sabrina.

— C'est vrai. Vos serveurs « poussent »les informations vers ces téléphones portables, mais là encore, les paramètres de communication sont assez faciles à détecter. Quelques instants plus tard, j'étais sur votre réseau « interne », comme vous l'avez appelé.

— Vous n'aviez pas besoin de cela pour pirater le « who's who ».

— Si.

— Monsieur Kinski, ne me dites pas que vous n'avez pas trouvé la DMZ2 où se trouve le serveur web dès que vous avez pénétré notre réseau administratif.

— Je l'ai trouvée. Mais si je m'étais amusé à pirater votre « who's who » à partir de là, cela n'aurait pas été bien grave. N'oubliez pas que je voulais aussi réveiller les dobermans.

— Vous les auriez eu aux trousses de toute façon.

— Peut-être. Mais vous auriez accordé moins d'importance à l'incident. Et quand les chiens seraient revenus bredouilles, vous auriez écrit un joli rapport avec quelques recommandations, et puis basta.

Milos avait fait une pause, puis avait ajouté :

— Si nous sommes ici ensemble à parler d'une éventuelle collaboration, mademoiselle Bassalah, c'est parce que les chiens se sont rués à ma poursuite car l'alerte rouge avait été déclenchée. Et qu'après quelques instants, au moment précis où ils allaient me rattraper, d'un coup, ils m'ont vu disparaître.

 

 

 

1Local Area Network : réseau local

 

2Demilitarized zone : un sous-réseau protégé par un pare-feu.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (12)

Sabrina avait repéré l'homme qui la suivait peu après avoir quitté le Centre. C'était un grand gaillard aux cheveux presque blancs, coupés en brosse. Il devait avoir une quarantaine d'années. Il était au volant d'une mini bleue et avait pris trois fois à droite, tout comme elle, en laissant deux voitures entre elle et lui.

Au hasard d'un virage, Sabrina avait aperçu un petit accessoire à l'oreille de son poursuivant. Probablement une oreillette bluetooth. Sabrina n'aurait pas pu dire s'il était en communication, mais peu importait.

Elle accéléra. Son poursuivant fit de même.

La jeune femme glissa son portable dans sa poche, et mit son sac sur ses genoux. Sa propre voix lui envahit l'esprit. Elle récita la leçon qu'elle avait répétée jusqu'à l'essorage quelques années auparavant.

Un : échapper à son poursuivant. Deux : annuler sa destination présumée. Trois : trouver un endroit sûr pour réfléchir.

Elle pensa à envoyer un message à Milos, mais se ravisa aussitôt. Ne pas utiliser son portable. Elle l'éteignit, l'ouvrit et enleva la batterie. D'une main elle ôta aussi la carte SIM, qu'elle laissa tomber dans le guide métallique de son siège. Arrivée à un carrefour, elle s'aida de ses jambes pour avancer puis reculer avec énergie, puis jeta un coup d'œil sous elle. La carte était pulvérisée. Dans son rétroviseur, la mini bleue s'était rapprochée : il était temps de prendre le large.

— J'espère pour toi que tu t'es entraîné dernièrement, murmura Sabrina en dirigeant sa voiture vers le parking d'une grande surface.

L'homme gara sa voiture à environ cinquante mètres d'elle. Il sortit, resta un instant près de sa voiture, puis se dirigea vers elle en la fixant. Sabrina n'avait pas trente ans, chaussait ses baskets, et elle était au meilleur de sa forme. Près d'un kilomètre la séparait de la station de métro : elle parviendrait à le distancer. Elle serra son sac contre elle et se mit à courir.

Tout en accélérant, Sabrina se demanda qui pouvait bien avoir intérêt à la faire suivre. Morhange lui faisait confiance, et Milos travaillait seul. Ses activités pour le compte du CILTI ne lui avaient rien fait commettre d'illégal sur le territoire belge. Ce n'était donc pas la police. Elle se raisonna vivement :d'abord échapper à ses poursuivants. Comme pour se punir d'avoir mélangé les directives, elle accéléra encore. Son corps bien entraîné obéit avec une facilité déconcertante.

Arrivée à cinquante mètres environ de la station de métro, elle risqua un coup d'œil vers son poursuivant. Elle avait creusé l'écart, mais il ne renonçait pas : il était probablement seul. Elle monta quatre à quatre les escaliers, traversa une petite esplanade et s'engouffra dans la station de métro.

L'affluence était moyenne : Sabrina ralentit et se fondit parmi les passagers. Elle jeta quelques rapides coups d'œil à l'arrière et ne vit personne qui ressemblât de près ou de loin à son poursuivant.

Peut-être ne l'avait-il pas vue prendre la direction du métro : une galerie commerçante située juste à côté de la station aurait très bien pu lui fournir un excellent endroit pour se cacher. Mais le simple fait d'y penser lui fit bénir les entraînements qu'elle avait suivis.

En cas d'attente, toujours privilégier les endroits où le danger ne peut venir que d'un côté. Deux au maximum.

Sabrina surveilla donc les deux escaliers, chacun à l'extrémité du quai. Rien. Il y avait aussi un escalator juste derrière elle : mais il était à sens unique, en direction la sortie. Encore deux minutes d'attente, d'après le panneau. Deux minutes en sa défaveur. Sabrina s'efforça de rester aussi immobile que les autres personnes autour d'elle. Elle repéra les caméras de surveillance (trois sur l'autre quai, en face d'elle) et se glissa légèrement derrière un passager corpulent pour ne pas apparaître intégralement sur l'image : si son poursuivant était de la police et qu'il avait accès aux écrans de contrôle, il devrait les examiner de très près pour la voir. Il n'en prendrait probablement pas le temps.

Lorsqu'enfin la rame de métro fit grincer les rails pour annoncer sa venue, Sabrina vit la longue silhouette de l'homme débarquer derrière elle. Il avait pris l'escalator à contre-sens.

L'engin s'immobilisa. C'était un « boa » de couleur brune, une rame mise en service quelques années auparavant, dont la longueur était équivalente à celle du quai. Idéale pour desservir le réseau aux heures de pointe, cette rame offrait un avantage à son poursuivant : les wagons communiquaient tous entre eux. Les portes s'ouvrirent dans un bruit mou et soupirant : Sabrina s'engouffra dans la rame et s'assit à la fenêtre opposée au quai.

Elle avait vu l'homme, mais lui ne l'avait pas vue. Elle attendit , le visage baissé, que les portes se ferment. Le flot des passagers entrant dans la rame se tarit. Le signal de fermeture des portes envahit l'habitacle. Sabrina regarda à l'extérieur et vit vaguement quelqu'un qui ressemblait à son poursuivant sur le quai.

À la fermeture des portes, elle tenta un coup d'œil plus appuyé, et l'aperçut. Il était bien dehors.

La jeune femme se leva pour mieux le voir.

C'est alors qu'il la repéra, et son regard se verrouilla à celui de la jeune femme. Il ne réagit pas. La rame s'ébranla, laissant l'homme presque seul sur le quai.

Sabrina prit une longue inspiration : elle n'avait plus qu'à se laisser conduire, trouver une cabine téléphonique et avertir Milos de venir la chercher quelque part. Si elle ne pouvait plus se rendre ni chez lui ni chez elle, il était hors de question d'annuler son rendez-vous : elle ne pouvait pas se permettre de laisser Milos nourrir le moindre soupçon vis-à-vis d'elle, sinon la « chute des dominos » s'évanouirait avec son concepteur. Il ne lui resterait que la copie de son disque dur, sur la caméra.

Sabrina choisit mentalement sa station de sortie tout en se demandant pourquoi l'homme n'avait pas tenté sa chance en montant à bord. Il aurait pu monter et arpenter toute la rame avant qu'elle ne parvienne à l'arrêt suivant.

Peut-être avait-il cru l'avoir perdue.

Non, cela ne tenait pas debout. Sabrina l'avait observé au moment où il la rame avait démarré : il était resté impassible.

Ce détail aurait dû alarmer Sabrina bien plus tôt. C'était comme s'il s'était contenté de vérifier qu'elle était bien à bord. Son cœur bondit dans sa poitrine.

Ce type n'est pas seul !

Une brûlure dans son mollet gauche vint le lui confirmer. Une sensation de faiblesse extrême monta de ses jambes vers son bassin, et son champ de vision commença à se rétrécir. L'instant d'après, une voix jeune et distinguée lui dit :

— Ma chérie ? Tu ne te sens pas bien ?

La bouche pâteuse et la gorge sèche, Sabrina voulut parler, appeler à l'aide, mais elle ne put même pas remuer les lèvres. Elle sentit vaguement que l'homme aux belles manières la saisissait sous les aisselles.

— S'il vous plaît ? Vous pouvez laisser ma femme s'asseoir ? Elle attend un bébé. Merci. Merci beaucoup.

À partir de cet instant, Sabrina ne sentit plus rien. Ce n'est qu'en entendant son faux mari qu'elle comprit qu'on l'avait allongée sur une banquette.

— Voilà. Ne crains rien mon amour. Donne-moi ton sac, ne le garde pas comme cela contre ton ventre, ce n'est pas bon. Je suis là, tu n'as rien à craindre. Au prochain arrêt nous arrêtons la rame et j'appelle les secours, ok ? Tout va bien se passer. Pardon, excusez-moi, laissez-la respirer, s'il vous plaît.

La voix elle-même s'éloignait, et le noir déjà omniprésent sembla peser plus encore sur Sabrina.

À propos de respirer, elle se dit que l'injection qu'on lui avait faite dans le mollet gauche allait peut-être la tuer. Et elle trouva cela triste.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (11)

Je suis sortie ! Tu as droit aux félicitations du Jury, petit pirate ! Je t'emmène dans un resto libanais pour fêter ça, ok ? J'arrive. J'ai faiiiim !

 

Milos somnolait lorsqu'il avait reçu le message de Sabrina. Il l'avait laissée partir à son rendez-vous avec Morhange, puis s'était pelotonné dans ses couvertures pour profiter encore un peu de son lit.

Il avait environ une demi-heure devant lui : juste de quoi paresser, prendre une douche et se faire beau.

L'idée de partager un repas au restaurant avec Sabrina lui plaisait beaucoup. Leurs conversations étaient agréables, elle appréciait le bon vin tout comme lui, et son côté femme-enfant à la Jessica Alba l'amusait beaucoup. Milos ne comptait plus vraiment le nombre d'hommes qu'il avait vus se retourner sur le passage de Sabrina. Le vrai moment de délectation venait juste après, quand leur regard glissait vers Milos tout en se colorant de jalousie.

Milos n'était pourtant pas dupe. Il était même certain que le début de leur relation avait été chaudement encouragé par le CILTI : on ne noue pas de relations avec un hacker de sa trempe sans prendre de mesures pour limiter les risques. Sabrina avait été chargée de sa surveillance, c'était l'évidence même. Milos n'avait jamais abordé le sujet de manière directe avec elle, car après tout il s'en fichait : il savait que c'était un passage obligé pour rentrer, tôt ou tard, dans la légalité. Il lui avait dit un soir :

— Tu sais, j'apprécie vraiment ta compagnie, même si je me demande parfois jusqu'où ta hiérarchie t'a encouragée à te rapprocher de moi.

Elle n'avait rien répondu, mais la tristesse dont s'était teinté son regard avait ému Milos. Il était resté sur ses gardes et ne lui avait jamais fait de confidences susceptibles d'intéresser le Centre ; de son côté Sabrina ne l'avait pas poussé à en faire.

En se dirigeant vers la douche, Milos laissa revenir à lui les souvenirs de leur premier regard.

On l'avait conduit dans une salle de réunion, où il avait été présenté à Morhange et ses deux collaborateurs directs (deux américains : Sheppard, le responsable de l'infrastructure et Wilson, qui coordonnait les « développements spéciaux »). Sabrina était présente aussi, mais Morhange ne l'avait pas citée. Milos avait poliment serré la main des hommes, et en s'asseyant, avait jeté le premier pavé dans la mare tout en adressant un regard radieux à Sabrina :

— Mademoiselle ne m'a pas été présentée. Est-elle la responsable des opérations ?

Morhange avait pris la parole :

— Non. Sabrina est une de nos architectes réseau.

Milos s'était alors levé et, en faisant le tour de la table de réunion, avait tendu la main à la jeune femme :

— Sabrina, c'est votre prénom, j'imagine ? Je m'appelle Milos Kinski.

— Sabrina Bassalah.

En revenant vers son fauteuil, Milos avait ajouté :

— Enchanté, mademoiselle Bassalah. Je suis ravi de faire votre connaissance, et de connaître à la fois votre nom et votre prénom. Ce n'est pas le cas de tout le monde, mais je suis sûr que cela va s'arranger.

Morhange n'avait pas réagi, laissant Milos enfoncer le clou :

— Pourquoi votre responsable des opérations n'est-il pas convié à cette réunion ?

C'est Sabrina qui avait répondu :

— Il nous rejoindra si M. Morhange l'estime nécessaire.

Milos avait encaissé le coup sans rien laisser paraître, mais le message était clair : la jeune femme protégeait son supérieur. Il avait rebondi :

— L'ordre du jour a-t-il changé ? Nous devions voir en quoi je pouvais contribuer à vos opérations, mais si vous ne me dites pas en quoi elles consistent, comment voulez-vous...

— Nous allons vous expliquer cela, monsieur Kinski, avait répondu Morhange. Rassurez-vous : chacun d'entre nous en sait assez à ce propos pour vous informer. Mais auparavant nous souhaitons en savoir plus sur ce qui vous a techniquement permis de pirater le « who's who » du site www.nato.int sans être inquiété.

Milos avait eu un petit sourire :

— Vous voulez d'abord que je vous montre mes armes, pour qu'ensuite vous puissiez imaginer quelles opérations elles peuvent faciliter ? C'est mettre la charrue avant les bœufs.

— Nous voulons en savoir un peu plus, pas que vous nous dévoiliez tout de but en blanc. Vous faites un pas, nous en faisons un. Et ainsi de suite, jusqu'à ce que nous soyons assez près l'un de l'autre pour envisager de travailler ensemble. Vous pouvez aussi ne pas faire ce pas, et nous n'en ferons pas non plus.

Milos s'était installé au fond de son siège, regrettant instantanément de donner à Morhange l'impression d'avoir correctement cadré le débat. Il avait cherché le regard de Sabrina, et constaté qu'elle n'avait pas arrêté de le fixer depuis qu'il s'était assis. Elle avait soutenu son regard durant un long instant avant que Morhange ne reprenne la parole :

— Monsieur Kinski ? Vous êtes toujours avec nous ?

 

*

 

Lorsqu'il ouvrit les yeux, Dominique comprit tout de suite qu'il avait dormi longtemps : les chênes et les sapins qu'ils avaient quitté au matin avaient fait place aux platanes et aux cyprès. La voiture était arrêtée à l'ombre, toutes fenêtres ouvertes.

Dominique ôta ses lunettes solaires pour mieux se réveiller. Il cligna des yeux : c'était bien la lumière du sud : vive, palpitante, généreuse.

Il se tourna vers le siège du conducteur, pensant y trouver Judith. Il était vide. En un seul mouvement il ouvrit la porte et bondit à l'extérieur du véhicule.

— Judith ?

Il entendit un cri effrayé juste derrière lui et fit volte-face. Judith était là, les yeux grands ouverts.

— Dominique ! Qu'est-ce qui se passe ? Tu m'as fait sursauter !

Il étaient nez à nez.

— Pardonne-moi mon amour, je me suis réveillé, je ne t'ai pas vue, j'ai cru...

— Tu as cru quoi ? Que j'allais abandonner mon tout nouveau mari ?

— Oui, enfin... non, mais tu avais disparu, et...

— En effet, j'avais disparu, dit Judith en ouvrant de grands yeux. Pour faire pipi, c'est mieux, je trouve : montrer ses fesses aux automobilistes dès le lendemain de mon mariage, ce n'est pas mon genre.

— Je veux bien, mais j'ai le palpitant à 180, maintenant. Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé en t'arrêtant ?

Judith saisit le poignet de son mari.

— J'avais envie de te regarder t'éveiller, c'est pour ça que j'ai ouvert les fenêtres. Sauf que tu dormais profondément, et que ma vessie n'allait plus tenir longtemps... Ton cœur est à 130, mon mari.

— Merci mon médecin préféré, dit-il en se demandant comment Judith faisait pour compter ses pulsations cardiaques tout en parlant.

— Je suis désolée de t'avoir laissé, Mimmo.

— Ne te tracasse pas. J'ai juste été surpris... On repart ?

— Avec plaisir. Je te laisse le volant.

— Ah, oui, au fond, où sommes-nous ?

— Un peu au sud de Nyons.

— Waouw, tu as bien roulé !

— Et toi tu as bien dormi, mon amour. Tu connais le chemin à partir d'ici ?

— Oui, oui, ne t'inquiète pas. Et puis on a le GPS.

— Ah oui, l'assistant du conducteur moderne, dit Judith sur un ton faussement sarcastique.

— Ne critique pas ma bella machina, ni aucun de ses accessoires, je te prie. Tu pourrais réveiller mes instincts siciliens les plus basiques.

Judith se rapprocha de son mari tout en lui murmurant :

— Tu l'aimes, ta voiture, hein ? Elle est puissante, soumise, elle ronronne quand tu lui caresses les zones érogènes... Accélérateur... Levier de vitesse électronique...

— Voilà, tout juste.

— Un peu comme moi, n'est-ce pas ? ajouta-t-elle.

— Pff... Vous ne jouez pas dans la même catégorie.

Elle vint coller son ventre à celui de son mari :

— Tiens donc ? Et moi, je suis dans quelle catégorie, alors ?

— Celle des emmerdeuses, pour le meilleur et pour le pire.

— Ah bon ? C'est tout ?

Judith déboutonna la chemise de Dominique et promena ses mains sur son torse. Il lui sourit et rechaussa ses lunettes de soleil avant d'ajouter :

— Non, ce n'est pas tout. Tu entres aussi dans la catégorie des viles tentatrices qui veulent la perte des hommes. Maman m'avait prévenu.

— Oh, mais c'est qu'on appelle maman au secours... Les lunettes noires ne suffisent pas à cacher ton désarroi ? Tu es à court d'arguments ? Allons, allons, mais je ne lui veux que du bien , moi, à cette homme-là...

La voix de Judith s'était faite douce et amusée. Devinant ses intentions, Dominique avait reculé lentement, jusqu'à s'appuyer contre la voiture, les fesses contre la portière avant. Les mains de Judith descendirent vers la boucle de la ceinture de son mari, qui jeta un regard circulaire.

— Ne t'inquiète pas, dit-elle toujours plus doucement, j'ai eu largement le temps d'observer les alentours. Nous sommes seuls.

— Je vois... je commence à me douter de la vraie raison de notre arrêt.

Judith fit sauter la boucle de ceinture avec délicatesse, et persévéra vers le bas.

— La vraie raison ? Je l'ai sous la main, mon cher mari.

Plutôt que de baisser les yeux pour vérifier les propos de sa femme, Dominique décida de l'embrasser.

 

*

 

Faustine restait assise, les bras ballants. Des larmes coulaient lentement de ses yeux grands ouverts. Cela avait commencé au petit matin, au moment où elle était revenue dans la chambre de Daniel, à peine rassurée quant à l'état de Valérie :

— Ce gars était sympathique, tu sais. J'avais encore chaud. Il souriait tout le temps.

— Daniel ? De quoi me parles-tu ?

— J'avais encore chaud.

— Tu as chaud ? C'est ça ? Tu as trop chaud ?

— Non.

— Tu as froid ? Quelque chose ne va pas ?

— Il était tout sourire, c'est juste que...

— Daniel ? Tu m'entends ?

— Oui, oui...

— Je vais chercher le médecin.

— Il avait les mains moites. Mais sympa, il était sympa.

— Je reviens.

— Il y a le bouton.

Bien sûr. Il fallait bien que ce soit son mari, en plein délire, qui lui dise quoi faire. Elle avait pressé le petit interrupteur rouge situé à droite du lit, et patienté en tentant de garder son calme. Quelques minutes plus tard, une infirmière était venue : la température de son mari était toujours très haute (mais elle ne grimpait plus, c'était bon signe), ce qui pouvait entraîner des discours incohérents. Le médecin arriverait plus tard, « avec aussi un diagnostic pour la vue de monsieur », avait-elle dit.

Faustine attendait encore et encore, car elle n'avait pas le choix, et pour ne pas céder à la panique, elle s'accrochait à l'image de sa fille. Valérie n'accusait plus qu'un bon 39° et dormait paisiblement. Le virus l'avait épuisée, mais elle se défendait très bien. Pour Daniel, le match était bien plus engagé, et Faustine sentait ses propres forces la quitter peu à peu.

Le discours de Daniel tournait en rond dans la tête de Faustine. Un homme souriant, avec qui il avait bu quelque chose. L'homme avait les mains moites mais chaudes. Et Daniel avait fait des efforts avant. Quels efforts ? Il lui avait bien dit avoir accepté un petit boulot, un colis à porter au milieu de nulle part. Elle lui avait demandé si cela lui semblait réglo, il avait dit : « Oui, mon amour, rassure-toi, c'est pour un projet scientifique ». Elle lui faisait confiance : jamais Daniel n'aurait accepté un travail douteux.

Faustine se calmait peu à peu. La surprise causée par les propos incohérents de son mari était passée, et contre toute attente, l'arrivée imminente du médecin la rassurait plutôt que d'aiguiser son impatience. Sans vraiment s'en rendre compte, elle commença à interroger Daniel.

— Daniel ? Tu m'entends ?

— Où est Valérie ?

— Dans une autre chambre. Vous avez tous les deux la grippe A. Elle va bien, elle se repose.

— Merde, c'est de ma faute ?

— On n'en sait rien, mon amour. C'est qui ce type sympa qui avait les mains moites ?

— Il m'a payé.

— Il t'a payé ? Pour ton travail, c'est ça ?

— Sympa, mais les mains moites. Désagréable.

— C'est le type qui t'a employé, c'est ça ? Il avait l'air malade ?

— Sais pas. Crois pas. Non.

La colère monta en elle. Sa famille souffrait, ils étaient à l'hôpital, son homme ne voyait pas. Que ce soit ou non à cause de ce type, l'esprit fatigué de Faustine se rua vers le présumé coupable.

— Daniel ? Est-ce qu'il avait l'air malade ?

— Non, non. Pas malade. Les mains moites.

— C'est le type qui t'a payé et que tu as vu hier matin, c'est ça ?

— Oui.

— Et il n'avait pas l'air malade mais il avait les mains moites ?

— Fatigué, Faustine. Pas l'air malade. Il m'a remercié. Payé.

— Ok, il t'a payé. Puis il est parti ? Tu connais son nom ? Son numéro de téléphone ?

— Dans mon portefeuille.

— Ton portefeuille est à la maison, mon amour. On l'a oublié. Tout est allé vite, je n'ai pas pensé à le prendre.

— Il y a le bouton.

— Le bouton, oui, j'ai appuyé, l'infirmière est déjà venue. Le médecin ne va plus tarder.

— Non, je veux dire...

— Tu veux dire quoi ?

— Le bouton sous la machine.

— La machine ? Quelle machine ?

— Je l'ai déposée au col des Vosses.

— C'était ça ton travail ? Déposer une machine ?

— Et appuyer sur le bouton. J'ai mal à la tête.

— Le médecin arrive.

— C'est à cause de la lumière.

La porte de la chambre s'ouvrit, laissant entrevoir un jeune homme avec un stéthoscope autour du cou, qui les salua poliment. Faustine ignora son bonjour :

— Daniel ? Que viens-tu de dire ?

— Je ne vois pas bien, mais ça revient.

Faustine se retourna vers le médecin.

— Cela devrait même aller mieux assez vite, dit-il d'un ton satisfait. Si vous voulez bien m'accorder quelques minutes, je vais vous expliquer tout cela.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (10)

Denis Auger achevait de poster ses petites annonces. Cette fois-ci, il se faisait passer pour le responsable local d'une société de services dont Météo France était cliente. Il avait repris le contenu du site Internet précédent, changé toutes les références, et appliqué une nouvelle feuille de style. En moins d'un quart d'heure, une nouvelle société, sans existence réelle aucune, venait d'apparaître sur la Toile. Le numéro de téléphone fixe et le numéro de fax ressemblaient à des coordonnées régionales, mais en réalité ils correspondaient à un compte Skype, qui lui-même était dévié vers son portable. Pour le reste, tout se passait par courrier électronique. Idem pour toute communication avec son riche employeur.

Si Denis avait autant de chance que pour l'opération menée dans la Drôme et les autres départements, tout serait terminé d'ici une semaine. Il partirait au soleil quelques jours plus tard, jouirait de son argent, et ne reviendrait pas de si tôt.

Un dernier département. Ce n'était pas la mer à boire, mais l'approche de la fin le rendait quelque peu nerveux. Jusqu'ici personne ne semblait s'être mis à sa recherche. Cela ne l'empêchait pas de s'inquiéter, car personne « en haut » n'avait daigné lui confirmer que les porteurs ne pouvaient remonter jusqu'à lui.

La camionnette s'approcha. Un homme en descendit, armé, comme à chaque fois. Et comme à chaque fois aussi, c'était une nouvelle tête.

— Bonsoir, dit Denis en lui tendant la main.

L'homme ne dit rien. Il était chauve, avait des sourcils blancs, des yeux bleus « fond de piscine ». Il devait avoir la cinquantaine et portait des gants en latex, comme chacun de ses prédécesseurs. Il lui tendit les clés de la camionnette entre le pouce et l'index.

— Merci. Attendez, voici les miennes...

Il tendit la main. L'homme se saisit des clés avec élégance, sans quitter Denis des yeux, ce qui acheva de le mettre mal à l'aise. Il s'écarta pour laisser Denis se diriger vers la camionnette.

La cargaison était là : vingt-quatre cylindres bombés d'où émanait un léger bourdonnement. Impossible de savoir comment l'alimentation en oxygène s'effectuait, mais ce n'était pas son problème.

— C'est bon. Quel est le point de chute ?

Denis avait utilisé un ton volontaire, comme pour montrer à l'inquiétant individu qu'il était à la hauteur, mais cela n'avait eu aucun effet. Pire, la fin de la phrase avait laissé poindre une petite nuance d'angoisse.

Pour toute réponse, ce dernier lui tendit une carte SD, du type de celles que l'on glisse dans les appareils photos numériques. Les réponses à toutes ces questions étaient manifestement stockées sur ce petit support. L'homme conserva la main ouverte.

— Ah, oui, j'allais oublier... Voilà.

Denis remit son téléphone portable à l'inconnu : comme à chaque fois, un autre appareil l'attendait dans sa voiture.

— Merci.

Sa voix n'était guère plus assurée, mais il n'y avait rien à y faire : cet homme lui foutait les jetons. Il embarqua dans la camionnette et tourna le contact. Sur le siège du passager l'attendaient un nouvel ordinateur, le téléphone portable, et une petite mallette contenant vingt-quatre tubes numérotés.

Il démarra immédiatement. Le GPS lui indiqua la route à suivre jusqu'à l'hôtel. Il y serait dans trente minutes environ. Un rapide coup d'œil au téléphone portable lui confirma que toutes ses données y avaient été transférées, jusqu'au moindre détail : touches préprogrammées, carnet d'adresse. Seul l'historique de ses appels et des messages échangés n'avait pas été transféré.

En arrivant sur l'autoroute, il ouvrit son ordinateur portable. Là aussi, tout était à l'identique : couleur du fond d'écran (qu'il avait modifiée sur l'autre portable juste deux heures avant), connexionbluetooth avec le GPS et l'appareil portable. Denis Auger se demanda comment il leur avait été possible de configurer tout ceci avec tant de rapidité et de précision. Il n'aima pas l'idée qui lui vint comme unique réponse : il était espionné en permanence.

Deux sorties d'autoroute plus loin, il prit une départementale vers l'est. Sa chambre d'hôtel l'attendait, et une longue nuit de préparatifs. Autant se mettre au travail tout de suite.

*

Judith n'avait vraiment jamais aimé conduire sur de longues distances jusqu'à ce qu'elle rencontre Dominique. Ce matin, elle était aux anges : elle avait merveilleusement dormi, le réveil avait été d'une douceur extrême, le petit-déjeuner gourmand. Elle avait dévoré trois croissants – ainsi que son mari, tout frais sorti de sa douche.

Le moteur de l'Alfa ronronnait, tout en portant le véhicule bien au-delà de la limite autorisée. Dominique dormait, le visage mangé par les lunettes solaires italiennissimes que Judith avait vues sur son nez lors de leur première rencontre. Elle aurait bien imaginé son mari mis en scène dans un spot publicitaire pour Martini, tourné en noir et blanc.

L'autoroute était déserte : Judith observait loin devant, en quête d'un radar fixe ou d'une unité mobile. Elle était d'humeur taquine et insouciante. Si elle se faisait arrêter – qu'ils y viennent seulement – elle ralentirait sans freiner, et laisserait son homme dormir pensant qu'elle réglerait ses comptes avec les gendarmes. Elle leur dirait : « chut, ne réveillez pas mon homme, on s'est mariés hier ». Elle leur montrerait fièrement leur carnet de mariage. Ainsi elle en aurait le cœur net : faut-il une bonne fois pour toutes considérer que les gendarmes n'ont aucun sens de la tolérance ?

Oui, en ce matin d'insouciance, l'état d'esprit de Judith offrait de nombreuses similitudes avec celui d'un gamin qui se prend pour un super-héros : sa vue portait à des kilomètres, son vaisseau spatial était passé en vitesse supraluminique, et ils seraient arrivés à destination avant que son spatio-chevalier personnel ne soit tiré de sa léthargie artificielle.

Elle se réjouissait aussi de ce qui se passerait une fois à destination. Ils s'installeraient dans la grande bastide, accueilleraient leurs proches – ils seraient une quinzaine environ – et fêteraient leur mariage avec eux, à l'ombre des pins parasol. Plus tard, ils s'offriraient de grandes promenades et de longues siestes, ils oublieraient le reste du monde et s'aimeraient jusqu'à plus soif.

Jamais elle n'avait réellement veillé sur le sommeil d'un homme. Depuis le début de leur relation, Judith éprouvait un sentiment qui jamais n'avait habité son cœur auparavant. C'était quelque chose qui ressemblait à un manque subit, puis aussitôt comblé, mais en plus fort, en plus plein.

Avec ses rares fiancés précédents, Judith avait toujours aimé se sentir protégée. Dans les bras de Dominique, elle n'était pas seulement à l'abri : elle était immortelle. Pour la première fois de sa vie, elle avait envie à son tour de protéger son homme, et cela, c'était vraiment inédit.

Sans vraiment s'en rendre compte, elle avait laissé l'Alfa ralentir progressivement. Les derniers nuages bas qui avaient accompagné le début de leur route s'effilochaient, et laissaient la place à un ciel bleu foncé, comme ceux qu'elle avait tant connu lorsqu'elle pratiquait l'alpinisme. Depuis leur rencontre, elle n'avait eu ni l'occasion ni l'envie de retourner dans les Alpes. Dans quelques dizaines de minutes, ils longeraient le flanc ouest du Vercors, et Judith se demandait avec une pointe d'impatience si elle aurait comme à chaque fois ce petit pincement au cœur en observant au loin les falaises calcaires.

Probablement que non, se dit-elle en jetant un regard sur son homme endormi. L'envie de montagne avait déjà changé, car elle ne se voyait plus y aller seule.

Dominique lui avait dit un jour :

— J'aime beaucoup la montagne : je me souviens d'avoir beaucoup randonné en Sicile quand j'étais petit. Mais pour ce qui est de la grimpe, je n'ai aucune notion technique. Donc si tu veux bien m'apprendre...

— En Sicile ? Sur l'Etna ?

— Oui, entre autres choses. C'est d'ailleurs un terrain assez difficile par endroits.

Judith avait tenté de cacher un petit sourire.

— Qu'est-ce qui t'amuse ?

Elle avait pris un petit air faussement dédaigneux pour lui répondre :

— C'est un volcan, c'est pas une montagne, ça ne compte pas.

*

Faustine sentait comme une armure autour de sa poitrine. Sa fille dormait, une perfusion dans le bras, la température stabilisée à quarante. Ce n'était pas le plus grave pourtant, et Faustine avait honte de ressentir cette oppression principalement vis-à-vis de Valérie. C'était une évidence : dans sa vie, Daniel était le pilier, le pater familias infaillible, et Valérie était sa petite fille à protéger ; elle s'en voulait de réaliser cela si tardivement, alors que père et fille étaient chacun confirmés positifs au virus H1N1.

Gérard avait dû les abandonner à l'hôpital pour s'occuper de ses propres patients. Il était probable que Valérie resterait en observation durant quelques jours.

Faustine passerait de toutes façons la journée à osciller entre la chambre de sa fille et celle de son mari. On lui faisait passer tous les examens nécessaires pour trouver l'origine de sa cécité. Elle décida non sans angoisse d'abandonner Valérie aux bons soins des infirmières, et d'aller aux nouvelles. Dieu merci, les deux services n'étaient pas loin l'un de l'autre.

Elle tomba nez à nez avec le brancardier qui emmenait Daniel pour de nouveaux examens.

— Monsieur sera de retour dans sa chambre dans quelques minutes, dit-il. Je l'emmène faire un scanner, ce ne sera pas long.

Daniel avait levé la tête :

— Tu es là ma chérie ?

— Oui, je suis là. Tu te sens comment ?

— Courbaturé, chaud, froid. Ça dépend des moments. Je distingue vaguement l'éclairage au plafond.

— Je reste près de toi, mon amour.

— Reste près de Valérie, s'il te plaît. Ça va aller. On viendra bien te chercher quand on aura du nouveau.

Une bouffée de gratitude desserra quelque peu l'armure de Faustine ; elle remercia mentalement son mari de la laisser se concentrer sur sa fille.

— Tiens.

Faustine s'était éloignée de son homme. Elle fit demi-tour : Daniel n'avait pas compris qu'elle s'était déjà éloignée. Il lui tendit la main.

— Je ne voulais pas que cela traîne dans ma chambre.

Faustine tendit la main et se saisit de quatre billets de cinquante euros.

— Ok. Je te les garde, dit-elle sans réfléchir.

Cette fois-ci elle laissa s'éloigner le lit, et ajouta un timide « je t'aime » avant de tourner les talons.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (9)

Le médecin conduisait aussi prudemment que possible. Il conservait le contact visuel avec l'ambulance qui le précédait, mais tentait d'adoucir sa conduite sur la petite départementale. Faustine et Valérie étaient installées à l'arrière. Il avait insisté pour que mère et fille restent à la maison. Faustine avait réagi instantanément, tout en posant sa voix une octave plus bas que d'habitude :

— Je viens avec vous, Gérard.

Malgré la fièvre, Daniel avait tout de suite compris que sa décision était sans appel. Le médecin avait bien tenté de ramener Faustine à la raison :

— À quoi cela servirait-il ? Et puis tu ne vas pas laisser Valérie toute seule ?

— Je viens avec vous. Point.

— Faustine, explique-moi à quoi tu seras utile à l'hôpital.

La jeune femme s'était levée, et, tout en montant les escaliers pour aller chercher leur fille, avait ajouté avec un calme froid :

— Laisse tomber, Gérard. J'accompagne mon homme. Il est bouillant de fièvre, et il ne voit plus. J'espère que rien d'autre ne l'attend. Mais tant qu'on n'a pas fait le tour de la question, je ne le quitte pas. Je vais réveiller Valérie.

Une fois Daniel installé dans l'ambulance, mère et fille s'étaient glissées dans la voiture du médecin. Les questions avaient commencé.

— Tu en penses quoi ?

Gérard avait été une fois encore surpris par le ton froid de Faustine. Depuis qu'il connaissait le couple, il avait gardé d'elle une image inébranlable de jeune femme joyeuse et rayonnante : lorsqu'ils s'offraient une soirée entre amis, il ne manquait jamais de la taquiner en l'appelant « l'éternelle fiancée ».

En cette fin de nuit, c'était un visage dur et froid qu'il voyait fugitivement dans son rétroviseur. Il répéta patiemment les paroles raisonnables qu'il avait prononcées en appelant l'ambulance :

— Je te l'ai dit, on dirait bien une très forte grippe, mais il faut absolument procéder à des examens pour trouver l'origine de sa cécité.

— Je ne t'ai pas demandé ton diagnostic, Gérard. Je t'ai demandé ce que tu en pensais.

Gérard pila sur ses freins.

— Holà ! Désolé, Faustine, je te regarde et je perds la route de vue. J'ai failli me payer l'arrière de l'ambulance.

— Ne me regarde pas, réponds plutôt.

— Alors arrête de prendre cette voix froide comme si j'étais responsable de la situation. Bon... Voici ce que j'en pense : la grippe « A » n'a pas dit son dernier mot. On en a suffisamment parlé un peu partout. Il est possible qu'il en soit victime : une fois à l'hôpital, nous serons fixés en moins d'une heure.

— Et pourquoi ne voit-il pas ?

— Je n'en sais rien. Cela n'a peut-être aucun lien.

— Mais peut-être que si.

— En effet.

— Tu connais des cas similaires ?

— Non.

— Tu as lu des choses là-dessus ?

— Non. La grippe A, dont le très médiatique virus H1N1 est responsable, peut entraîner nombre de complications, mais souvent, on ne constate rien de particulier. Je veux dire : mis à part de fort symptômes, précisément ceux dont Daniel souffre.

Gérard n'avait pas été plus loin, car il n'en savait pas plus. Entre-temps, Faustine s'était murée dans le silence. Durant le reste du trajet, il avait de temps à autres jeté un regard à l'arrière du véhicule : la jeune femme regardait dans le vide, caressant la tête de sa fille endormie sur ses genoux.

Au moment où le panneau « Bollène » apparût dans la lueur de ses phares, Gérard rompit le silence :

— Nous y sommes presque. Nous allons pouvoir poser un diagnostic sur tout cela.

Faustine ne dit rien. Une fois à proximité de l'hôpital Louis Pasteur, il ajouta encore :

— Nous ne pouvons pas suivre l'ambulance. Nous allons passer par l'entrée principale et ensuite rejoindre Daniel aux urgences. Ça va, Faustine ?

— Non.

Le médecin se retourna. Son visage s'était encore durci.

— Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Valérie. Elle est toute chaude.

 

*

 

Les locaux du Centre étaient situés dans une zone d'activités banale de la banlieue bruxelloise, non loin du siège de l'OTAN. Une société de services spécialisée dans la réalisation de projets informatiques en assurait une parfaite couverture : il y avait pas moins de cinquante entreprises exerçant les mêmes activités dans un rayon de dix kilomètres.

Depuis que la France avait annoncé son souhait de réintégrer le commandement intégré de l'Alliance, elle avait participé activement à nombre d'initiatives en matière de lutte contre le terrorisme : parmi elles, la modernisation des méthodes d'investigations électroniques avaient donné naissance au Centre Interallié de Lutte contre le Terrorisme Informatique. Officiellement, sa mission consistait à déceler toute tentative d'action terroriste « ayant pour cible des systèmes d'information, ou faisant usage de ceux-ci ». Sa création avait été acceptée du bout des lèvres quelques années plus tôt par l'administration Bush, qui restait accrochée à ses méthodes datant de la guerre froide, dont le système « Échelon » était le digne héritier. Celui-ci consistait à faire digérer des millions de messages sous toutes leurs formes à des ordinateurs surpuissants, en quête de traces d'activités terroristes. En réalité, il se disait un peu partout au sein de l'OTAN que les États-Unis avaient trouvé dans le mandat confié au CILTI un complément idéal au travail de bénédictin automatisé que « Échelon » prenait en charge.

Les méthodes du CILTI différaient radicalement de celles de l'administration américaine : au lieu de lancer une battue systématique sur des millions de messages, emails, échanges « peer to peer », vidéos en flux continu et autres objets électroniques circulant sur les autoroutes de l'information, le Centre privilégiait des opérations plus ponctuelles, destinées à « faire sortir du bois » les échanges litigieux, dont les auteurs ou destinataires étaient ensuite mis sous surveillance. S'en suivait un travail d'espionnage plus classique, pris en charge par les états qui pouvaient en tirer le plus grand avantage. C'est ainsi que quelques libérations d'otages en Afghanistan avaient récemment pu être facilitées. Milos était intervenu dans le cadre de leur dernière opération.

Sabrina fit glisser son badge d'accès dans le lecteur et présenta sa main droite sur la plaque de reconnaissance digitale. Une fois entrée dans le sas, elle s'empara du stylet électronique et apposa sa signature sur le petit panneau gris situé à hauteur de visage. La porte opposée du sas, donnant sur les locaux du Centre, s'ouvrit après cinq secondes.

Elle se dirigea ensuite vers la salle de réunion où l'attendait Morhange.

— Bonjour, monsieur.

— Bonjour, Sabrina. Comment se porte notre pirate ?

— Il récupère, dit la jeune femme en posant son sac à main sur la table. Selon moi il n'a pas dormi ces dernières nuits.

— Je peux comprendre cela.

— Qu'ont donné les renifleurs ?

— C'est un succès. Ils ont trouvé l'origine des chalutiers. Ils ont été lancés depuis la Chine dans leur grande majorité, comme nous l'avions prévu. Venez voir à quoi ressemblent leurs filets de pêche.

Depuis des années, plusieurs pays – principalement l'Inde – bataillaient ferme pour se protéger d'innombrables agressions informatiques. Nombre de sociétés, qu'elles soient conceptrices de logiciels, ou qu'elles aient commandé de nouveaux systèmes informatiques « clé sur porte », sous-traitaient leur mise au point dans des pays où la main d'œuvre était d'excellente qualité mais d'un coût moins élevé qu'en Occident. L'Inde, le Pakistan, Taïwan, l'Indonésie... autant de régions qui luttaient avec difficulté contre le vol de propriété intellectuelle , dont la plupart étaient dus à des actes de piraterie informatique.

Sabrina s'assit en face de son supérieur. Sur le mur écru de la salle de réunion vint se peindre une carte du monde, où des zones plus claires et plus sombres symbolisaient le jour et la nuit.

— Voici la situation à trois heures du matin, dit Morhange.

— Il n'y a encore rien à cette heure.

— Nous allons lancer l'animation. Chaque seconde représente un temps écoulé de cinq minutes.

En Europe, dans la partie ouest de l'arc alpin, un point circulaire jaune vint s'inscrire.

— Voilà le barrage d'Émosson, dit Sabrina.

— En effet. Vous pouvez féliciter notre recrue : nous savions grâce à vous qu'il était en Belgique, et malgré cela nous n'avons pas pu repérer le point d'origine de son attaque sur la centrale de Vallorcine. Regardez ce qui suit.

En quelques instants, une multitude de points rouges s'allumèrent sur le globe, la plupart en Asie, avec une forte concentration dans les grandes villes chinoises.

— Voilà les chalutiers, dit Morhange. Ils sont prêts à jeter les filets. Nos renifleurs ont failli être saturés. Les médias prétendent que la centrale n'est pas reliée à Internet. C'est de la poudre aux yeux : tout ce que la planète compte de « veilleurs de nuit » sur le Net s'est réveillé en à peine quelques minutes. Regardez-ça : même en filtrant les données pour éliminer les hackers à la petite semaine, c'est comme si nous avions donné un coup de pied titanesque dans la fourmilière.

Partout sur la carte, les points naissaient, puis, comme un essaim d'insectes, convergeaient vers l'Europe. Sabrina savait qu'il s'agissait d'autant de coups de sonde destinés à chercher le hacker – ou à défaut, sa victime – et en apprendre le plus possible : qui, quoi, et surtout comment. À peu près un tiers de l'activité, cependant, se concentrait vers l'Inde et le Pakistan. Sabrina enchaîna :

— Pourquoi s'acharnent-ils sur ces pays ? Nous sommes à T + 30 minutes : à ce moment tout le monde devait savoir que l'incident s'était passé en Europe.

— Il y a deux explications à cela. D'abord, il y a beaucoup de trésors industriels à y trouver : les tentatives de pénétration y sont quasi permanentes. Nous les avons mesurées à cette occasion, mais si nous refaisions l'expérience demain sans « opération spéciale » comme celle de cette nuit, il est probable que nous obtiendrons des résultats comparables pour ces pays. Ensuite, nous supposons que certains hackers chinois ont tenté leur coup vers ces pays en imaginant que ces derniers baisseraient la garde pendant l'heure qui a suivi l'incident.

— Et que pouvons-nous en déduire ?

— Nous en avons pour des semaines à analyser toutes les informations que nous avons glanées. Cette nuit, nous avons donné un coup de flash sur une scène : si nous rééditons la chose trop tôt, nous serons repérés, et nous devrons concevoir de nouveaux moyens d'investigation. Nous allons donc utiliser « la chute des dominos », mais avec parcimonie. Mais nous pouvons déjà fournir de précieuses informations à notre commandement.

— Et en ce qui concerne le terrorisme ?

— Je viens de vous le dire, Sabrina, dit Morhange avec humeur. Les analyses ont à peine démarré.

La jeune femme accusa le coup. Son supérieur n'appréciait pas qu'elle lui rappelle le côté « limite » de cette opération. Tous deux savaient que la tentative de cette nuit pouvait leur ramener des informations intéressantes pour la lutte contre le terrorisme, mais il était manifeste que le but poursuivi était tout autre. Il s'agissait de fournir à leur hiérarchie les preuves factuelles de la responsabilité des autorités chinoises dans le piratage informatique organisé. Sans compter que l'opération avait eu des conséquences locales non négligeables dont Morhange n'avait visiblement rien à faire. Sabrina changea de sujet :

— Nous considérons donc que Milos fait désormais partie du Centre ?

Morhange ne répondit pas tout de suite. Il regarda la jeune femme dans les yeux, lui laissant deviner sa réponse :

— Lorsqu'il nous aura livré la « chute des dominos ».

Sabrina protesta :

— Monsieur, nous avions promis...

— Sabrina, vous savez très bien quelle est notre mission. À l'avenir nous devrons impérativement être à même de lancer une opération comparable sans son concours. Milos nous a expliqué le principe de la « chute des dominos » mais pas le détail de son fonctionnement. Nous ne pouvons pas encore le considérer comme fiable.

— Milos est fiable, monsieur, insista Sabrina. Vous m'avez demandé de faire en sorte qu'il le soit.

— Vous avez œuvré à ce qu'il allume un feu cette nuit, pour éclairer le visage de ceux que nous souhaitions démasquer. C'est chose faite, ou presque. J'imagine volontiers qu'il a été satisfait de sa récompense.

Sabrina encaissa le sarcasme sans broncher. Il poursuivit :

— J'admets que Milos a fait exactement ce que nous voulions. Il s'est livré à un acte de piraterie informatique spectaculaire et sans grandes conséquences. Il a obéi aux ordres, ce qui prouve qu'il a assez peu de scrupules, mais au risque de me répéter, cela ne fait pas de lui un homme fiable.

— Demandez-lui de venir travailler au Centre. Il travaillera à documenter « la chute des dominos » et formera notre équipe. Ainsi vous pourrez juger sur pièce.

— Il n'en est pas question. Je ne lui ferai confiance que s'il nous livre d'abord ce que nous lui demandons. Nous prendrons le temps d'analyser le fruit de son travail sans qu'il pose ses mains sur un clavier dans nos propres locaux. Ensuite seulement nous verrons comment collaborer avec lui. D'ailleurs, ne deviez-vous pas nous fournir une copie du disque dur de son précieux portable ?

Sabrina jeta un œil sur son sac à main, puis revint à Morhange :

— Je n'y suis pas encore parvenue. Et pour ce qui est de le convaincre à vous livrer ce que vous voulez... J'ignore si je pourrai obtenir cela de lui.

— Je suis sûr que vous trouverez les arguments.

La jeune femme sentit son dos se raidir. La condescendance de son supérieur la transformait lentement en une statue glacée. Il était temps de conclure cette conversation.

— Il me faut encore quelques jours.

— Je vous donne deux nuits.

— Monsieur ! Je...

— Ne le prenez pas de mauvaise part, Sabrina. J'ai plus de trente ans d'avance sur vous dans l'exercice de la persuasion. Je sais où et comment cela va se régler. Je ne vous juge pas. Je veux « la chute des dominos ». C'est tout.

Morhange lui adressa un petit sourire satisfait. La jeune femme se leva en décidant de ne pas livrer le précieux contenu de sa caméra tout de suite. Il lui donnait deux nuits : il allait attendre deux nuits. Elle lui rendit son regard.

— Je vous raccompagne, dit-il. J'ai envie de respirer un peu d'air frais.

Sabrina fut surprise mais ne cilla pas. C'était bien la première fois que son supérieur l'emmenait jusqu'à la porte du Centre.

Ils se servirent du sas l'un à la suite de l'autre, puis arrivèrent sur le parking. Morhange lui serra la main.

— Bonne chance. Et n'oubliez pas de féliciter notre allié.

— Merci monsieur.

Sabrina tourna les talons, écœurée. Morhange avait osé qualifier « d'allié » un homme vis-à-vis duquel il ne témoignait que du mépris. En s'éloignant, elle entendit les portes de l'entrée s'ouvrir à nouveau. Pour un homme qui voulait s'aérer, il est bien pressé de rentrer, pensa distraitement la jeune femme en serrant son sac à main contre elle.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...

Alvéoles (8)

Attaques

Un acte de piratage informatique cause d'énormes dégâts au village de Finhaut

Cette nuit vers 03:05, un pirate informatique s'est introduit au sein du système de commande de la centrale électrique de La Bâtiaz, non loin de Martigny. Cette centrale, qui exploite les eaux du barrage frontalier d'Émosson, appartient au réseau qui alimente en énergie une bonne partie du Valais et fournit en été quelque 250 Gigawatts à notre réseau fédéral.

L'intrus a réussi à prendre le contrôle du système complexe de vannes qui régulent le débit du barrage ainsi que son alimentation en eau. Dans un premier temps, il a activé la procédure d'urgence de vidange du barrage principal, ce qui a immédiatement alerté les agents de permanence basés à Vallorcine, où se situe un des deux systèmes de turbines du complexe.

Les opérateurs ont rapidement établi qu'aucun membre du personnel n'avait, ni sciemment, ni par erreur, procédé à l'ouverture des vannes. C'est en donnant l'ordre de leur fermeture que l'hypothèse d'un piratage s'est muée en conviction : en effet lorsque l'ordre de fermer les vannes a été transmis, celui-ci a été interprété a contrario par le système de commandes : non seulement la vidange n'a pas été interrompue, mais en plus, l'alimentation du barrage à partir du bassin des Esserts, commandée depuis Vallorcine, a été déviée directement en direction de la vallée, doublant le débit d'évacuation. La zone située en aval de Finhaut s'est rapidement retrouvée inondée, malgré l'intervention rapide du personnel, qui a interrompu la procédure manuellement et repris le contrôle du débit.

Même si l'incident n'a pas fait de victime, les dégâts sont considérables dans la vallée, juste sous le village, dont l'accès restera coupé tant que le viaduc n'aura pas été inspecté et sécurisé par les Ponts et Chaussées. Plusieurs jours seront probablement nécessaires pour obtenir une estimation du coût global de cet acte de piraterie.

Au-delà des dégâts proprement dits, on peut s'interroger sur le modus operandi utilisé par le (ou les) hacker(s), qui ont réussi à modifier les paramètres de gestion du système de vannes de telle sorte que les ordres donnés par les opérateurs soient interprétés différemment par la machinerie. Plus inquiétant encore : afin de le protéger contre les tentatives d'intrusion, le système de commande informatisé n'est pas relié à l'internet. « Non seulement aucune trace de pénétration n'a été détectée dans les systèmes eux-mêmes, témoigne Erik Netz, le porte-parole de l'Alpiq, propriétaire à 50% de la centrale, mais il n'existe pas de « porte d'entrée » informatique susceptible de livrer le passage à un pirate ». L'enquête promet d'être longue, tandis que le débat se porte déjà sur le plan politique, relayé notamment par (…)

 

Milos en savait assez ; il déposa avec satisfaction son ordinateur sur la table de nuit. Sabrina avait enfilé un de ses survêtements pour aller chercher le petit-déjeuner. Il la trouvait terriblement sexy dans cet accoutrement.

Elle dût le percevoir, car elle projeta avec amusement ses yeux dans les siens, avant d'enlever d'un geste le sweat-shirt, livrant ses seins aux regard de Milos, puis à ses mains.

 

*

 

Dominique avait posé le thé sur la table de nuit, et attendait patiemment que sa jeune mariée se réveille.

Jamais il n'aurait espéré être si heureux.

Ce n'était pas tant leur mariage, ni la délicieuse nuit qu'ils avaient partagée qui contribuait à son bonheur de l'instant : il était tout simplement sûr d'avoir fait le bon choix. Quelque chose de plus fort qu'eux-mêmes les unissait : cette idée s'imposait à lui comme une évidence.

À chaque fois qu'ils en avaient parlé, Judith aussi avait exprimé le même ressenti. Il y avait entre eux, et autour d'eux, quelque chose comme un lien qui les précédait et leur survivrait. Ni l'un ni l'autre n'en étaient au début de leur vie amoureuse : à trente six ans chacun, ils avaient déjà l'un et l'autre aimé, « désaimé », souffert, compliqué bien des choses, pris du temps pour eux, alterné les périodes solitaires et les saisons plus ou moins tumultueuses.

Une amie de Judith leur avait dit un soir : « Certains êtres sont reliés, qu'ils le veuillent ou non : parfois ils passent toute leur vie à se chercher, à peine conscients de l'existence de ce lien. Ils se trouvent parfois dès leur enfance, ou alors bien plus tard, quand ils sont mariés, et mènent chacun leur vie. Mais s'ils se croisent, ils s'accrochent inévitablement, et quelque chose les submerge, une conviction comme : c'est en sa compagnie que je suis moi-même. Un peu comme s'ils étaient mariés avant même de se découvrir».

Elle n'aurait pu mieux dire , car Dominique ressentait exactement cela, au plus profond de son être. Depuis cette nuit, il comprenait aussi à quel point Judith pouvait ressentir la même chose.

Peut-être même en plus fort, si c'est possible, se dit-il.

Leur rencontre ne les avait pas vraiment poussés l'un vers l'autre. Judith avait perdu deux amis dans une affaire criminelle très spéciale : une mort, une disparition. Il enquêtait, elle témoignait. Il avait été dessaisi de l'affaire, qui avait été très rapidement classée – trop rapidement selon Dominique. Il avait eu la mauvaise idée de tenir quelques propos amers en présence de personnes influentes, et d'afficher trop vite sa relation avec Judith. Il avait démissionné quelques semaines plus tard.

Peu après, ils s'étaient retrouvés au cours d'une de leurs soirées en tête-à-tête, à dévorer des tagliatelle au ragoût d'aubergines et copeaux de truffe – une des nombreuses spécialités de Dominique. Judith avait tout à coup perdu le sourire :

— Tu sais, Mimmo, je ne voudrais pas que tu aies un jour un mauvais arrière-goût...

— À quel propos ?

—  À propos de notre histoire.

— Que veux-tu dire ?

Judith, à qui Dominique disait souvent combien il aimait lorsqu'elle était « cash », s'était mise à hésiter.

— Tu comprends, il y a pas mal de gens à qui nous avons caché les circonstances réelles de notre rencontre...

— Je sais cela, Judith, nous avons convenu de ne dire que le strict minimum, ce n'est pas un mensonge pour autant.

— Ce n'est pas cela : ce que je veux dire, c'est... je ne voudrais pas qu'un jour ce passé te pèse, ou que tu imagines que nous avons bâti notre relation sur les cendres de mes amis disparus.

Dominique lui avait pris la main, puis attendu un instant avant de lui demander :

— Tu veux savoir ce que j'en pense ?

Elle avait fait un signe affirmatif de la tête.

— Je pense que nous n'avons pas « bâti » ni « noué » une relation, je pense plutôt que nous la vivons, et qu'elle se nourrit de notre amour. Je pense que cet amour était là avant nous, qu'il n'était qu'un rêve, et qu'il est venu s'inscrire dans le monde réel lorsque nous nous sommes rencontrés. Les circonstances n'ont rien à voir là-dedans.

— Oui, mais tu as démissionné peu après.

— C'est la meilleure idée de toute ma carrière, tu le sais bien. Je suis parfaitement satisfait de mon orientation professionnelle. Et toi, que dire de ta maison qui a failli être détruite ?

— Elle a pu être décorée comme nous le voulions. Nous n'avons eu que des compliments.

— Alors, de quoi devrions-nous nous plaindre ?

— De rien... j'ai juste parfois peur que tu regrettes tes choix, ou les nôtres.

— Tu as peur de les regretter, toi ?

— Non, pas du tout.

Dominique avait levé son verre :

— À la femme que j'aime. Moi non plus je n'ai pas peur. Et j'estime ne pas avoir fait de « choix » : je me suis juste laissé guider par mon bon sens de Sicilien, qui sait toujours comment faire venir le bonheur à lui.

Judith avait repoussé sa chaise, et, le verre à la main, était venue s'asseoir sur les genoux de son homme.

— À l'homme que j'aime, et que j'aime tant rendre heureux.

— Tu peux être fière : personne n'y était arrivé avant toi.

Elle avait fermé les yeux en l'embrassant, dans un signe de confiance et de quiétude qui ressemblait comme deux gouttes de Limoncello à ce qu'exprimait maintenant son visage endormi.

Les parfums de thé avaient envahi la chambre : sa belle n'allait pas tarder à ouvrir les yeux.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

Lire la suite...