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Paul Klee : La genèse de la création

Paul Klee : La genèse de la création
Paul Klee : La genèse de la création

Le texte : 

"Je voudrais maintenant examiner la dimension de l'objet sous un jour nouveau, en lui-même, et essayer à ce propos de montrer comment l'artiste en arrive souvent à une "déformation" apparemment arbitraire des réalités naturelles.

Tout d'abord l'artiste n'accorde pas aux apparences de la nature la même importance contraignante que ses nombreux détracteurs réalistes. Il ne s'y sent pas tellement assujetti, les formes arrêtées ne représentant pas à ses yeux l’essence du processus créateur dans la nature. La nature naturante lui importe davantage que la nature naturée.

Peut-être est-il philosophe à son insu, et s'il ne tient pas, comme les optimistes, ce monde pour le meilleur des mondes possibles, ni ne veut affirmer non plus que celui qui nous entoure est trop mauvais pour qu'on puisse le prendre comme modèle, il se dit toutefois : sous cette forme reçue, il  n'est pas le seul monde possible.

L'artiste scrute alors d'un regard pénétrant les choses que la nature lui a mises toutes formées sous les yeux.

Plus loin plonge son regard et plus son horizon s'élargit du présent au passé. Et plus s'imprime en lui, au lieu d'une image finie de la nature, celle - la seule qui importe - de la création comme genèse.

Il s'autorise alors à penser aussi que la création ne peut guère être achevée à ce jour, et c'est vers le futur qu'il repousse maintenant les limites de cette oeuvre de création du monde, reconnaissant ainsi à la  genèse une durée continuée."

(Paul Klee, Théorie de l'art moderne, "De l'art moderne", Editions Gonthier, p. 28-29)

En mémoire de Monsieur Mikel Dufrenne... 

Explication du texte :

Dans ce texte, extrait d'une conférence publique prononcée à Iéna en 1924, paru dans Théorie de l'art moderne, Paul Klee qui fut l'un des trois pionniers de l'art moderne, avec Pablo Picasso et Vassili Kandinsky en expose les fondements théoriques.

Sa thèse est que l'art moderne ne reproduit pas les apparences du monde, mais traduit la genèse de la création.

Il propose les arguments suivants :

a) La déformation des réalités naturelles qu'opère l'art moderne n'est arbitraire qu'en apparence.

b) L'artiste moderne n'accorde pas une importance contraignante aux apparences de la nature.

c) Les formes arrêtées (visibles) ne représentent pas à ses yeux l'essence du processus créateur dans la nature.

d) Sous cette forme reçue, le monde n'est pas le seul monde possible.

e) L'artiste moderne intègre dans sa vision du monde (de la nature) la dimension du temps et la conception de la création comme genèse, durée continuée.

Dans ce passage, Paul Klee ne donne pas d'exemples à l'appui de ses arguments, mais on peut penser aux œuvres de Vassily Kandinsky, de Pablo Picasso ou de Paul Klee lui-même.

Les artistes modernes, rompent avec la conception traditionnelle de l'art comme "imitation de la nature" (Aristote). Dans ses œuvres, Paul Klee ne retient que des formes, des traits, des figures géométriques, des couleurs qui existent bien dans la nature. Ils sont le langage nouveau dont Théorie de l'art moderne est la grammaire, mais non les apparences (phénomènes) que nous percevons. 

Il peut aussi ajouter au monde des détails qui n'y sont pas ou qui appartiennent à d'autres fragments du réel. Par exemple, quand Paul Klee peint des ponts avec des pieds, il ne reproduit pas la réalité. En effet chacun sait (ou croit savoir) que dans la réalité, les ponts n'ont pas de pieds.  Mais le langage courant, lui, ne s'y trompe pas, quand il dit, par exemple, que le viaduc de Millau "enjambe" la vallée du Tarn.

Paul Klee ne  peint pas "comme un enfant", comme on le lui a souvent reproché au début de sa carrière, mais il porte sur le monde, avec toute la science et la maîtrise d'un artiste adulte en pleine possession de ses moyens, le regard transfigurant de l'imagination créatrice.

L'artiste moderne "déforme" la réalité naturelle et cette déformation paraît arbitraire aux yeux de ses détracteurs. Le terme "arbitraire" est péjoratif. "Arbitraire" s'oppose à "nécessaire". Une décision arbitraire est une décision qui ne se soumet pas à la raison, à la nécessité, qui exprime le caprice d'un seul homme. 

Paul Klee entend montrer que la déformation des réalités naturelles dans l'art moderne comme les arbres ou les visages, ou des réalités visibles en général, y compris les création humaines, comme les ponts , les routes ou les maisons, ne sont pas "arbitraires", mais relèvent au contraire d'une nécessité pertinente.

"L'artiste moderne n'accorde pas aux apparences de la nature la même importance contraignante que ses nombreux détracteurs réalistes". Les "détracteurs réalistes" de l'artiste moderne sont ceux qui estiment que l'artiste a, en tout lieu et en tout temps, une seule et même tâche (mission) : celle de représenter la réalité, de la reproduire aussi fidèlement que possible, autrement dit, comme le dit avec humour Paul Klee dans un autre passage, il est inadmissible, selon eux, que "le portrait de l'oncle Georges ne  ressemble pas à l'oncle Georges". 

L'artiste moderne ne se sent pas contraint par les apparences de la nature comme pouvaient l'être ses prédécesseurs.  

Pour illustrer cet idéal de l'artiste dont l'oeuvre est une parfaite imitation de la nature, la légende raconte que le peintre grec Zeuxis avait peint un "Enfant aux raisins" ; la grappe de raisin était représentée de façon tellement véridique, tellement réaliste que les oiseaux venaient la picorer. Cependant Zeuxis  déclara : « J'ai mieux peint les raisins que l'enfant ; car si j'avais aussi bien réussi pour celui-ci, l'oiseau aurait dû avoir peur ».

Le regret que l'on prête à Zeuxis montre que cet idéal de reproduction fidèle de la réalité n'est pas accessible. Il se montre aujourd'hui dans une forme particulière de création artistique que l'on appelle "l’hyperréalisme", qui est loin d'être une simple reproduction de la réalité. Même la photographie la plus banale, sans parler des photos d'art ne reproduit pas la réalité, mais la choisit et la redouble en la réduisant par un procédé technique.

En effet, les peintres du passé, y compris sans doute Zeuxis lui-même, dont les œuvres ne nous ont malheureusement pas été conservées ne reproduisaient pas le "réel", mais traduisaient une certaine vision personnelle, intérieure du réel, une vision du réel, transfiguré, comme dit Hegel, par l'esprit.

Selon Paul Klee, l'artiste moderne va plus loin. Il se libère le plus complètement possible des "formes arrêtées" pour coïncider avec le processus créateur à l'oeuvre dans la nature. 

Pour clarifier cette démarche, Klee se réfère à la distinction que font Spinoza dans L'Ethique et Kant dans la Critique du Jugement, entre "nature naturante" (natura naturans) et "nature naturée" (natura naturata) : nous voyons des arbres, des animaux, des êtres humains, mais nous ne voyons pas le "mystère insondable", comme dit Kant qui est à l'oeuvre dans la nature, la force invisible qui a produit ces formes visibles. Ce que nous voyons, la "nature naturée" est un résultat et non une cause.

Selon Paul Klee, la "nature naturante" importe davantage à l'artiste moderne que la "nature naturée" : c'est la cause invisible que l'artiste moderne cherche à rendre dans son oeuvre et non l'effet visible.

L'artiste moderne ne cherche pas à reproduire la "nature naturée", mais à coïncider avec l'élan créateur de la "nature naturante".

Note : "La force créatrice échappe à toute dénomination, elle reste en dernière analyse un mystère indicible, mais non point un mystère inaccessible incapable de nous ébranler jusqu'au tréfonds. Nous sommes chargés nous-mêmes de cette force jusqu'au dernier atome de moelle. Nous ne pouvons dire ce qu'elle est, mais nous pouvons nous rapprocher de sa source dans une mesure variable. Il nous faut de toute manière révéler cette force, la manifester dans ses fonctions tout comme elle se manifeste en nous. Elle est probablement matière elle-même, une forme de matière qui n'est pas perceptible aux mêmes sens que les autres espèces connues de matière. Mais il faut qu'elle se fasse reconnaître dans la matière connue. Incorporée à elle, elle doit fonctionner. Unie à la matière, elle doit prendre corps, devenir forme, réalité." (Paul Klee, "Philosophie de la création", in Théorie de l'art moderne, Denoël/Gonthier, p.57)

Selon Paul Klee, il y a trois manières d'envisager le monde dans son ensemble : les optimistes, comme Leibniz, estiment que ce monde est le meilleur des mondes possibles, que le bien l'emporte sur le mal, c'est la théorie de "l'harmonie préétablie". Les pessimistes estiment au contraire que le monde est foncièrement mauvais, que le mal l'emporte sur le bien. L'artiste moderne estime que ce monde, "sous sa forme reçue", n'est pas le seul monde possible.

C'est la raison pour laquelle son regard scrute le monde au-delà du visible, au-delà des choses que la nature lui a mises toutes formées devant les yeux. 

Paul Klee estime que l'artiste moderne doit tenir compte de tout ce que nous enseigne la science (la paléontologie, la géologie, les mathématiques, la physique quantique, la psychologie des profondeurs, etc.), sur le monde qui nous entoure et sur nous-mêmes. Le peintre doit tenir compte des autres arts comme la musique - Paul Klee était un excellent violoniste amateur - ou comme la poésie qui, comme le dit Paul Valéry, est une hésitation entre le son et le sens et tend vers la musique.

Klee nuance l'idée de Lessing selon qui la peinture serait un art de l'espace et la musique un art du temps. Certes, un tableau est donné d'emblée, contrairement à un morceau de musique, mais il faut du temps pour le regarder. Peinture et musique ont en commun la notion de "composition".

Il parlera plus loin de l'invention du microscope qui nous fait voir le monde d'une toute autre manière. Il fait référence ici à la théorie de l'évolution de Darwin. La nature n'a pas crée les espèces animales en une seule fois et une fois pour toutes, elles s'engendrent les unes les autres dans un processus qui dure des millions d'années, régi par les lois de l'évolution : l'adaptation au milieu et la sélection naturelle, dans lequel interviennent à la fois, comme le dit le titre d'un ouvrage de Jacques Monod,  le hasard et la nécessité.

De même, la nature n'a pas toujours existé comme le pensaient les Grecs, telle que nous la voyons aujourd'hui. Là où il y a une montagnes, il y avait il y a très longtemps une plaine et là où nous voyons un désert, il y avait la mer.

La théorie de l'évolution et l'idée que la nature a une histoire modifie la vision qu'en a l'artiste moderne. Il ne voit plus la nature sous la forme d'une image finie, mais celle d'une "création comme genèse".

Cette idée de "création comme genèse" implique que la création n'est pas achevée, qu'elle est une "durée continuée".

En d'autres termes, que la création a eu un aspect différent de celui que nous connaissons aujourd'hui, par exemple au temps de la préhistoire, quand l'homme n'était pas encore apparu, la faune et la flore étaient très différentes de celles que nous connaissons aujourd'hui et le monde aura un aspect encore différent à l'avenir, un aspect que le peintre moderne se donne le droit d'imaginer et d'exprimer dans son oeuvre.

Selon Klee, il peut même aller jusqu'à imaginer, en visionnaire,  des formes de vie inconnues sur d'autres planètes que la Terre.

L'imagination créatrice dévoile l'au-delà du visible. Ce que Paul Klee a condensé dans une formule célèbre : "l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible."

 

 

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L'impensable...

"Tous les yeux s'étaient levés vers le haut de l'Eglise..."

C'est l'horreur absolue, le cauchemar, la consternation, l'impensable...

La gorge se serre et l'on ne peut que pleurer avec les anges...

Rose mystique, Tour de David, Tour d'ivoire, Maison d'or, Arche d'alliance, Porte du ciel,  Étoile du matin, Salut des infirmes,  Refuge des pécheurs, Consolatrice des affligés...

Dans la joie et la douleur, priez pour nous !

A cinq jours du Vendredi Saint... "Tristis est anima mea usque ad mortem"...

Notre-Dame de Paris : "Mon beau navire ô ma mémoire !"...

Notre boussole sur le fleuve du temps... Notre boussole, notre mémoire et notre Histoire...

La mémoire de la France, l'âme de Paris et des Parisiens, de ceux qui croient au ciel, de ceux qui n'y croient pas...  

Le cœur du cœur de Paris... "Paris, Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé mais Paris libéré !"... 

Notre-Dame des victoires, Notre-Dame de la Paix... 

Notre-Dame des amoureux, Notre-Dame des moineaux, Notre-Dame des pauvres, Notre-Dame des gavroches, Notre-Dame des anges... 

L'âme de la douce France... Notre-Dame de Paris et de l'Europe... Notre-Dame de Paris et du monde ...

Toute la beauté dont les pauvres hommes sont capables de faire ou de contempler... 

Toute la grandeur... Toute la noblesse... Toute la tendresse... Toute la délicatesse... Toute la poésie... Toute la lumière... Tout ce que l'on ne sait pas dire avec des mots...

Là, dans la pierre vivante et dans les roses  ouvertes à la lumière... La prière de ceux qui ne savent pas prier...

Le meilleur dont les pauvres hommes sont capables... 

Et grâce à elle,  il leur sera beaucoup pardonné...

La flèche du désir de Dieu... La fine pointe de l'âme et du désir ardent, du désir désespéré, inextinguible, éperdu... malgré l'absurdité du monde,  malgré l'iniquité du monde, malgré la violence du monde... Ce monde en feu jusqu'à la fin des temps...

La fine pointe du désir du Sens, de la Présence et de l'Amour... Là, dans les roses ouvertes à la lumière et dans les pierres vivantes...

Notre-Dame des moineaux et des lilas... 

La nef au cœur de l'île...

L'oasis au cœur du désert... 

La nef parmi les arbres en fleurs...

La flèche au cœur du silence...

Sur les quais de la Seine, à l'ombre de ses tours, de son sourire, sous ses gargouilles, les amoureux s'embrassaient...

L'horreur absolue, le cauchemar, la consternation, l'impensable... Notre-Dame de Paris en flammes ! La gorge se serre et l'on ne peut que pleurer avec les anges... 

... Mais bénie soit celle qui donnait sa beauté à boire aux assoiffés et honneur à ceux qui éteignent les incendies !

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Kirstzenbaum

Kirstzenbaum

Quelquefois, on s'enlise... on ne peut rien dire. C'est l'aphasie.

On voudrait dire qu'une petite fleur ronde perle au rameau du cerisier et puis encore autre chose. Mais on ne peut rien dire d'autre... 

Une perle blanche, lumineuse et parfaite.

Parfaite et pourtant inachevée...

"... Perle au rameau du cerisier" et rien d'autre... Comment parler du monde quand le monde ne parle pas - "infans" -  ou pas assez ou pas encore ?...

Et voici que l'enfant-perle a fleuri et que les feuilles du cerisier et des érables se sont multipliées... Elles font un rideau protecteur, un enclos pour garder le regard... 

La paupière des feuilles...

On ne peut pas toujours garder les yeux ouverts... Le rideau des paupières protège de la cécité, comme le sommeil de la folie...

Il faut cesser de voir pour continuer à voir, il faut cesser de vivre pour continuer de vivre.

Mais on deviendrait fous si la fleur restait perle, si la perle ne devenait fleur, si le printemps s'arrêtait à la perle, s'il ne faisait que perler sans jamais fleurir...

Ce serait comme le silence des rescapés.

Le bourgeon perle pour la fleur. La fleur fleurit pour le fruit.

Parler. Perler... Parler pour s'évader du silence parfait de la perle. 

Le printemps parle. La parole fleurit.

Mais il faut que la pierre éclate et que le cœur se brise.

"Les deux Fées" : de la bouche de la sœur cadette sortait des roses, des perles et des pierres précieuses...

Quand de la bouche des hommes ne sortiront plus des mots qui tuent...

Quand de la bouche des hommes sortiront des paroles vraies...

Quand de nos bouches enfin, ne sortiront que des perles de cerisiers ...

Fleurs de la rhétorique ?

Non, ce n'est pas seulement dans la bouche que doit fleurir la parole.

Car ce qui fleurit dans la bouche sans fleurir dans le cœur est mensonge.

Quelque chose aussi dans le cœur et dans le corps, après le grand silence de l'hiver, le grand silence du Vendredi Saint, le grand silence après la Création du monde, le grand silence après la catastrophe, le silence avant les choses naissantes ou renaissantes... inlassablement,  indiciblement, fleurit.

Quoi ? Je ne sais pas. Ce qui fleurit en silence dans le cœur, dans le corps, on ne saurait le dire - la musique, peut-être pourrait le dire -, pas même en disant "espoir", car l'espoir n'est qu'un mot... On ne peut pas plus en parler que de la petite fleur silencieuse qui perle à la branche du cerisier. 

 

 

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"Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement. [...] Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d'intéressant à voir, bien que ce ne soit pas toujours quelque chose d'élémentaire, et, par cette attention continuelle à l'essentiel qui leur est propre, ils nous affranchissent de la médiocrité désespérante dans laquelle, sans les grands-pères, indubitablement nous mourrions bientôt d'asphyxie."  (Thomas Bernhard, Un enfant, trad. Albert Kohn, p.26, Folio n° 2542)

En regardant ce film et en écoutant la voix de Prévert, je pense à mon grand-père paternel, gazé à Verdun, blessé aux Dardanelles, militant SFIO tendance Blum, qui a participé activement aux grèves de 36, qui a travaillé toute sa vie chez Citroën. Quand je pense à lui, je pense au tire d'un roman de Maurice Blanchot : "Le dernier homme".

On lui a généreusement octroyé une médaille du travail à la fin. Il n'avait jamais eu de quoi s' acheter son appartement (un deux pièces rue des Prouvaires au 5ème sans ascenseur).

Tout le monde s'en fout, mais pas moi. Je me souviens. Merci Monsieur Prévert !

Et maintenant, les ouvriers, les artisans, le petit peuple, on les chasse vers la banlieue. On appelle ça d'un joli nom bien prétentieux, bien niais, la "gentrification", comme tout le quartier des Halles et les anciens quartiers populaires qui faisaient le "brassage social" et tout le charme de Paris...

On les chasse, façon de parler. Pas de rafles, de déportations massives comme en 42. Non, tout se fait en douceur, avec l'argent, entre gens "raisonnables". Un beau jour, on fait ses comptes et on s'aperçoit qu'on n'a plus les moyens, surtout qu'entre temps les loyers ont monté et on cède l'appartement à un bobo de la nouvelle Gauche.

Et on ne comprend pas pourquoi je suis de l'ancienne et pourquoi j'ai fait Mai 68 dont on va fêter cette année le 50ème anniversaire. Quelle dérision ! Comme d'habitude Daniel Cohn Bendit, "l'european young leader",  va parler à la place des camarades suicidés...

Un "has been" qui n'a pas su y faire, alors que tout le monde  maintenant est "En Marche"... En marche vers quoi ? 

Nous étions au bord du gouffre, mais Dieu merci, nous sommes en marche et nous avons fait un grand pas en avant !

Fonds de pension, spéculation, profits, dette souveraine, surendettement des ménages, crise, austérité, chômage structurel, délocalisations, gouvernance européenne, réchauffement climatique, disparition des espèces animales... Mettons-nous bien ça dans la tête : "le capitalisme mondialisé est l'horizon indépassable de notre époque." 

La voix de Jacques Prévert a parlé en moi. Merci Monsieur Prévert !... Même si ça ne sert à rien, même si ça continue comme avant, même si, comme dit le Prince Salina dans Le Guépard, "pour que rien ne change, il faut que tout ait l'air de changer".

Et tant pis si tout le monde s'en fout !

  

En mémoire de ce qui fut…

La machine à coudre Singer, les clafoutis aux cerises de ma grand-mère, les bouquets de violettes, les poinçonneuses du métro, les marrons brûlants dans les cornets de papier journal, les bouchers couverts de sang, les hirondelles à bicyclette : pèlerines bleues et bâtons blancs… Le chien qui fume, le chat Lucifer qui n’était pas gentil, mais que j’aimais bien quand même, les enfants de Montmartre, l’odeur des vieux escaliers, la plainte de l’accordéon, les chansons d’Edith Piaf, les clowns du cirque d’Hiver, le Guignol du jardin du Luxembourg, les bateaux de la fontaine des Tuileries, les chevaux de bois du manège, les apéritifs Dubonnet, les Tractions Citroën, les autobus à pont, Notre-Dame de Paris…

Rue des Halles, rue des Lavandières-Sainte-Opportune, rue de la Ferronnerie, rue Saint-Honoré, rue de la Lingerie, rue de la Poterie, rue des Bourdonnais, rue au Lard, rue Pierre-Lescot, rue Vauvilliers, rue Montorgueil, rue Rambuteau, rue de la Réale, rue Pirouette, rue Mondétour, rue de la Parcheminerie, rue de la Grande-Truanderie...

Sur les bords de la Seine, le long des échoppes ombragées des bouquinistes, sous la vieille horloge de Saint-Germain l’Auxerrois, sous les arcades de la rue de Rivoli, dans la cour mal pavé des rois, dans le frais silence de Saint-Eustache où repose la mère de Mozart, sous les poutrelles des halles de Baltard, parmi les cris joyeux des marchands de légumes, rue Berger, rue du Roule, rue des Prouvaires…Sur le vieux Pont-Neuf où Molière enfants découvrit la commedia dell’arte.

Et derrière les façades obscures, toutes les joies et tous les malheurs du monde.

J’ai dix ans, je me promène avec mon grand-père dans le Paris d’autrefois. Il me tient par la main.

Je me souviens et je voudrais casser les portes de la mort.

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Jacques Prévert, Le capitalisme en 1933

https://youtu.be/d97sfLW9tBk

"Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement. [...] Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d'intéressant à voir, bien que ce ne soit pas toujours quelque chose d'élémentaire, et, par cette attention continuelle à l'essentiel qui leur est propre, ils nous affranchissent de la médiocrité désespérante dans laquelle, sans les grands-pères, indubitablement nous mourrions bientôt d'asphyxie."  (Thomas Bernhard, Un enfant, trad. Albert Kohn, p.26, Folio n° 2542)

En regardant ce film et en écoutant la voix de Prévert, je pense à mon grand-père paternel, gazé à Verdun, blessé aux Dardanelles, militant SFIO tendance Blum, qui a participé activement aux grèves de 36, qui a travaillé toute sa vie chez Citroën. Quand je pense à lui, je pense au tire d'un roman de Maurice Blanchot : "Le dernier homme".

On lui a généreusement octroyé une médaille du travail à la fin. Il n'avait jamais eu de quoi s' acheter son appartement (un deux pièces rue des Prouvaires au 5ème sans ascenseur).

Tout le monde s'en fout, mais pas moi. Je me souviens. Merci Monsieur Prévert !

Et maintenant, les ouvriers, les artisans, le petit peuple, on les chasse vers la banlieue. On appelle ça d'un joli nom bien prétentieux, bien niais, la "gentrification", comme tout le quartier des Halles et les anciens quartiers populaires qui faisaient le "brassage social" et tout le charme de Paris...

On les chasse, façon de parler. Pas de rafles, de déportations massives comme en 42. Non, tout se fait en douceur, avec l'argent, entre gens "raisonnables". Un beau jour, on fait ses comptes et on s'aperçoit qu'on n'a plus les moyens, surtout qu'entre temps les loyers ont monté et on cède l'appartement à un bobo de la nouvelle Gauche.

Et on ne comprend pas pourquoi je suis de l'ancienne et pourquoi j'ai fait Mai 68 dont on va fêter cette année le 50ème anniversaire. Quelle dérision ! Comme d'habitude Daniel Cohn Bendit, "l'european young leader",  va parler à la place des camarades suicidés...

Un "has been" qui n'a pas su y faire, alors que tout le monde  maintenant est "En Marche"... En marche vers quoi ? 

Nous étions au bord du gouffre, mais Dieu merci, nous sommes en marche et nous avons fait un grand pas en avant !

Fonds de pension, spéculation, profits, dette souveraine, surendettement des ménages, crise, austérité, chômage structurel, délocalisations, gouvernance européenne, réchauffement climatique, disparition des espèces animales... Mettons-nous bien ça dans la tête : "le capitalisme mondialisé est l'horizon indépassable de notre époque." 

La voix de Jacques Prévert a parlé en moi. Merci Monsieur Prévert !... Même si ça ne sert à rien, même si ça continue comme avant, même si, comme dit le Prince Salina dans Le Guépard, "pour que rien ne change, il faut que tout ait l'air de changer".

Et tant pis si tout le monde s'en fout !

  

En mémoire de ce qui fut…

La machine à coudre Singer, les clafoutis aux cerises de ma grand-mère, les bouquets de violettes, les poinçonneuses du métro, les marrons brûlants dans les cornets de papier journal, les bouchers couverts de sang, les hirondelles à bicyclette : pèlerines bleues et bâtons blancs… Le chien qui fume, le chat Lucifer qui n’était pas gentil, mais que j’aimais bien quand même, les enfants de Montmartre, l’odeur des vieux escaliers, la plainte de l’accordéon, les chansons d’Edith Piaf, les clowns du cirque d’Hiver, le Guignol du jardin du Luxembourg, les bateaux de la fontaine des Tuileries, les chevaux de bois du manège, les apéritifs Dubonnet, les Tractions Citroën, les autobus à pont, Notre-Dame de Paris…

Rue des Halles, rue des Lavandières-Sainte-Opportune, rue de la Ferronnerie, rue Saint-Honoré, rue de la Lingerie, rue de la Poterie, rue des Bourdonnais, rue au Lard, rue Pierre-Lescot, rue Vauvilliers, rue Montorgueil, rue Rambuteau, rue de la Réale, rue Pirouette, rue Mondétour, rue de la Parcheminerie, rue de la Grande-Truanderie...

Sur les bords de la Seine, le long des échoppes ombragées des bouquinistes, sous la vieille horloge de Saint-Germain l’Auxerrois, sous les arcades de la rue de Rivoli, dans la cour mal pavé des rois, dans le frais silence de Saint-Eustache où repose la mère de Mozart, sous les poutrelles des halles de Baltard, parmi les cris joyeux des marchands de légumes, rue Berger, rue du Roule, rue des Prouvaires…Sur le vieux Pont-Neuf où Molière enfants découvrit la commedia dell’arte.

Et derrière les façades obscures, toutes les joies et tous les malheurs du monde.

J’ai dix ans, je me promène avec mon grand-père dans le Paris d’autrefois. Il me tient par la main.

Je me souviens et je voudrais casser les portes de la mort.

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Le Chiffonnier, l'Ange et le Petit bossu

Le Chiffonnier, L'Ange et le Petit bossu

Le Chiffonnier, L'Ange et le Petit bossu, c'est le titre d'un beau livre de Jean-Michel Palmier sur Walter Benjamin, c'est aussi le titre d'un dessin de Paul Klee.

Le chiffonnier, selon moi, c'est la part de nous-mêmes qui a besoin de posséder et qui collectionne les objets, les livres, les pneus, les pots de peinture presque vides... Toutes ces choses qui nous encombrent et qui s'amassent, jour après jour et qui finissent par nous étouffer, que l'on se promet de trier et de jeter et que l'on garde...

Des choses, il y en a partout, dans notre maison,  dans la ville, dans le pays, dans le monde. Il y en a qui en ont trop, d'autres pas assez. 

Le Chiffonnier,  c'est l'économie, c'est l'argent. Certains disent qu'il faudrait tout jeter et tout recommencer à zéro. Certains disent qu'il faut tout conserver... Et ils se battent comme des chiffonniers.

Il y a des jours où on voudrait ne plus être un chiffonnier : une cellule, une table, une étagère, trois livres, un lit, une armoire et rien d'autre... Ou peut-être rien du tout. "Que de choses dont je n'ai pas besoin" (Socrate)

Il paraît que les Japonais se débarrassent plus facilement que nous des objets. Ils ont raison.

Le Petit bossu (Die bucklige Männlein) : c'est le titre d'une comptine berlinoise que sa mère chantait à Walter Benjamin quand il était enfant. Il nous fait faire des bêtises, des petites et des grosses, le Petit bossu. On ne voit plus que lui et sa bosse et on oublie de regarder ailleurs. C'est le diable, l'adversaire, la tentation, le mal, l'antisémitisme, l'Etat, le rival, le tyran, la malchance, la maladie, le caractère ou le destin... On voudrait en finir avec le Petit bossu, mais il a son rôle. Comme le dit la mère dans la comptine berlinoise : "il faut prier pour le Petit bossu".

L'Ange : c'est l'homme réalisé, le double en mieux ; on n'a pas besoin des religions pour le savoir. On n'a qu'à se regarder et sentir ce qui manque et qu'on n'est fait, à la fin des fins,  ni pour être bossu, ni pour être chiffonnier... Le salut ? L'utopie ? Après la mort, peut-être. Avant, parfois, de temps en temps. Mais qui veut faire l'ange...

Ce dessin de Paul Klee porte en lui un grand enseignement : chacun d'entre nous est un chiffonnier, un ange et un Petit bossu : chacun d'entre nous est un être de chair, un ange et un démon.

Il ne s'agit pas d'en finir avec le Petit bossu, comme il ne s'agit pas d'en finir avec le chiffonnier. Il s'agit de mettre le petit bossu et le chiffonnier au service de l'ange.

 

La comptine du Petit bossu : 

Je veux aller dans mon petit jardin
Je veux arroser mes fleurs, 
Un petit homme bossu est là, 
Et se met à éternuer.

Je veux aller dans ma petite cuisine
Je veux faire cuire ma petite soupe
Un petit homme bossu est là,
Il a cassé mon petit pot.

Je veux entrer dans ma petite chambre
Je veux manger ma petite compote,
Un petit homme bossu est là,
Il en a déjà mangé la moitié.

Je veux aller au grenier
Je veux aller chercher du petit bois,
Un petit homme bossu est là,
Il en a déjà volé la moitié.

Je veux aller dans ma petite cave
Je veux tirer mon petit vin
Un petit homme bossu est là
Il m'en a déjà chipé une cruche.

Je m'assois à mon petit rouet
Et je veux tourner mon petit fil,
Un petit homme bossu est là
Et m'empêche de tourner ma roue.

Je vais dans ma petite chambre,
Je veux faire mon petit lit,
Un petit homme bossu est là
Et se met à rire.

Quand je m'agenouille à mon petit banc
Que je veux prier un petit peu,
Le petit homme bossu est là,
Et se met à parler :

Cher petit enfant, je t'en prie
Prie pour le petit homme bossu !

 

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Promenade dans un jardin japonais

Le jardin japonais, représentation épurée du cosmos
Le jardin japonais, représentation épurée du cosmos

Augustin Berque, né en 1942 à Rabat, est un géographe orientaliste, et philosophe français. Il est le fils de l'arabisant Jacques Berque (1910-1995) et de Lucie Lissac (1909-2000), artiste peintre, fille de Pierre Lissac. Élu en 1979 directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il gardera ce poste jusqu’à sa retraite en 2011. Docteur honoris causa de l'université Laval, il remporta pour ses travaux de nombreuses distinctions. Il fut notamment le premier Occidental à recevoir, en 2009, le grand prix de la culture asiatique de Fukuoka. Ses travaux portent sur ce qu'il nomme l'écoumène, qu'il définit comme la relation onto-géographique de l'humanité à l'étendue terrestre, et refonde une mésologie pouvant être rattachée à une phénoménologie herméneutique. Il est, depuis 1991, membre de l'Academia Europaea et, depuis 2012, membre d’honneur de l’EAJS (Association européenne des études japonaises).

Dans Par-delà nature et culture, Philippe Descola montre que l'opposition entre nature et culture est propre à la mentalité occidentale. Dans le chapitre intitulé "Figures du continu", il se réfère au livre d'Augustin Berque, Le Sauvage et l'Artifice, le Japonais devant la nature (Gallimard, 1986) qui montre que la notion de nature ("shizen" en japonais) ne recouvre pas le même sens au Japon et en occident : "Shizen ne recouvre en aucune façon l'idée d'une sphère des phénomènes indépendants de l'action humaine, car il n'y a pas de place dans la pensée japonaise pour une objectivation réflexive de la nature, un retrait de l'homme par rapport à ce qui l'entoure." (Par-delà nature et culture, Gallimard/Folio essais, p.69)

"Le terme même par lequel le concept de nature est traduit, shizen, n'exprime que l'un des sens du mot "nature" en Occident, le plus proche de la notion originelle de Phusis, à savoir le principe qui fait qu'un être est tel qu'il est par lui-même, qu'il se développe conformément à sa "nature" (cf. la notion "d'entéléchie" chez Aristote). Mais shizen ne recouvre en aucune façon l'idée d'une sphère des phénomènes indépendant de l'action humaine, car il n'y a pas de place dans la pensée japonaise pour une objectivation réflexive de la nature, un retrait de l'homme par rapport à ce qui l'entoure. De même qu'en Nouvelle-Calédonie, l'environnement est perçu comme fondamentalement indistinct de soi, comme une ambiance où s'épanouit l'identité collective. Augustin Berque (Le Sauvage et l'Artifice, les Japonais devant la nature, Gallimard, 1986) voit dans la syntaxe du japonais un signe de cette tendance à gommer l'individuation de la personne, notamment dans l'effacement relatif du sujet grammatical au profit d'un milieu de référence où baignent le verbe et les sujets individuels. L'environnement doit ici être pris au pied de la lettre : il est ce qui relie et constitue les humains comme expressions multiples d'un ensemble qui les dépasse.

Un tel holisme permet d'éclaircir le paradoxe du jardin japonais. Comble apparent de l'artifice, ce haut lieu de la culture nippone ne vise pourtant pas à témoigner d'une domestication obsessive de la nature, mais bien à offrir au plaisir de la contemplation une représentation épurée du cosmos. Grâce à lui, les montagnes et les eaux, demeures sacrées des esprits et buts d'excursions méditatives, sont transportées en miniature dans les lieux façonnés par l'homme, mais sans perdre leur caractère ni opérer d'intrusion. Réduire le paysage aux dimensions d'un enclos, ce n'est pas capturer une nature étrangère pour l'objectiver par le travail mimétique, c'est vouloir retrouver dans la fréquentation d'un espace familier l'association intime avec un univers aux cheminements peu accessibles. L'esthétique paysagère japonaise n'exprime pas une disjonction entre l'environnement et l'individu, mais montre que la seule nature porteuse de sens, c'est celle, reproduite par les hommes ou animée par les divinités, où sont d'emblée visibles les marques des conventions qui la façonnent ; loin d'être un domaine de matérialité brute, elle est l'aboutissement culturel d'une longue éducation de la sensibilité." (Philippe Descola, Par-delà nature et culture, "Figures du continu", p.68 et suiv., Gallimard/folio essais, 2005)

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Michel de Certeau, Le Jardin : Délires et Délices de Jérôme Bosch
Michel de Certeau, Le Jardin : Délires et Délices de Jérôme Bosch
Michel de Certeau, Le Jardin : Délires et Délices de Jérôme Bosch

"Des mois durant, errer dans cet espace clos nommé le Jardin des délices. S'y perdre. Non qu'il se creuse et qu'il échappe en ces profondeurs, cavités, grottes, tubes, repaires souterrains, caches sous-marines et obscurités sylvestres qu'il représente. Il est tout dans sa surface. Il s'offre entièrement à l'oeil que, de surcroît, il dote d'une vue plongeante, panoramique et totalisante, a bird's eye view. Il s'étale "en perspective" comme plus tard les plans tracés dans des Jardins de plaisir. A le parcourir, les rencontres se multiplient, plaisirs exquis de l'oeil en ses voyages, le rose d'un mégalithe, la silhouette d'un cueilleur d'oranges, les amoureux dans une cornue en forme de fleur, mais ces délices ponctuent des chemins privés de sens. Jouissances aveugles. Quel est ce lieu, locus voluptatis, comme d'autres jardins amoureux ou mystiques ? Que s'y passe-t-il ? Le tableau s'opacifie à mesure que se détaille la prolifique épiphanie de ses formes et de ses douleurs. Il se cache en les montrant. Il organise esthétiquement une perte de sens..."

"L'ailleurs a cent autres formes, depuis les amours à trois ou les agonies du désir, jusqu'aux grâces oiselières ou cavalières du carrousel. de ce pays, au terme de mes premiers voyages, je ne sais pourtant rien de plus, avançant comme un nageur vers le large. Je "pensais voir". En réalité, par l'effet d'une lente inversion, je suis regardé. "Les tableaux nous considèrent" (Paul Klee).  Une xylographie de 1546, reproduction ou plagiat d'un Jérôme Bosch, a l'innocence (peu boschienne) d'en instruire le spectateur par une légende : "Le champ a des yeux, la forêt des oreilles." Le Jardin regarde. Il est plein d'yeux qui "nous considèrent" (j'en ai compté au moins huit ou neuf). Partout le regard de l'autre surplombe. Le tableau ne donne pas une image dans un miroir (les miroirs sont rares et diaboliques chez Bosch), mais une inquiétante privation d'images, organisée par ce qui, d'interrogateur, en vient. Comme si, tout entier mué en sibylle à bouche close, en sphinx, il disait au spectateur : "Toi, que dis-tu de ce que tu es en croyant dire ce que je suis ?" Mais c'est trop déjà que lui supposer le statut d'une énigme, énoncé qui dit la "vérité dans la mesure, et seulement dans la mesure où il signifie ce qu'on lui fait raconter. L'esthétique duJardin ne consiste pas à fomenter les brillances nouvelles d'une intelligibilité, mais à l'éteindre." (Michel de Certeau, La Fable mystique, Le jardin : Délires et Délices de Jérôme Bosch, Editions Gallimard/tel, p. 71 et 99)

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Reiner-Maria Rilke, "Tu dois changer ta vie"

Reiner-Maria Rilke, "Tu dois changer ta vie !"

           Torse archaïque d'Apollon 

Nous n'avions pas l'idée de sa tête inouïe
Où les yeux mûrissaient comme des pommes. ‒ Mais
Son torse luit encore ainsi qu’un candélabre :
C’est là que son regard, seulement affaissé,

Se tient brillant. ‒ Le haut sinon de la poitrine
Ne pourrait t’éblouir, ni dans la douce courbe
Des lombes ne pourrait s’avancer un sourire
Vers ce centre jadis porteur d’engendrement.

Cette pierre, sinon, serait, informe et courte,
Sous le joug du tomber transparent des épaules,
Et ne reluirait point comme une peau de fauve ;

Ni ne s’échapperait par toutes ses bordures
Comme une étoile fait : car il n’est aucun lieu,
Ici, qui ne te voie. Tu dois changer de vie.

("Archaïscher Torso Apollos", In Neue Gedichte, 1907, Traduction originale Lionel-Edouard Martin)

 

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Richard Dehmel, "La nuit transfigurée"

Richard Dehmel, La nuit transfigurée (commentaire de la traduction française du poème)
Richard Dehmel, La nuit transfigurée (commentaire de la traduction française du poème)

Zwei Menschen gehn durch kahlen, kalten Hain;
der Mond läuft mit, sie schaun hinein.
Der Mond läuft über hohe Eichen;
kein Wölkchen trübt das Himmelslicht,
in das die schwarzen Zacken reichen.
Die Stimme eines Weibes spricht:

  Deux personnes vont dans la forêt, chauve et froide.
La lune les accompagne, ils regardent en soi.
La lune passe aux dessus des hauts chênes,
Pas un nuage ne trouble la lumière céleste
Vers laquelle les fagots noirs s'étendent;
La voix d'une femme parle.
„Ich trag ein Kind, und nit von Dir,
ich geh in Sünde neben Dir.
Ich hab mich schwer an mir vergangen.
Ich glaubte nicht mehr an ein Glück
und hatte doch ein schwer Verlangen
nach Lebensinhalt, nach Mutterglück
  "Je porte un enfant et pas de toi,
Je vais à côté de toi dans le péché;
Je me suis gravement compromise,
Je ne croyais plus au bonheur
Et j' avais pourtant un lourd désir
D'une raison de vie, de bonheur maternel
und Pflicht; da hab ich mich erfrecht,
da ließ ich schaudernd mein Geschlecht
von einem fremden Mann umfangen,
und hab mich noch dafür gesegnet.
Nun hat das Leben sich gerächt:
nun bin ich Dir, o Dir, begegnet.“
  Et de devoir, puis je me suis affranchie.
J'ai alors toute frémissante
Laisser posséder mon sexe par un étranger,
Et pour cela je me suis encore bénite.
Maintenant la vie s'est vengée,
Maintenant je t'ai rencontré, toi, ô toi."
Sie geht mit ungelenkem Schritt.
Sie schaut empor; der Mond läuft mit.
Ihr dunkler Blick ertrinkt in Licht.
Die Stimme eines Mannes spricht:
  Elle va d'un pas incertain.
Elle relève le regard, la lune la suit.
Son regard sombre se noie dans la lumière.
La voix d'un homme parle.
„Das Kind, das Du empfangen hast,
sei Deiner Seele keine Last,
o sieh, wie klar das Weltall schimmert!
Es ist ein Glanz um alles her;
Du treibst mit mir auf kaltem Meer,
doch eine eigne Wärme flimmert
von Dir in mich, von mir in Dich.
  "Que cet enfant qui est conçu
Ne soit pas une charge pour ton âme.
O regarde comme l'univers brille clairement !
Il y a un lustre de toute part.
Tu chasses avec moi sur la mer glaciale,
Mais une propre chaleur rayonne
De toi en moi, de moi en toi.
Die wird das fremde Kind verklären,
Du wirst es mir, von mir gebären;
Du hast den Glanz in mich gebracht,
Du hast mich selbst zum Kind gemacht.“
Er faßt sie um die starken Hüften.
Ihr Atem küßt sich in den Lüften.
Zwei Menschen gehn durch hohe, helle Nacht.
  Elle va transfigurer l'enfant étranger.
Tu vas l'enfanter pour moi, de moi,
Tu as apporté un éclat de lumière en moi,
Tu m'as moi-même refait enfant."
Il embrasse sa forte taille,
Leur souffle se mêle dans les airs.
Deux personnes vont dans la nuit haute et claire.

(Traduction française par Guy Rillaers)

Ce  poème est extrait du recueil La Femme et le monde (Weib und Welt), de Richard Fedor Dehmel, écrivain et poète allemand de la première moitié du XXème siècle. Publié plus tard séparément sous le titre Zwei Menschen, il a servi de source d'inspiration au musicien Arnold Schönberg pour son oeuvre la plus célèbre,  "La Nuit transfigurée".

Le poème évoque la promenade nocturne d'un couple amoureux ; la femme avoue à son compagnon qu'elle attend un enfant d'un homme qu'elle a connu avant lui. Son compagnon lui assure qu'il est disposé à faire sien cet enfant. Ils marchent heureux, sous la lune, dans la  "nuit transfigurée".

L'évocation du paysage

Un paysage animé

Le poème est parcouru par des mots appartenant au champ lexical de la nature : "forêt", "lune" (trois fois), "nuage", "fagots", "mer", "airs", "nuit", dont les tonalités opposés créent une impression de clair-obscur. La figure de la  personnification permet de présenter les choses de manière plus vivante. Elle traduit une vision du monde où rien n'est figé. Le mot "animé" vient du latin anima qui signifie "âme". En personnifiant la lune et les arbres, les verbes d'action : "accompagner", "passer", s'étendre", "suivre", "briller", "transfigurer" contribuent à produire un effet d'animation. En attribuant des caractères humains à des choses inanimées, les personnifications contribuent à faire du paysage un personnage à part entière.

Un paysage symbolique

Les éléments du paysage appartiennent à des "règnes" différents : la terre (le sol sur lequel marchent les amants et dans lequel les arbres s'enracinent), l'eau (la mer), l'air ("Leur souffle se mêle dans les airs") et le feu (la lumière de la  lune, l'éclat qui illumine l'âme de l'homme, la chaleur qui rayonne entre l'homme et la femme).

La présence des quatre éléments  de la cosmogonie "présocratique" : la terre, l'air, l'eau et le feu, confère au poème une dimension "cosmique". On peut y discerner également le "quadriparti" (Das Geviert) qui, selon Martin Heidegger caractérise l'espace poétique : le ciel et la terre, les hommes et les dieux. C'est le rassemblement "écartelé" des quatre qui fait monde.

La lune est associée dans la mythologie grecque à la déesse Sélélé dont le nom dérive de sélas,  brillantLa lune a un rôle fondamental dans le poème : elle "accompagne" l'homme et la femme, elle les enveloppe de sa lumière, elle fait resplendir le monde entier, elle baigne tout de sa clarté.

Loin d'être un simple "satellite" de la Terre, la lune joue le rôle d'une divinité tutélaire qui veille sur les deux amants. Bien que le mot "Mund" soit du genre masculin en allemand, la lune est généralement considérée comme un symbole féminin. Elle est liée au cycle menstruel de la femme et donc au thème de la grossesse et de l'enfantement.

Dans la cosmologie grecque, la lune représente la limite entre le monde corruptible (la nature, le monde des hommes) et le monde incorruptible (la voûte céleste, la sphère des étoiles fixes, le monde des dieux), elle est à la fois éternelle et changeante (les phases de la lune).

La pleine lune, médiation entre l'homme, la femme, l'enfant  à naître et le dieu invisible vers lequel tendent la cime des chênes ressemble à une hostie et symbolise par ailleurs le sacrement de l'eucharistie.

La traduction française du mot "Glanz" : "Tu as mis du soleil en moi" introduit un symbole "masculin", actif : le soleil. La lune est traditionnellement associée à la "passivité" car elle reflète  la lumière du soleil. La femme, comme la lune, reçoit la lumière et la renvoie vers l'homme.

Arbre sacré dans de nombreuses traditions, le chêne est associé à la divinité suprême parce qu'il attire la foudre et symbolise la majesté. De grands chênes croissent dans la forêt de Dodone, en Épire, consacrée à l'oracle de Zeus (Jupiter), l'un des plus anciens sanctuaires grecs. Les chênes symbolisent dans le poème la "masculinité", la protection et la force. De même que la lune constitue une médiation sacramentelle descendante - comme bénédiction - les chênes constituent une médiation sacramentelle montante - comme intercession - entre l'homme, la femme, l'enfant à naître et la divinité invisible.

Le dialogue entre l'homme et la femme

Les paroles de la femme

La prise de parole de la femme : "Une voix de femme dit", apparaît comme l'élément modificateur dans le schéma narratif du poème. On remarque qu'avant que la femme ne prenne la parole, l'homme et la femme marchent côte à côte, mais qu'ils ne sont pas vraiment "ensemble" : "ils regardent en soi." Ses paroles rapportées au style direct relèvent du champ lexical de la culpabilité et du remords : "péché", "gravement", "compromise", "égarée", "se venger", "gauche", "relever" (le regard), "sombre" (son regard sombre), associés à l'obscurité du paysage ou du regard : "noires" (cimes).

  • Le rapport au temps

Au présent d'énonciation : "je porte un enfant mais pas de toi", succède le passé composé : "Je me suis gravement compromise", l'imparfait : "Je ne croyais plus au bonheur", "je désirais ardemment/Une vie accomplie", le passé composé : "je me suis dévergondée", "j'ai laissé posséder mon sexe", le présent : "le vie se venge" et à nouveau le passé composé : "je t'ai rencontré". L'alternance des temps verbaux (présent/imparfait/passé composé) se rattache au registre pathétique et traduit l'irréversibilité du temps (on ne peut effacer l'accompli) : la femme aurait voulu avoir cet enfant de cet homme et non d'un autre, mais il est trop tard ; ils ne se sont pas rencontrés au bon moment. La femme s'accuse d'avoir vécu à contretemps - d'avoir fait dans le passé ce qu'elle aurait dû faire dans le présent -, elle pense que "la vie" - envisagée comme "destin", fatum anankè, d'où aussi le caractère tragique du poème - se venge" de son "anachronisme", de son manque de patience et d'espoir.

Il existe en grec deux mots pour désigner le temps : "Chronos", le temps profane, orienté du passé vers le futur, dans lequel prennent place "l'éternel retour" de Nietzsche et la "répétition" de Kierkegaard, et "Kairos", le moment favorable, l'irruption du sacré (ou du saint) dans le profane, par exemple les épiphanies d'Athéna, la déesse protectrice d'Ulysse dans l'Odyssée au moment du retour d'Ulysse dans sa patrie.

Cette dimension du "Kairos" comme "recommencement" existe aussi dans la spiritualité juive (Kippour) et  chrétienne dans le sacrement du pardon qui ouvre une brèche dans la prison de l'éternel retour du même où nous enferment nos actes passés. "L'efficacité" du sacrement passe par la reconnaissance du péché comme péché - et non simplement comme "faute" - et la demande de pardon.

  • L'aveu

La femme n'a pas respecté les convenances sociales de son époque qui exigent que l'on n'ait pas d'enfant en dehors du mariage, mais elle a surtout péché contre le temps et contre l'homme qui marche à ses côtés.

Ce n'est pas à un prêtre que la femme avoue son "péché", mais à l'homme qu'elle aime car, même si elle a "péché contre Dieu", elle a aussi péché contre cet homme car elle ne l'a pas attendu et seul cet homme peut aller au-delà du pardon en reconnaissant l'enfant qu'elle porte et en le faisant sien.

On est surpris par la crudité de l'aveu qui a sans doute choqué les contemporains et contribué, avec d'autres passages, au succès de scandale et à la condamnation du recueil : "et frissonnante, j'ai laissé posséder mon sexe par un étranger". La femme avoue sans ambages qu'elle a été emportée : "frissonnante" - par le désir sexuel, au mépris de la raison et des convenances sociales et peut-être sans véritable amour.

La femme semble brisée par cet aveu : "Elle s'en va d'un pas gauche. Si elle "relève le regard", c'est qu'elle tenait les yeux baissés de honte et elle vacille. Elle a tout risqué sur cet aveu ; elle attend avec "crainte et tremblement" la réaction de l'homme.

La femme aurait pu cacher à l'homme que son enfant n'était pas de lui, mais elle ne veut pas vivre avec lui dans le mensonge. Mais elle sait aussi qu'en avouant la vérité, elle risque de perdre son amour à jamais. Elle prend donc un risque : l'homme sera-t-il "à la hauteur" de l'aveu, sera-t-il capable de le recevoir ?

"Son regard sombre se noie dans la lumière" : la lumière est comparée à une mer dans laquelle se noie le regard de la femme. Le verbe pronominal "se noyer" est dysphorique, mais il est employé ici dans un sens positif : "se noyer dans la lumière, et non dans l'eau, exprime le fait d'être sauvée, d'échapper à la mort.

Les paroles de l'homme :

  • L'acceptation

La réponse de l'homme commence par le mot "enfant" : "l'enfant que tu as conçu..." L'homme prend acte du fait que cet enfant a été conçu sans lui. et il emploie une métaphore pour le désigner, il compare l'enfant à un fardeau. Le mot "fardeau" est dysphorique. Un fardeau est une charge pénible et fatigante.

Un enfant à venir peut être un fardeau pour le corps de celle qui le porte, mais aussi pour son "âme" si elle n'a  pas vraiment voulu cet enfant... Mais l'homme affirme qu'il ne doit justement plus être un "fardeau". 

La parole "performative" de l'homme (dire c'est faire) soulage la femme du fardeau de l'enfant illégitime. 

La parole de l'homme a pour effet de soulager la femme de son "fardeau", mais aussi de transfigurer le monde : "Ô vois comme le monde entier resplendit !/Tout baigne ici dans la clarté".

  • Un nouveau regard

On retrouve ici le thème du regard qui parcourt tout le poème : "ils regardent en eux-mêmes", "elle relève le regard". C'est le regard que l'homme porte sur la femme qui change le regard que la femme porte sur elle-même, qui la fait passer de l'ombre à la lumière et qui transfigure le paysage.

Le poète exprime l'idée que les choses sont ce qu'elles sont : le bois est nu et froid, on ne peut pas changer le passé, la mer (l'existence humaine, le monde comme il va) est glacé... Mais l'amour est capable de transfigurer le monde et d'ouvrir le temps en transformant le "futur" prévisible en "avenir" imprévisible.

La transfiguration du monde

Chaleur et lumière

Dans la première strophe, avant que la femme n'avoue sa "faute" à son compagnon, le paysage est caractérisé par la nudité et la froideur : "dans le bois nu et froid"  ; le poète insiste sur la noirceur de la cime des arbres. Après l'aveu de la femme et l'acceptation de l'homme, le monde devient de plus en plus lumineux : "Son regard sombre se noie dans la lumière", "Ô vois comme le monde entier resplendit", "Tout baigne ici dans la clarté", "la nuit vaste et claire"

L'accord parfait entre le divin, l'homme et le monde :  la divinité invisible vers laquelle tendent la cime des chênes, la clarté visible de la lune, médiatrice bienveillante, la femme soulagée de son fardeau, l'homme qui a librement choisi de l'épouser et d'accepter "le fils de l'étranger" fait resplendir dans la nuit l'étoile de la rédemption, l'épiphanie de l'esprit qui se traduit en lumière et en chaleur, non seulement dans les choses, mais dans la chair : "Mais une chaleur rayonne/De toi vers moi, de moi vers toi". La chaleur de l'amour "transfigure" l'enfant de l'étranger : l'enfant ne sera plus un "étranger" ; il aura désormais un nom, celui de l'homme qui l'adopte en cet instant saint entre tous comme son fils : "Tu enfanteras pour moi comme s'il venait de moi".

Dans la nuit vaste et claire

Le discours de l'homme se termine par un hymne de reconnaissance à la femme : "Tu as mis du soleil en moi/Tu as refait de moi un enfant" : en donnant à l'homme la possibilité d'accomplir un acte de pur amour, la femme l'a enfanté à nouveau en l'élevant à la hauteur de sa vocation la plus haute. L'homme n'est pas devenu un "sage vieillard" ; il est joyeux comme un enfant. Le poète suggère que la vocation d'un homme, après avoir traversé bien des tourments, est de retrouver l'esprit d'enfance, l'innocence, la disponibilité, la confiance, la joie parfaite.

"Il étreint sa forte taille,/Leur souffle se mêle dans les airs./Deux êtres vont dans la nuit vaste et claire" : L'homme scelle l'acceptation de la femme et de l'enfant par un geste symbolique : il entoure la taille de la femme.

Le souffle ("ruah" en hébreu) désigne la respiration des deux amants, le principe de vie, mais aussi le souffle de l'esprit, l'artisan de la victoire de la vie sur la mort dans la vision d'Ezéchiel. (Ezéchiel, 37,5) La nuit dans laquelle vont les deux "êtres" est désormais "vaste et claire" parce qu'ils ont échappé à la prison du mensonge, de la Loi et de la condamnation et parce qu'ils sont entrés dans la vérité de la grâce et de l'amour véritable. Alors qu'ils marchaient côte à côte, chacun regardant "en soi", "obscuri sola sub nocte", leur souffle se mêle désormais dans les airs.

Le poème évoque un couple d'amoureux qui marche à travers bois sous la clarté lunaire. Le poète donne une âme au paysage en personnifiant les éléments qui le composent et en leur conférant une valeur symbolique. Le dialogue entre l'homme et la femme occupe une place centrale dans le poème. La femme avoue à l'homme qu'elle porte un enfant qui n'est pas de lui, mais d'un autre qu'elle a connu charnellement avant lui. L'homme lui répond en la rassurant qu'il accepte "l'enfant de l'étranger" comme si c'était le sien. On assiste alors à une transfiguration lumineuse du monde, tandis que les deux amants ressentent une chaleur bienfaisante. Désormais libérés du poids du mensonge, du jugement et de la culpabilité, ils marchent dans "la nuit vaste et claire".

On ne peut s'empêcher de faire le lien entre le poème de Richard Dehmel et le songe de Joseph dans l'Evangile de Mathieu. L'acceptation par l'homme d'élever et de donner son nom à l'enfant que porte la femme qu'il aime et qui n'est pas de lui, transfigure la nuit dans laquelle marchent les deux amants. De même, le songe de Joseph le conduit à accepter de "prendre Marie pour femme", alors qu'il était sur le point de la répudier et à donner à l'enfant qu'elle porte et qui n'est pas de lui, mais de l'Esprit Saint, le nom de Jésus, fils de Joseph, transfigurant la nuit dans laquelle Joseph se débat.

 

 

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"La beauté est le mystère suprême d'ici-bas."
"La beauté est le mystère suprême d'ici-bas."
"La beauté est le mystère suprême d'ici-bas."
"La beauté est le mystère suprême d'ici-bas."

"Par une disposition éternelle de la Providence, tout ce qu'un homme produit en tout domaine quand l'esprit de justice et de vérité le maîtrise est revêtu de l'éclat de la beauté.

La beauté est le mystère suprême d'ici-bas. C'est un éclat qui sollicite l'attention, mais ne lui fournit aucun mobile pour durer. La beauté promet toujours et ne donne jamais rien ; elle suscite une faim mais il n'y a rien en elle de nourriture pour la partie de l'âme qui essaie ici-bas de se rassasier ; elle n'a de nourriture que pour la partie de l'âme qui regarde. Elle suscite le désir, et elle fait sentir clairement qu'il n'y a en elle rien à désirer, car on tient avant tout à ce que rien d'elle ne change. Si on ne cherche pas d'expédients pour sortir du tourment délicieux qu'elle inflige, le désir peu à peu se transforme en amour, et il se forme un germe de la faculté d'attention gratuite et pure.

Autant le malheur est hideux, autant l'expression vraie du malheur est souverainement belle. On peut donner comme exemples, même dans les siècles récents, Phèdre, L'Ecole des femmes, Lear, les poèmes de Villon, mais bien plus encore les tragédies d'Eschyle et Sophocle ; et bien plus encore l'Illiade, le Livre de Job, certains poèmes populaires ; et bien plus encore les récits de la Passion dans les Evangiles. L'éclat de la beauté est répandu sur le malheur par la lumière de l'esprit de justice et d'amour, qui seul permet à une pensée humaine de regarder et de reproduire le malheur tel qu'il est.

Toutes les fois aussi qu'un fragment de vérité inexprimable passe dans des mots qui, sans pouvoir contenir la vérité qui les a inspirés, ont avec elle une correspondance si parfaite par leur arrangement qu'ils fournissent un support à tout esprit désireux de la retrouver, toutes les fois qu'il en est ainsi, un éclat de beauté est répandu sur les mots.

Tout ce qui procède de l'amour pur est illuminé par l'éclat de la beauté.

La beauté est sensible, quoique très confusément et mélangée à beaucoup de fausses imitations, à l'intérieur de la cellule où toute pensée humaine est d'abord emprisonnée. La vérité et la justice à la langue coupée ne peuvent espérer aucun autre secours que le sien. Elle n'a pas non plus de langage ; elle ne parle pas ; elle ne dit rien. Mais elle a une voix pour appeler. Elle appelle et montre la justice et la vérité qui sont sans voix. Comme un chien aboie pour faire venir les gens auprès de son maître qui gît inanimé dans la neige.

Justice, vérité, beauté sont soeurs et alliées. Avec trois mots si beaux il n'est pas besoin d'en chercher d'autres."

(Simone Weil, La personne et le sacré, Londres, 1943, Editions Payot&Rivages, Paris, 2017, p.74-76)

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Jacques Busse, un contemporain considérable

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Son éternelle écharpe rouge et son élégance mélancolique sont encore présents dans les mémoires. Professeur dans plusieurs académies et écoles des Beaux-Arts, chargé par le Ministère de la Culture, après mai 1968, de la mise en place de la réforme des enseignements artistiques, historien de l'art, rédacteur en chef et directeur du dictionnaire des artistes, le fameux Bénézit, pionnier et animateur des grands salons d'après-guerre, Jacques Busse est un "contemporain considérable". Dans le cercle finalement restreint des créateurs authentiques, il fait partie des "valeurs sûres". Il exposait régulièrement en groupe et personnellement, aussi bien en France qu'à l'étranger. Élève d'Emile-Othon Friesz et co-fondateur du Groupe de l’Échelle en 1942, Jacques Busse nous a quittés le 22 août 2004, à l'âge de 82 ans.

Il puise à ses débuts son inspiration dans les constructions "métaphysiques" de Claude-Nicolas Ledoux, les villages de Haute-Provence et les carrières des Beaux. Les rocs chaotiques, les violents contrastes et les trouées profondes ne cessent de le hanter depuis sa première visite en 1956. Peintre non figuratif, il se réfère cependant constamment au monde sensible. Jacques Busse sacrifie délibérément  le "joli" qui menace la peinture depuis qu'elle est devenue "abstraite". Il n'aime pas non plus la peinture à deux dimensions. Il fuit enfin celle qui se complaît dans la couleur. Chez Busse, en effet, la couleur, toujours discrète est au service des formes, comme les formes sont au service de la lumière. Busse affectionne les formes géométriques : quadrilatères, cubes, arcs de cercle. Cette peinture d'apparence fuguée, presque musicale, traduit par ses rythmes un élan lyrique, une violence calculée, une force sans cesse maîtrisée.

Voyager à l'intérieur de la peinture

Dans une première période, ses peintures procèdent d'une recherche de rythmes statiques, puis, au début des années cinquante, il fait retour au néo-cubisme de Juan Gris. Enfin, à partir de 1954, il se tourne vers l'abstraction. Comme il le déclare lui-même, Jacques Busse a préféré "l'intérêt et le plaisir de voyager à l'intérieur de la peinture à l'obligation qu'exige le marché de l'art de s'en tenir à la répétition d'une seule et même manière identifiable. "La constante, précisait-il cependant, c'est la construction rythmique de la toile." Autres constantes : le sens de l'équilibre, l'élégance du geste, l'économie des moyens, l'adéquation des matériaux, la parfaite maîtrise de son art. "Il ne perdait jamais son temps à chercher l'inspiration. Le tableau était déjà dans sa tête."

Humaniste et homme de culture, ce qui n'était pas rare chez les artistes de sa génération, Jacques Busse a entretenu un dialogue fertile avec des poètes comme Raymond Queneau ou Christian Morgenstein. Il a traduit de la langue allemande les Chansons du Gibet. D'André Frénaud, il a illustré le recueil La sorcière de Rome. Jacques Busse a également publié un ouvrage théorique sur l'impressionnisme et un petit livre à l'humour grinçant Propos d'ivrogne, publié aux éditions Obsidiane.

Parce qu'il fut, justement, un homme de culture, Jacques Busse a toujours refusé de prendre au sérieux les émules sans humour de Marcel Duchamp, le terrorisme intellectuel des théoriciens impuissants de "la mort de l'art" et la dictature des inconditionnels des "installations" et autres "vidéos". Loin des jeux stériles et des modes intellectuelles, le peinture fut pour lui une aventure totale, sensuelle, physique et mentale.

Nulle complaisance romantique, nul goût du pittoresque, nulle nostalgie dans la série des Thermes (Carracala et Zaghouan). Il n'y a rien derrière ces façades aveugles. On dirait que l'homme s'est absenté définitivement de ces constructions qu'il a pourtant conçues, comme s'il ne savait plus les habiter. "L'architecture tend vers l'inhumain, la Tour de Babel", semble avertir le peintre à travers ces "Leçons de Ténèbres". On est frappé dans un premier temps par une certaine froideur, mais un examen plus attentif montre que la rigueur n'exclut pas une certaine liberté, ne serait-ce que dans la trace du geste qui reste visible.

"Si je voulais par le langage, figurer à la fois la fougue et la réserve de ce peintre, je bannirais les adjectifs, a dit de lui le poète Jean Tardieu. Adieu pigments, perfides attraits ! Je ne garderais que les verbes, l'acte pur. Ainsi le geste d'écrire percerait sans délai les "noirs desseins des choses."


 


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Gilles Auger, Les Pleurants de Bourges

Gilles Auger, Les Pleurants
Gilles Auger, Les Pleurants

Né le 10 décembre 1948 à Angers, Gilles Auger vit à Bourges depuis 2015. Il se réclame de l'art brut, de Picasso, de Jean Dubuffet  et du surréalisme.

Gilles Auger expose à Bourges dans les locaux de l'ancienne chambre des métiers du Cher, rue Moyenne, jusqu'au 27 avril 2017, des toiles et une installation autour du thème des Pleurants de Bourges.

Pourquoi "Les Pleurants ?"

Gilles Auger : "J'ai été touché et inspiré par ces sculptures du XIVème siècle  qui, originellement, se trouvaient à la Sainte-Chapelle de Bourges, avant d'être déplacées dans la crypte de la cathédrale et qui décoraient le tombeau du duc de Berry.

On peut voir une reproduction du tombeau du duc de Berry au palais Jacques Coeur, à Bourges. Les originaux se trouvent à Bourges, au musée du Berry, à Paris, au musée du Louvre, à New York, ainsi qu'à Saint-Petersbourg, au musée de l'Ermitage.

L'an dernier, deux "Pleurants" ont été mis en vente chez Christie's pour la modique somme de 4 000 000 d'euros. Ils ont été préemptés par le musée du Louvre.

Comment avez-vous traité ce thème ?

C'est une évocation historique et mystique, mais je la réactualise, à ma manière, sous une forme contemporaine, tout en cherchant à conserver la force émotionnelle de ces sculptures qui rejoignent mes thèmes de prédilection : la lumière et les ténèbres, l'or et le sang, la douleur et la l'espérance, la vie et la mort.

Quels matériaux avez-vous utilisés ?

J'ai choisi la toile de jute et la peinture acrylique.

Pourquoi la toile de jute ?

C'est un matériaux assez rustique qui évoque les robes de bure que portaient les moines.

Avez-vous des projets ?

J'ai l'intention de poursuivre mon travail sur ce thème et plus globalement sur les magnifiques sculptures qui ornent le portail de la cathédrale de Bourges. J'ai l'impression qu'elles sont vivantes et qu'elles vont se mettre à parler. C'est très étrange. Elles sont incroyablement présentes et touchantes.

J'ai fondé une Entreprise de création artistique et je souhaite promouvoir et commercialiser mon travail sur les marchés de l'art asiatique, chinois en particulier. Je cherche des investisseurs pour contribuer au dynamisme artistique, culturel et économique de Bourges et de la région et je cherche également des jeunes spécialistes de l'expérience client et de l'innovation qui seraient intéressés pour participer à la promotion de mon travail.

 

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Prière du Vendredi saint...

https://youtu.be/2m3Yw0UARuQ

A ceux qui pleurent...

Bouche au ciel, les chevaux forcenés des fontaines pleurent dans leurs prisons de pierre... Une couronne rayonne en entrelacs compliqués... Les parcs exhalent la vaste fraîcheur des valses... Des fantômes tristes et anciens hantent la gloire abolie des palais déserts...
 

Comme un triste bruissement de fontaine, comme la joie inaccessible d'une claire matinée de neige, comme une barcarolle désaccordée, comme une jubilation secrète, prisonnière du gel et du temps...

Vieille Europe, je te porte en moi...

"Oui, je suis vieille, j'ai trop porté le poids de la douleur, mais je suis belle encore...

Priez pour que le printemps revienne !"

Prague, la couronne, le fleuve, la ruelle des alchimistes, la boutique des orfèvres, la nuée des anges extasiés...

Le lierre obscur du cimetière juif et le regard hanté de Kafka... Il erre dans les ruelles de Mala Strana... Sur le cœur de la nuit privée d'étoiles, au-dessus du chemin qui mène au camp de Theresin, les bourreaux ont cousu des étoiles de David. Le golem du rabbin Löw ne protège plus le ghetto de Josephov. Ils ont brisé les vitres de la synagogue, ils ont ouvert les portes de l'enfer.

Une famille juive célèbre la Pâque dans une pauvre maison, quelque part en Biélorussie... Le grand-père porte encore le caftan traditionnel. La joie brille dans les yeux, la joie brille dans les cœurs, le vin brille dans la coupe... "L'année prochaine à Jérusalem !"

Que deviendront-ils ?

Un train à vapeur chemine interminablement dans l'océan de la plaine. Le Palais d'Hiver est tombé, mais ce n'est pas le printemps. Les nouvelles vont plus vite que le bonheur. Mais pour les cœurs que réjouissent la pie perchée sur la barrière, non, ce n'est pas le même hiver.

"Demain, la Russie sera belle !"

... Demain !

Un vieil homme lit Finigan's Wake dans une bibliothèque dévastée à Londres, à la lumière des projecteurs de la DCA, dans le fracas de bombes et le sifflement doucereux des V2...

Un vieil homme lit Le général de l'armée morte à Sarajevo, dans la bibliothèque dévastée.

Priez pour que le printemps revienne !

"Heureux les pauvres, heureux les doux, heureux ceux qui pleurent, heureux les affamés et assoiffés de justice, heureux les miséricordieux, heureux les cœurs purs, heureux les persécutés pour la justice... "

Là-bas, en Russie, à la lisière d'un village près de Kostroma, dans l'Anneau d'or, une jeune fille porte les espoirs et les tourments de tous... Son cœur est le monastère intérieur, la poustinia... Bientôt, il n'y aura plus d'églises, plus de monastères, plus de prêtres, plus de moines, plus d'ermites... Tout disparaîtra dans la nuit de la dictature. Mais la poustinia, le monastère intérieur de ceux qui portent le monde entier dans leur cœur, quelle nuit pourra l'engloutir ?

Dans les sous-bois embaumés des fées du Limousin, parmi les fraîches jaseries des geais aux couleurs éclatantes, un enfant ramasse des champignons.

Quand la nuit tombe pour la première fois sur la vieille Europe, il part à son tour, à 17 ans, vers le grand casino de la mort. De la Galicie, du Chemin des Dames, des Dardanelles, il ne dit rien. Il n'est pas de ces anciens combattants qui ressassent "leur" guerre. Il porte au cou la cicatrice d'un coup de baïonnette. Ses poumons lui font mal... Le gaz moutarde.

Pendant les grandes grèves ouvrières de 1936, sa femme, la souris de Cendrillon, lui passe son casse-croûte à travers les grilles de l'usine. Il est mal vu quai de Javelle. Il fait partie des "meneurs". Il sera bientôt licencié.

Bouche au ciel, le cheval fou de Guernica agonise avec la République espagnole.

Quand une nuit plus noire encore engloutit, pour la deuxième fois, la vieille Europe, l'ange de la dignité le tient toujours par la main.

Il arpente Les falaises de marbre, il cherche dans le grand livre de Dieu le sens de tant de malheurs. Il prie pour que le printemps revienne.

"Heureux les pauvres, heureux les doux, heureux ceux qui pleurent, heureux les affamés et assoiffés de justice, heureux les miséricordieux, heureux les cœurs purs, heureux les persécutés pour la justice..."

Les déportés, les internés, les fusillés, les martyrs de la Résistance...

Geneviève Anthonioz de Gaulle, qui grignotait à Ravensbrück le pain des anciens poèmes...

Celui qui souriait à la mort...

Alberto, l'ami de Primo Levi, "l'homme fort et doux contre qui venaient s'émousser les portes de la nuit"...

Les fusillés de Châteaubriant, les maquisards du Vercors, les enfants d'Izieu, les martyrs d'Oradour-sur-Glane...

"Le pays qu'on enchaîne"...

"Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! ..."

Les résistants allemands, les enfants de la rose blanche... Alfred Stancke, le franciscain de Bourges, le sourire dans la prison, la bonté qui allège...

" - Mais qui es-tu, frère franciscain, et pourquoi risques-tu ta vie pour des inconnus et même pour des ennemis de ton pays ?

- Tout homme qui souffre est l'ami d'Alfred, quelle qu'il soit, quelle que soit la couleur de sa peau, quelles que soient sa religion, son origine, sa nationalité, quoi qu'il ait fait pour mériter la prison... "

Ceux qui ont grandi dans la guerre et que la guerre n'a pas grandis car ils n'étaient pas faits pour le malheur...

Celui qui demanda pardon...

Celle qui pardonna...

Joseph Roth : "J'écris pour que le printemps revienne."

Paul Celan, écrivant, après la Shoa, Les pavots de la mémoire, dans l'ombre de sa mère assassinée : "Le lait noir de l'aube, nous te buvons la nuit nous te buvons midi la mort est un maître venu d'Allemagne son œil est bleu elle te frappe d'une balle précise elle te frappe... Tes cheveux d'or Margarete, tes cheveux de cendre Sulamith..."Paul Celan, tombé du Pont Mirabeau...

"Comme la vie est lente

Et comme l'Espérance est violente."

Michael Boulgakov : "camarade Staline, laissez-moi écrire ou faites-moi fusiller !"

Alexandre Soljenitsyne, le cri du goulag, la mémoire espérante...

Jan Palach, qui devança le jour...

Jerzy Popieluszko, qui donna sa vie pour ses amis.

Primo Levi, le dernier homme...

Le poète roumain Radu Marès, qui un jour ne m'a plus jamais écrit et que je n'ai pas su aider.

Celui qui servit de modèle au staretz Zossim des Frères Karamazov : " Chaque homme est coupable devant tous et pour tous, seulement les hommes l'ignorent, s'ils l'apprenaient, ce serait aussitôt le paradis."

Lanza del Vasto, l'ami de Gandhi, le serviteur de la Paix, le pèlerin prophétique qui repose, en vêtements de noces, à la Borie Noble, près de Lodève, veillé par les flammes des grands pins.

Janusz Korczak, le raccommodeur d'enfants, qui partit pour Treblinka avec les orphelins du ghetto de Varsovie...

Serge de Beaurecueil, l'ami des enfants d'Afghanistan et de partout, le partageur de pain et de sel, le merveilleux témoin du Christ des cœurs purs...

Les victimes de la folie humaine, ceux de la guerre, qui est la pire de toutes les folies...

Celui qui s'inclina devant l'infortune d'Oscar Wilde en le saluant respectueusement de son chapeau soulevé au milieu de la foule hurlante...

Ceux qui n'insultent pas le malheur...

Ceux qui l'allègent...

Ceux qui préservent en eux le précieux capital de la sympathie humaine...

Ceux qui ne tuent pas ceux qu'ils aiment...

"Un signe grandiose apparut dans le ciel : une Femme ! Le soleil l'enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête ; elle est enceinte et crie dans les douleurs et le travail de l'enfantement..."

Manhattan, Grosny, Bagdad, Kaboul, Madrid, Tunis, Londres, Paris, Bruxelles, Nice, Stockholm... ...

Le monde a changé de millénaire, mais dans le monde, rien n'a changé...

Le monde a faim, le monde a soif, le monde a peur... Le monde gémit sur la croix.

Vieille Europe, je crois en toi... Retourne aux eaux de ton baptême, réconcilie, soulage, guéris, instruis et aide avec respect ; sois la lumière et la tendresse !

Bernard, osseux amoureux courroucé qui bâtit la maison de l'Ange, François, troubadour de la Haute Joie et benoît, clairière du silence, saint patron de la vieille Europe... Thomas, le bœuf de la crèche et l'intelligence de l'Ange, traçant son sillon dans le champ du Très-Haut... Dominique, assis, doucement pensif, une main appuyée à la joue, une étoile au front, l'intelligence du cœur... saint Paulin de Nole, dont la porte n'était jamais fermée et le malicieux, tendre, cocasse clown de Dieu, Philippe de Néry, avec son chat sur l'épaule... Thérèse d'Avila, l'amour infatigable et Thérèse de Lisieux, l'aube au sourire de myosotis...

Priez pour que le printemps revienne...

Ô Marie, couronnée d'étoiles

Protectrice de la vieille Europe,

Faites que le printemps revienne !

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Adrien Candiard, Quand tu étais sous le figuier...
Adrien Candiard, Quand tu étais sous le figuier...

Adrien Candiard, Quand tu étais sous le figuier... Propos intempestifs sur la vie chrétienne, Les Editions du Cerf, 2017

Dominicain vivant au couvent du Caire, Adrien Candiard est l'auteur notamment de En finir avec la tolérance ? Différences religieuses et rêve andalou, Paris, PUF, 2014, Veilleur où en est la nuit ?, Paris, éditions du cerf, 2016, Comprendre l'islam, ou plutôt : pourquoi on n'y comprend rien, Paris, Flammarion, 2016

Quatrième de couverture :

"Qui est cette personne assise, dans l'Evangile, sous un figuier ? C'est vous, c'est moi, c'est chacune, chacun d'entre nous rêvant enfin notre vie en plénitude.

Mais à quelle existence Dieu appelle-t-il Nathanaël ? En quoi l'accomplira-t-il en suivant Jésus ? Qu'est-ce qu'une vocation ?

Nos vies sociale, intellectuelle, amoureuse ne sont jamais que la recherche et la poursuite de la vie véritable. Jusqu'à la lumineuse évidence que la vie que nous désirons et la vie que Dieu veut pour nous ne sont qu'une.

Explorant comme jamais le fil anodin de la quotidienneté anonyme, Adrien Candiard en délivre ici le miroitement secret au regard de l'éternité.

Une grande leçon, sans leçon, de spiritualité simple et haute. Un livre pour se jeter sur la voie, après l'avoir lu et dévoré."

Extrait du chapitre I :

"Le lendemain, Jésus résolut de partir pour la Galilée, et il trouve Philippe. Jésus lui dit : "Suis-moi !" Philippe était de Bethsaïde, le ville d'André et de Pierre.

Philippe trouve Nathanaël et lui dit : "Celui dont Moïse a écrit dans la Loi, ainsi que les prophètes, nous l'avons trouvé ! C'est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth." Nathanaël lui dit : "De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ?" Philippe lui dit : "Viens et vois." Jésus vit venir Nathanaël vers lui et il dit de lui : "Voici un véritable fils d'Israël, en qui il n'y a pas de ruse." Nathanaël lui dit : "D'où me connais-tu ?" Jésus lui répondit : "Avant que Philippe ne t'appelle, quand tu étais sous le figuier, je t'ai vu." Nathanaël reprit : "Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d'Israël." Jésus lui répondit : "Parce que je t'ai dit : "Je t'ai vu sous le figuier", tu crois ! Tu verras des choses bien plus grandes." Et il lui dit : "En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l'homme" (Jean 1, 43-51)

C'est ce récit mystérieux qui servira de fil conducteur aux réflexions qui vont suivre, que je destine aussi bien au chrétien convaincu engagé à la suite du Christ qu'à celui qui hésite à prendre cette voie, aussi bien à la jeunesse qui s'interroge sur sa vocation qu'à l'âge mûr qui n'a jamais fini de chercher... C'est que je crois ce récit suffisamment riche pour parler à tous de notre vocation, c'est-à-dire du sens de la vie chrétienne. Peut-être parce qu'elle est fascinante, cette vocation, avec, planté en son centre, ce figuier mystérieux qui nous couvre de son ombre protectrice et nous chatouille de son parfum sucré. Ce figuier incompréhensible, cette vocation si incompréhensible, car vue de l'extérieur, une vocation authentique est toujours incompréhensible. C'est presque un critère de discernement..."

Mon avis :

"Avant que Philippe ne t'appelle, quand tu étais sous le figuier, je t'ai vu". J'étais là quand tu as senti l'appel de l'infini, j'étais là quand Dieu a cessé d'être une chose abstraite et vague, une suite de concepts cohérents mais sans vie, et qu'il a commencé à habiter en toi sous la forme d'un désir ardent." (p.114)

Je ne remercierai jamais assez Jean-Claude Martin d'avoir choisi ce livre comme prochain sujet de notre émission "Prétextes" sur RCF en Berry, ainsi que Guy Colrat, responsable de la librairie La Procure, à Bourges, de me l'avoir "procuré".

Goethe a dit que la vérité est éternelle, mais qu'elle se révèle dans le temps à chaque homme, selon ses capacités et son degré d'avancement. Je ne me sens ni très avancé, ni très "capable", mais ce livre est arrivé pour moi à point nommé et m'a aidé, non pas à maîtriser complètement le sens de ces textes inépuisables (qui le pourrait ?), mais à croquer dans la Parole pour en mieux goûter la saveur de datte, de pomme sucrée, de figue fraîche, de cédrat confit et de grenade juteuse.

L'auteur, le père dominicain Adrien Candiard applique la méthode herméneutique des Pères de l'Eglise, des yeschivas et du "tawil" à un épisode mystérieux de l'Evangile de Jean (Jean 1, 43-51) : la rencontre entre Nathanaël et Jésus, avec l'idée chère aux Pères de l'Eglise que l'Ancien testament (la Torah) et le nouveau (L'Evangile) ne font qu'un, le nouveau se référant constamment à l'ancien et l'ancien annonçant le nouveau. Comme le dit le pèlerin d'Emmaüs dans Luc, 24,32 : "Notre cœur n'était-il pas tout brûlant à l'intérieur lorsqu'il nous expliquait les Ecritures".

"Quand tu étais sous le figuier" est un fragment du dialogue entre de Jésus et Nathanaël : "Nathanaël lui dit : "D'où me connais-tu ?" Jésus lui répondit : "Avant que Philippe ne t'appelle, quand tu étais sous le figuier, je t'ai vu."

Il se trouve que j'ai toujours été fasciné par ce passage, ainsi que par un autre, tiré de la Torah : la lutte de Jacob avec l'ange au gué de Yabboq.

Ces deux récits, selon l'auteur, doivent être mis en perspective, ainsi que l'épisode des noces à Cana qui suit immédiatement celui de la rencontre entre Nathanaël et Jésus.

De même qu'il convient, selon lui, de faire le lien entre cette rencontre et le songe de Jacob (la révélation), la lutte de Jacob avec l'ange (la prière), la rivalité avec son frère Esaü (le péché) et la réconciliation entre Jacob et Esaü (le pardon).

Le fil conducteur du livre est l'affirmation que l'Evangile est une promesse de bonheur, non pas dans l'au-delà, mais dès ici-bas, un bonheur au parfum aussi "mystérieux et insaisissable" que celui du figuier.

"Le bonheur est notre vocation", nous sommes appelés au bonheur, "la vie chrétienne, c'est d'avoir le courage de ne pas renoncer à la joie" (p.14), une vocation "personnelle et unique" , "concrète et singulière" qui relève de l'aventure.

La vocation de Nathanaël est "sinueuse, traversée de soupçons, de questions, d'échanges incompréhensibles et d'enthousiasme sans retenue" (p.19), elle est précédée par la vocation de Philippe car "nous ne sommes pas devenus chrétiens sans que d'autres chrétiens nous précèdent" (p.21), elle est un face à face avec Dieu qui a vu chacun d'entre nous "sous le figuier".

La vocation suppose un isolement temporaire, une prise de distance et une insatisfaction ; elle est toujours "dérangeante" car elle nous conduit à l'amour véritable qui n'est pas un long fleuve tranquille.

Les deux questions, "qui est Dieu ?" et "qui suis-je ?" ne sont pas concurrentes, mais complémentaires car seul Dieu peut nous révéler à nous-mêmes.

Selon Jésus, Nathanaël est "un vrai Juif, un juif authentique, un observateur de la Loi comme Dieu les aime", mais il faut aller chercher plus loin. Il faut aller chercher du côté de Jacob, dont Nathanaël est le fils, comme tous les juifs et dont nous sommes aussi les fils par adoption.

"Jacob... ce petit-fils d'Abraham n'est pas le plus célèbre des patriarches, ni probablement le plus saint, mais c'est incontestablement le plus rusé." (p.41). L'auteur fait allusion à l'échange du droit d'aînesse d'Esaü contre un plat de lentilles et au vol de la bénédiction d'Esaü dans le Livre de la Genèse.

Au cours du mystérieux épisode du gué de Yabboq, Jacob va recevoir un nouveau nom que porteront tous ses descendants : "Israël" qui signifie "fort contre Dieu".

Selon l'auteur le rapprochement entre Jacob de Nathanaël s'impose car la rencontre entre Nathanaël et Jésus ressemble aussi à un combat, un combat à l'issue duquel Nathanaël est conquis.

L'auteur rappelle l'interprétation des Pères de l'Eglise selon lesquels la lutte de Jacob avec l'ange (ou avec Dieu) est une métaphore de la prière. La prière est donc un combat et d'abord un combat contre nous-mêmes : "Le premier enjeu, peut-être le seul enjeu, c'est d'être là, d'être vraiment là, de ne pas envoyer quelqu'un d'autre prier à notre place." (p.47).

"Etre un véritable fils d'Israël, c'est passer Yabboq avec lui. C'est ne pas reculer devant ce combat difficile de la prière où, même quand le combat est aride, même quand il est désespérant d'ennui, nous avons déjà gagné, car en combattant, nous sommes avec Dieu. Car la prière n'est pas autre chose que le désir de la présence de Dieu." (p.52)

"Parce que je t'ai dit : "Je t'ai vu sous le figuier", tu crois ! Tu verras des choses bien plus grandes." Et il lui dit : "En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l'homme." (Jean 1, 43-51).

L'auteur rapproche ce passage de l'Evangile de Jean du songe de Jacob dans la Livre de la Genèse (28, 11-19) : « Jacob quitta Beer-Sheva, et s'en alla vers Haran. Il arriva en ce lieu et y resta pour la nuit car le soleil s'était couché. Prenant une des pierres de l'endroit, il la mit sous sa tête et s'allongea pour dormir. Et il rêva qu'il y avait une échelle reposant sur la terre et dont l'autre extrémité atteignait le ciel ; et il aperçut les anges de Dieu qui la montaient et la descendaient ! Et il vit Dieu qui se trouvait en haut [ou à ses côtés] et qui lui disait : « Je suis Dieu, le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Isaac ton père ; la terre sur laquelle tu reposes, je la donnerai à toi et à tes descendants ; et tes descendants seront comme la poussière de la terre, et ils s’établiront vers l’ouest et vers l’est, vers le nord et vers le sud ; et par toi et tes descendants, toutes les familles sur la terre seront bénies. Vois, je suis avec toi et te protégerai là où que tu ailles, et je te ramènerai à cette terre ; car je ne te laisserai pas tant que je n'aurai pas accompli tout ce dont je viens de te parler. » Jacob se réveilla alors de son sommeil et dit : « Sûrement Dieu est présent ici et je ne le sais pas. » et il était effrayé et dit : « Il n’y a rien que la maison de Dieu et ceci est la porte du ciel. »

Nathanaël s'étonne que Jésus l'ait vu sous le figuier et Jésus lui répond qu'il verra des choses bien plus grandes, aussi grandes, sinon plus que les choses qu'a vues Jacob. Selon l'auteur, nous manquons d'ambition (ou d'espérance, c'est tout comme), nous avons tendance à demander trop peu à Dieu, lui qui peut nous donner la terre promise, la paix et la Joie parfaite qu'annonce le parfum suave et sucré du figuier.

La Torah est remplie de conflits entre frères, depuis Caïn et Abel jusqu'à Joseph vendu par ses frères, en passant par Jacob et Esaü. L'auteur montre l'omniprésence de la rivalité fraternelle dans la Bible, la difficulté d'aimer son prochain et la nécessité de le faire quand même, car l'amour de Dieu, l'amour de soi-même et l'amour du prochain ne font qu'un. Jacob nous montre la voie : la fuite loin de sa patrie d'origine, la révélation de la verticalité, le combat contre l'Ange le conduisent à la connaissance de lui-même, au repentir et à la réconciliation avec Esaü.

L'auteur affirme "qu'il n'y pas de vie communautaire possible, comme il n'y a pas de vie de couple, comme il n'y a pas de vie chrétienne, sans pratique du pardon authentique", mais que le pardon "passe toujours par la vérité".

Dieu n'est pas un "philanthrope" ; il n'aime pas l'humanité en général, mais "il connaît chacun personnellement, aime chacun personnellement. Il n'aime pas l'humanité, il aime chaque homme et chaque femme, un par un." (p.71)

Nous devons nous accepter comme nous sommes, avec nos talents et nos défauts parce que c'est ainsi que Dieu nous a créés et qu'il nous aime. L'auteur attire notre attention sur la rivalité et la jalousie qui ont égaré Caïn, ainsi que les frères de Joseph.

"Être véritablement fils ou fille d'Israël peut (donc) signifier encore davantage que de supporter dignement les autres. Cela veut dire aussi qu'il faut apprendre à aimer."

L'auteur nous met en garde contre une conception idéaliste de l'amour et contre la dichotomie entre "éros" (l'amour charnel) et "agapè" (la charité) : "aimer à la Jacob, sans doute en n'ayant pas quatre femmes ou quatre maris, mais en ne distinguant pas trop entre les formes d'amour. Car il n'y a qu'un amour." (p.81)

Le chemin de l'amour est long et douloureux ; on peut se tromper, s'égarer. Mais le pire est de ne pas se mettre en chemin : "Va, quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père !" (Genèse, 12,1)... "Etre amoureux, tomber amoureux (les Québécois disent joliment "tomber en amour") est une expérience qui fait toujours sortir de soi." (p.85)

"Être amoureux est toujours une expérience de la faiblesse" (p.88), "Je me retrouve du jour au lendemain à la merci de quelqu'un." (ibidem). Cette impossibilité ontologique et éthique de se suffire à soi-même est symbolisé par la création d'Eve à partir de la côte (ou plus exactement du côté) d'Adam. Cependant, il y aura toujours du manque : "La vie de couple ne guérit jamais complètement la blessure au côté." (p.91)

L'auteur souligne l'importance du temps, de la maturation, du "processus", dans la vie de Jacob, dans celle de Nathanaël, dans celle de chacun d'entre nous, comme pour les grands vins (l'auteur a un faible pour le Corton-Charlemagne !). Nous cheminons vers le Royaume avec nos défauts et nos faiblesses : "Le saint prie avec son espérance et le pécheur avec son péché." (p. 102). Le repentir n'est pas l'enfermement dans la culpabilité qui "empêche de retirer le bénéfice du péché". (p.103)

Nous ne devons pas idolâtrer les grâces passées : "Dieu ne nous redonnera pas la grâce passée. Pas parce qu'il est radin, mais parce qu'il a mieux à nous proposer. Ce que Jésus rappelle à Nathanaël, c'est qu'avec Dieu, le meilleur est toujours à venir." (p.134)

L'auteur reprend à la fin du chapitre 10 une distinction de Jacques Derrida entre le futur et l'avenir : "le futur, ce sont nos projets, c'est l'avenir organisé, prévu, ordonnancé, balisé auquel nous sommes préparés. L'avenir, à l'inverse, c'est ce qui va venir, pas ce que nous avons préparé."... "On ne sait jamais ce qui va naître de la vie. Avec une pierre, au moins, on est fixé." (p.139)... "L'espérance ne peut prendre racine que dans l'avenir, car il s'agit d'accueillir le Royaume qui vient." (ibidem)

Le songe de Jacob révèle l'importance spirituelle du sommeil : "Dieu comble son bien-aimé quand il dort" (Psaume 126)... "Dieu vient se révéler dans le lieu où nous dormons." (p.145) ... La foi, c'est ce qui permet de dormir (!) (p.147)

Le dernier chapitre médite sur les noces de Cana qui fait suite, explique l'auteur, à la rencontre entre Jésus et Nathanaël (la division de la Bible en chapitres date du Moyen-Âge), c'est-à-dire au récit d'une vocation. Nous sommes appelés à la joie parfaite, à la vie surabondante, à l'ivresse des noces.

L'auteur souligne l'importance de l'humour dans la vie spirituelle : "on ne peut servir deux maîtres à la fois, prendre Dieu au sérieux et se prendre au sérieux"... Le diable est trop orgueilleux pour avoir de l'humour... Et de même qu'il n'y a pas deux formes d'amour, mais un seul amour, il n'y pas deux formes de joie et rapporte pour finir cette belle anecdote :

"Au XIIIème siècle, alors que l'ordre dominicain vient de naître, le Maître de l'ordre, Jourdain de Saxe, est en voyage avec un groupe de novices. Alors qu'ils prient, eux aussi, l'office de complies, un fou rire gagne les jeunes gens (...) ; les gestes agacés d'un autre frère, s'efforçant d'y mettre fin, n'ont d'autre résultat que de faire redoubler leur hilarité. Le Maître de l'ordre finit par intervenir pour réprimander, non les novices, mais ce frère qui veut les faire taire. Se tournant vers les novices, il leur dit au contraire : "Vous avez bien raison de rire ! Riez, parce que vous êtes à l'aise pour vous sentir chez vous dans la maison de Dieu ! Riez, parce que vous vous aimez assez pour ensemble vous amuser d'un rien ! Riez, parce que vous avez en vous cette légèreté joyeuse qui doit porter les ailes des anges au paradis ! Riez, parce que vous êtes sauvés ! Riez, parce que le Royaume de Dieu est tout proche de vous !"

 

 

 

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Lorenza Foschini, Le manteau de Proust

Lorenza Foschini, Le manteau de Proust
Lorenza Foschini, Le manteau de Proust

Lorenza Foschini, Le manteau de Proust (Il cappotto di Proust), Histoire d'une obsession littéraire, traduit de l'italien par Danièle Valin, La Table ronde, 2016

Née à Naples en 1949, Lorenza Foscini vit à Rome. Journaliste et écrivain, elle a été présentatrice du journal télévisé TG2. Fervente lectrice de Proust, elle a traduit du français Retour à Guermantes, un recueil d'inédits proustiens.

Préambule :

"Ceci n'est pas un récit imaginaire. Tout ce que j'ai écrit s'est réellement passé, les personnages de cette histoire ont réellement existé. En la reconstituant, en lisant les documents, en approchant au plus près ceux qui l'ont vécue, j'ai découvert l'importance de l'infime, des objets sans valeur, des meubles d'un goût douteux, et même d'un vieux manteau élimé. Car ces choses les plus communes peuvent se révéler des scenarios de passion insoupçonnée."

"En discutant avec le costumier de Luchino Visconti, Lorenza Foschini apprend l'existence, au fond d'une caisse du musée Carnavalet, d'une relique hors de prix pour les passionnés de Proust : son manteau, ce grand habit noir dans lequel l'écrivain s'est emmitouflé toute la fin de sa vie, et qui reste un des détails les plus souvent rappelés par ceux qui, comme Cocteau et Morand, ont honoré sa mémoire après sa mort. Elle apprend aussi que c'est Jacques Guérin, grand amoureux de la Recherche et collectionneur fortuné, qui en a fait don au musée peu avant sa mort. La découverte de cette trace si concrète de l'existence de Proust décide la journaliste à se lancer dans une enquête sur une autre enquête, celle de Jacques Guérin. Ce dernier, grâce au contact qu'il avait noué avec le docteur Robert Proust, frère de Marcel, est parvenu, de fil en aiguille, à rassembler une inestimable collection : le lit de Marcel, son bureau, des lettres et des notes sur des morceaux de chiffon et, surtout, son manteau." (source : babelio)

Citations :

"Mais comment donc ce manteau vous est-il parvenu, monsieur ?" lui demanda-t-il alors. Et l'homme de raconter son extravagante histoire..." (p.24)

"(...) Werner le conduit au fond du hangar. Guérin lui emboîte le pas avec l'excitation qui le gagne lorsqu'il est sur le point d'acquérir un livre désiré, un manuscrit rare, quelque chose qui possède ce mystère latent que détiennent les objets des autres, quand ils ont été aimés et tenus pour précieux. Se les approprier signifie peut-être retenir une étincelle de cet amour, de ce plaisir, et se sentir enfin comblé ; mais il y a plus : le sentiment qui l'anime n'est pas celui du collectionneur, c'est celui du sauveur." (p.96)

"Jacques est persuadé qu'une force étrangère à sa volonté l'a conduit à sauver ces meubles d'une fin misérable à laquelle ils étaient destinés ; il a été désigné pour accomplir une tâche à laquelle il ne pouvait se soustraire, et lorsqu'il contemple cette chambre solitaire, il a l'impression que le lit, le bureau, la bibliothèque, de même que les objets personnels ne représentent pas un décor funèbre, mais qu'ils possèdent au contraire une mystérieuse vie intérieure." (p.99)

"Quand je ferme les yeux et pense à Proust, je le vois enveloppé dans son manteau foncé, tel que le décrivent la plupart de ceux qui l'ont connu. De même, en lisant La Recherche, je ne peux m'empêcher de l'imaginer emmitouflé dans son manteau doublé de loutre." (p.103)

Mon avis :

Ces dialogues de sourds entre le parfumeur et collectionneur passionné par Proust Jacques Guérin, héros de ce livre, soldat inconnu de la bataille contre le vandalisme et l'oubli, et Marthe Dubois-Amiot, la belle-soeur de Proust, que rapporte Lorenza Foschini en disent long sur l'incompréhension dont souffrit l'auteur de La Recherche du temps perdu au sein de sa propre famille :

"Madame, murmura-t-il d'un ton déférent, permettez-moi de vous dire quelle a été ma joie lorsque, au cours de ma visite dans son cabinet, votre mari  m'a accordé le privilège de voir les cahiers manuscrits de son frère que j'admire tant."

Et comme la dame l'écoutait sans répondre avec un sourire figé, il insista :

"Vous devez posséder une immense quantité de manuscrits, de lettres, de papiers de votre beau-frère. Comme cela doit être passionnant !"

La voix nasillarde, presque stridente, de Marthe s'éleva au-dessus du bourdonnement du salon :

"Ne m'en parlez pas, cher monsieur ! Nous sommes envahis de papiers en tout genre. Mais mon mari et moi sommes en train de mettre un peu d'ordre dans ce fatras de lettres, de cahiers, de billets... Nous brûlons... nous brûlons tout ! Sur ce, satisfaite d'elle-même, un sourire froid aux lèvres, elle se tut." (p.53)

"Mais enfin, Madame, votre beau-frère était un génie. Est-il possible que vous n'ayez jamais eu le désir de lire son roman ?"

Et Marthe, retrouvant sa voix stridente d'autrefois, répondit du ton sec et ferme de la bourgeoise bien élevée qui ne doute jamais des devoirs de sa condition : "Allons, Monsieur Guérin ! Il n'y est écrit que des mensonges !" (p.117)

"A Philippe Kolb, qui consacra une bonne partie de sa vie à recueillir la somme des lettres de Marcel, Madame Proust exprime d'une manière tout aussi sèche et éclairante l'idée qu'elle se fait de son beau-frère (...) : "Monsieur, mon beau-frère était un être bizarre." Il n'aura pas droit à un mot de plus. " (ibidem)

"L'homosexualité de Proust, selon l'auteur, explique cette histoire d'incompréhensions familiales, de silences, de papiers déchirés et de meubles abandonnés. Un mur invisible mais infranchissable. Dans le dédale des rapports entre parents et enfants, entre frères, entre beau-frère et belle-soeur, entre oncle et nièce, au détour des phrases où se détachent les mots non-dits, on finit toujours par se heurter à ce mur menaçant et insurmontable. Les silences se transforment alors en rancoeurs, les incompréhensions en geste de vandalisme." (p.81)

Quant au fameux manteau, détail sans importance qui se révèle déterminant, comme dans les romans d'Agatha Christie, retrouvé par Jacques Guérin en possession d'un certain Werner, brocanteur de son état, puis redécouvert par l'auteur dans les réserves du musée Carnavalet, il est comme un double de Proust - "objets inanimés, avez-vous donc une âme ?" -, mais il fut aussi, après la mort de Proust, le "bouc émissaire" de l'aigreur qui, au fil des années, s'était transformée en haine, non seulement contre Marcel, à cause de sa "bizarrerie", mais aussi contre son frère Robert, le mari de Marthe, pour des raisons que connaissait Marcel et auxquelles il fait allusion dans la Recherche.

Faut-il connaître la vie d'un écrivain pour comprendre son oeuvre ? Sur ce point, Lorenza Foschini semble donner tort à Proust et raison à Sainte-Beuve en montrant que chez Proust, les deux sont inséparables et aussi passionnantes l'une que l'autre..

"Ce qui nous rend le corps des poètes translucide et nous laisse voir leur âme, ce ne sont pas leurs yeux, ni les événements de leur  vie, mais leurs livres où précisément ce qui de leur âme, dans un désir instinctif, voulait se perpétuer, s'est détaché pour survivre à leur caducité." (Marcel Proust, cité p.34-35)

Oui, bien sûr. Mais comment Proust aurait-il pu prévoir que la lutte pour la sauvegarde des objets qui l'entouraient : ses vêtements, son manteau,  ses photographies, ses lettres, ses papiers, ses manuscrits... deviendraient le sujet d'un livre sur un thème proche de celui de la Recherche : la lutte contre l'indifférence et l'oubli, la résurrection du passé ? 

 

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Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert

Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert
Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert

Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert, (Flaubert's Parrot), roman traduit de l'anglais par Jean Guiloineau, Nouveau Cabinet Cosmopolite, Stock, 1986 et en Livre de Poche

Table: 1. Le Perroquet de Flaubert - 2. Chronologie - 3. Celui qui le trouve le garde - 4. Le bestiaire de Flaubert - 5. Clac ! - 6. Les yeux d'Emma Bovary - 7. La traversée de la Manche - 8. Guide Flaubert de l'amateur de trains - 9. Les oeuvres secrètes de Flaubert - 10. Le requisitoire - 11. La version de Louise Colet - 12. Le Dictionnaire des idées reçues de Braithwaite - 13. Une histoire vraie - 14. Epreuve écrite - 15. Et le perroquet...

Julian Barnes est né à Leicester en 1946. Auteur de plusieurs romans (dont deux policiers sous le pseudonyme de Dan Kavanagh), il est critique de télévision à l'Observer. Le Perroquet de Flaubert, qui a remporté un immense succès en Angleterre et aux États-Unis, a reçu en 1985 le Geoffrey Faber Memorial Prize, un des plus prestigieux prix littéraires britanniques.

Quatrième de couverture :

"Médecin anglais spécialiste de Flaubert, Geoffrey Braithwaite vient visiter, à l'Hôtel-Dieu de Rouen, le musée Flaubert. Dans un coin, sur une étagère, il découvre le perroquet qui a servi de modèle à Loulou, le perroquet d'Un cœur simple.

Un peu plus tard à Croisset - où se trouvait la propriété de la famille Flaubert - il voit un second perroquet empaillé. Et la gardienne lui affirme avec autant d'assurance que le gardien de l'Hôtel-Dieu, que le sien est le vrai. Quelle est donc la vérité - celle des perroquets ou celle de l'écrivain ? La seule chose importante est-ce le texte, comme le soutenait Flaubert ? Ou l'homme et la vie peuvent-ils expliquer l’œuvre ? Et Geoffrey Braithwaite (ou Julian Barnes, ou Gustave Flaubert) se met à écrire une, puis deux, puis trois biographies de Gustave...

Le Perroquet de Flaubert est un roman éblouissant - mais est-ce vraiment un roman ? - où il est question d'ours et de chemins de fer, de l'Angleterre et de la France, du sentiment du passé, du sexe, de George Sand, de Louise Colet, et aussi de Juliet Herbert, l'amour secret de Flaubert. Et de perroquets...

L'humour de Julian Barnes, tout au long de ce voyage où il nous entraîne à travers l'univers de Flaubert ne se dément jamais. Mais l'humour n'est peut-être qu'une forme suprême d'élégance pour dissimuler des déchirements profonds. Car, où est-elle donc la vérité d'un écrivain ?

Son œuvre n'est-elle pas en soi une invitation à la continuité quand l'auteur est devenu un mythe, l'objet lui-même "d'idées reçues" ?

Citations :

"D'une façon fondamentale, bien sûr, Félicité est totalement à l'opposé de Flaubert : elle est à peu près incapable de parler. Mais on peut rétorquer que c'est là que Loulou intervient. Le perroquet, la bête qui parle, une des rares créatures qui reproduisent des sons humains. Ce n'est pas pour rien que Félicité confond le perroquet avec le Saint-Esprit, celui qui apporte le don des langues.

Félicité + Loulou = Flaubert ? Pas exactement ; mais on peut dire que le perroquet, qui représente une vocalisation habile sans un cerveau très puissant, est le verbe à l'état pur. Un universitaire français dirait que c'est un symbole du Logos. Étant anglais, j'en reviens vite au matériel : à cette créature svelte et guillerette que j'ai vue à l'Hôtel-Dieu. J'ai imaginé Loulou posé sur un coin de la table de travail de Flaubert et le regardant comme le reflet moqueur d'un miroir de fête foraine. Pas étonnant que les trois semaines de sa présence parodique aient causé quelque irritation. L'écrivain est-il beaucoup plus qu'un perroquet un peu compliqué ?" (p.21-22)

"La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles." (Gustave Flaubert, Madame Bovary,  cité p. 23)

"Un critique a-t-il tort de lire Loulou comme un symbole du mot ? Un lecteur a-t-il tort - ou pire est-il sentimental - de considérer ce perroquet de l'Hôtel-Dieu comme un emblème de la voix de l'écrivain ? C'est ce que j'ai fait. Cela m'a peut-être rendu aussi naïf que Félicité." (p.23)

"Il s'appelait Loulou ; son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu, et sa gorge rose." (Un coeur simple)

"Je me suis avancé prudemment entre les étagères et j'ai levé les yeux. Là, sur une ligne, il y avait les perroquets d'Amazonie. des cinquante à l'origine, il n'en restait que trois. L'insecticide qui les recouvrait ternissait le brillant de leurs couleurs. Ils me fixaient comme trois vieillards moqueurs, couverts de pellicules et indignes.Je dois l'avouer, ils avaient l'air un peu maniaques. Je les ai regardés pendant une minute, puis je me suis esquivé. C'était peut-être l'un d'eux."

Résumé d'Un coeur simple de Gustave Flaubert :

Trois contes est le titre d'un recueil de trois nouvelles de Gustave Flaubert : "Un cœur simple", "Hérodias" et "Légende de saint Julien L'hospitallier", parues sous forme d'épisodes dans deux journaux différents au cours du mois d'avril 1877 et publiées dans leur intégralité le 24 avril 1877 par l'éditeur Georges Charpentier. Cette œuvre que Flaubert mit près de 30 ans à écrire dans sa totalité constitue sa dernière production romanesque achevée, puisqu'il devait mourir trois ans après sa publication.

Félicité qui a cinquante ans, est au service de Mme Aubain, veuve endettée et mère de deux enfants, qui a dû emménager dans une maison héritée de ses ancêtres à Pont-l'Évêque. Servante modèle, Félicité est entrée au service de Mme Aubain à l'âge de 18 ans suite à une déception amoureuse - l'homme qu'elle aimait s'est marié avec une vieille femme pour échapper à la conscription -

Félicité s'occupe des enfants de Mme Aubain, Paul et Virginie, âgés de sept et quatre ans puis Paul va quitter la maison pour suivre des études au collège de Caen.

Félicité souffre d'abord de ce départ puis se trouve consolée par une nouvelle distraction : le catéchisme quotidien de Virginie. Mais la fille de Mme Aubain part bientôt poursuivre son éducation chez les Ursulines à Honfleur. 

Félicité va alors reporter son amour sur son neveu Victor qui s'engage pour un voyage au long cours dont il ne reviendra pas. Quelque temps après, Virginie meurt d'une fluxion de poitrine. Félicité, seule, voue alors une immense tendresse à Loulou, un perroquet dont on lui a fait cadeau. Suite à une angine, la servante devient sourde; ainsi isolée du monde, elle ne perçoit plus que la voix de son perroquet quand un matin d'hiver elle découvre Loulou mort. Sa douleur est tellement grande que suivant le conseil de Mme Aubain, Félicité décide de le faire empailler. Après la mort de Mme Aubain, la pauvre servante reste dans la maison invendue qui se dégrade peu à peu. Ayant contracté une pneumonie, Félicité ne vit plus que dans l'unique souci des reposoirs de la fête-Dieu. Elle décide même d'offrir Loulou empaillé pour orner le reposoir situé dans la cour de la maison de Mme Aubain. Pendant que la procession parcourt la ville, Félicité agonise et dans une ultime vision, le Saint-Esprit lui apparaît sous l'aspect d'un gigantesque perroquet. (source :auteurs normands)

Mon avis sur le livre de Julian Barnes :

"Savez-vous qui j'ai devant moi, sur ma table, depuis trois semaines ? Un perroquet empaillé... sa vue commence même à m'embêter." (Gustave Flaubert, Lettre à une amie)

Avec ce Perroquet de Flaubert, Julian Barnes apporte une contribution originale au débat sur les rapports entre un écrivain, son œuvre et sa biographie où s'affrontèrent, en leur temps, Proust et Sainte-Beuve, le premier affirmant, contre le second, que la vie de l'auteur n'apportait rien à la compréhension de son œuvre.

Barnes témoigne dans cet ouvrage qu'une "biographie" mêlant des personnages de papier et des éléments de fiction, des fragments de la vie et de l’œuvre plus ou moins revisitées de l'auteur, des anecdotes plus ou moins véridiques, des lettres, des témoignages de ses contemporains, des jugements de la postérité... et une histoire de perroquets,  peut se lire comme un roman.

Le livre se fait l'écho de nombreuses théories postmodernes déclinées sur un mode humoristique : la polémique autour de "la mort de l'auteur" de Roland Barthes, le traitement de la subjectivité, la polyphonie énonciative et le jeu avec la métafiction.

Auteur de deux excellents romans policiers, Barnes connaît bien la loi du genre : ce sont les détails les plus insignifiants qui sont les plus importants. Mais s'il emprunte au roman policier quelques ficelles (on soupçonne un moment le narrateur d'avoir assassiné sa femme),  Le Perroquet de Flaubert n'en est pas vraiment un, tout au plus un pastiche, comme il est un pastiche de biographie.

Le narrateur, Geoffrey Braithwaite, un médecin anglais retraité et veuf, passionné par Flaubert comme Julian Barnes, dont on apprend dans le très énigmatique chapitre 13 : "Une histoire vraie", qu'il partage la destinée d'un personnage de Flaubert,  est obsédé par un problème qui sert de fil conducteur au "roman" : quel perroquet empaillé - le modèle de Loulou - Flaubert avait-il sur sa table de travail lorsqu'il écrivait Un cœur simple : celui de l'Hôtel-Dieu de Rouen ou celui de Croisset, ou aucun des deux ?

Mais ni Braithwaite, ni le lecteur ne sauront le fin mot de l'histoire, pas plus qu'ils ne sauront ce qui s'est vraiment passé entre l'auteur d'Un cœur simple et Juliet Herbert, l'institutrice anglaise de Caroline, la nièce de Flaubert, qui traduisit en anglais Madame Bovary, un "chef d’œuvre" selon l'auteur.

Flaubert, "qui avait dédaigneusement interdit à la postérité de s'intéresser à sa personne", aurait sans doute trouvé la quête du modèle du perroquet d'Un cœur simple digne de Bouvard et Pécuchet.

Dans la nouvelle, le perroquet revêt dans l'imagination de la servante au cœur simple la figure du Saint-Esprit, alors que Braithwaite y voit l'écrivain au service du "Verbe". Car "L'écrivain est-il beaucoup plus qu'un perroquet un peu compliqué ?"

"Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son cœur ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s'épuise, comme un écho disparaît ; et quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête."

"Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits" (Matthieu 11, 25-27)... Et si, au-delà de la catégorie commode du "grotesque flaubertien", c'était Félicité qui avait raison ? A moins qu'ils n'aient raison tous les deux... A des niveaux différents.

Le livre comporte les chefs d'accusation d'un réquisitoire contre Flaubert et une défense de l'accusé : "Il haïssait l'humanité", "Il haïssait la démocratie", "Il ne croyait pas au progrès", "Il ne s'intéressait pas suffisamment à la politique", "Il était contre la Commune", "Il n'était pas patriote", "Il a tué des animaux dans le désert", "Il ne s'est pas engagé dans la vie","Il a essayé de vivre dans une tour d'ivoire", "Il était pessimiste", "Il n'a enseigné aucune vertu positive", "C'était un sadique", "Il y a dans ses livres des quantités d'animaux massacrés", "Il était brutal envers les femmes", "Il croyait en la Beauté", "Il était obsédé par le style", "Il ne croyait pas que l'art eût un but social"... Tout cela, explique Braithwaite, est à la fois vrai et faux.

On y trouve également un "dictionnaire des idées reçues" sur le modèle de celui de Flaubert, dont j'extrais l'article "Flaubert" : "L'ermite de Croisset. Le premier romancier moderne. Le père du réalisme. Le boucher du romantisme. Le pont qui relie Balzac à Joyce. Le précurseur de Proust. L'ours dans sa tanière. Le bourgeois bourgeoisophobe. En Égypte, "le père de la moustache". Saint Polycarpe ; Cruchard, Quarafon. Le vicaire-général ; le major ; le vieux seigneur ; l'idiot des salons. Tous ces titres furent acquis pas un homme indifférent aux titres qui ennoblissent : "Les honneurs déshonorent ; le titre dégrade ; la fonction abrutit."

Il comporte aussi d'amusantes parodies d'épreuves écrites à l'attention des étudiants en littérature, dont j'extrais l'article "Logique (et Médecine)" : "Achille-Cléophas Flaubert, joutant avec son plus jeune fils, lui demanda de lui expliquer à quoi servait la littérature. Gustave, retournant la question à son père chirurgien, lui demanda de lui expliquer à quoi servait la rate : "Vous n'en savez rien et moi non plus, sauf qu'elle est indispensable à notre organisation corporelle comme la poésie à notre organisation mentale." Le Dr. Flaubert reconnut sa défaite."

... Et se termine par un chapitre intitulé "Et le perroquet..." où le "mystère des deux perroquets" reçoit une explication, grâce au président de l'association des amis de Flaubert, mais où l'on assiste à une multiplication vertigineuse - une cinquantaine -  des modèles possibles de Loulou. A une énigme dissipée succède donc un mystère impénétrable, d'autant que Flaubert, comme tout créateur digne de ce nom a sans doute pris des libertés avec le "réel".

A l'instar de celui de Flaubert écolier s'enfuyant au moment d'entrer avec des camarades dans une maison close à Rouen après s'être ruiné en fleurs et en soins capillaires ("le meilleur moment de ma vie" se souvenait-il), le plaisir du lecteur (guidé par l'auteur) n'est pas tant de percer le mystère que de l'imaginer. Comme le dit le narrateur : "Le bonheur n'existe que dans l'imagination."

... Du mystère, il y en a à chaque page... mais aussi de l'ironie,  de l'humour, de la mystification, du cocasse et du grotesque, à l'image de la personnalité "hénaurme" de l'ermite de Croisset ("idée reçue") dont le narrateur nous trace un portrait bien plus parlant - et probablement bien plus fidèle - que la plus fidèle des biographies : Flaubert et les animaux : l'ours, le chameau, le mouton, le singe, l'âne, l'autruche, le perroquet, les chiens, Flaubert et les femmes, Flaubert et les voyages, Flaubert farceur, Flaubert et l'argent, Flaubert et les critiques, Flaubert et les professeurs de littérature, notamment une certaine Enid Starkie, trop "belle" pour être vraie - mais on ne sait jamais avec Barnes - imperturbable spécialiste de littérature française à Oxford, qui reproche à Flaubert de s'être contredit à propos de la couleur des yeux d'Emma Bovary, mais illustre sa biographie de l'auteur avec un portrait de Louis Bouilhet -, Flaubert et la bêtise, Flaubert et les chemins de fer - qu'il détestait "à cause de la façon dont il flattait les gens avec l'illusion du progrès", mais dont le narrateur montre le rôle important qu'il joua dans la relation de Flaubert avec Louise Colet -, Flaubert et Alfred Le Poitevin, Flaubert et Maxime du Camp, Flaubert et George Sand, Flaubert et les livres auxquels il a songé, mais qu'il n'a pas écrits, Flaubert et les vies qu'il aurait voulu vivre et qu'il n'a pas vécues, mais qu'il a mis dans ses livres... Flaubert et son perroquet, le "vrai Flaubert" étant décidément aussi multiple et aussi insaisissable que le vrai modèle de Loulou.

La littérature sert à exprimer, mais aussi à cacher ou à embellir des vérités banales et à nous en "distraire" : on vit, on souffre, on meurt... On n'a jamais ce que l'on désire et l'on ne désire jamais ce que l'on a... On n'est jamais aimé comme on voudrait...  "les unions complètes sont rares"... Le Perroquet de Flaubert est hanté par le thème du suicide : suicide d'Emma Bovary, suicide de la femme du narrateur, suicide supposé de Flaubert, mais que réfute le narrateur. Barnes, compatriote de Shakespeare a pris au sérieux le dilemme de Hamlet, comme il a pris au sérieux le dilemme des deux perroquets - : "Être ou ne pas être, telle est la question." Ne plus être, telle est la réponse. Mais ce ne fut pas celle de Flaubert : "La vie ! La vie ! bander, tout est là !"... Une belle phrase pour le répertoire pittoresque de Loulou !

 

 

 

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Gilles Auger : La peinture à l'estomac

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Gilles Auger vient tout juste de quitter la campagne vierzonnaise pour poser son sac de voyage à Bourges dans le quartier de l'aéroport et nous sommes convenus d'une exposition de ses oeuvres dans les locaux de l'Association PEGASE et l'Odyssée du savoir, 19, rue Jean-Jaurès à Bourges (à l'angle de la rue Jean-Jaurès et de la rue des Poulies).

Gilles Auger m'a montré ce matin des photographies et j'ai eu le coup de foudre pour ces oeuvres intenses et violemment colorées, où dominent les couleurs du sang, de la lumière et de la mort... des oeuvres apparentées à "l'art brut" qui vous prennent aux tripes et crient plus qu'elles ne parlent... 

Car Gilles Auger peint comme on crie : "Au feu !"... "de la peinture à l'estomac", pour reprendre une expression de Julien Gracq à propos de la (vraie) littérature.

Gilles Auger m'a parlé de ses voyages à travers le monde... aux Antilles,  en Afrique du Nord... d'un séjour inoubliable qu'il fit jadis au Maroc,  sur les hauteurs de Tanger, une ville qui l'a beaucoup inspiré.

Il m'a parlé de son oeuvre, de ses sources d'inspiration : l'amour-la mort, la solitude, la condition humaine dans toute sa nudité...

Si la modernité consiste à supprimer le superflu,  le décoratif, le "joli", pour aller à l'essentiel, si être moderne, c'est jeter son cri, sans se soucier des conventions et des précautions... alors Gilles Auger est intensément moderne, moderne comme Duchamp, comme Basquiat, comme Francis Bacon. Et tant pis pour les nostalgiques de la peinture décorative !

Nous avons discuté à bâtons rompus de tout et de rien : de Georges Bataille, des belles automobiles des années 30, de Nabokov, du street art, de Jean-Michel Basquiat, dont il se sent proche, du surréalisme, de Marcel Duchamp, d'Andy Warhol, de Jean Dubuffet, parlé de religion (la vraie et la fausse), de philosophie et j'en passe...  déploré un système étouffant, insidieusement totalitaire où les penseurs, les créateurs et les artistes ont de plus en plus de mal à trouver leur place...

Ce "gaucher contrarié" - comme Léonard de Vinci ou comme Freud, ajoute-t-il avec humour, cet "anarchiste raffiné", ce "primitif cultivé", ce "révolté sociable" a puisé son inspiration dans une blessure ancienne : "La création naît souvent d'un choc, d'un traumatisme originaire... c'est mon cas. La peinture est pour moi une thérapie."

"L'homme qui peint contre la société qui dort", pourrait-on dire à son sujet, en paraphrasant le philosophe Alain...

Bienvenue à Bourges, cher Gilles Auger... et puissiez-vous retrouver très vite des conditions favorables pour concevoir d'autres "enfants terribles" pour secouer notre torpeur !

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Pierre Jourde, La première pierre

                                                  
"Dans ces terres reculées, dans ces pays perdus, on vit toujours plus ou moins dans une légende, dans l'image d'un chapiteau roman historié de scènes naïves et cruelles..."
 
Pierre Jourde revient sur des événements qui en 2005 ont défrayé la chronique. Lors de la parution d'un de ses livres, Pays perdu, une partie des habitants du village d'Auvergne dont il était question dans le récit s'est livrée à une tentative de lynchage de l'auteur et de sa famille.
 
Pierre Jourde y décrivait la rudesse de la vie dans ce hameau lointain dont il est originaire, mais aussi une fraternité archaïque, solide, des relations humaines à la fois brutales et profondes, tout cela raconté à l'occasion de la mort d'un enfant. Célébration du village aimé, le livre y a été reçu par certains comme une offense. La première pierre retrace les événements violents qui ont suivi la parution de Pays perdu, et propose aussi une magnifique démonstration des puissances de la littérature, en même temps qu'un récit vibrant d'émotion et d'admiration pour ces contrées et ces gens qui vivent dans un temps différent de celui des villes."
 

 


"Un soir de février, une voiture se dirige lentement vers un hameau isolé, au bout de l'autoroute, au-delà des collines, des friches et des bois. Dans le véhicule, deux frères. L'un d'eux vient toucher l'héritage du cousin joseph, un ermite qui vivait dans une vieille masure. Un secret espoir les anime. ce sauvage a forcément dû laisser derrière lui un magot, des bijoux, quelques pièces d'or... Pour ces citadins revenus sur les lieux de leur enfance, cette chasse au trésor va inaugurer la plus surprenante des aventures intérieures. Comme dans les anciennes tragédies, l'action e déroule sur deux journées d'un hiver qui semble ne jamais vouloir finir. Les dieux qui régissent cette terre où il n'y a rien à faire sont grotesques et terrifiants. On les nomme Alcool, Hiver, Solitude... Ce " pays perdu " où l'on n'arrive qu'en s'égarant, ne se dérobe-t-il pas depuis toujours ?"


Est-ce dire la vérité que de présenter les choses telles qu’elles sont (ou telles qu’on les voit) sans se préoccuper de la façon dont l’autre entendra ce qu’on dit ?  N'est-ce peut-être qu'une vérité jésuitique, et la réelle sincérité ne consiste-t-elle pas plutôt à tenir compte de la personne de l'autre et à lui fournir un titrage fidèle de son propre savoir ?
 
Je ne veux pas jeter une pierre de plus à Pierre Jourde. Pays perdu, c’était sa part de vérité et comme chacun d’entre nous, il n’a pas pensé que les mots qui le soulageaient lui, qui le faisaient exister un peu plus, pouvaient en blesser d’autres. Ou peut-être y a-t-il pensé, mais sans s’y attarder.
 
Plus de huit ans après la tentative de lynchage, Jourde avoue avec une lucidité bouleversante que c'est sans doute lui qui a jeté la première pierre : "Dire le handicap, c'est désigner celui qui en est affecté. Le désigner, c'est le dénoncer. Il n'y a pas de neutralité de la parole envisagée ainsi. Elle est positive ou négative, elle choisit le bien ou le mal. Par conséquent, dire une chose qui n'est pas belle, ou pas tout à fait normale, vouloir que cela se fixe dans l'écrit, c'est la vouloir en tant qu'elle est mauvaise, c'est vouloir le mal. Tintin se voyait dénoncé. Il n'imaginait pas d'autre motivation que la malignité. Il se voyait lié par les mots à son cadavre de handicapé. Il ne voyait pas pourquoi." (La première pierre, p. 131)
 
Il était Inévitable qu'en cherchant la vérité sur son père, fruit d'une union illégitime, Jourde touche à d'autres secrets dans lesquels certains se sont reconnus, parfois à tort, sous les pseudonymes. Dans ce "pays perdu" où chacun vit sous le regard de tous, il ne faut pas dire ce que tout le monde sait quand le seul protection contre cette aveuglante lumière qui est et qui n'est pas la vérité, la vérité intime, la vérité profonde des êtres, est le silence. Inévitable dans ces conditions qu'une déclaration d'amour se mue en déclaration de guerre.

C’est l’éternelle histoire d’Œdipe et du destin : Jouve ne pouvait pas ne pas quitter le pays perdu pour devenir écrivain à Paris, Jouve ne pouvait pas ne pas écrire un jour Le Pays perdu et parler de Tintin et des autres. Jourde ne pouvait pas ne pas retourner au pays perdu, puisqu’il y a sa maison et Tintin et les autres ne pouvaient pas ne pas se sentir blessés et lui jeter des pierres à lui et à ses enfants…
 
Le temps guérit les blessures du corps, mais aggrave les blessures de l’âme. Pierre Jourde n’en finit pas de courir après le pays perdu qui est aussi celui de l'enfance, un pays qui ne peut que lui échapper : "Le pays perdu est cet oubli, cette absence violemment parfumée. C'est l'usure. Ici la terre montre la trame, le paysage est une violence en voie d'effacement. C'est au moment où il va s'évanouir que l'être nous saisit dans son évidence et son mystère. Voilà ce qui retient, sur ces grands plateaux entaillés de gorges profondes, où le vent ne cesse d'énoncer cet appel incompréhensible." (p. 172)
 
Oui, il y a, là-haut, pour qui sait écouter et sentir, au cœur de la matérialité la plus brutale, au cœur de ce qui paraît le plus éloigné de ce que nous sommes convenus d'appeler le beau, un noyau de spiritualité d'autant plus déchirante qu'elle est à la fois familière et hors d'atteinte..." (La première pierre, page 101)

 Familière, déchirante et hors d’atteinte, comme la beauté, comme la vérité... La seule chose que l'on   cherche à dire à travers les mots : la souffrance d'amour.


 
"Dans ces terres reculées, dans ces pays perdus, on vit toujours plus ou moins dans une légende, dans une image d'un chapiteau roman historié de scènes naïves ou cruelles. On y est comme dans l'Orient des vieux livres illustrés, un Orient froid et venteux. Les rois mages ne sont pas loin, ils arrivent, ils ont peiné dans la nuit étoilé, et traîné leurs brocarts dans la bouse. jamais leur arrivée ne m'a paru aussi imminente que dans ces étables crasseuses. Tout ce poids de nuit, cette densité des pierres patientes, ce silence des églises mortes se recueille sur une promesse ancienne, presque inaudible, presque oubliée au fond de la mémoire. Quelque chose va venir, du fond de ces paysages austères, où l'on attend depuis l'origine. Quoi ? Le monde. Le monde n'est pas encore arrivé. On l'attend. Il va naître.
 
Oui, il y a, là-haut, pour qui sait écouter et sentir, au cœur de la matérialité la plus brutale, au cœur de ce qui paraît le plus éloigné de ce que nous sommes convenus d'appeler le beau, un noyau de spiritualité d'autant plus déchirante qu'elle est à la fois familière et hors d'atteinte..." (La première pierre, page 101)
 



 
Pierre Jourde est professeur à l'université de Grenoble III. Il a publié une quarantaine d'ouvrages, dont La Littérature sans estomac (2002, prix de la critique de l'Académie française), Festins secrets (2005, Prix Renaudot des lycéens), Le Maréchal Absolu (2012) et La Première Pierre (2013) qui raconte la manière dont Pays perdu a été accueilli par les personnages décrits dans ce livre, et a reçu le prix Giono.
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Joyeux Noël !

Tympan

 

 

 

Bougies et boules de Noël "Merry Christmas"...

 

 

Les Anges du Palais Jacques Coeur

 

 

"Quand, disait Reiner Maria Rilke, des mains de l'homme de négoce, la balance passe à cet ange dans le ciel qui la tranquillise avec le poids de l'espace... "

Les anges ont éclos un peu partout au Palais Jacques Coeur : sur la façade, dans les recoins des cheminées, au-dessus des portes, au plafond de la chapelle... Certains vous sautent aux yeux, d'autres se dissimulent et le regard a besoin de temps et de patience pour les apprivoiser. Ils prennent les formes les plus diverses et les sculpteurs n'ont pas hésité à leur donner des traits aussi bien masculins que féminins.

"Anges revêtus d'or, de pourpre et de hyacinthe..." (Charles Baudelaire)

Nos frères de lumière filtrent l'effroi des gisants dans la tendresse cachée du sourire de l'aube, s'abreuvent à la scintillation ardente des sources du silence, versent l'ivresse des noces, dessinent en dansant dans la jubilation des abîmes, le visage ineffable de l'avenir.

Traits d'union entre ciel et terre, ils symbolisent dans cette demeure marquée par l'élévation la plus éclatante et la disgrâce la plus soudaine, la paix, la beauté, la joie parfaite, l'adoration perpétuelle et la compassion.

Mais ces anges de pierre ou de bois ne sont pas figés dans la beauté intemporelle des corps glorieux. S'ils ont gardé depuis cinq siècles leurs visages d'enfants, semblables à nous, pauvres humains, ils ont aussi subi les outrages du temps.

Ils tendent des coquilles ou des cœurs, jouent sur des instruments, offrent des lys à une adolescente : "Tu es bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de tes entrailles est béni !"... montrent les bandeaux muets des paroles à venir...

Las, peut-être, de contempler la douleur des hommes, certains ont perdu la tête et s'en sont allés rayonner dans l'invisible.    
 
 
 
 
 
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