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Publications de Robin Guilloux (67)

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Martin Heidegger, "D'un entretien sur la parole"

 

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"D. - Le mot japonais pour "parole", comment dit-il ?

 

(après avoir encore hésité) - Il dit "Koto ba".

 

D. - Et cela veut dire ?

 

J. - Ba nomme les feuilles, mais aussi et en même temps les pétales. Pensez aux fleurs de cerisier et aux fleurs de prunier.

 

D. - Et que veut dire Koto ?

 

J. - Répondre à cette question, voilà qui est suprêmement difficile. Pourtant, ce qui en facilite la tentative, c'est que nous avons osé préciser et situer l'Iki : le pur ravissement de la paix du silence en son appel. Or le souffle, le vent de cette paix qui mène à soi et approprie (ereignet) ce ravissement et son appel, c'est : ce qui gouverne la venue de ce ravissement. Mais koto nomme toujours aussi ce qui à chaque fois ravit, donc le ravissant lui-même, venant rayonner, unique dans l'instant qui ne se répète jamais, avec la plénitide persuasive de sa grâce.

 

D. - Koto serait alors l'appropriement (das Ereignis) de l'éclaircissante annonce de la grâce..." (M. Heidegger, Acheminement vers la parole, "D'un entretien de la parole", TEL Gallimard, p. 131)

 


Note : qui mène à soi et approprie ("ereignet") : La double traduction ("qui mène à soi et qui approprie") a pour intention de faire entendre en français le verbe approprier sans contresens. Que la paix approprie le ravissement veut donc dire : grâce à la paix, le ravissement parvient à être ravissement.

 

 

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Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, TEL/Gallimard. "D'un entretien sur la parole" se trouve page 87 et suiv. dans l'édition Tel/Gallimard.

 

 

Heidegger eut parmi ses élèves plusieurs étudiants japonais et  s'intéressait tout particulièrement au taoïsme et au théâtre Nô.

 

"D'un entretien sur la parole" témoigne de cet intérêt réciproque. Le début de la note (page 260) nous renseigne sur les circonstances de sa composition : "Ce texte jusqu'ici inédit vit le jour en 1953-54, à l'occasion d'une visite du professeur Tezuka à l'Université impériale de Tokyo."

 

Faire un compte rendu du dialogue "entre un Japonais et un qui demande", c'est courir le risque de gauchir la pensée qui s'y déploie en cherchant à tout prix à "surmonter les difficultés" par un travail qui chercherait à "cerner des concepts", quitte à "passer à autre chose" une fois que l'on aura cru avoir compris, bref, remplacer une initiation par une information.

 

C'est justement de cette "démarche" héritée de l'histoire de la métaphysique et en particulier de la scolastique médiévale (Duns Scott et son Traité des catégories) qu'il s'agit non pas de se "déprendre" en la "détruisant", mais de "rétrocéder".

 

Car il ne s'agit pas de "comprendre" "D'un entretien de la parole" à la lumière "aveuglante" de la Philosophie occidentale, pas plus qu'il ne s'agit de "comprendre" l'art japonais à la lumière - tout aussi "aveuglante - de l'Esthétique occidentale, mais de se mettre à son tour sur un "chemin de pensée" qui permette la rencontre d'une "autre pensée" à partir d'une "déconstruction" intérieure de ce que l'on appelle par pléonasme la "Métaphysique occidentale".

 

Cette "autre pensée" n'est pas la "pensée orientale", mais ce vers quoi la pensée tardive de Heidegger et la pensée orientale avec laquelle elle se met en dialogue "fait signe".

 

 

Note : Heidegger n'a jamais caché ce que sa pensée devait à sa formation théologique. Sa thèse d'habilitation (1915) publiée aux éditions Gallimard en 1970 (trad. Florence Gaboriau), s'intitule : Traité des catégories et de la signification chez Duns Scott. "Rétrocéder" n'est pas détruire, supprimer, mais revenir en-deçà de la pensée scolastique, elle-même héritée de la pensée grecque (les catégories d'Aristote) vers une source plus originelle : les Présocratiques, en particulier Parménide, Anaximandre et Héraclite d’Éphèse.

 

 

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Christian Bobin, L'homme-joie

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Christian Bobin, L'homme-Joie, L'Iconoclaste, Paris, 2012

 

"Écrire, c'est dessiner une porte sur un mur infranchissable, et puis l'ouvrir." (p. 9)

 

"J'ai rêvé d'un livre qu'on ouvrirait comme on pousse la grille d'un jardin abandonné." (4ème de couv.)

 

"Je sais ce que c'est maintenant, un chat : c'est quelqu'un qui ressemble à un chat, qui vient et qui vous prend au cœur." ("Le petit charbonnier", p. 163)

 

La Part manquante, Une petite robe de fête, Le Très-Bas, l'Inespérée, La plus que viveL'Enchantement simple, Souveraineté du vide, Le Christ aux coquelicots... Livre après livre, Christian Bobin veille sur le "presque rien", ce miracle fragile mais obstiné préservé du veau d'or, de la consommation, du divertissement permanent, du saccage de l'âme... : un rayon de soleil, un rire d'enfant, l'éclatante humilité des marguerites... "On m'accuse d'être mièvre ? Que dira-t-on de maître Dogen, ce sage du XIIIème siècle japonais, lorsqu'il écrit : L'univers entier est fait des sentiments et des émotions des fleurs ." (p. 85)

 

Livre après livre, Christian Bobin se bat contre la banalisation du monde et la désespérance...

 

On le lit crayon en main, on souligne des phrases, on en répète intérieurement les mots magiques, les yeux fermés, s'émerveillant que quelqu'un ait si bien réussi à faire parler les choses muettes et à suggérer l'indicible.

 

Christian Bobin dit la légèreté, les flocons de neige que le ciel délivre en silence, les fils d'argent que tissent les araignées dans les jardins, les merveilleux nuages... mais aussi la gravité : la maladie qui dépossède de la mémoire, la mort de ceux que nous aimons, le désamour, la solitude...

 

Livre après livre, Christian Bobin murmure des mots qui disent des choses auxquelles on n'ose plus croire : la sainteté, la joie parfaite, l'invisible, qu'un jour "les derniers seront les premiers"...

 

On entre en philosophie comme on entre en religion, tout entier ou pas du tout, disait Jean Trouillard, initiateur de Plotin. "Tout entier", c'est ainsi que Christian Bobin entre en écriture, comme s'il en allait de sa vie, comme si préserver le "presque rien" était pour lui une affaire de vie ou de mort.

 

 

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 Le trousseau de clé

 

(...) Les livres des philosophes sont comme ces masques de carton qu'on fait tenir par un élastique contre son visage. Dessous le carton on manque d'air. regarde me disaient les fleurs dont l'odeur retapissait la chambre. Regarde : il n'y a pas de porte, nulle part. Il n'y a que notre parfum, nos couleurs et nos rires. L'autre monde commence par ce rire. L'autre monde est ce rire. Pourquoi chercher ailleurs, autre chose ? Le dieu est un enfant qui se cache et il y a un moment où il se trahit : quand on passe près de lui, on entend son fou rire. Tu peux l'entendre dans la musique, dans le silence. dans le bourgeon qui éclate, derrière le nuage qui passe ; dans une bouche édentée. Partout. C'est incroyable le bruit que peut faire un bouquet de fleurs dans une toute petite chambre. Elles me saoulaient. Aucune philosophie au monde n'arrive à la hauteur d'une seule marguerite, d'une seule ronce, d'un seul caillou discutant comme un moine rasé en tête à tête avec le soleil et riant, riant, riant.

 

Je regarde le bleu du ciel. Il n'y a pas de porte. Ou bien elle est ouverte depuis toujours. dans ce bleu j'entends parfois un rire, le même que celui des fleurs : impossible de l'entendre sans aussitôt le partager.

 

Ce bleu, je le glisse dans ce livre, pour vous. (p. 177)

 

 

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"Christian Bobin construit son livre en quinze récits : des portrait d'êtres chers (son père), des rencontres (Maria, l'enfant gitane), des figures emblématiques (Soulages, Glenn Gould), des visions, puis une longue lettre à la femme aimée et perdue, "la plus que vive". entre ces récits viennent des paragraphes courts, parfois écrits à la main, condensés sur une pensée, fulgurants de profondeur et d'humanité..."

 

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"Ce n’est pas pour devenir écrivain qu’on écrit, c’est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour."

Biographie Christian Bobin

Qui est vraiment Christian Bobin ? Les indications biographiques qu'il consent à glisser aux journalistes lors de (rares) entretiens nous apprennent qu'il est né au Creusot, en Bourgogne, de parents ouvriers. Et qu'il y vit toujours. Qu'enfant, déjà solitaire, il préférait la compagnie des livres. Qu'après des études de philosophie, il a exercé divers métiers, dans des bibliothèques, des musées, des librairies. Que ses premiers textes, publiés au début des années 1980, ne rencontrent qu'un public restreint. Que le succès est venu plus tard, porté par la grâce d'un livre consacré à Saint François d'Assises, Le Très-Bas, prix des Deux Magots... C'est dans ses textes qu'il faut chercher La Part manquante de Christian Bobin. Dans ses textes, où cet humaniste solitaire parle le plus de lui-même, il nous fait partager, dans un style épuré, ses plaisirs minuscules et jusqu'à ses plus grandes douleurs comme La plus que vive, hommage à son amie, morte à 44 ans d'une rupture d'anévrisme. À travers une œuvre sensible et poétique, ce sédentaire, voyageur de la page blanche, nous montre le monde tel qu’on ne le voit plus. (souce : Evene)

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Nicolas Poussin, "Et in Arcadia ego"

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Les bergers d'Arcadie (deuxième version), Musée du Louvre
 
Aucune oeuvre picturale, sauf peut-être La Joconde de Léonard de Vinci n'a fait l'objet d'autant de commentaires, d'interrogations et de spéculations que ce célèbre tableau de Nicolas Poussin (1594-1665).
 
Le premier "mystère" réside dans le fait qu'il n'y a pas un, mais deux tableaux portant le même titre. Le plus célèbre, reproduit ci-dessus, est daté de 1637-1638 et se trouve au musée du Louvre, l'autre, le premier, composé une dizaine d'années auparavant (1628-1630) se trouve en Angleterre, à Chatsworth House, dans le Derbyshire. Ces deux oeuvres témoignent d'une évolution artistique (passage du baroque au classicisme) mais aussi intellectuelle, voire spirituelle du peintre.
 
Commençons par le deuxième tableau, le plus connu. On peut y voir quatre personnages : trois personnages masculins : deux jeunes gens couronnés de feuilles de laurier, symbole d'immortalité et attribut du dieu Apollon, le dieu des Arts et un homme plus âgé, portant un collier de barbe et une belle jeune femme richement vêtue dans un décor stylisé  d'arbres et de rochers. Les hommes tiennent à la main une houlette qui symbolise leur état de berger. L'ensemble donne un sentiment d'harmonie, d'équilibre et de clarté caractéristiques du classicisme français que l'on retrouve à Vaux-le-Vicomte ou à Versailles, dans  les tragédies de Racine ou les odes de Malherbe.
     
Les couleurs du paysage correspondent à celles des vêtements : le bleu de la robe de la jeune femme et du vêtement du berger agenouillé avec le bleu du ciel, le jaune d'or du châle de la jeune femme avec la lumière qui baigne la scène et les deux arbres à gauche du tableau. La jeune femme porte un turban blanc qui rappelle la blancheur des nuages, tandis qu'un nuage noir, qui pourrait symboliser la mort, s'étend du sommet d'une montagne (ou peut-être d'un volcan ?) au bord droit du tableau, comme une menace cachée. Le turban blanc de la jeune femme pourrait signifier qu'elle échappe à la mort, qu'elle appartient à la dimension céleste, comme la montagne et les nuages et qu'elle n'est donc pas vraiment une bergère, mais une déesse.
 
Le "berger" à droite du tableau porte un vêtement rouge (l'éros, le désir), celui de gauche un drapé couleur chair.
       
Le berger le plus âgé a posé un genou à terre et semble dessiner quelque chose sur la paroi du tombeau (les contours de son ombre ?) avec son index qui est pointé sur la lettre "R" de l'inscription "ET IN ARCADIA EGO". Accoudé au tombeau, l'un des adolescents le regarde faire ou peut-être "l'inspire", tandis que l'autre désigne du doigt le tombeau en regardant le spectateur ("Regarde et cherche à comprendre !'). On a nettement le sentiment d'une connivence entre les deux adolescents et la jeune femme qui s'appuie sur l'épaule de celui qui regarde le spectateur et du fait qu'ils n'appartiennent pas au même monde que le berger agenouillé. Aucun des trois d'ailleurs ne semble s'intéresser au tombeau, comme s'ils n'avaient rien à en apprendre. Ils regardent soit le berger agenouillé, soit le spectateur.
     
Certains commentateurs ont remarqué une anomalie dans l'ombre portée du bras et de la main du berger  agenouillé qui se terminerait en forme de faux, symbole de la mort. Le berger agenouillé serait donc le seul "mortel" du groupe, les deux autres bergers étant en réalité des dieux et le personnage féminin une déesse. Cette interprétation serait confirmée par le fait que les deux jeunes gens couronnés de feuilles et la jeune femme richement parée sont dépourvus d'ombre, contrairement à l'homme agenouillé.      

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Sur la paroi du tombeau figure une inscription en latin  : "Et in Arcadia ego (sum)" qui signifie "Et moi, je (suis) aussi présente en Arcadie.". L'Arcadie était une région imaginaire (une utopie) réputée pour sa douceur de vivre.
 
On s'est beaucoup interrogé sur la signification de cette inscription. Pour les uns, le sujet du verbe "sum" sous entendu et auquel renvoie le pronom emphatique "ego" (moi) ne peut être que la Mort, L'inscription signifierait donc :  "Et moi (la Mort), je suis aussi présente au pays des délices.". En soulignant la finitude sans remède de la condition humaine, cette interprétation confère à l'oeuvre une dimension tragique.
 
Pour les autres, le verbe sous-entendu serait au passé (fui et non sum) et le sujet serait la personne qui repose dans le tombeau. La phrase signifierait alors : "Et moi aussi (pourtant), j'ai vécu en Arcadie." Les deux interprétations ne s'excluent pas forcément : la mort est partout, même en Arcadie, celui ou celle qui repose dans le tombeau fut un jour jeune et belle (en supposant qu'il s'agit d'une femme) et goûta jadis le bonheur parfait au pays des délices. Cette interprétation confère au tableau une signification plus élégiaque que tragique.


Elégie : (1500, mot latin d'origine grecque elegia). Poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques... Toute oeuvre poétique dont le thème est la plainte.

 
On a donc affaire à une double figure de style : une allégorie : personnification d'une idée abstraite, en l'occurrence la Mort et/ou une prosopopée : faire parler un mort.
 
La prosopopée (substantif féminin), du grec prosôpon (« le visage ») et poiein (faire, fabriquer) est une figure de style qui consiste à faire parler un mort, un animal, une chose personnifiée, une abstraction. Elle est proche de la personnification, du portrait et de l'éthopée. En rhétorique, lorsqu'elle fait intervenir l'auteur, qui semble introduire les paroles de l'être fictif, on la nomme la sermocination.
 
Une autre interprétation confère au tableau une dimension chrétienne et apologétique : l'oeuvre picturale s'apparenterait alors à un sermon. Les trois bergers seraient les disciples préféres de Jésus, ceux qui ont assité à sa Transfiguration sur le mont Thabor : Pierre (le plus âgé), Jacques et Jean et la femme vêtue d'or et de bleu serait la Vierge Marie. L'inscription "Et in Arcadia ego" signifierait donc : "Moi, le Christ, je suis dans le Royaume des Cieux, ne vous attachez pas aux biens de ce monde, cherchez des biens qui ne périssent pas et vous aurez la vie éternelle, ne craignez pas car j'ai vaincu la mort tant redoutée des païens."
 
On peut aussi conjecturer que le personnage agenouillé n'est pas l'apôtre Pierre, mais Adam (le premier homme), les deux jeunes gens représentant les hiérarchies célestes et la jeune femme la Sagesse éternelle guidant l'homme vers son accomplissement, du paradis terrestre (l'Arcadie) à la Jérusalem éternelle (la parousie).

La juxtaposition de la tonalité tragique, élégiaque, voire épicurienne et chrétienne du tableau n'était pas de nature à dérouter un chrétien du XVIIème siècle nourri de culture gréco-latine.
 
La coexistence de toutes ces tonalités n'est pas non plus forcément étrangère à un esprit moderne : on peut avoir conscience de la finitude de la vie humaine ("Memento mori"), profiter de l'instant qui passe ("Carpe diem"), regretter le bonheur passé et désirer éterniser les instants heureux.
 
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Le Guerchin, "Et in Arcadia ego" (1618), le même sujet, interprété par Le Gerchin  (mouvement baroque)

La  première utilisation d'une tombe avec inscription dédicatoire "Et in Arcadia ego",  dans le monde enchanteur de l'Arcadie apparaît à Venise au XVIème siècle
 
La toile du Guerchin, conservée à la Galerie nationale d'art ancien du palais Barberini à Rome, rend plus évident le sens de cette inscription par la figuration d'un crâne posé sur le tombeau, au premier plan, au-dessus de l'inscription dédicatoire. Au second plan, deux bergers, un adolescent et un homme mûr découvrent le crâne. Le plus âgé, le berger au vêtement rouge, a un regard vide, comme aveugle ; le plus jeune, le berger au vêtement blanc, semble plongé dans une méditation mélancolique. Mais seul le spectateur peut  voir à la fois le crâne et l'inscription dédicatoire : "Et in Arcadia ego" qui s'expliquent en quelque sorte l'une l'autre. Non sans cruauté, le peintre a figuré une mouche (sur le crâne) et une souris (à côté) pour évoquer non seulement la mort, mais aussi la décomposition de la chair.
 
On distingue une forme étrange à la verticale du crâne et à la hauteur du sommet de la tête des deux bergers : comme une tête d'oiseau avec un oeil unique qui semble fixer le spectateur, posée sur une branche en forme d'éclair. On distingue nettement une ombre en forme de doigt soulignant la lettre "D" de l'inscription dédicatoire.

 
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Les Bergers d'Arcadie (première version, Chatsworth House (Derbyshire)

 
La première version des Bergers d'Arcadie de Poussin, celle de Chatsworth House, est probablement une œuvre de commande, inspirée de la toile du Guerchin. Son style est nettement plus baroque que la seconde version. Le "punctum" (le crâne) est décentré vers la droite, alors que dans la seconde version, le point central (le doigt posé sur la lettre "R" de l'inscription dédicatoire) est au centre du tableau qui s'organise "en étoile" à partir de lui. Les bergers découvrent l'inscription avec une expression de curiosité ; la bergère debout à gauche est représentée dénudée, dans une pose suggestive, très différente de l'attitude austère de la seconde version.
 
La première version représente quatre personnages : trois personnages masculins et un personnage féminin symbolisant les deux sexes et les trois âges de la vie : la jeunesse, l'âge mûr et la vieillesse. Un vieillard endormi aux cheveux blancs, couronnés de feuilles de laurier (Saturne ?) et tenant une jarre dont l'eau se répand à terre, symbolise la vieillesse, mais aussi le temps qui s'écoule inexorablement, tandis que le nuage noir que l'on retrouve dans la seconde version recouvre en partie l'or du couchant.
 
Dans la première version, beaucoup plus sombre, dramatique et tourmentée que la seconde, Poussin illustre les thèmes traditionnels de la brièveté de la vie et de la vanité des plaisirs et invite à se souvenir de la mort ("Memento mori").

 La différence la plus importante entre les deux versions, c'est que dans la première version, l'un des bergers se contente de pointer du doigt la lettre "D" de l'inscription dédicatoire "Et in Arcadia ego", alors que dans la seconde, le berger agenouillé trace la silhouette de son ombre avec son doigt qui est pointé sur la lettre "R" (Resurrexit" ?). Selon une ancienne tradition (Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXV 5, 15), c'est le moment de la découverte de l'art pictural : l'ombre du berger est la première image de l'histoire de l'art.
 
Mais l'ombre sur la tombe est aussi un symbole de la mort. Dans la première version, celle-ci est symbolisée par un crâne posé sur la tombe, dans la seconde par l'ombre en forme de faux de la main et du bras du berger agenouillé.
 
Le sens, beaucoup plus complexe de la seconde version semble être que l'Humanité surgit de la découverte de la mort inéluctable et de l'invention simultanée de l'Art, réponse créative à la finitude.
 
Ainsi, la prétention de la mort à régner même en Arcadie est récusée par l'Art, symbolisé par la jeune femme au drapé d'or, à droite dans la seconde version et qui pourrait être Mnémosumé (Mémoire), la mère des Muses ou la déesse Vénus, plutôt qu'une bergère, Apollon et Mercure, dieux des Arts et de l'écriture,  apparaissant sous les traits des deux bergers adolescents. 
 
Les deux versions des Bergers d'Arcadie témoignent d'une évolution non seulement picturale : passage du baroque au classicisme, mais aussi intellectuelle, voire spirituelle chez Nicolas Poussin dans sa manière d'envisager son art et l'art en général par rapport à la finitude humaine : dans la première version, l'art met en scène la surprise de l'homme face à la mort et souligne, dans la tradition des "Vanités" la vanité du "Carpe diem".
 
Mais en l'espace de dix ans, Poussin a pris conscience que le sentiment de la finitude peut certes encore se décliner sous la forme de la nostalgie utopique d'un monde sans la mort : l'Arcadie ou sa version judéo-chrétienne : le paradis terrestre, mais aussi, par un mystérieux paradoxe, que dans la lutte amoureuse entre Éros (le désir) et Thanatos (la mort), la mort est la condition même du désir, de la pensée et de la création humaines, non pas un simple "objet de pensée", mais, pour ainsi dire le moteur - et même, pour parler comme Aristote, le "premier moteur" -  de la pensée et du désir.

"La mort n'est pas pour la pensée quelque chose d'autre : au contraire, d'une certaine façon, elle la trouve en elle-même. La pensée de la mort n'est pas une pensée particulière, comme s'il y avait des pensées différentes, et, parmi elles, entre autres, la pensée de la mort, mais la mort est posée en même temps que la pensée, et toute pensée est, comme telle, pensée (de) la mort." (Marcel Conche, La mort et la pensée, éditions de Mégare, 1973, p. 9)
 
Mais, comme le suggère Jean-Louis Vieillard-Baron dans son livre Et in Arcadia ego. Poussin ou l'immortalité du Beau, Poussin, ce contemporain de Descartes, a pris conscience d'autre chose encore : l'ego de "In Arcadia ego", ce n'est pas la mort. La mort n'a pas de moi, la mort est une allégorie, ce n'est pas une personne. L'ego, c'est l'ego humain qui prête un ego à la mort, c'est l'homme qui cherche à déchiffrer l'énigme de l'inscription qu'il a lui-même gravée, c'est l' homme qui a peint les bergers d'Arcadie - et pas n'importe quel homme, mais un homme bien précis : Nicolas Poussin. C'est moi qui contemple ce tableau et qui essaye, à mon tour, d'en déchiffrer l'énigme, c'est l'homme qui médite sur le plaisir, sur la brièveté de la vie, sur la vanité, c'est moi qui  sais de science certaine que je vais mourir, c'est moi qui espère en l'immortalité, le regard perdu dans un châle de lumière.

C'est sur un tombeau que l'homme, inspiré par les dieux, trace les premiers signes. Mais, préfigurant la joie parfaite, la femme à l'étole d'or est la promesse pour "moi" que la mort n'aura pas le dernier mot.
 


Bibliographie :
 
Jean-Louis Vieillard-Baron, Et in Arcadia ego. Poussin ou l'immortalité du Beau, Éditions Hermann, 2010
 
Yves Bonnefoy (1995). Dessin, couleur, lumière. Mercure de France.

 

 

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Nicolas Poussin, né au hameau de Villers, commune des Andelys, le 15 juin 1594, mort à Rome le 19 novembre 1665, est un peintre français du XVII ème siècle, représentant majeur du classicisme pictural. Actif aussi en Italie à partir de 1624. Peintre d'histoire, compositions religieuses, mythologiques, à personnages, ou encore de paysages animés. Il fut l'un des plus grands maîtres classiques de la peinture française, et un "génie européen", comme le rappelle l'exposition Nicolas Poussin de 1994 à Paris, à l'occasion de la célébration du quatrième centenaire de sa naissance. (source : encyclopédie en ligne wikipedia)

 

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Jacques Prévert, "Arbres" (Histoires)

 

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Photo de Jacques Prévert par Izis  

       

       

A Georges Ribemont-Dessaignes...  

       

En argot les hommes appellent les oreilles des feuilles

c’est dire comme ils sentent que les arbres connaissent la musique

mais la langue verte des arbres est un argot bien plus ancien

Qui peut savoir ce qu’ils disent lorsqu’ils parlent des humains

les arbres parlent arbre

comme les enfants parlent enfant    

Quand un enfant de femme et d’homme

adresse la parole à un arbre

l’arbre répond

l’enfant entend

Plus tard l’enfant

parle arboriculture avec ses maitres et ses parents    

Il n’entend plus la voix des arbres

il n’entend plus leur chanson dans le vent

 

Pourtant parfois une petite fille

pousse un cri de détresse

dans un square de ciment armé

d’herbe morne et de terre souillée    

Est-ce… oh… est-ce

la tristesse d’être abandonnée

qui me fait crier au secours

ou la crainte que vous m’oubliiez

arbres de ma jeunesse

ma jeunesse pour de vrai    

Dans l’oasis du souvenir

une source vient de jaillir

est-ce pour me faire pleurer

J’étais si heureuse dans la foule

la foule verte de la forêt

avec la crainte de me perdre et la crainte de me retrouver    

N’oubliez pas votre petite amie

arbres de ma forêt.    

    

Jacques Prévert, "Arbres" (Histoires)    

    

           

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A Eugène...    

           

Histoires, recueil de poésie en prose ou en vers, dont chaque poème est une "histoire", a paru la même année que Paroles, en 1943. On a dit de      Prévert qu'il était un des rares poètes qui, depuis longtemps, parlent à la troisième personne. En effet, il ne se raconte pas seulement lui-même, mais il raconte aussi des "histoires" qui      concernent tous les hommes.    

           

"Les révolutions poétiques modernes  ont remis en cause le système traditionnel. Pourtant, un vers d'Eluard (ou de Prévert !) ne se lit pas autrement qu'un      vers de Racine." (Jean Mazaleyrat, Eléments de métrique française). "Arbre" raconte une histoire sous une forme poétique et l'on retrouve en effet des caractéristiques "intemporelles"      de la poésie : des vers ("Les arbres parlent"), des strophes, des rimes (entend/enfant/parents/vent, armé/souillé/abandonnée/oubliiez, souvenir/jaillir, pleurer/retrouver), des figures de style      (l'oasis du souvenir"), des assonances et des allitérations (en a et en s).    

           

Le poème comporte deux parties, à la manière d'un "apologue", récit à l'appui d'un enseignement moral :    

           

a) de "En argot les hommes appellent les oreilles les feuilles" jusqu'à "dans le vent" : les hommes en grandissant oublient le langage des arbres.    

           

b) une petite fille supplie les arbres de ne pas l'oublier.    

           

Le poème a été écrit en 1943, à une époque où les hommes parlaient encore l'argot, qui est une langue véritable, avec son vocabulaire et sa syntaxe et non le      verlan qui se contente d'inverser les syllabes de la langue française.    

           

L'argot est une langue liée à un groupe social particulier ou à une profession ; c'est la langue de ceux qui ne veulent pas être compris par les autres. On      appelle l'argot "la langue verte", à cause de la "verdeur" de certaines expression qui n'hésitent pas à évoquer de façon imaginée le corps humain et la sexualité. Cette verdeur est celle de la      vie elle-même que le langage dominant essaye d'enfermer dans des normes, des "convenances" : "on ne parle pas comme ça, on ne parle pas de ces choses-là".    

           

Prévert joue sur la polysémie de l'adjectif "vert" : les feuilles des arbres sont vertes, l'argot est la "langue verte".    

           

Les vers 3 et 4 contiennent le champ lexical de la parole : "langue verte", "argot", "disent", "parlent". "Les arbres parlent arbres". Le poète énonce un      paradoxe, dans la mesure où il est entendu que le langage est "le propre de l'homme" et que ni les plantes, ni les animaux, ni les pierres ne parlent.    

           

Pourtant, en réfléchissant bien, il y a bien un langage des arbres que même les adultes peuvent percevoir : "En argot les hommes appellent les oreilles les      feuilles/c'est dire comme ils sentent que les arbres connaissent la musique"... La "musique des arbres", n'est-ce pas le froissement des feuilles dans le vent, celle que j'entends au moment où      j'écris ces lignes, et qu'accompagne délicieusement le chant des oiseaux ?    

           

Mais Prévert ne parle pas que de la musique du vent dans les arbres, il parle bien du langage des arbres. Cette parole, si l'on en croit le poète, a plusieurs      caractéristiques : elle est mélodieuse ("les arbres connaissent la musique"), elle est ancienne ("mais la langue des arbres est un argot bien plus ancien"), elle est incompréhensible pour les      adultes et seuls les enfants peuvent la comprendre : "quand un enfant de femme et d'homme/adresse la parole à un arbre/l'arbre répond/l'enfant entend/Plus tard l'enfant/parle      arboriculture/avec ses maîtres et ses parents/il n'entend plus la voix des arbres/il n'entend plus leur chanson dans le vent.    

           

Il est indéniable que les enfants parlent avec les arbres. Quel enfant n'a pas confié un jour son chagrin aux arbres ? Quel enfant n'a pas trouvé consolation et      réconfort au sein de la nature ?    

           

Mais, remarque le poète "plus tard l'enfant/parle arboriculture/il n'entend plus la voix des arbres"...    

           

"Arboriculture" appartient au vocabulaire savant : "(1836 de arbori et culture). Culture  des arbres. Arboriculture forestière V. Sylviculture - spécial.      Production de fruits (arboriculture forestière) : agrumiculture (agrumes), pomiculture. ( Le Petit Robert).    

           

Le mot "arboriculture" dit tout autre chose que le mot "arbre" (ou que le mot argot "touffu" qui désigne un arbre : "maître corback sur un touffu planqué/tenait      en son bec un coulant baraqué") :    

           

"Au sens botanique, les arbres sont des plantes à bois véritable. Celui-ci, également appelé xylème secondaire, est produit par une rangée cellulaire (l'assise    libéro-ligneuse) appelée cambium, située sous l'écorce.  

    

La genèse du bois est un processus répétitif qui dépose une couche nouvelle sur les précédentes. Le résultat est souvent visible sous la forme de cernes    d'accroissement. Ce résultat est une croissance en épaisseur issue du fonctionnement du cambium qui est le méristème secondaire du bois (le phellogène étant le méristème secondaire de l'écorce).    On ne trouve de plantes à bois véritable, et donc d'arbres au sens strict, que chez les Gymnospermes et les Angiospermes Dicotylédones..." (source : wikipédia)    

           

"L'arboriculture" ne parle pas arbre, elle parle "sur" l'arbre, elle dit "ce qu'est l'arbre", elle en donne une "définition", elle enferme l'arbre dans des      concepts ("plante lignée", "croissance secondaire", "xylème", assise libéro-ligneuse", "cambium", "méristème", "phellogène", "Gymnospermes", "Dicotylédones"...) :    

           

L'arboriculture nous dit ce que sont les arbres en général, elle n'évoque aucun arbre particulier, mais rattache chaque arbre à une      espèce. Et si elle s'intéresse aux arbres, c'est surtout pour leur "utilité", leur intérêt économique : produire des pommes, des agrumes, du bois de chauffage, du papier, décorer les maisons      des hommes à Noël...    

           

paysage.jpg                                                                               Vincent Van Gogh     

           

L'arboriculture ne s'intéresse pas à l'arbre qui a consolé ou réjoui tel enfant, ni à la musique du vent dans les feuilles, ni au      plaisir pur et désintéressé que j'éprouve en ce moment à regarder et à écouter chanter les feuilles de "mes" arbres.    

           

Les arboriculteurs et les adultes en général sont parfois capables d'entendre "la voix des arbres" et "leur chanson dans le vent",      mais à conditions d'oublier le langage de l'arboriculture, mais si les "personnes raisonnables" n'entendent plus la voix des arbres et leur chanson dans le vent, c'est qu'elles ne voient plus      le monde qu'à travers le langage de l'arboriculture, le langage de la science et de la technique.    

           

Les techniques modernes de communication cherchent à agir sur autrui, la science parle en langage mathématique, condition d'une action sur les choses. La science      et la technique utilisent le langage, en font un instrument toujours plus conforme aux fins que détermine leur essence : "se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature."      (Descartes)    

           

Le poète nous rappelle que le langage n'est pas un simple moyen de communication, d'action sur le monde et sur autrui, il n'est pas un instrument au service de la      pensée, c'est bien plutôt la pensée qui se tient au service du langage, qui veille sur le langage en répondant à l'appel de l'Etre dont la langage est l'abri. "Plein de mérites, mais en poète,      l'homme habite sur cette terre." (Friedrich Hölderlin)    

           

klimt_tree_of_life_1909.jpg                            Gustav Klimt, L'Arbre de Vie     

           

"Pourtant parfois une petite fille/pousse un cri de détresse..." : La deuxième partie du poème évoque une "histoire". Nous n'avons      donc plus affaire à un discours, mais à un récit, à un cas particulier, même si, dans l'esprit du poète, ce cas particulier a une portée universelle et que la petite fille représente tous les      enfants. La "détresse", comme l'angoisse est une expérience existentielle et non une expérience purement intellectuelle. Nous faisons l'expérience de la détresse (ou de l'angoisse) dans une      situation existentielle précise. Par exemple quand nous avons perdu un proche et qu'il nous manque. La détresse de la petite fille s'exprime de façon paradoxale ; en effet, elle n'a pas peur      d'abandonner les "arbres de sa jeunesse", mais que les arbres de sa jeunesse ne l'abandonnent.    

           

Martin Heidegger, qui recommandait la lecture du Petit Prince d'Antoine de Saint Exupéry parle de "l'oubli de l'Etre" :      l'oubli de l'Etre signifie deux choses, la première, c'est que l'homme oublie  l'Etre au profit de l'étant, mais aussi que l'Etre se fait oublier (on ne "voit" pas l'Être, on ne voit que      des "choses"). Le langage des arbres est celui de l'Etre, alors que le langage de l'arboriculture est le langage de l'étant.    

           

 C'est dans un square "de ciment armé/d'herbe      morne et de terre souillée" que la petite fille fait l'expérience de la détresse, dans un endroit aussi éloigné que possible de la "foule verte" des forêts de son enfance, perdu dans la foule      des grandes villes et la laideur du monde envahi par la technique ("ciment armé").    

           

Cette détresse s'exprime par un appel au secours: "Est-ce...oh...est-ce..." (SOS ) : "Save Our Souls" (littéralement "sauvez nos      âmes"), le message que les navires en détresse (le Titanic par exemple) envoient pour être secourus.    

           

           

pierre-bonnard--amandier-en-fleurs-1945-almond-tree-in-blos.jpg     

Pierre Bonnard, L'amandier en fleurs    

           

La petite fille sait qu'elle entre dans le monde des adultes, dans le monde de la "culture", car c'est le destin de tous les hommes      et  qu'elle doit étudier, entre autres choses, "l'arboriculture", mais elle ne veut pas oublier le temps où elle était encore proche de la nature, où elle comprenait son langage et où elle      parlait avec les arbres. Le langage de l'Être (et non celui de la botanique) est aussi celui de la vérité  ("ma jeunesse pour de vrai").    

           

"la crainte de me perdre et la crainte de me retrouver" : la petite fille a peur de se perdre, comme le petit Poucet car la forêt est redoutable, mais elle a      aussi peur de se retrouver, c'est-à-dire de ne plus être dans la proximité heureuse de la forêt.     

           

Karl Jaspers dans son Introduction à la philosophie parle de "l'âge métaphysique", celui où l'on se pose les questions essentielles : "pourquoi y a-t-il      quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi est-ce que nous allons voir ma grand-mère alors que dans une heure, nous partirons ? Pourquoi est-ce que je dois m'habiller ce matin, alors que je      devrai me déshabiller ce soir ? Pourquoi est-ce que je suis moi et pas quelqu'un d'autre, ou un chat, ou une étoile ou un... arbre ? Qu'est-ce que la mort ? ce sont des questions dites      "fondamentales" parce qu'elles ne portent pas sur l'étant, mais sur l'Être.     

           

Il existe des gens qui se posent ces questions toute leur vie et y répondent avec plus ou moins de fraîcheur : les philosophes, les artistes et les poètes.    

           

Jacques Prévert pose une question difficile : celle de la relation entre les mots et les choses. Dans un dialogue intitulé Le Cratyle, Platon se pose la      même question que Jacques Prévert, sans parvenir à y répondre. Il laisse la question en suspens après avoir examiné les deux points de vues : celui de Cratyle qui soutient qu'il y a un lien      "naturel" entre les mots et les choses et celui d'Hermogène qui soutient que les noms existent en vertu d'une convention. Hermogène soutient que "l'homme est la mesure de toute chose".      Appliquée au langage, cette thèse affirme que c'est l'homme qui produit le sens. La vérité du monde appartient dès lors au monde social humain (la botanique). À l'inverse, Cratyle, en affirmant      la justesse naturelle des noms, propose une nature qui a un sens, mais qui échappe aux hommes. C'est avec cette nature-là, la nature de la "jeunesse pour de vraie" que la petite fille est      capable de parler et c'est elle qu'elle supplie de ne pas l'oublier.    

           

Le temps où l'on parlait tout naturellement avec les arbres, les animaux, les pierres et les objets, l'enfance,  est comme une "oasis" où jaillit la source      vive. Une oasis est un lieu planté de palmiers au milieu du désert, un lieu où le voyageur assoiffé peut faire halte pour se reposer et se désaltérer. Charles Baudelaire disait de la poésie      qu'elle était "l'enfance retrouvée à volonté". L'art et la poésie sont l'oasis de sens véritable dans le désert du monde.    

           

           

boubat-05.jpg                                                           

            Photographie de Boubat    

    

           

    

           

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 Goffette2.JPG  

 

Guy Goffette est un poète et écrivain belge né le 18 avril 1947 à Jamoigne (Gaume). Il vit et travaille à Paris.

 

Poète avant tout, même lorsqu'il écrit en prose, Guy Goffette a été tour à tour enseignant, libraire, éditeur des cahiers de poésie Triangle et de L'Apprentypographe. Il a parcouru nombre de pays d'Europe avant de poser ses valises à Paris.

 

Il est lecteur chez Gallimard, où sont édités la plupart de ses ouvrages. Entre autres travaux de préfaces, il est l'auteur de l'introduction aux œuvres complètes du poète Lucien Becker.

 

 

matisse The Goldfish 1912

         Henri Matisse

 

 

Dimanche des Poissons

 

Et puis un jour vient encore, un autre jour,

allonger la corde des jours perdus

à reculer sans cesse devant la montagne

des livres, des lettres ; un jour

 

propre et net, ouvert comme un lit, un quai

à l'heure des adieux - et le mouchoir qu'on tire

est le même qu'hier, où les larmes ont séché

- un lit de pierres, et c'est là où nous sommes,

 

occupés à nous taire longuement,

à contempler par coeur la mer au plafond

comme les poissons rouges du bocal,

avec une fois de plus, une fois encore

 

tout un dimanche autour du cou.

 

Guy Goffette (Le Pêcheur d'eau)

 

 

Comment le poète exprime-t-il la mélancolie du temps perdu et le désir d'ailleurs ?

 


I. La mélancolie du temps perdu

Le poète renouvelle un lieu commun, celui de la fuite du temps. Le champ lexical du temps court en effet tout au long du poème, composé d'une seule et unique phrase, formant une isotopie : "un jour", "un autre jour", "allonger", "jours perdus", "un jour", "à l'heure des adieux", "hier", "longuement", "une fois de plus", "une fois encore", "tout un dimanche". Le temps est ressenti et présenté par le poète sous l'aspect de la répétition, de l'éternel retour (le roue du temps), de la "mécanique des jours", du "mauvais infini" (Hegel).
 
Le poème présente un phénomène remarquable : les rejets les contre-rejets, l'enjambement de la phrase d'une strophe sur l'autre...) "miment", non pas le "flux héraclitéen" du temps qu'Apollinaire donne à ressentir dans Le Pont Mirabeau, mais plutôt le déferlement successif des vagues sur le rivage. Le sens se récupère au fur et à mesure, si bien que l'on ne saurait parler "d'hermétisme", mais d'une énigme provisoire, à chaque fois résolue dans un mouvement de "dislocation avant". 
 
La contradiction entre l'emprisonnement et l'ailleurs sur laquelle le poème est fondé se traduit par l'opposition entre la syntaxe et le lexique, les mots se faisant écho (corde/livre/lettre/mouchoir/larmes/montagne/mer/plafond/bocal) et échappant "verticalement", dans l'axe paradigmatique à la clôture "inexorable" et à la temporalité irréversible de l'axe syntagmatique, au sein de deux champs lexicaux antagonistes qui ne s'annulent pas mais se répondent : celui de l'enfermement (corde, reculer, montagne, lit de pierre, plafond, bocal, autour) et celui de l'ouverture (livre, lettre, quai, se taire, contempler, mer/ciel).
 
 
Note : Guy Goffette renouvelle un genre traditionnel, le sonnet, composé de 14 vers et de quatre strophes (4-4-3-3). Le poème comporte trois trophes de quatre vers et une strophe finale qui ne comporte qu'un seul vers (4-4-4-1), ce qui met la clausule particulièrement en relief. Goffette joue de toutes les possibiltés de la prosodie traditionnelle (alternance de vers longs et de vers plus courts, alexandrins, rimes (jour/jour), enjambements, rejets et contre-rejets, figures...)


Le poème donne à sentir et à entendre la mélancolie du temps perdu. Il commence par la locution conjonctive "et puis", comme s'il constituait la suite d'un poème plus vaste dont le début se serait perdu - un poème qui se répéterait à l'infini, en se refermant sur lui même, à l'image du temps. 


"Allonger la corde des jours perdus" : le poète emploi un mot à connotation dysphorique ("corde") qui évoque le suicide par pendaison, idée que l'on retrouve dans le vers final : "tout un dimanche autour du cou". La corde forme un nœud coulant, les poissons tournent en rond dans leur bocal, l'homme tourne en rond dans une vie trop étroite, le temps s'enroule sur lui-même, tout recommence toujours...


L'infinitif "allonger" insiste sur le caractère interminable de la durée. le poète a le sentiment d'avoir perdu son temps ("jours perdus"), de ne pas avoir fait ce qu'il aurait dû faire, de ne pas s'être voué à l'essentiel : écrire des lettres, lire des livres, parce qu'il s'en est fait une "montagne". Peut-être regrette-t-il, comme le dit Jacques Prévert, d'avoir "perdu sa vie à essayer de la gagner". "Les jours perdus" ne sont pas les jours où nous n'avons rien fait, mais ceux où nous avons fait tout autre chose que ce que nous aurions dû faire.


Les derniers mots de la première strophe ("un jour") appartient, du point de vue syntaxique, à la seconde strophe. Le procédé (contre-rejet), pendant versifié d'hyperbate, ainsi que la construction en hyperbate de la totalité de ce poème formé d'une seule et unique phrase donne le sentiment d'un étirement de la durée, d'un brouillage (renforcé par l'alternance de verbes à l'infinitif, du passé composé et du présent de vérité générale), d'une dislocation du sens, à l'image de la vie.
 
 
63db0d28.jpg   giorgio de chirico-464485 (1)
Giorgio de Chirico

Le philosophe Henri Bergson a montré dans La Pensée et le Mouvant la différence entre le temps social spatialisé, objectif, le temps neutre des horloges et de la science et la durée vécue, subjective, riche de toutes les nuances de la vie intérieure (le souvenir, la mémoire, le regret, l'espoir...) La durée est vécue dans ce poème sous deux formes celle de l'ennui et celle de la tristesse. "S'ennuyer, c'est être sensible au temps pur." : quand nous faisons l'expérience de l'ennui, nous avons le sentiment que le temps "ne passe pas", une minute au cadran de l'horloge nous semble interminable.  
 
 
 
rellotges_tous_dali_persistencia_de_la_memoria_la_clau.jpg
Salvador Dali, Persistance de la Mémoire  
 
 
Mais l'ennui n'est pas présenté comme une expérience entièrement négative, une souffrance intolérable et stérile à laquelle il s'agirait d'échapper en nous "occupant". Dans l'ennui nous faisons l'expérience du "manque" que nous cherchons sans cesse à combler en nous occupant ou en nous divertissant. Le poète relie l'expérience de l'ennui au dimanche, le jour de la semaine où nous nous reposons du travail et des "occupations" de la semaine.


Nous pouvons, bien entendu nous "occuper" aussi le dimanche pour échapper à l'ennui et nous pouvons également nous livrer à la contemplation comme le font les amants dans ce poème, mais il nous faut endurer le manque, laisser s'exprimer le désir fondamental, comprendre que nous "tournons en rond", contrairement aux poissons rouges qui (espérons-le) ne s'en rendent pas compte.


La deuxième strophe du poème introduit les thèmes de l'amour et de la séparation d'avec l'être aimé. Le jour "ouvert comme un lit" représente le temps d'aimer, "un mouchoir qu'on tire", celui de la séparation ; ce mouchoir est "le même qu'hier" : on retrouve ici le thème du temps, de la répétition, de l'éternel retour du même, de la "mécanique des jours", mais cette fois sous l'aspect de la tristesse et de la séparation ("un quai à l'heure des adieu"). Si les larmes ont séché dans le mouchoir que l'on a agité pour se dire adieu, c'est qu'elles ont déjà coulé et qu'elles couleront encore. "Et le mouchoir qu'on tire" : l'emploi de l'indéfini "on" souligne le caractère universel de cette expérience.


II/ Le désir d'ailleurs

Face à cette mélancolie, le poème exprime un profond désir d'ailleurs.


"Un lit de pierres et c'est là où nous sommes" : le vers évoque l'image d'un gisant. Le poète associe, comme Charles Baudelaire dans L'Invitation au voyage et La mort des amants trois notions : l'amour, la mort et l'ailleurs ("Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères/Des divans profonds comme des tombeaux/Et d'étranges fleurs sur des étagères/Écloses pour nous sous des cieux plus beaux").
 
Cependant le pronom "nous" désigne tout aussi bien chacun d'entre nous. Tous les êtres vivants vivent "dans l'horizon de la mort", mais seul l'homme en a conscience ("il y a un "trou dans l'Etre" dit J.P. Sartre), encore qu'il puisse vivre, en "s'occupant", comme si la mort n'existait pas. "Un lit de pierres et c'est là où nous sommes" : que nous vivions seuls où que nous dormions avec quelqu'un, le poète suggère l'idée de solitude et d'incommunicabilité... "occupés à nous taire longuement" : on vit seul et on meurt seul.


Le poète nous invite donc à regarder la mort en face comme une réalité qui nous concerne et non comme un événement impersonnel, comme il nous invite à faire l'expérience des limites de la raison raisonnante pour entrer en résonance ("contempler par cœur la mer au plafond").


Les amants sont "occupés à se taire". L'expression est paradoxale (oxymore) : nous sommes occupés à travailler, à bavarder, à échanger des informations, et non à nous taire. La contemplation ("à contempler par cœur la mer au plafond") est le contraire de l'occupation. Contempler, c'est renoncer à connaître le monde par l'intellect, à le transformer par le travail et la technique. Contempler, c'est tourner son regard vers la beauté ; "à contempler par cœur" : on contemple avec l'intelligence du cœur, l'organe de l'amour. La contemplation exclut le bavardage car si nous voulons laisser le monde nous parler, il faut nous taire ("occupés à nous taire longuement, à contempler par cœur la mer au plafond")


"à contempler la mer au plafond" : cette image surréaliste - elle ne l'est en réalité pas tout à fait et reste symboliste dans la mesure où les amants sont comparés à des poissons ("comme les poissons rouges du bocal") - évoque l'univers étrange d'un compatriote de Guy Goffette, le peintre Magritte, où tout est possible : des hommes en chapeau melon qui se promènent dans le ciel, une locomotive qui sort d'une cheminée...
magritte-lavictoire
 René Magritte, La Victoire
Le poème est parcouru pas une géographie symbolique qui se déploie à partir du lieu où se tient le poète ("un lit de pierres et c'est là où nous sommes"), symbole d'enfermement : la montagne devant laquelle il recule, qui symbolise la lassitude et l'obstacle, la terre ("un quai à l'heure des adieux"), symbole de tristesse et de séparation, le ciel, la mer ("la mer au plafond") qui évoquent l'immensité, l'ouverture et le désir d'ailleurs. 


Prisonniers du temps et de l'espace, comme des poissons rouges dans un bocal, les deux amants rêvent d'immensité et d'évasion. ils rêvent de nager dans l'infini, plutôt que de se heurter sans cesse, comme les poissons, aux parois d'une prison de verre dans laquelle il tournent en rond. L'imagination nous procure "l'oxygène de la possibilité" (S. Kierkegaard).


La dernière strophe est composée d'un seul vers : "tout un dimanche autour du cou", qui en constitue la "pointe", ainsi que la clausule. Il a été préparé dès le second vers du poème ("allonger la corde des jours perdus").
 
 
Le poète renouvelle la forme du sonnet et rend sensible la mélancolie du temps perdu, l'ennui de l'éternel retour du même et le désir d'ailleurs par des procédés syntaxiques (phrase unique, enjambements, expansions...) et par des mots qui se font écho au sein de champs lexicaux antagonistes et complémentaires : celui de l'enfermement, de la séparation, de la tristesse, et de la mort, d'une part, celui de l'immensité et de l'évasion d'autre part. Il nous invite à assumer la finitude de la condition humaine, à endurer le manque et l'ennui et à contempler le monde avec les yeux du coeur.
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Guy Goffette, Dimanche des poissons

Goffette2.JPG

 

Guy Goffette est un poète et écrivain belge né le 18 avril 1947 à Jamoigne (Gaume). Il vit et travaille à Paris.

 

Poète avant tout, même lorsqu'il écrit en prose, Guy Goffette a été tour à tour enseignant, libraire, éditeur des cahiers de poésie Triangle et de L'Apprentypographe. Il a parcouru nombre de pays d'Europe avant de poser ses valises à Paris.

 

Il est lecteur chez Gallimard, où sont édités la plupart de ses ouvrages. Entre autres travaux de préfaces, il est l'auteur de l'introduction aux œuvres complètes du poète Lucien Becker.

 

 

matisse The Goldfish 1912

         Henri Matisse

 

 

Dimanche des Poissons

 

Et puis un jour vient encore, un autre jour,

allonger la corde des jours perdus

à reculer sans cesse devant la montagne

des livres, des lettres ; un jour

 

propre et net, ouvert comme un lit, un quai

à l'heure des adieux - et le mouchoir qu'on tire

est le même qu'hier, où les larmes ont séché

- un lit de pierres, et c'est là où nous sommes,

 

occupés à nous taire longuement,

à contempler par coeur la mer au plafond

comme les poissons rouges du bocal,

avec une fois de plus, une fois encore

 

tout un dimanche autour du cou.

 

Guy Goffette (Le Pêcheur d'eau)

 

 

Guy Goffette est un poète belge contemporain né en 1947. Ce poème, extrait de l'un de ses recueils, Le Pêcheur d'eau, exprime la mélancolie du temps perdu et le désir d'ailleurs. Comment le poète rend-il sensible ces deux sentiments ?

 

I. La mélancolie du temps perdu

 

Le poète renouvelle un lieu commun, celui de la fuite du temps. Le champ lexical du temps court en effet tout au long du poème, formant une isotopie : "un jour", "un autre jour", "allonger", "jours perdus", "un jour", "à l'heure des adieux", "hier", "longuement", "une fois de plus", "une fois encore", "tout un dimanche". Le temps est ressenti et présenté par le poète sous l'aspect de la répétition, de l'éternel retour (le roue du temps), de la "mécanique des jours", du "mauvais infini" (Hegel).

 

Le poème donne à sentir et à entendre la mélancolie du temps perdu. Il commence par la locution conjonctive "et puis", comme s'il constituait la suite d'un poème plus vaste dont le début se serait perdu - un poème qui se répéterait à l'infini, en se refermant sur lui même, à l'image du temps. 

 

"Allonger la corde des jours perdus" : le poète emploi un mot à connotation dysphorique ("corde") qui évoque le suicide par pendaison, idée que l'on retrouve dans le vers final : "tout un dimanche autour du cou". La corde forme un noeud coulant, les poissons tournent en rond dans leur bocal, l'homme tourne en rond dans une vie trop étroite, le temps s'enroule sur lui-même, tout recommence toujours...

 

L'infinitif "allonger" insiste sur le caractère interminable de la durée. le poète a le sentiment d'avoir perdu son temps ("jours perdus"), de ne pas avoir fait ce qu'il aurait dû faire, de ne pas s'être voué à l'essentiel : écrire des lettres, lire des livres, parce qu'il s'en est fait une "montagne". Peut-être regrette-t-il d'avoir été obligé de "gagner sa vie" au lieu de vivre, d'avoir, comme le dit Jacques Prévert, perdu sa vie à essayer de la gagner". "Les jours perdus" ne sont pas les jours où nous n'avons rien fait, mais ceux où nous avons fait tout autre chose que ce que nous aurions dû faire.

 

Le dernier mot de la première strophe ("un jour") appartient, du point de vue syntaxique, à la seconde strophe. Le procédé (contre-rejet), pendant versifié d'hyperbate, ainsi que la construction en hyperbate de la totalité de ce poème formé d'une seule et unique phrase donne le sentiment d'un étirement de la durée, d'un brouillage et d'une dislocation du sens, à l'image d'une vie qui n'en a pas.

 

Le philosophe Henri Bergson a montré dans Le Pensée et le Mouvant la différence entre le temps social spatialisé, objectif, le temps neutre des horloges et de la science et la durée vécue, subjective et riche de toutes les nuances de la vie intérieur (le souvenir, la mémoire, le regret, l'espoir...) Le durée est vécue dans ce poème sous la forme de l'ennui. "S'ennuyer, c'est être sensible au temps pur." : quand nous faisons l'expérience de l'ennui, nous avons le sentiment que le temps "ne passe pas", une minute au cadran de l'horloge nous semble interminable.

 

La deuxième strophe du poème introduit les thèmes de l'amour et de la séparation d'avec l'être aimé. Le jour "ouvert comme un lit" représente le temps d'aimer, "un mouchoir qu'on tire", celui de la séparation ; ce mouchoir est "le même qu'hier" : on retrouve ici le thème du temps, de la répétition, de l'éternel retour du même, de la "mécanique des jours" sous l'aspect de la tristesse et de la séparation ("un quai à l'heure des adieu"). Si les larmes ont séché dans le mouchoir que l'on a agité pour se dire adieu, c'est qu'elles ont déjà coulé et qu'elles couleront encore. "Et le mouchoir qu'on tire" : l'emploi de l'indéfini "on" souligne le caractère universel de cette expérience.

 

II/ Le désir d'ailleurs

 

Face à cette mélancolie, le poème exprime un profond désir d'ailleurs.

 

"Un lit de pierres et c'est là où nous sommes" : le vers évoque l'image d'un gisant. Le poète associe, comme Charles Baudelaire dans l'Invitation au voyage et La mort des amants trois notions : l'amour, la mort et l'ailleurs ("Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères/Des divans profonds comme des tombeaux/Et d'étranges fleurs sur des étagères/Écloses pour nous sous des cieux plus beaux")

 

Les amants sont "occupés à se taire". L'expression est paradoxale : nous sommes occupés à travailler, à bavarder, à échanger des informations, et non à nous taire. La contemplation ("à contempler par coeur la mer au plafond") est le contraire de l'occupation. Contempler, c'est renoncer à connaître le monde par l'intellect, à le  transformer par le travail et la techniquer. Contempler, c'est tourner son regard vers la beauté ; "à contempler par coeur" : on contemple avec le coeur (le thumos), l'organe de l'amour. La contemplation fait taire le bavardage car si nous voulons laisser le monde nous parler, il faut nous taire ("occupés à nous taire longuement, à contempler par coeur la mer au plafond")

 

"à contempler la mer au plafond" : cette image surréaliste évoque l'univers étrange d'un compatriote de Guy Goffette, le peintre Magritte où tout est possible : des hommes en chapeau melon qui se promènent dans le ciel, une locomotive qui sort d'une cheminée...

 

Prisonniers du temps et de l'espace, comme des poissons rouges dans un bocal, les deux amants rêvent d'immensité (la mer) et d'évasion. ils rêvent de nager dans l'infini, plutôt que de se heurter sans cesse, comme les poissons, aux parois d'un bocal dans lequel il tournent en rond. L'imagination nous procure "l'oxygène de la possibilité" (S. Kierkegaard).

 

La dernière strophe est composée d'un seul vers : "tout un dimanche autour du cou", qui en constitue la "pointe". Il a été préparé dès le second vers du poème ("allonger la corde des jours perdus")

 

 

 

 

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Des corps passent...

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Des corps passent

à travers les rayons de lumière

Et parfois, près du lavoir  

un cheval s'évanouit. 

 

 

Une petite flamme douce

dure jusqu'au matin. 

Donne-moi la main...

 

 

Qu'un homme se lève et titube

vers l'escalier

où dorment les livres

et tout est changé.

La paix descend

de la lucarne où la nuit bleue

fait signe.

 

Quelque chose bouge à l'intérieur

qui n'est ni tout à fait le monde

ni tout à fait soi.

 

Dans le jardin de la maison 

d'où les enfants se sont envolés,

un rouge-gorge s'attarde.

 

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Pierre Reverdy," Sans savoir où"

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Pierre Reverdy par Pablo Picasso

      

Les nuages au fond cachaient déjà le ciel. Le soleil naissait à l'horizon. Et de l'autre côté les étoiles tombaient une à    une dans un fossé couvert. Les fleurs s'illuminaient alors de chaque couleur déjà connue. Et les feuilles tremblaient. Il marchait sur le bord du talus, le dos courbé. D'un pas timide sans qu'on    pût voir derrière lui d'où venait sa crainte.

      

Le coup de vent qui passa alors l'aurait bien fait tomber comme il courbait les arbres. Mais ses pieds tiennent aussi au    sol. Il marche. Et dans le soir qui tombe, vers la montagne et les bois où il est plus épais, il avance.

      

C'est peut-être seulement son ombre qu'il poursuit.

      

(Pierre Reverdy, "Sans savoir où", in La balle au bond, 1928)

      

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René Magritte

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Philippe Jaccottet, l'Entretien des Muses

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Philippe Jaccotet, par Erling Mandelmann

 

 

Né le 30 juin 1925 à Moudon, Philippe Jaccottet est un écrivain, poète, critique littéraire et traducteur vaudois.

 

 

"Ce livre est un recueil de chroniques de poésie publiées en revue ou en journal entre 1955 et 1966 (la plupart à La Nouvelle Revue Française ou à la Gazette de Lausanne) ; quelques études et notes inédites les complètent. Elles concernent des oeuvres de poètes français ou suisses-français parues entre 1910 et 1966 (de Claudel à Paul Oster).

 

L'absence de morts illustres (Valéry, Fargue, Artaud, entre beaucoup) et de grands vivants (Aragon, Queneau - mais la liste de ceux qui ont droit à l'attention serait longue) suffira, je l'espère, à faire comprendre que ce livre ne prétend en aucune façon dresser un panorama de ce demi-siècle de poésie. Le fait même de la chronique a voulu que le hasard de l'actualité joue un rôle dans le choix ; le plus souvent, des raisons toutes subjectives en ont décidé.

 

Jamais un livre de poèmes n'aura été pour moi l'objet de connaissance pure : plutôt une porte ouverte, ou entrouverte, quelquefois trop vite refermée, sur plus de réalité. Tout simplement, je n'ai commencé d'écrire ces chroniques que pour avoir été attiré, éclairé, nourri par certaines oeuvres, pour m'être attristé ou indigné de les voir méconnues, pour avoir espéré leur gagner quelques lecteurs. Aussi s'agissait-il moins, pour moi, de bâtir une œuvre critique à leur propos que d'essayer d'ouvrir un chemin dans leur direction, en souhaitant que ce chemin, une fois l’œuvre atteinte, fût oublié.

 

Il se trouve néanmoins qu'à partir de là j'ai aussi été amené tout naturellement à m'interroger sur ce qui, dans telle ou telle de ces œuvres (qui m'avaient toutes, à divers degrés et diverses raisons attiré), me tenait à distance. De sorte que, des lacunes du choix comme du rapport des éloges et des réserves, de l'adhésion et du refus, finit par s'ébaucher une figure (entre plusieurs) de la poésie, figure dont les remarques finales dégagent quelques traits." (Philippe Jaccottet)

 

Philippe Jaccottet nous parle de Paul Claudel, Jules Supervielle, Saint-John Perse, Pierre-Jean Jouve, Pierre Reverdy, Paul Eluard, André Breton, E.-H. Crinisel, Gustave Roud, Henri Michaux, Francis Ponge, Jean Follain, Jean Tardieu, Armen Lubin, Jean Tortel, René Char, Guillevic, Pierre Delisle, Jean Grosjean, Henri Thomas, J.-P. de Dadelsen, Alain Borne, Maurice Chappaz, Anne Perrier, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Jacques Dupin, Michel Deguy et Pierre Oster.

Le titre du livre est emprunté à une pièce de clavecin de Rameau.

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Le chat de Giacometti

 

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Alberto Giacometti, né à Borgonovo dans le Val Bregaglia le 10 octobre 1901 et mort à Coire le 11 janvier 1966, est un sculpteur et un peintre suisse.

 

 

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Giacometti, Le chat

 

"Les clébards, les clébards, y'en a qu'pour les clébards ! (prononcer avec l'accent d'Arletti dans Hôtel du Nord)... Et moi ? C'tun comble, tu dis pas un mot de moi, s'pèce de sale traître !

 

- Trop de choses à dire, mon vieux (ou moins , car le mystère est plus simple ou plus profond, ce qui revient au même)... Et puis quand même, je ne sais plus combien de poèmes Baudelaire t'a consacrés dans Les Fleurs du Mal... C'est déjà  pas mal, non ? Ça devrait suffire à satisfaire ton narcissisme... Je compense une injustice : Baudelaire est très injuste envers les chiens.

 

- Pfffffff...."

 

........

 

Afin de préserver la paix de ma maison et l'intégrité du canapé, je cède aux injonctions de "mon" chat qui me reproche mon article sur "le chien de Giacometti".

 

Il se trouve que Giacometti, par gentillesse ou par calcul, a eu la bonne idée de ne pas oublier le deuxième "animal domestique" du foyer humain, avant que l'on n'y introduise toutes sortes de bestioles inapprivoisables comme les cobras, les serpents à lunettes ou les crocodiles.

 

Je vais donc parler du chat...

 

... Et d'abord de "mon" chat.

 

Que penser d'abord de cet adjectif possessif ? On ne voit pas très bien comment un animal qui passe les trois quarts de son temps dehors, qui mange à deux ou trois écuelles différentes et qui me trompe peut-être avec un autre maître (ou une autre maîtresse) peut être précédé d'un adjectif (on dit maintenant un "déterminant") possessif.

 

Je commencerais donc par dire que le chat, contrairement au chien n'appartient à personne.


Ce qui fait le charme du chat est qu'il reste toujours au trois quarts sauvage. Contrairement, au chien, il est pratiquement impossible de dresser un chat et on ne peut jamais savoir si et quand il va sortir ses griffes.

 

Parlons maintenant du chat de Giacometti...

 

Il a les quatre pattes posées par terre, comme le chien et, comme le chien, il semble marcher (je ne reviens pas sur l'explication de ce paradoxe, développée dans l'article sur le chien de Giacometti) ...

 

Il est lui, aussi "horizontal", comme le chien, mais remarquez la position de sa tête : elle est dans le prolongement du corps, alors que la tête du chien de Giacometti est inclinée vers le sol, comme s'il cherchait une trace invisible. Le chat n'a pas l'odorat aussi développé que le chien, mais il a une excellente vue. Il regarde, il attend, il guette et il bondit.

 

Le chat de Giacometti ne manque pas, lui non plus, d'humour. Son corps semble fait de deux morceaux indépendants, comme si le chat était fait de deux chats : un chat immobile au niveau des pattes avant et un chat qui marche au niveau des pattes arrière, seules la disposition de ses pattes arrière donnent l'illusion du mouvement (faites l'expérience de cacher les pattes arrière)... Quant à sa queue, elle est exactement dans le prolongement de son arrière train et légèrement relevée.

 

Que dire encore de ce chat ? Il est impossible, contrairement au chien de Giacometti de  déterminer sa race (siamois ? égyptien ? européen ?) ; le chat de Giacometti se rapprocherait davantage de ce que Platon appelle une "Idée" (eidos) que de ce qu'Aristote appelle une "forme (hylé).

 

Le chat de Giacometti est une "idée de chat", un "chat en général". Il en résulte que la statue du chat ne produit absolument pas le même effet affectif (éventuellement un peu bébête) d'attendrissement, d'affection, de nostalgie, etc., que celle du chien.

 

Le chat de Giacometti n'a absolument rien de "sentimental" ; comme dit Rudyard Kipling : "il s'en va tout seul" ; il va son chemin, sans se préoccuper de moi, alors que j'ai l'impression que si appelais le chien de Giacometti.... il ne manquerait pas "d'obéir".

 

Alors pourquoi les chats ?

 

Si les chats laissent peu de prise à l'affectivité, ils parlent, en revanche, beaucoup à l'imagination. Le chat est ce qui nous relie au mystère de la nature comme "autre de l'esprit". L'homme ne peut pas vraiment "apprivoiser" le chat au point de lui faire adopter, comme il le fait avec le chien, un comportement quasi humain (on ne dit pas d'un chat "qu'il ne lui manque que la parole").

 

Nous avons "crée" le chien pour être un peu moins seuls dans la nature indifférente ou hostile au sein de laquelle nous nous sentons "de trop", mais nous avons fait entrer le chat dans nos maisons pour avoir "sous la main" le mystère de l' indifférence.

 

Je laisse la parole à Baudelaire :

 

Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

Charles Baudelaire.. (Les Fleurs du Mal)

 

 

 

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Hommage à Monsieur Marcel Conche

12272846461?profile=original"Mais bon est le dialogue et de dire l'opinion du cœur..." Friedrich Hölderlin (Andenken)

 

Cher Monsieur Marcel Conche,

 

 Le poète américain Henri David Thoreau déplorait qu'il ne restât plus "de nos jours" de philosophes, mais des professeurs de philosophie. C'était à la fin du XIXème siècle. S'il vivait aujourd'hui, il déplorerait qu'il n'y ait plus que des "spécialistes".

 

Les universités françaises sont désormais peuplées, en effet, de "spécialistes" (parfois à leur corps défendant) d'un étroit secteur de la philosophie qui forment d'autres "spécialistes". Un jeune collègue, professeur de philosophie en classes préparatoires à Paris m'expliquait l'autre jour que la spécialisation pouvait aller, par exemple, jusqu'à ne s'intéresser qu'à deux années de la vie intellectuelle de Martin Heidegger, entre 1920 et 1922 !

 

Il attribuait cet état de fait au système actuel d'évaluation universitaire venu des États-Unis, purement quantitatif, fondé sur l'obligation de "produire" à tout prix des articles ultra spécialisés qui ne seront lus que par un nombre infime de spécialistes.

 

Il reste, bien entendu, d'excellents professeurs de philosophie, que ce soit en lycée ou à l'université, mais la grande époque des "philosophes" que vous avez connue, ajoutait ce jeune collègue, celle des Marcel Conche, des Vladimir Jankélévitch, des Jean-Toussaint Desanti, des Jean-Paul Sartre, des Emmanuel Lévinas, des Mikel Dufrenne, des Jeanne Delhomme, des Jean-François Lyotard, des Michel Foucault, des Jacques Derrida, des Gilles Deleuze, l'époque des philosophes engagés dans la vie de la cité, soucieux, d'exercer une fonction critique et de promouvoir des valeurs éthiques et pour lesquels la philosophie demeurait, comme elle le fut à l'origine, le souci de la vérité, du bien et du vrai et non une rhétorique stérile et chatoyante, n'existe plus et n'a aucun équivalent aujourd'hui.

 

Cependant, écriviez-vous avec humour, comme si vous aviez prévu la situation actuelle, à la fin de votre  étude sur Montaigne et le Temps dans les Essais (Bulletin des Amis de Montaigne, cinquième série, n° 25-26 (1978) : "Toutefois, il n'y a rien d'inutile en nature" (Montaigne, III,I,B,8), pas même le verbalisme, car dès lors que les mots s'impriment, ils font vivre des ouvriers-imprimeurs, des relieurs, etc. Aussi est-il souhaitable que les philosophes ne se lassent pas d'écrire (peu importe quoi), surtout en période de crise économique."

 

Une seconde explication complète la première : peut-être la pensée contemporaine doute-t-elle à ce point d'elle-même qu'elle croit  acquérir davantage de légitimité en prenant pour modèle la science, en particulier la médecine qui était, du temps de Descartes - ainsi que vous nous l'aviez expliqué - une branche de l'arbre de la philosophie, avec la mécanique et la morale, le tronc de l'arbre étant la physique et ses racines, la métaphysique.

 

Il existe une troisième raison, sans doute la plus importante, à la crise de la philosophie universitaire : le poids excessif des mathématiques dans le mode de sélection scolaire et professionnelle qui dissuade les jeunes gens d'entreprendre des études de philosophie.

 

Les Entreprises préfèrent recruter des techniciens et des gestionnaires qui ont appris à compter plutôt qu'à réfléchir ; on connaît les résultats de cette façon de voir dans le domaine de la "gestion des ressources humaines" (à France Telecom par exemple).

 

Ajoutez à cela des erreurs de "gestion des ressources humaines" du ministère de l’Éducation nationale qui, voici quelques années admit plus de capétiens de philosophie que de postes à pourvoir.

 

Et sans doute y a-t-il aussi le climat de l'époque que Friedrich Nietzsche avait prophétisé dans Ainsi parlait Zarathoustra :

 

"Qu'est-ce qu'aimer ? Qu'est-ce que créer ? Qu'est-ce que désirer ? Qu'est-ce qu'une étoile ? » Ainsi parlera le Dernier Homme, en clignant de l'œil. La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier  Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron ; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps. "Nous avons inventé le bonheur", diront les Derniers Hommes en clignant de l'œil.

 

(Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885)  Œuvres, pp 334-335, Mille et Une pages , Flammarion)

 

Je ne nie pas la légitimité de la spécialisation, mais je déplore, comme Thoreau, qu'il n'y ait plus guère de nos jours de philosophes dignes de ce nom et je soupçonne cette hyper spécialisation d'être à l'origine du désintérêt pour la philosophie, au moins pour la philosophie universitaire, car il existe  un véritable appétit pour la pensée et un véritable intérêt pour la philosophie au sens où l'entendaient les Grecs pour lesquels, et vous ne cessiez de le souligner, la connaissance (la physique, la métaphysique et la logique), n'était pas une fin en soi, mais  était au service de la vie.

 

Vous êtes, certes, un spécialiste reconnu de la philosophie antique, mais vous n'êtes pas que cela ; vous êtes un philosophe et avant tout, un "éveilleur"...

 

C'est en grande partie grâce à votre livre sur Pyrrhon d'Elis, paru en 1973 aux Editions de Mégare (Pyrrhon ou l'apparence) que j'ai pu mener à bien ma maîtrise sur les "matérialistes anciens" (sceptiques, stoïciens et cyniques) et à votre souci de nous montrer le lien entre les penseurs et le contexte historique dans lequel ils vivent (en l'occurrence le passage de la cité grecque classique et de la forme classique de la liberté grecque à l'empire macédonien) : vous aimiez à rappeler à ce sujet  une phrase de Nietzsche : "Les philosophes ne poussent pas comme des champignons après la pluie."

 

"Sa philosophie, écrivez-vous au sujet de Pyrrhon,  est une philosophie de la "coupure" (dans le langage d'aujourd'hui), ou du passage d'un monde à l'autre. Il se situe entre la vérité d'hier et celle de demain, au moment zéro de la vérité." (Pyrrhon ou de l'apparence, Editions de Mégare, p.9)

 

 C'est aussi grâce à votre enseignement et à votre livre sur Pyrrhon d'Elis que je pense avoir compris ce qui est en jeu dans la critique nietzschéenne (et anti platonicienne) des "arrière-mondes" et, encore récemment que j'ai réussi à saisir les présupposés philosophiques (pyrrhoniens) d'Hannah Arendt dans la première partie de son dernier ouvrage La vie de la pensée, lorsqu'elle refuse, elle aussi, les "mondes duels" et qu'elle évoque "la vieille notion grecque selon laquelle tous les phénomènes, dans la mesure où ils paraissent, impliquent non seulement la présence de créatures dotées de sens, capables de les percevoir, mais nécessitent encore d'être reconnus et loués", justification philosophique de la poésie et des arts que l'on retrouve chez W.H. Auden, Osip Mendelstam, Reiner-Maria Rilke et, bien que trop rarement, dans la tradition spécifiquement chrétienne, chez saint François d'Assise (Le cantique des créatures). 

 

 "Se pourrait-il, se demande Hannah Arendt que les apparences n'existent pas pour les besoins de la vie mais, qu'au contraire, la vie soit là pour le plus grand bien des apparences ? Puisque nous vivons dans un monde saisi pendant qu'il apparaît, ne serait-il pas plausible que ce qu'il y a en lui de significatif et de pertinent se situe précisément à la surface ?" (Hannah Arendt, La vie de l'esprit, P.U.F., p. 47)

 

"Contempler la tourterelle, la pie, la grenouille, la mouche, c'est se placer, en mystique, devant le mystère de la vie, c'est éprouver, devant la tourterelle que l'on voit, et qui vit le monde en tourterelle d'une manière pour nous totalement inconnaissable... le sentiment du sacré...

 

Contempler, écrivez-vous dans Vivre et philosopher (PUF, 1993), c'est ne pas aller au-delà de la chose même pour la réduire à ce qu'elle signifie, à une interprétation, à une connaissance. C'est prendre le monde tel qu'il est, sans vouloir l'expliquer par une cause ou une fin. Je vois ce monde comme n'ayant ni cause explicative, ni fin, ni modèle, ni fond caché, et, à chaque instant comme venant de naître. Il n'y a pas d'arrière-monde, et le monde ne recèle aucun mystère. Il est lui-même le mystère. Ce mystère est si voyant qu'il faut l'homme pour ne pas le voir. Car l'homme ne voit que l'homme."

 

Je me souviens de votre manière si originale - et parfois déroutante -  de voir le monde, de votre liberté d'esprit, de votre immense culture qui avait fait toutes les "liaisons" et qui n'était jamais écrasante, mais toujours éclairante, vivante, nourricière...

 

Je me souviens d'un regard d'aigle, d'un accent légèrement nasalisé qui descendait vers le Midi et transportait dans un paysage de collines, planté de chênes et de genévriers, murmurant de sources et de cascades, loin des tristes marronniers du Quartier Latin, enracinant les concepts métaphysique et les noms prestigieux de la pensée grecque dans le terroir au sol crayeux d'un village de Corrèze, d'une personnalité atypique et paradoxale, qui me faisait un peu penser au personnage d' Hercule Poirot, l'infaillible détective privé des romans d'Agatha Christie, dont les "petites cellules grises" résolvent les énigmes les plus retorses (vous êtes d'ailleurs un passionné de romans policiers et  un expert en la matière) et à l'homme au chapeau melon des tableaux de Magritte,  refusant le conformisme de la marginalité systématique qui faisait rage à l'époque - puisque la mode consiste au fond  à "différer" sur tous les plans, vestimentaire ou intellectuel, de la même manière - , et, pour cette raison même, réellement libre, assez sage pour faire une place à la folie au cœur de la raison... et à l'humour - un humour qui pouvait être "dévastateur" - et qui, miracle inouï dans les usages de l'université française, malgré mai 68 , et bien que vous fussiez alors directeur de l'UER de Philosophie de la Sorbonne, car vous étiez aussi, "socialement", quelqu'un "d'important", parlait naturellement, spontanément et sans aucune espèce d'affectation, de condescendance, de démagogie ou de crainte à ses étudiants !

 

Car vous n'étiez ni de ces gens "importants" que le souci d'eux-mêmes, du pouvoir ou de LA vérité de leur chapelle conduisent à mépriser les autres, ni de ces gens "importants" qui, de peur qu'on ne s'aperçoive qu'ils ne sont rien en dehors de  leur fonction, s'ingénient à maintenir les "distances".

 

Je me souviens de la clarté, de la rigueur et de la passion communicative avec laquelle vous nous expliquiez Anaximandre, Parménide, Héraclite, Démocrite,  Platon,  Aristote, Pyrrhon, Epicure...

 

Et de cette façon fascinante que vous aviez de prendre votre temps, comme un paysan qui trace un sillon, prenant appui sur l'histoire de la pensée dont vous aviez à cœur de montrer "l'historialité" : elle nous concerne encore, surtout quand nous croyons savoir qu'elle ne nous concerne plus, pour développer une méditation personnelle ou pour jeter le trouble salutaire d'une remarque inattendue : "Vous savez, ni Platon, ni Aristote, ni les autres n'étaient des "intellectuels", sans jamais regarder la moindre note, sans la moindre hésitation, même dans les plus infimes références à tel ou tel texte de Platon ou d'Aristote que vous traduisiez à livre ouvert et dont vous citiez de longs passages par cœur.

 

Merci, Monsieur Marcel Conche, alors que j'étais votre étudiant à la Sorbonne en année de maîtrise (1978) d'avoir éclairé pour moi le "chemin de la pensée" et d'avoir contribué à m'empêcher de devenir "un intellectuel". 

 

... "Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains.

 

La vérité attend l'aurore à côté d'une bougie. Le verre de fenêtre est négligé. Qu'importe à l'attentif.

 

Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému.

 

Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée.

 

Bonjour à peine, est inconnu dans mon pays.

 

On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.

 

Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de n'avoir pas de fruits.

 

On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur.

 

Dans mon pays, on remercie."

 

(René Char)

 

 

 

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Le remède à la mélancolie

 

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Un homme d'une soixantaine d'années se rend chez un médecin psychiatre et lui parle de ses problèmes. Il se sent perpétuellement triste, et même abattu, rien ne l'attire ni ne l'intéresse dans la vie, et sa mélancolie permanente se communique à son entourage qui en souffre.

 

" - Avez-vous essayé de voyager ? lui demande le médecin, après l'avoir examiné.

 

- Je n'arrête pas de voyager, répond l'homme déprimé. Toute ma vie n'est qu'un voyage.

 

- Vous n'avez apparemment rien de grave.

 

- Je sais.

 

- Il faudrait vous secouer, vous intéresser à quelque chose. Tenez, j'ai une idée. Si vous alliez au cirque ?

 

- Au cirque ?

 

- Oui. Il y a un clown très fameux, qui s'appelle Grock. Vous avez sûrement entendu parler de lui. Il paraît qu'il est irrésistible. Vous devriez aller le voir. Ca ne pourrait que vous faire du bien.

 

- Je ne peux pas, dit l'homme.

 

- Et pourquoi ?

 

- Parce que je suis Grock."

 

(Jean-Claude Carrière, Contes philosophiques du monde entier, Le cercle des menteurs 2, p.  95-96, Editions Plon, coll. Pocket)

 

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Grock, de son nom d'état-civil Charles Adrien Wettach, est un clown suisse, né le 10 janvier 1880 à Loveresse, canton de Berne (Suisse), mort le 14 juillet 1959 à Imperia, Italie.

 

Grock est considéré comme le plus grand clown du XXème siècle.

 

Ma grand-mère maternelle racontait qu'elle avait assisté, étant enfant à l'une de ses  représentations et qu'il était d'une drôlerie irrésistible.

 

Ses répliques sont restées célèbres : "sans blââââââââgue !" et "Pourquââââââââ ?"

 

Je ne sais si dans la vie courante, Charles Adrien Wettach était affligé d' un tempérament mélancolique comme dans l'histoire que raconte Jean-Claude Carrière.

 

En dehors de la piste ou de la scène de music-hall, Grock avait l'air d'un Monsieur "très comme il faut" et pas du tout d'un clown ;  il parlait couramment plusieurs langues (le français, l'italien, l'espagnol, l'allemand et l'anglais) , jouait de nombreux instruments (la clarinette, le piano, l'accordéon, le violon, etc.)... savait chanter, mimer et danser.

 

Il maîtrisait toutes les spécialités du cirque indispensables pour faire un bon clown, en particulier le jonglage et la contorsion comme on le voit sur la vidéo (le gag de la chaise est un véritable tour de force : observez la réaction des spectateurs)

 

Il pouvait passer d'un registre à l'autre en l'espace de quelques secondes (du rire aux larmes, du comique au tragique, du trivial au sublime)

 

Aucun clown  n'a comme lui incarné l'esprit d'enfance de "l'auguste" : gaffeur, désobéissant, charmeur, étourdi, naïf, rêveur, insouciant, cruel parfois, jouant avec l'interdit et la gravité (au sens propre et au sens figuré)

 

 

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Le chien de Giacometti

 

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 L'imaginaire est beaucoup plus près et beaucoup plus loin de l'actuel : plus près puisqu'il est le diagramme de sa vie dans mon corps, sa pulpe ou son envers charnel pour la première fois exposés aux regards, et qu'en ce sens-là, comme le dit énergiquement Giacometti (G. Charbonnier, Le Monologue du peintre, Paris, 1959, p. 172), "Ce qui m'intéresse, c'est la ressemblance, c'est-à-dire ce qui pour moi est la ressemblance : ce qui me fait découvrir un peu le monde extérieur." (M. Merleau-Ponty, L’œil et l'Esprit, Gallimard, Folio essais, p. 24) 

 

Je n'ai jamais cherché à comprendre pourquoi cette sculpture d'Alberto Giacometti me touchait aux larmes. Sans doute à cause de cette bonne tête aux oreilles pendantes qui penche vers la terre, de cette échine qui s'échine, de cette maigreur, de ce grand cœur qu'il forme avec ses pattes, de cette silhouette nonchalante et dégingandée (un lévrier afghan ou un braque ?) qui semble témoigner du fait que l'humour, avant d'être une caractéristique de l'esprit humain, se trouve déjà dans la nature, de ce regard que l'on devine, qui voit des choses que je ne vois pas, qui sent ce que je ne sens pas, qui entend ce que je n'entends pas, qui voit le simple que j'ai oublié à force de "réfléchir" et que je ne retrouve qu'en lui, de cette absence de mots, de cet amour silencieux, du compagnonnage à la vie à la mort, de la complicité sans paroles, du destin de tous les hommes et de tous les chiens du monde, contingents et mortels, jetés, tout comme les hommes, dans le monde, sans l'avoir voulu, et qui ne se demandent pas si c'est le Bon Dieu ou le hasard, et qui souffrent comme les hommes, de toute leur chair et de toute leur âme de chien, sans jamais se plaindre de leur vie de chien et qui nous réconfortent sans conditions, car nos semblables, c'est le moins qu'on puisse dire,  ne débordent pas de bienveillance et, comme disait Paul Cézanne : "c'est effrayant la vie".

 

Des chiens que j'ai eus, que j'ai aimés, que j'ai perdus...

 

Un chien, LE chien. La forme, l'eidos, la matière qui la constitue et le vide qui la délimite. Le visible apparaît dans le retrait, le vide, l'absence d'un "quelque chose". Reprenant les thématiques de La phénoménologie de la perception, Maurice Merleau-Ponty évoque le mystère de la perception de la profondeur qui traverse toute l'histoire de l'art - que les choses du monde soient à la fois "en nous" et "hors de nous", que nous soyons "auprès des choses", sans pour autant nous confondre avec elles, qu'elles soient d'une certaine manière "en nous", sans que notre conscience les "contienne", que les choses du monde "signifient" pour nous, sans pour autant se réduire à des signes, mais soient aussi la "chair" de la lumière, des couleurs et des formes.

 

Le chien d'Alberto Giacometti fait ressurgir l'exclamation de l'enfance, l'ivresse de nommer : "un chien !"

 

Mystérieux et familier, il surgit du fin fond du monde visible.

 

Giacometti fait voir dans ce chien, une essence, certes, mais actualisée dans une forme particulière, celle d'un chien particulier... sans doute un lévrier ou un braque, suivant avec ferveur une trace invisible,  au ras de l'horizontalité du monde sensible, entièrement présent à l'instant, quand l'homme qui marche, lui, dans son humanité verticale, fixe l'horizon, la jointure (ce qu'il a à être), hanté par le souci, l'angoisse, la pré-occupation, le regret ou le remords, entre passé et futur, mémoire ou anticipation, "rétention" et "protention" dit Husserl, ou la trace d'un appel venu de loin qu'il peine à déchiffrer.

 

Car il  marche lui aussi sur la terre, le chien horizontal, il marche aux côtés de l'homme vertical, il semble plus en mouvement  dans son immobilité paradoxale que si on l'avait photographié (comme le montre M. Merleau-Ponty avec l'exemple des chevaux du derby d'Epsom de Géricault), ses quatre pattes posées sur le sol, comme les deux pieds de l'homme qui marche... Mystère de la marche, du mouvement...

 

Le chien qui marche marche aux côtés de l'homme qui marche. Ils marchent sans relâche, dans la lumière de l'aube, sous le soleil de midi, sous le dais du ciel étoilé, jusqu'à la fin du temps, vers le mystère de la mort.

 

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La Bellezza

somewhere-around-nothing

 Ma jeunesse étincelle au feu

Des oiseaux qui passent,

Flèches-hirondelles

Dans l'espace bleu,

Et l'instant sans retour

S'enfuit,

Dans le crépuscule d'or pourpre,

Parmi les jeux et les cris.

J'ai murmuré ton nom

Sous les feuilles,

Le soir penché sur ton visage,

Et je bénis le temps

Où le Prince de la ville

Fut un enfant.

Les fleurs s'en vont

Mais le Printemps demeure,

Toujours, toujours un nouveau Printemps,

Et l'espérance des cœurs battants

Rafraîchit la beauté mortelle.

J'ai murmuré ton nom

Sous les feuilles

Le soir penché sur ton visage,

Et je bénis le temps

Où le Prince de la ville

Fut un enfant.

Je dormirai longtemps

Dans la fraicheur des pierres fidèles,

Je dormirai longtemps

Et quand je m'éveillerai,

Il n'y aura plus que la Beauté,

 

Partout.

 

 

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Joë Bousquet, le voyageur immobile de Carcassonne

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Hommage à celui qui ne pouvait plus voyager que dans sa tête, Joë Bousquet, le « voyageur immobile » de Carcassonne.

 

« Tout semble perdu, mais il nous reste l’issue de sauver le mal. » (Joë Bousquet)

 

La mort ne voulait pas de toi qui la bravais en bottes rouges, à sept lieues à la ronde. La balle qui traversa ta poitrine avait tracé un sillon fatal au-dessus des blés avant de te clouer pour toujours à ce lit de souffrance où tu n’as fait que changer de champ de bataille.

 

Tu n’étais jamais seul dans cette chambre aux volets clos avec ton ange contre ta tempe et le sourire de tes amoureuses… « Elles m’ont donné ce qu’elles ne donnent à personne, et j’ai compris qu’il y avait un ciel dans leurs yeux dont leur regard n’était que le crépuscule. »

 

La pluie moirée de la tenture était lourde du poids des mondes. Pour consoler ton corps immobile, fauché dans la fleur de l’âme, les ailes des fées du pays d’oc bleuissaient le silence peuplé de livres. Alors du rechaussais tes bottes rouges et tu marchais à l’intérieur de toi-même, dans la forêt endormie de Max Ernst, ton rempart contre le malheur.

 

Parlerais-je de tes songes de morphine et d’opium, de tes « tisanes de sarments », viatiques de l’explorateur que tu songeais parfois à retourner contre toi-même quand la douleur était trop forte ?

 

Scaphandrier des profondeurs, tu buvais à la source noire, au seuil de la nuit sacrée de Novalis où nage un poisson d’or et que tout homme aspire à connaître…

 

Allégeance au souverain de la douleur ! Mais tu étais comme tous les hommes, Joë Bousquet, car tout homme est blessé.

 

Voyageur immobile mais rapide comme l’éclair, ta plume en guise de bourdon, pèlerin de la Vierge noire à qui tu rendis ses diamants, l’amour lointain des troubadours ciselait ton profil d’alchimiste. Le plomb de ton malheur pour lequel tu n’avais pas de larmes s’était changé en or et ton front où bleuissaient les myosotis de Montségur abritait l’harmonie des contraires.

 

La balle qui traversa ta poitrine avait tracé un sillon fatal au-dessus des blés avant de te clouer à la souffrance. Mais ce ne fut que pour triompher du désastre et pour courir, à corps perdu, pieds nus comme un enfant, vers la Beauté.

 

 

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Dylan Thomas ou la nostalgie du paradis perdu

dylan thomas

Dylan Thomas naît à Swansea, ville côtière du Pays de Galles.

 

Son père David, diplômé en anglais et écrivain, pousse son fils à parler l'anglais plutôt que le gallois, la langue de sa mère, mais sa poésie gardera la trace de l'influence du gallois.

 

 Il fréquente la Swansea Grammar School, école pour garçons où son père enseignait la littérature anglaise. C’est dans un magazine scolaire que le jeune Thomas publie son premier poème. Il quitte l'école à 16 ans pour devenir reporter durant un an et demi.

 

Il passe la majeure partie de son enfance à Swansea, hormis des séjours réguliers à la ferme de Carmathen que possédait la famille de sa mère. Ces séjours influencèrent son travail ; on le remarque dans de nombreuses histoires courtes, dans des œuvres radiophoniques ou encore dans le poème "Fern hill" ("La colline des fougères")

 

Il écrit la moitié de son œuvre alors qu’il vit dans la maison familiale du 5 Cwmdonkin Drive (le poème le plus connu étant : "And death shall have no dominion"). En novembre 1934, il publie son premier recueil de poésie : "18 Poems".

 

En 1937, il se marie avec Caitlin Macnamara (1913-1994) et aura trois enfants avec elle, malgré une relation houleuse, entachée par des écarts conjugaux.

 

Dylan Thomas avait des problèmes avec l'alcool dans lequel il noyait sa difficulté de vivre.  Le 3 novembre 1953, au Chelsea Hotel de New York il déclare: "I've had 18 straight whiskies, I think this is a record". Six jours plus tard, pendant sa tournée promotionnelle new-yorkaise, à la White Horse Tavern, de Greenwitch Village (Manhattan), il s’évanouit après avoir trop bu .

 

Il mourut au St Vincent Hospital (New York) à l’âge de 39 ans.

 

Je voulais depuis longtemps rendre hommage à ce poète, l'un de mes préférés, en essayant de traduire l'un de ses poèmes, que j'aime entre tous , "Fernhill", avec "Do not go gentle into that good night" ("N'entre pas sans violence dans cette douce nuit", 1951), adressé à son père.

 

"Fernhill" est le dernier poème du recueil "Death and Entrances", paru en 1946. "Fernhill",  comme tous les poèmes de Dylan Thomas est fait pour être parlé ou chanté (il a d'ailleurs été mis en musique par le compositeur américain John Corigliano pour choeur et orchestre). Dylan Thomas a toujours minimisé l'influence de la prosodie galloise sur son oeuvre, mais le caractère essentiellement oral de sa poésie, la multiplication des assonances et des allitérations, font partie des prescriptions de la versification galloise (Cynghanedd). L'influence de Gérard Manley Hopkins est également perceptible.

 

"Dylan Thomas, en naissant, remplace un premier enfant mort, écrit Alain Suied dans la préface de "Vision et Prière" et autres poèmes (NRF Poésie/Gallimard). Cet autre habitera toute son œuvre, tour-à-tour "bébé en flammes" ou "héros" ou "animal"... jusqu'à le dévorer, bébé de trente-neuf ans gonflé d'alcool (...)

 

Mais est-ce là pour autant le seul "secret" de sa poésie ? Cet "autre" monde n'est pas celui de la mort. C'est celui de la naissance : partition, parturition première. Le monde que Dylan Thomas reconstruit pour nous, c'est celui que nous avons déserté peu après notre entrée dans l'humaine condition. C'est notre autre soi, le vrai - celui auquel nous avons renoncé - trop tôt, trop vite.

 

Le poète, "artisan sacré", nous rappelle le "Paradis perdu", celui que nous avons tenu dans nos mains - mais que nous n'avons su ni accepter, ni aimer.

 

Cet autre soi : au carrefour de l'illusion et de la réalité, ce monde où nous faisions corps avec le mystère originel, avec la magie de la Création.

 

La Poésie, n'est-ce pas d'abord cela : parole des origines, parole perdue, genèse, Genèse ?

 

Dylan Thomas, "poète du siècle", en Angleterre, barde gallois, alchimiste du Verbe et de l'Inconscient, nous parle - sans les détours et les masques de la parole - de ce vertige fondamental que nous portons tous au fond de nous : c'est le manque même de l'Autre qui "nous" constitue."

 

"And once below a time I was a child" : seul un poète de génie pouvait avoir cette intuition fulgurante de ce qu'est l'enfance et le dire de cette manière-là, parfaitement étrange, mais la seule possible, et pas autrement.

Traduite littéralement, la phrase donne en français : "Une fois, en-deçà d'un temps j'étais (ou je fus) un enfant.". Dans "Once below a time", on entend la formule consacrée des contes de fées : "Once upon a time" ("Il était une fois"), mais "upon" n'est pas "below" ("sous", "en-deçà de").

Dylan Thomas a réussi le tour de force de dire à la fois le conte de fées (le merveilleux) et l'en-deçà de la temporalité. L'enfant n'a pas la conscience du temps. Cette prise de conscience est admirablement  indiquée dans la dernière strophe par l'image du grenier bondé d'hirondelles ("the swallow throunged loft") : le coeur de l'enfant empli du sentiment de l'éternité est fissuré, au moment de l'adolescence, par  la conscience du temps ;  le cadran lunaire de l'intelligence conceptuelle ("the shadow of my hand") remplace le cadran solaire du coeur et égrène désormais les heures et le vol des hirondelles dans "la lune toujours montante" n'indique plus seulement une plénitude joyeuse, mais aussi le déclin du jour et la "décomposition" de l'éternité.

 "Nothing I cared, in the lamb white days, that time would take me
Up to the swallow throunged loft by the shadow of my hand,
In the moon that is always rising.
Nor that riding to sleep
I should hear him fly with the high fields
And wake to the farm forever fled from the childless land (...) "

" J'ignorais en ces jours candides comme des agneaux
Que le temps m'emporterait bientôt vers ce grenier
Bondé d'hirondelles à l'ombre de ma main,
Dans la lune toujours montante
Ni que, galopant vers le sommeil
Je l'entendrais voler par les moissons
Et m'éveillerais dans la ferme
Chassé à jamais du paradis de l'enfance (...)"

Pour un enfant, tout ce qui semble banal pour un adulte, est nimbé de merveilleux.


Il me fallait donc exprimer dans ma traduction la perte du sentiment du merveilleux et l'irruption de la temporalité :

"Jadis, avant la commencement du temps, je fus un enfant."

Le passé simple, en français étant le temps de l'accompli, de "l'hapax" (ce qui n'a lieu qu'une seule fois), de l'irrévocable, m'a paru préférable à l'imparfait qui indique une durée indéterminée, que l'on envisage dans son déroulement ; l'adverbe "jadis" renforce cet aspect et renvoie à la formule consacrée "il était une fois."... "avant le commencement du temps" essaye  d'exprimer ce "paradis perdu" de l'enfance où le temps n'existe pas encore.

Seul un adulte qui a été pris dans la "marée montante du temps" peut dire à la fois la nostalgie (l'enfant n'a pas la nostalgie de ce qu'il possède) et le paradis, et seul un grand poète peut exprimer cette nostalgie avec des mots que n'entachent pas la banalité du regard adulte, tout en traduisant, à  travers les épiphanies de son histoire personnelle, une expérience universelle.

On sait à quel point la nostalgie du "paradis perdu" était aiguë chez Dylan Thomas et à quel prix le poète en a payé la conscience.

Il y aurait encore bien des choses à dire, par exemple sur la polysémie du  mot "wake" qui signifie en anglais à la fois l'éveil, la veillée funèbre et le sillage d'un bateau. Fervent lecteur de James Joyce, Dylan Thomas s'est certainement souvenu de "Finnigans Wake", ce roman du temps, de l'éveil et de la mort.


Je donne le poème dans la langue originelle, puis ma modeste et imparfaite tentative de traduction :

Fern Hill

Now as I was young and easy under the apple boughs
About the lilting house as the grass was green,
The night above the dingle starry,
Time let me hail and climb
Golden in the heydays of his eyes,
And honoured amoung wagons I was prince of the apple towns
And once below a time I lordly had the trees and leaves
Trail with the daisies and barley
Down the rivers of the windfall light.

And as I was green and carefree, famous amoung the barns
About the happy yard ans singing as the farm was home,
Il the sun that is young once only,
Time let me play and be
Golden in the mercy of his means,
And green and golden I was huntsman and herdsman, the calves
Sang to my horn, the foxes on the hills barked clear and cold,
And the sabbath rang slowly
In the pebbles of the holy streams.

All the sun long it was running, it was lovely, the hay
Fields high as the house, the tunes from the chimneys, it was air
And playing, lovely and watery
And fire green as grass.
And nightly under the simple stars
As I rode to sleep the owls were bearing the farm away,
All the moon long I heard, blessed amoung stables, the nightjars
Flying with the ricks, and the horses
Flashing into the dark.

And then to awake, and the farm, like a wanderer white
With the dew, come back, the cock on his shoulder : it was all
Shining, it was Adam and maiden,
The sky gathered again
And the sun grew round that very day.
So it must have been after the birth of the simple light
In the first, spinning place, the spellbound horses walking warm
Out of the whinnying green stable
On to the fields of praise.

And honoured among foxes and pheasants by the gay house
Under the new made clouds and happy as the heart was long,
In the sun born over et over,
I ran my heedless ways,
My wishes raced through the house high hay
And nothing I cared, at my sky blue trades, that time allows
In all his tuneful turning so few and such morning songs
Before the children green and golden
Follow him out of grace.

Nothing I cared, in the lamb white days, that time would take me
Up to the swallow thronged loft by the shadow of my hand,
In the moon that is always rising,
Nor that riding to sleep
I should hear him fly with the high fields
And wake to the farm forever fled from the childless land.
Oh as I was young and easy in the mercy of his means,
Time held me green and dying
Though I sang in my chains like the sea.

              

       Fernhill (la colline des fougères)

Insouciant sous les pommiers en fleurs
Jadis, Je fus un enfant

Heureux car l'herbe était verte
Auprès de la maison joyeuse

Et la nuit recouvrait le vallon étoilé...

Ô temps, laisse-moi regrimper pour saluer toutes choses
Et recouvrer, glorieux, l'âge d'or de mon regard

Quand les chariots étaient carrosses
Et les pommeraies villes dont j'étais prince
Et que jadis, avant le commencement du temps,
Je gouvernais les arbres et les  feuilles

Et suivais, dans les rivières de la clarté,
Le sillage des épis et des marguerites.

Jeune pousse verdoyante, célèbre dans les granges,
M'approchant de ma ferme et de ma cour joyeuse,
je chantais.
j'allais dans le soleil qui n'est jeune qu'une fois.
Ô temps, que je rayonne sur le chemin de grâce,
Chasseur et puis berger, vêtu d'or et de vert.
Les veaux me répondaient quand je sonnais du cor,
Les clairs aboiements frais des renards des collines
Et tintaient lentement comme les cloches du dimanche
Tous les galets des saints ruisseaux.

Merveilleuse mélodie des jours,
les foins hauts comme la maison,
Le chant des cheminées,
le vent adorable dansant avec le pluie
Le feu, vert comme l'herbe
Et la nuit sous les simples étoiles,
Comme je glissais dans le sommeil
Les chouettes transportaient  la ferme au loin
Et j'entendais voler sous la lune
Bénies par les bêtes des étables
Les engoulevents avec les meules de foin
Et devinais l'éclair des chevaux dans la nuit.

Et puis me réveiller et retrouver la ferme
Comme un errant dans la blancheur de l'aube
Qui regagne enfin son pays,
Un coq perché sur son épaule.
Le monde était alors comme le jardin d'Eden,
le ciel venait d'éclore,
Le soleil de jaillir, tout comme au premier jour,
La pure lumière d'être tissée.
Les chevaux ensorcelés
Quittaient la chaleur hénnissante des étables
Pour la gloire des prairies.

Et honoré parmi les renards et les faisans,
Près de la maison joyeuse,
Sous les nuages nouveaux nés,
Et heureux tant que le coeur était fort,
Dans le soleil renouvelé,
je courais parmi les chemins insouciants,
Mes voeux lancés dans le foin
Aussi hauts que la maison,
Et je me moquais bien dans mon commerce avec le bleu du ciel
Que le temps n'accorde, dans son cycle mélodieux,
Que si peu de ces chants matinaux
Avant que les enfants verdoyants et dorés
Ne le suivent hors de la grâce.

J'ignorais en ces jours candides comme des agneaux
Que le temps m'emporterait bientôt dans ce grenier
Rempli d'hirondelles à l'ombre de ma main,
Dans la lune toujours montante
Et que, galopant vers le sommeil
Je l'entendrais voler par les moissons
Et m'éveillerais dans la ferme
Chassé à jamais du paradis de l'enfance
Oh ! Je fus un enfant rayonnant sur le chemin de grâce
Et le temps me retenait verdoyant loin de la mort
Tandis que je chantais dans mes chaînes
Comme la mer.



N'entre pas sans violence dans cette bonne nuit

N'entre pas sans violence dans cette bonne nuit,
Le vieil âge devrait brûler et s'emporter à la chute du jour ;
Rager, s'enrager contre la mort de la lumière.

Bien que les hommes sages à leur fin sachent que l'obscur
est mérité,
Parce que leurs paroles n'ont fourché nul éclair ils
N'entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.

Les hommes bons, passés la dernière vague, criant combien
clairs
Leurs actes frêles auraient pu danser en une verte baie
ragent, s'enragent contre la mort de la lumière.

Les hommes violents qui prirent et chantèrent le soleil
en plein vol,
Et apprennent, trop tard, qu'ils l'ont affligé dans sa
course,
N'entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.

Les hommes graves, près de mourir, qui voient de vue
aveuglante
Que leurs yeux aveugles pouraient briller comme
météores et s'égayer,
Ragent, s'enragent contre la mort de la lumière.

Et toi, mon père, ici sur la triste élévation
Maudis, bénis-moi à présent avec tes larmes violentes,
Je t'en prie.
N'entre pas sans violence dans cette bonne nuit.
Rage, enrage contre la mort de la lumière.

(Dylan Thomas, "Vision et Prière" et autres poèmes, traduction et présentation d'Alain Suied, NRF, Poésie/Gallimard)







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Bernard Jouve, Les racines de George Sand

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Préfacé par Georges Buisson, ancien administrateur du domaine de George Sand à Nohant et enrichi de belles illustrations, le livre de Bernard Jouve, Les racines de George Sand,  nous entraîne dans une vaste promenade à travers les siècles, celui de Louis XIV, puis celui des Lumières, de la cour de Pologne à celle de Russie, de demeures en  châteaux, de Chenonceau à Nohant, en passant par l’Hôtel Lambert, l’une des plus beaux hôtels particuliers de Paris, dans un monde où les intrigues amoureuses se faufilent entre les batailles et où les mots d’esprit qui préparent les révolutions pétillent comme du vin de Champagne.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

L’alliance au XVIII° siècle des Dupin, grands bourgeois passionnés par les arts et les lettres, protégés par le célèbre financier Samuel Bernard,  et des Saxe, guerriers d’origine royale,  influença sans doute secrètement la personnalité de George Sand, sa passion de la beauté, son tempérament d’artiste, ce caractère combatif et volontaire qu’elle garda sa vie durant.

Les amis et les protégés de la famille, comme Jean-Jacques Rousseau, dont elle dévorera les œuvres dans la bibliothèque de Nohant mais aussi Voltaire,  Buffon, Montesquieu, se sont penchés sur le berceau de la future George Sand (Amandine Aurore Lucie Dupin de son vrai nom) pour lui léguer l ‘esprit naissant du romantisme et celui des Lumières.

« Quelle vie romanesque que la sienne ! » disait Balzac de George Sand. On pourrait en dire autant de celle de ses ancêtres : Auguste II, « le plus étonnant débauché de son temps »,  Aurore de Koenigsmark,  « célèbre dans le monde par sa beauté et son esprit », Maurice de Saxe, enfant illégitime mais finalement reconnu,  batailleur amoureux et fantasque qui reçut le château de Chambord en récompense de la victoire de Fontenoy, Louise Dupin, la dame de Chenonceau, « déesse de beauté et de musique », Louis-Claude Dupin de Francueil, le grand-père de George Sand, parfait honnête homme du siècle des Lumières, sa grand-mère Marie-Aurore, qui fit l’acquisition de la maison et du domaine de Nohant, son père Maurice, prématurément disparu, aristocrate républicain devenu aide de camp du maréchal Murat, et qui lui légua « les yeux les plus doux que l’on puisse imaginer ».

 Le dernier chapitre du livre aborde les racines  populaires de George Sand. Arrière-petite fille du roi de Pologne, petite fille du maréchal Maurice de Saxe,  George Sand descendait par sa mère d’un humble marchand d’oiseaux. « Ma mère, dit George Sand dans Histoire de ma vie était de la race avilie et vagabonde des bohémiens de ce monde ». «  Le rejet social dont sa mère fut la victime, de la part de sa belle-mère et de son entourage, écrit George Buisson dans sa préface,  donna corps au sentiment d’injustice que George Sand ressentit très vite et contre lequel elle lutta toute sa vie. »

Vivant symbole des contradictions sociales de son époque, George Sand fut écartelée entre ses origines aristocratiques et populaires, entre le monde  des « possédants » et celui des « laissés pour compte ». « Je suis la fille d’un patricien et d’une bohémienne…Je serai avec l’esclave et avec la bohémienne et non avec les rois et leurs suppôts. » Cette attitude ne l’empêcha pas de reconnaître les apports positifs d’une noblesse cultivée, généreuse et désargentée.  
 
Le récit alerte et coloré de Bernard Jouve se lit d’un bout à l’autre comme un roman et réussit à nous passionner sans sacrifier pour autant  la rigueur historique.


Bernard Jouve, Les racines de George Sand, de Chenonceau à Nohant, aux éditions Alan Sutton, 8, rue du docteur Ramon 37540, St Cyr sur Loire, 222 pages, 16 planches d’illustrations,  23 eus.

 

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Vassily Kandinsky (1866-1944)

 

Vassily Kandinsky (en russe : Василий Васильевич Кандинский, Vassili Vassilievitch Kandinski), né à Moscou le 4 décembre 1866 et mort à Neuilly-sur-Seine le 13 décembre 1944, est un peintre russe et un théoricien de l’art. Considéré comme l'un des artistes les plus importants du XXème siècle, aux côtés notamment de Picasso et de Matisse, il est le fondateur de l'art abstrait.

 

Le texte "incandescent" que l'on va lire se trouve dans l'avant-dernier chapitre du célèbre ouvrage de Vassily Kandinsky Du spirituel dans l'Art. Kandinsky y exprime sa conception de l'art et évoque les responsabilités de l'artiste : "une œuvre d'art n'est pas un phénomène fortuit qui apparaît indifféremment ici ou là"... mais un être vivant obéissant à une nécessité spirituelle.

 

La peinture, par exemple n'existe pas "pour rien"  (comme dans la théorie de l'art pour l'art et dans certaines œuvres contemporaines) ; elle a un but. Ce but est d'affiner et de développer l'âme humaine. L'homme biologique a besoin de pain pour survivre, l'homme spirituel a besoin d'art pour exister. Vassily Kandinsky assigne à la création artistique une fonction éminente, l'art est la vie de l'âme. Cette fonction confère à l'artiste de hautes responsabilités ; il n'est pas libre de  faire de sa vie n'importe quoi, car ses œuvres sont le reflet de son âme. La responsabilité de l'artiste n'a cependant rien à voir avec le conformisme et la "morale bourgeoise".

 

Pour Platon, le beau est dans l'objet, il est dans la plus ou moins grande conformité entre l'objet et l'Idée, pour Kant (Critique du Jugement, "analytique du Beau"), le beau est dans le sujet. Pour Kandinsky, La beauté est dans la nécessité intérieure", cet "admirable, cet éternel instinct du beau" dont s'émerveille Baudelaire.

 

Vassily Kandinsky cite le poète, écrivain et dramaturge Maurice Maeterlinck : "Il n'y a rien sur terre qui soit plus avide de beauté et qui s'embellisse plus facilement qu'une âme..." et évoque la montée  dans l'âme et dans le monde du "triangle spirituel".

 

Kandinsky compare la vie spirituelle de l’humanité à un grand Triangle semblable à une pyramide. La pointe du Triangle est constituée seulement de quelques individus, notamment les artistes, les écrivains, les poètes, les peintres...  qui apportent aux hommes le "pain sublime". Ce Triangle semble souvent immobile, mais il s'élève lentement. Durant les périodes de décadence où "profonde est la haine qui brûle contre la beauté dans les âmes avilies" (Ernst Jünger),  les âmes tombent vers le bas du Triangle ; les hommes ne recherchent que le succès extérieur et ignorent les forces spirituelles.

 

"La beauté sauvera le monde" prophétisait Dostoïevski. Ni la science, ni la technique, ni la morale, ni la philosophie, ni l'éthique, ni la politique, ni même la bonté ne peuvent soulager la souffrance du monde, ni nous aider à vivre, sans la beauté, splendeur du Vrai et du Bien". (Platon)

 

"L’œuvre d'art naît de l'artiste - création mystérieuse, énigmatique, mystique. Elle se détache de lui, elle acquiert une vie autonome, devient une personnalité, un sujet indépendant, animé d'un souffle spirituel, le sujet vivant d'une existence réelle - un être. Elle n'est pas un phénomène fortuit qui apparaît indifféremment, ici ou là, dans le monde spirituel. Comme tout être vivant, elle est douée de puissances actives, sa force créatrice ne s'épuise pas. Elle vit, elle agit, elle participe à la création de l'atmosphère spirituelle. (...)

 

la peinture est un art, et l'art dans son ensemble n'est pas une création sans but qui s'écoule dans le vide. C'est une puissance dont le but doit être de développer et d'affiner l'âme humaine (...) C'est le seul langage qui parle à l'âme et le seul qu'elle puisse entendre. Elle y trouve, sous l'unique forme qui soit assimilable pour elle, le pain quotidien dont elle a besoin.

 

Si l'art n'est pas à la hauteur de cette tâche, rien ne peut combler ce vide. Il n'existe pas de puissance qui peut en tenir lieu. C'est toujours aux époques où l'âme humaine vit le plus intensément que l'art devient plus vivant, parce que l'art et l'âme se compénètrent et se perfectionnent mutuellement.

 

L'artiste doit avoir quelque chose à dire. Sa tâche ne consiste pas à maîtriser la forme, mais à adapter cette forme à son contenu. (...)

 

L'artiste n'est pas un "enfant du dimanche" à qui tout, d'emblée, réussit. Il n'a pas le droit de vivre sans devoirs. La tâche qui lui est assignée est pénible ; pour lui, souvent, elle est une lourde croix. Il doit être convaincu que chacun de ses actes, de ses sentiments, de ses pensées est la matière impondérable dont seront faites ses œuvres. Il doit savoir qu'il n'est pas libre, par conséquent, dans les actes de sa vie et qu'il n'est pas libre dans son art.

 

Comparé à celui qui est dépourvu de tout don artistique, l'artiste a une triple responsabilité : 1) il doit faire fructifier le talent qu'il a reçu ; 2) ses actes, ses pensées, ses sentiments comme ceux de n'importe quel homme, forment l'atmosphère spirituelle qu'ils transfigurent ou qu'ils corrompent ; 3) ses actes, ses pensées, ses sentiments sont la matière de ses créations qui, à leur tour, créent l'atmosphère spirituelle (...)

 

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                     Coulour Study

 

Ce "beau" dont l'artiste est le prêtre doit être recherché en s'appuyant sur le principe de la valeur intérieure que nous avons montré partout présent. Et ce "beau" ne peut être mesuré qu'à l'échelle de la grandeur et de la nécessité intérieure

 

Est beau ce qui procède d'une nécessité intérieure de l'âme. Est beau ce qui est beau intérieurement.

 

L'un des pionniers, l'un des premiers créateurs de la spiritualité contemporaine dont l'art de demain s'inspirera, Maeterlinck a écrit :

 

"Il n'y a rien sur terre qui soit plus avide de beauté et qui s'embellisse plus facilement qu'une âme... C'est pourquoi peu d'âmes, sur terre, résistent à la domination d'une âme qui se voue à la beauté." (Maurice Maeterlinck, De la beauté intérieure)

 

C'est cette qualité lubrifiante de l'âme qui facilite la progression et la montée, lente, à peine visible, du triangle spirituel, freinée parfois extérieurement, mais constante et ininterrompue." (Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art, VII, Théorie)

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Signature de Vassily Kandinsky

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Eloge de la dictée

Je voudrais parler d'un sujet très humble et qui ne fera jamais la "Une" des médias, la bonne vieille dictée dont les gens de ma génération ont un souvenir plus ou moins agréable, mais souvent ému, avec son rituel immuable, la première lecture (un texte en général choisi pour ses qualités littéraires), puis la deuxième, la "vraie" qu'il fallait transcrire en pleins et en déliés, en trempant la plume Sergent-Major dans l'encrier de porcelaine blanche, encastré dans le pupitre, (le nettoyage et le remplissage desdits encriers avec la bouteille à bec verseur constituant un autre rituel, mais ça n'est pas le sujet), et enfin la relecture.

 

Un exercice souvent délaissé, alors que remis au goût du jour et adapté aux difficultés actuelles des élèves, il pourrait avoir une valeur formatrice inappréciable.

 

Prenons un texte amusant, cet extrait des "Mots" de Jean-Paul Sartre, dans lequel le philosophe évoque l'estime exagérée que son grand-père maternel avait de ses qualités intellectuelles, sa volonté de le faire entrer directement en huitième, sa première dictée et la déconfiture qui s'ensuivit :

 

"Mon grand-père avait décidé de m'inscrire au lycée Montaigne. Un matin, il m'emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites : je n'avais que le défaut d'être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna les mains à tout : on me fit entrer en huitième et je pus croire que j'allais fréquenter les enfants de mon âge. Mais non : après la première dictée, mon grand-père fut convoqué en hâte par l'administration ; il revint enragé, tira de sa serviette un méchant papier couvert de gribouillis, de taches et le jeta sur la table : c'était la copie que j'avais remise. On avait attiré son attention sur l'orthographe - " Le lapen çovache ême le ten" (le lapin sauvage aime le thym) - et tenté de lui faire comprendre que ma place était en dixième préparatoire. Devant "lapen çovache" ma mère prit le fou rire ; mon grand-père l'arrêta d'un regard terrible. Il commença par m'accuser de mauvaise volonté et par me gronder pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu'on m'avait méconnu ; dès le lendemain, il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur." (Jean-Paul Sartre, "Les mots", Gallimard).

 

 

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Cet texte pourrait être donné en dictée en classe de 4ème, à condition de la préparer soigneusement au tableau et de faire de cette préparation une leçon à part entière portant sur l'orthographe lexicale, grammaticale, le vocabulaire et le contexte, sans oublier d'expliquer aux élèves que sa mauvaise orthographe, quand il était enfant, n'a pas empêché Jean-Paul Sartre de se rattraper par la suite et de devenir un brillant intellectuel (je suggèrerais toutefois de ne pas trop approfondir la question, à moins que les élèves ne le souhaitent, mais l'expérience m'a montré que c'était  rarement le cas !).

 

"Faire une dictée" n'est donc pas vérifier que les élèves connaissent parfaitement les innombrables pièges de l'orthographe du français en choisissant un casse-tête du "Dico d'Or" de Bernard Pivot, mais constitue un exercice de formation à part entière à l'occasion duquel il est possible de faire un véritable cours de grammaire (emploi des temps, conjugaisons, accords...), de vocabulaire (champs lexicaux, champs sémantiques, étymologie), sans oublier le texte lui-même qui, par ses qualités littéraires, peut constituer un exemple pour les élèves.

 

... Mais là n'est peut-être pas l'essentiel : la dictée contribue au développement de l'attention, si indispensable dans toutes les matières (et en particulier les mathématiques), attention dont la philosophe Simone Weill disait que son acquisition était le but principal des études primaires et secondaires (au moins jusqu'à la classe de 3ème).

 

Préparation de la dictée :

 

emmener (deux "m" !)  ; vanter (et pas venter !) ; "je n'avais que le défaut d'être trop avancé pour mon âge" : le narrateur rapporte les paroles de son grand-père sans verbe de déclaration, au style indirect libre ; "le proviseur donna les mains à tout" : il accepta tout ; je pus croire que j'allais fréquenter" (imparfait à valeur de futur proche) ; en hâte (accent circonflexe !) ; une "serviette" : ici, un porte-documents ; "un méchant papier" : un vilain papier ; "gribouillis" ; taches (sans accent circonflexe : salissures et non tâches : travaux !) ; jeter, il jette (présent de l'indicatif), il jeta (passé simple) ; attirer (deux "t" !) ; "dixième" (adjectif numéral ordinal) ; arrêter / terrible, terreur, terrifiant, terroriser, terroriste ; commencer, il commença : on met une cédille devant un "o" (une leçon), "u" (un reçu) et un "a", (un commerçant) mais pas devant un e ("ce") ou un i ("merci", "ceci") ; accuser, accusation, accusateur ; "il déclara qu'on m'avait méconnu" : "on m'avait méconnu" : plus-que-parfait ; composé de l'imparfait de l'auxiliaire et du participe passé du verbe, le plus-que-parfait de l'indicatif évoque une action antérieure à une autre action passée, exprimée au passé simple ("déclara") ; "Il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur" : remarquer l'emploi inhabituel de l'imparfait qui n'indique ni une action qui se répète, ni une action à durée indéterminée de second plan (imparfaits "flash",  "narratifs" ou "pittoresques").

 

"A trois heures, il franchissait le barrage.» : l'imparfait exprime un procès limité ne se produisant qu'une fois, mais il le montre en train de se produire : on l'appelle souvent imparfait flash.

 

On peut constater qu'au XX ème siècle, surtout, s'est développé un "imparfait narratif" appelé encore aussi "imparfait pittoresque". On le rencontre fréquemment dans les romans policiers.

  • La clef tourna dans la serrure. Monsieur Chabot retirait son pardessus qu’il accrochait à la porte d’entrée, pénétrait dans la cuisine et s’installait dans son fauteuil d’osier. Simenon, La danseuse du Gai-Moulin.

Selon plusieurs linguistes, pour qu’il y ait à proprement parler « imparfait pittoresque », il faut un verbe perfectif à l’imparfait combiné avec un complément temporel. Un test simple pour cet imparfait narratif, c'est qu’il peut être remplacé par un passé simple, auquel cas naturellement l’effet stylistique pittoresque disparaît.

 

L'effet de l’imparfait provient du conflit entre l’aspect non limité de ce temps verbal et son contexte qui impose une vision limitée du procès. K. Togeby dans sa Grammaire française, 1982, donne cet exemple d'imparfait pittoresque :

  • Onze ans après, il perdait la bataille de Waterloo.

Observons avec lui qu'on aurait pu rencontrer des présentations différentes du même événement historique passé :

  • Onze ans après, il perdit la bataille de Waterloo. (passé simple banal)
  • Onze ans après, il perd la bataille de Waterloo. (présent historique)
  • Onze ans après, il perdra la bataille de Waterloo. (futur historique)
  • Onze ans après, il perdrait la bataille de Waterloo. (futur du passé).

Deux autres exemples contemporains d'emploi journalistique de cet imparfait narratif :

  • « Il y a 14 ans, le 26 avril 1986, un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, explosait.» Propos de Claude Sérillon dans le Journal de TV5, le 25/4/2000.
  • « Un impie nommé Pasolini. Voici juste vingt ans, l'écrivain cinéaste disparaissait violemment.» Titre du journal Le Monde à la date du 27/10/1995.

 

  Ecrire au tableau : "Le lapen çovache ême le ten." ("le lapin sauvage aime le thym.") ; "lycée Montaigne".

 

L'apprentissage de l'orthographe du français doit faire partie des objectifs du cours de français et s'il paraît nécessaire de rappeler cette évidence, c'est que l'évidence a cessé d'en être une depuis longtemps, d'où l'orthographe déplorable des jeunes Français et les problèmes que cette déficience, pourtant remédiable, leur poseront dans leur vie adulte.

 

Je sais bien qu'il y a d'autres causes (les textos, la prépondérance de l'image dans la société moderne, etc.), mais le rôle de l’École n'est pas d'aller dans le sens du courant ;  (ceci dit, en ce qui concerne les méthodes d'apprentissage de la lecture, il est évident que la responsabilité de l’École est directement engagée).

 

Il existe trois façons de procéder à cet apprentissage : la dictée préparée en classe et faite immédiatement après la préparation, la dictée préparée à la maison et/ou en classe et faite en classe et enfin la dictée non préparée qui est l'exercice donné au brevet des collèges (les textes sont de plus en plus courts et de plus en plus faciles, et pour cause.)

 

Les dictées préparées à la maison peuvent être considérées comme des exercices de mémorisation, celles préparées en classe comme des exercices d'application directe et les dictées non préparées comme des exercices de réinvestissement ; on peut attribuer un coefficient différent selon le type de dictée, comme on le fait pour la rédaction qui est un exercice de réinvestissement (coefficient 2 : mobilisation de connaissances acquises dans le long terme en faveur d'un travail d'invention).

 

Les parents peuvent être associés à cet apprentissage quand la dictée est préparée à la maison.

 

Il est évidemment préférable de donner un texte qui a été (ou qui va être) étudié en lecture expliquée et qui pourra ensuite servir de support pour un travail d'expression écrite.

 

La dictée préparée (à distinguer de la "dictée de contrôle" non préparée), loin d'être désuète et "dépassée", est un exercice complet et fructueux.

 

 

P.S. : Merçi 2 meu signalé  lé fôtes d'ortografe queu j'auré  put laissé dan se tesxte ! ;-)

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L'évaluation par compétences

Cet article a été écrit au moment de la mise en place du socle commun et de l'évaluation par compétences en France, sous le ministère de Luc Chatel et le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Il ne mentionne pas un fait très important qui explique pourquoi vous avez la même réforme en Belgique que nous, ici, en France : cette réforme correspond aux "critères de convergence" du Traité de Lisbonne et de la commission européenne concernant l’Éducation.

 

" - A quelle sauce voulez-vous être mangés ?

  - Mais nous ne voulons pas être mangés !

  - Là n'est pas la question."

 

Ce "savoureux" dialogue extrait d'une comédie de Courteline pourrait illustrer à merveille les multiples journées ou demi-journées pédagogiques auxquelles les enseignants de collège sont régulièrement conviés.  .  

 

On pourrait croire qu'il s'agit-là de "consultations démocratiques" où les acteurs de terrain sont appelés à apporter leur pièce à un édifice en construction. Il n'en est rien ; comme toujours dans l’Éducation nationale,  les consultations sont lancées quand les jeux sont déjà faits.  

 

Il en est ainsi de la nouvelle lubie de la rue de Grenelle : "l'évaluation du  socle commun des connaissances et des compétences".

 

Bien que prenant ma retraite à la fin de l'année, je m'étais suis rendu, moi aussi à la grand messe (je veux dire à la réunion "plénière"), après ma journée la plus chargée sur deux établissements, dont un en ZEP, réunion plénière suivie d'une réunion par discipline, au cours de laquelle je m'étais aperçu que l'on nous demandait de copier dans un "document maison" un document national émanant du rectorat, autrement dit, qu'il ne s'agissait nullement d'apporter notre pierre à l'édifice et encore moins de porter un regard critique, mais de montrer notre zèle à s'approprier la vérité révélée.

 

Beaucoup de collègues sont sans doute dans mon cas, partagés entre le scepticisme et le soupçon et aimeraient  bien entendre un autre son de cloche que celle de la "Bonne Parole" officielle.

 

Je les invite donc à lire les analyses que font de la notion de "compétence"  Nico Hirtt, enseignant syndicaliste, agrégé de sciences physiques, enseignant dans le Brabant Wallon, membre fondateur de l'APED (Appel pour une Ecole Démocratique), rédacteur en chef de la revue trimestrielle "L'Ecole démocratique" et auteur de divers ouvrages sur l'école : "sous le couvert d'un discours parfois généreux et moderniste autour de l'obsession des compétences pourrait bien se cacher une opération de mise au pas de l'enseignement : sa soumission aux besoins d'une économie capitaliste en crise."

 

Point de vue complété par Angélique del Rey, professeur de philosophie, auteur d'un ouvrage intitulé "A l'Ecole des compétences" dans lequel elle expose sa réflexion sur la notion pratique de l'évaluation des compétences dans un certain nombre de systèmes éducatifs, dont le nôtre. Que signifie cette "révolution copernicienne" qui consiste à remplacer le savoir par les compétences. Quelles en sont les conséquences, quels en sont les risques, quels en sont les enjeux  réels ?

 

Pour Angélique del Rey, la notion de compétences "est au croisement de trois processus, dont aucun n'est éducatif en son essence : processus de mesures et d'évaluation des aptitudes (issu notamment de la recherche en psychologie cognitive), processus économico-politique (modélisation de l'éducation comme marchandise), processus de gestion des ressources humaines qui a contaminé l'école dans les années 80, via la formation professionnelle et l'orientation scolaire."

 

Extrait d'une discussion entre Daniel Arnaud et Guy Morel sur le blog "Bonnet d'âne" "Bonnet d'âne" de Jean-Paul Brighelli  :

Le socle commun est acceptable  à condition toutefois de mettre en quarantaine la notion de "compétence" et de distinguer nettement entre le "socle commun" des connaissances et l'évaluation proprement dite, inacceptable en l'état.

Après tout le socle commun réintroduit ces indispensables "connaissances" passablement  passées à la trappe  depuis la Loi d'Orientation de 89. (Daniel Arnaud)

Le socle commun  et l'évaluation forment un tout dont la véritable finalité n'est pas le socle, mais l'évaluation. (Guy Morel)

 

La mise en place du socle commun des compétences et des connaissances signifierait donc l'appauvrissement à terme de programmes déjà bien mis à mal, le suppression de la notation, la transformation des établissements scolaires en "lieux de vie" et "de socialisation", la disparition des enseignements disciplinaires et de la rigueur des  apprentissages, au profit d'un vague vernis, d'une "culture de salon" inspirée de celle des médias les moins exigeants.

Il convient d'ailleurs de remarquer l'entente qui règne actuellement entre le ministre de l’Éducation nationale (Droite libérale) et certaines organisations de Gauche, de parents (FCPE), d'enseignants et de lycéens (on l'a vu encore dernièrement avec la Réforme deuxième mouture des lycées, dite Réforme Chatel), qui est en réalité une série de  propositions de certains syndicats d'enseignants de Gauche (le SGEN-CFDT et le SE-UNSA, mais pas le SNES), reprises avec une grande habileté tactique par le Droite.

Le SNALC s'est prononcé contre et le SNES semble avoir enfin compris que la défense des enseignants (et de l'enseignement) était incompatible avec le pédagogisme et la démagogie "new age".

Plus inquiétante est la subtile entreprise de formatage idéologique des élèves et de l'école, sous couvert de "développement de la créativité" et "d'implication dans la vie sociale".


La finalité ultime du "socle commun" et de l'évaluation des compétences est en réalité de supprimer la notion et la réalité même des savoirs et de retirer aux professeurs leurs fonctions d'évaluation pour la transférer aux chefs d'établissement, qui peuvent, à leur gré, valider des "items" refusés (un item est un mot savant pour désigner la déclinaison d'une compétence générale en l'une de ses composantes particulières (ex. : "compétence 1 : la maîtrise de la langue française, "item 1" : lire/ lire à haute voix, de façon expressive un texte en prose ou en vers), comme ils peuvent déjà, depuis la Loi d'Orientation de 89, prononcer le passage en classe supérieure en dépit des recommandations du conseil de classe.

 

Ce nouveau "gadget pédagogique" rejoint donc les différents "bidouillages"  destinés à faire croire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : note de vie scolaire qui descend rarement au-dessous de 15, quel que soit le comportement de l'élève et qui permet de "remonter" artificiellement la moyenne, baisse drastique des exigences des examens ;  en aval  : confection des sujets et en amont  commissions d'harmonisation ... "harmonisation" : "Ah ! qu'en termes galants ces choses-là sont dites !" Valorisons, valorisons, il en sortira bien quelque chose !

 

(NB : "harmoniser" dans la novlangue Educnat. signifie ajouter des points aux  copies des candidats à un examen (brevet, bac.) indépendamment de la valeur objective desdites copies, de manière à ce que les résultats correspondent au taux de réussite attendu.)

 

Ce n'est pas l'approche par compétences et la mise en place d'un "socle commun" qui diminuera la "reproduction" sociale et  régulera la sélection par l'argent, les relations, le lieu d'habitation et les "habitus" de classe pour parler comme Pierre Bourdieu, pas plus que la mise en place de la "discrimination positive" au mépris de la tradition républicaine de l'anonymat des concours que veulent mettre en place Richard Descoins et Alain Minc à l'entrée des Grandes Écoles (c'est fait)

 

Le système scolaire français, l'école primaire "lieu de vie" où l'élève "construit son propre savoir" et se contente "d'observer la langue", ainsi que le collège unique prétendument "démocratique", contribue au renforcement des inégalités sociales qu'il prétend combattre. La solution n'est pas dans le "socle commun", mais dans la mise en place de programmes exigeants, notamment en français et en mathématiques.

 

NB : "observer la langue" ; l'expression est une allusion à l'ORL ("Observation raisonnée de la Langue") qui a remplacé dans les écoles primaires l'étude systématique de la grammaire, du vocabulaire et de l'orthographe ; avec la méthode globale ou prétendument "semi-globale" d'apprentissage de la lecture et de l'écriture, en lieu et place de la méthode traditionnelle d'association graphème/phonème, cette méthode préconisée par une agrégée de grammaire (!) a fortement contribué au désastre actuel.

 

Voici une réflexion de fond sur le sujet d'Estelle Manceau, professeur de Lettres :

 

Quelques réflexions sur le socle commun

 

On peut déjà s’interroger sur la place du socle commun par rapport aux programmes : la formulation du texte* est en effet extrêmement ambiguë " Bien que désormais il en constitue le fondement, le socle ne se substitue pas aux programmes de l’école primaire et du collège ; il n’en est pas non plus le condensé. Sa spécificité réside dans la volonté de donner du sens à la culture scolaire fondamentale, en se plaçant du point de vue de l’élève (…) ". Qu’est-ce que cela signifie ? Cette formulation reprend un cliché : les programmes ne constitueraient qu’un empilement de connaissances dans lequel les élèves ne verraient aucun sens. Le socle serait une sorte de synthèse, unifiant les connaissances dispersées parmi les différents programmes dans un but cohérent. On peut déjà contester le fait de se placer " du point de vue de l’élève " : ce sont en réalité les concepteurs du socle qui imposent le sens qu’ils souhaitent à l’élève, alors que c’est justement en intégrant les connaissances définies dans les programmes que l’élève leur trouve un sens. En outre, nous avons ici le risque d’un tri dangereux et arbitraire, entre ce qui pourra trouver sa place dans l’objectif global défini par le socle, et ce qui en sera exclu ; ce tri risque d’être à la fois qualitatif (définition d’un socle réduit) mais aussi idéologique (le choix des compétences retenues valorise un certain type de société et d’individu).

 

Le socle met en avant sept compétences : cinq déjà mises en œuvre (maîtrise de la langue française, pratique d’une langue vivante étrangère, mathématiques et culture scientifique et technologique, techniques usuelles de l’information et de la communication, culture humaniste) et deux auxquelles on a porté moins d’attention jusque-là (compétences sociales et civiques, autonomie et initiative des élèves). Cette structuration en compétences a déjà pour but de casser l’organisation de l’enseignement par disciplines, ce qui ne constitue pas une tentative nouvelle : les compétences énumérées pourraient être enseignées dans toutes les disciplines et celles-ci concourent toutes à l’acquisition du socle ; la conclusion de l’annexe du décret conclut sur l’aspect global du socle (à l’inverse d’une division en disciplines). On peut deviner quelles conséquences concrètes cela pourrait avoir : plus aucune discipline ne devient vraiment indispensable, il sera donc possible de diminuer les horaires ; c’est aussi une manière de préparer le terrain pour les professeurs bivalents.

 

En outre, la liste de ces compétences m’inspire de réelles inquiétudes quant à leur contenu. D’abord, on remarque de grands absents, l’histoire et géographie, les langues anciennes, l’EPS, les sciences physiques, les sciences naturelles, la langue vivante 2 ; je laisse de côté la philosophie, puisque le socle concerne l’école primaire et le collège, mais que dire d’un socle censé être le " ciment de la nation ", privé d’une originalité remarquable de l’enseignement français ? Mais cela pose la question de l’âge de la scolarité obligatoire et de la poursuite d’études après le brevet. On remarque aussi qu’en structurant le système par le socle, on exclut la dissertation, exercice central dans l’enseignement français. Revenons aux disciplines du collège et examinons leur sort dans le socle

 

L’histoire et la géographie sont noyées dans la " culture humaniste ", de la même façon que sciences naturelles (biologie et géologie) et sciences physiques sont noyées dans la " culture scientifique et technologique " ; on voit ici un risque évident d’abandon de la rigueur propre à l’étude des différentes disciplines : analyser un document historique, ce n’est pas lire un texte littéraire. De plus, le programme des disciplines (même s’il est souvent critiquable) propose un ensemble de savoirs articulés ; le socle commun risque d’aboutir à une vision très superficielle de ces disciplines : il s’agit d’avoir un vernis, d’être capable de soutenir une conversation sur le sujet à un niveau sans doute proche de celui des médias.

 

L’EPS disparaît en tant que discipline, il est éparpillé parmi les différentes compétences, d’une manière qui confine parfois au ridicule : c’est ainsi que dans la compétence " autonomie " après une liste de connaissances concernant essentiellement l’économie, il est mentionné " avoir une bonne maîtrise de son corps, savoir nager " ; si j’avais mauvais esprit, je serais fortement tentée de donner un sens figuré à l’expression " savoir nager ". Cette fragmentation de la discipline aboutit aussi à sa récupération idéologique, puisque dans les capacités développées par la " culture humaniste " il est demandé de " développer par une pratique raisonnée, comme acteurs et comme spectateurs, les valeurs humanistes et universelles du sport " ; notons au passage la démagogie qui consiste à " caser " le sport dans la culture humaniste, car je ne crois pas du tout à une référence à la culture gréco-romaine (ou alors les rédacteurs n’auraient rien compris au rôle du sport dans l’Antiquité) ; on le voit aussi dans la rubrique " capacités " de la culture scientifique " comprendre le fonctionnement de son propre corps et l’incidence de l’alimentation, agir sur lui par la pratique d’activités physiques et sportives ". Le sport est donc avant tout compris comme un instrument du contrôle social de l’individu : contrôle du corps, avec toutes les dérives qu’entraîne cette conception (l’idée selon laquelle on est totalement responsable de son propre corps est très pernicieuse sur le plan personnel et elle est source d’un conformisme physique dangereux), contrôle social, le sport étant associé, de façon parfois illusoire, à la solidarité, au respect des règles. Cette vision du sport est réductrice, car il n’a pas forcément vocation à transmettre des valeurs, et celles qu’il véhicule sont parfois très contestables ; je souhaiterais que les auteurs du texte (re ?) lisent W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec.


Les disciplines que je viens d’évoquer ont au moins le privilège d’apparaître dans le socle ; mais je suis extrêmement inquiète en ce qui concerne les langues anciennes, qui en sont totalement absentes ; dans la " culture humaniste ", il est fait allusion aux textes antiques, mais jamais aux langues anciennes ; qu’est-ce qu’une " culture humaniste " privée de ce qui est au coeur de l’Humanisme, la découverte des textes dans leur langue d’origine ? Il est étonnant également que la " maîtrise de la langue française " et la " pratique d’une langue étrangère " oublient cet atout essentiel qu’est la connaissance du latin ou du grec.

La mention d’une seule langue vivante dans le socle commun donne évidemment, même si ce n’est jamais dit explicitement, une place de monopole à l’anglais.

Je suis également inquiète quand je vois les " techniques usuelles de l’information et de la communication " mises en avant : le medium est donc mis sur le même plan que le contenu : nous assistons là à une véritable dérive, puisque les élèves sont incités à imiter le modèle superficiel, fondé sur l’apparence, que leur offrent les médias ; savoir communiquer devient aussi important, peut-être plus, que savoir tout simplement. Le texte définit cette " compétence " en disant " La culture numérique implique l’usage sûr et critique des techniques de la société de l’information " ; or, ce qui permet cet " usage sûr et critique ", c’est le savoir. Le texte insiste également beaucoup sur la notion de " responsabilité " dans l’usage de ces techniques : redouterait-on un usage plus subversif, pourtant déjà avéré ? Les concepteurs du socle n’ont même pas le courage d’assumer jusqu’au bout leur confiance dans les TIC.

 

Définir " l’autonomie et l’initiative " des élèves comme une compétence, n’est-ce pas absurde ? L’autonomie et l’initiative s’acquièrent avec les connaissances, la pratique régulière des exercices dans les différentes disciplines, cela n’a aucun sens d’en faire une compétence. On observera que " l’autonomie et l’initiative " recouvrent l’orientation et la connaissance de l’environnement économique ; pour les rédacteurs, environnement économique = entreprise (et l’Etat, dans tout ça ?) ; le texte préconise " une ouverture d’esprit aux différents secteurs professionnels et la conscience de leur égale dignité " : il s’agit ici d’inciter les élèves à s’orienter vers l’enseignement professionnel et l’apprentissage ; je ne doute pas de " l’égale dignité " de tous les secteurs professionnels, mais dans une société où existent de tels écarts dans les salaires, les conditions de travail, la liberté d’agir et de se défendre, dans l’image et la considération, je crains que cette expression n’apparaisse comme un gros mensonge… Enfin, faire de l’orientation une compétence, n’est-ce pas oublier que le but de l’école est d’abord de donner l’instruction la plus complète possible, seule vraie garantie d’une orientation judicieuse, quel que soit le domaine professionnel choisi ?

 

Plus grave encore, définir des " compétences sociales et civiques " me semble un danger grave pour la démocratie ; qui décrète qu’un citoyen est compétent ou non ? Comment évaluer ces compétences ? Les enseignants eux-mêmes ont-ils ces compétences " civiques " ? Le risque de formatage idéologique est évident, surtout si l’on évalue ces " compétences " : on voit aussi la confusion que cela entraîne entre civisme et conformité à une norme sociale et morale. Dans les capacités attendues, il est recommandé de " rechercher un consensus " : gare à la différence et à l’audace ! Et gare à la démocratie, système politique qui intègre le conflit des idées et des intérêts dans son fonctionnement même. En outre, le texte propose une définition intéressante de la solidarité : " nécessité de la solidarité : prise en compte des besoins des personnes en difficulté (physiquement, économiquement) en France et dans le monde " : cela ressemble plutôt à de la charité (que je ne considère pas forcément comme un mal, mais qui n’est pas l’objectif de l’école) ; mettra-t-on un bonnet d’âne à ceux qui refusent de vendre des petits pains à l’occasion du prochain raz-de-marée ? Ne devrait-on pas plutôt donner les moyens aux élèves de réfléchir à l’organisation des sociétés, à leur économie, à leurs systèmes politiques ?

 

Le risque de formatage est donc aussi psychologique, puisque le préambule du socle définit ce que sont les " attitudes indispensables tout au long de la vie " : " ouverture aux autres, le goût pour la recherche de la vérité, le respect de soi et d’autrui, la curiosité et la créativité ". Si certaines des qualités énoncées sont incontestables, on peut souligner la démagogie et le conformisme de ce portrait d’un individu idéal ; quelle va être la place des timides, des discrets, de ceux qui ne brandissent pas une nouvelle idée, un nouveau " projet " à tout instant ? Etre compétent ne signifie pas forcément être créatif : là encore, on risque de favoriser outrageusement l’individu qui sait se mettre en avant, pas nécessairement le plus savant ou le plus… compétent. Que signifie de plus l’éloge systématique de la " créativité " dans une vision si uniforme des individus ? Nous sommes ici en contradiction avec la recherche du consensus réclamée plus haut : un individu créatif est parfois celui qui justement sait aller contre une opinion consensuelle.


Bien sûr, on se réjouit de l’accent mis sur la maîtrise de la langue française, en particulier sur l’orthographe et la grammaire. Mais la définition de cette compétence comporte des points à mes yeux inquiétants ; d’abord il est dit que " la fréquentation de la littérature d’expression française est un instrument majeur des acquisitions nécessaires à la maîtrise de la langue française " : même si la lecture des œuvres littéraires concourt à la maîtrise du français, il me semble réducteur de ne la faire apparaître que comme un outil pour apprendre la langue (on retrouve les travers de l’enseignement en séquences) ; il est regrettable que l’inverse ne soit pas dit, à savoir qu’il faut maîtriser le français pour accéder aux œuvres littéraires ; est-il si inconcevable de présenter la lecture d’une œuvre littéraire comme un but en soi ?

 

Autre problème, en affirmant que l’acquisition de la langue française est le rôle de toutes les disciplines, on légitime la réduction des horaires alloués à la discipline. J’ai déjà soulevé la question pour l’ensemble des disciplines, mais c’est bien en français que la réduction des horaires a eu les conséquences les plus catastrophiques.

On observe une autre perversion de la fragmentation en compétence : le développement de l’esprit critique devient l’apanage de la culture scientifique et technologique, alors que la maîtrise du français y joue un rôle essentiel. Cela prouve un peu plus l’aberration de cette structuration en " compétences ".


La définition de la compétence " pratique d’une langue vivante " comporte des éléments dangereux, en particulier la mention du " cadre européen de référence pour les langues ", conçu par le Conseil de l’Europe, avec la précision du niveau A2 comme objectif. Pourquoi ne pas élaborer des références proprement françaises et pourquoi surtout abdiquer notre capacité à évaluer les élèves selon nos propres critères ? On peut redouter des ambitions très limitées pour l’enseignement des langues, surtout si on relève les buts énoncés " des situations courantes de la vie quotidienne ", " bref propos
 ", " brève intervention ou échange court " ; par ailleurs dans les " attitudes " (je ne m’explique pas le choix de ce terme autrement que par l’obsession des apparences) préconisées, on recommande la lecture du journal, la consultation des médias, le visionnage des films, mais le livre n’apparaît pas.


Cette insistance sur la " vie quotidienne " revient régulièrement dans la compétence " mathématiques, culture scientifique et technologique " : on peut relever " compréhension de l’univers quotidien
 ", " approches concrètes et pratiques ", la résolution de problèmes " à partir de situations proches de la réalité ", plus loin " le fonctionnement d’objets de la vie courante " ; or l’approche de la science par la vie courante est une impasse, car cela fait intervenir des notions très complexes. On remarque aussi une atteinte à la liberté pédagogique, puisque il est fortement recommandé de faire appel à " l’habileté manuelle ", et que plus loin la méthode de " la Main à la pâte " est explicitement mentionnée ". Il est dangereux d’orienter ainsi les pratiques pédagogiques. On peut aussi regretter l’influence de l’actualité médiatique (puisque dans les " capacités ", les élèves doivent être capables de comprendre le discours médiatique sur les sciences), qui impose une vision à court terme : la science et les média sont deux domaines évolutifs par nature ; ce sont donc les notions qui doivent s’imposer dans un ordre cohérent, indépendamment de l’air du temps. Et là encore, on retrouve la volonté de donner un cadre idéologique à l’enseignement puisqu’il est écrit que " les élèves doivent comprendre que les sciences et les techniques contribuent au progrès et au bien-être des sociétés " ; je suis la première à reconnaître les bienfaits de la science et de la technologie, mais on n’a pas à imposer cette idée dans la tête des élèves : après tout, tout le monde a le droit de penser le contraire (ne voyez pas dans ma remarque une volonté de retour aux cavernes !).


Bien sûr, je l’ai déjà en partie évoqué, je n’ai pas du tout le même avis que les auteurs sur ce que doit être la " culture humaniste " : elle est définie ainsi " la culture humaniste participe à la construction du sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens " ; la volonté de rassembler apparaît très nettement dans ce chapitre du texte, puisque vers la fin on lit " Elle [la culture humaniste] développe la conscience que les expériences humaines ont quelque chose d’universel ". Je suis étonnée (mais je m’exprime là avec toute ma subjectivité) que l’on utilise à ce point la culture humaniste comme un instrument de cohésion sociale. La culture humaniste permet aussi de prendre conscience de sa singularité : en tout cas, elle ne saurait être récupérée pour construire une illusion de communion universelle.

 

Estelle Manceau

 

* B.O. n° 29 du 20 juillet 2006 : Socle commun de connaissances et de compétences

10/2006

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