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Publications de Maurice Stencel (288)

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La cinquantaine

 

 

 

C’est quoi, la vie ? Je venais d’avoir cinquante ans. Cet âge sinistre qui remet votre vie en question.

A ma mère, lorsque j’avais quinze ans, à la moindre dispute  je criais : je n’ai pas demandé de vivre. Un jour, exaspéré par l’amour qu’elle me portait, j’ai saisi un couteau qui se trouvait à ma portée, et j’ai cloué ma main sur la table. C’est moi qui me suis évanoui lorsque le sang a giclé.

Julie venait d’avoir cinquante ans, elle aussi. Bernard, son mari, avait proposé que l’on fête les deux anniversaires le même jour.

Bernard, Julie, Thérèse ma femme et moi, nous nous connaissions  depuis notre jeunesse. Pour dire la vérité, Bernard ou moi aurait pu épouser soit Julie soit  Thérèse et quant à elles, elles auraient pu épouser Bernard ou moi sans voir de différence notable. Même durant la nuit.

Je suppose que durant la nuit les hommes, les femmes aussi, se conduisent au lit comme la plupart des couples. Les différences de comportement tiennent du fantasme d’époux fidèles.

Tous les quatre, nous avions tout pour être heureux.

Jeune, du temps que j’étais à l’école secondaire, je rêvais de devenir comédien. A la campagne ou au milieu de la forêt, je lançais à haute voix, les yeux levés vers le ciel des tirades apprises par cœur. Je ne rêvais pas d’un auditoire. Au contraire il m’effrayait, je rêvais de jouer la comédie.

Aujourd’hui, je regrettais de n’avoir pas persisté dans ce qui était peut être une vocation. De ces vocations qui sortent les êtres humains de ces vies qui s’achèvent avant même d’avoir commencé. J’avais décidé de partir.        

 - Je vais partir Julie.

Je savais que Bernard ne serait rentré que le lendemain. A Thérèse j’avais dit que je ne rentrerais que le soir. Je voulais demander à Julie de partir avec moi. Si elle s’y refusait, je ne sais pas ce que je souhaitais en réalité, je partirais seul, le soir même.

J’avais fait le plein d’essence et emporté quelques vêtements dans une mallette.

- Qu’est-ce que tu veux dire ? Partir. Pour de vrai ?

- Je ne supporte plus cette vie.

Elle s’était levée. Jamais, elle ne m’avait paru aussi séduisante.

- Et moi ? Tu m’abandonnes ?

Je l’ai serrée contre moi. J’ai cherché sa bouche qu’elle détournait tandis qu’elle poussait son ventre contre le mien. C’est elle qui a dit :

- J’ai envie de toi, Pierre.

Elle m’a entrainé vers leur chambre. C’est elle qui m’a déshabillé, et tout le temps que nous étions corps contre corps, elle ne me parlait pas. Comme si elle faisait l’amour toute seule.

- Tu m’aimes Julie, dis-moi que tu m’aimes ?

-  Ne me quitte pas, Pierre. Ne me quitte pas.

Les sens apaisés, j’ai compris qu’elle ne quitterait ni Bernard ni le confort qu’il lui apportait. Si je voulais changer de vie, je devais me décider sans attendre et partir seul.

Lorsque je l’ai laissée après un maigre baiser, j’ai quitté la ville pour ne plus y revenir. Jamais, je n’avais ressenti une telle ivresse.

 J’ai pris l’avion pour les Etats-Unis. J’y suis resté près de trois ans. Je les ai sillonnés de long en large. Puis j’ai eu peur. Entre la ville de mon enfance et moi, il y avait une sorte d’osmose. Entre l’Amérique et moi, il n’y avait rien.

A Houston, une ville sans trottoirs, un ami que je m’étais fait m’a conseillé de louer une salle et d’annoncer dans la presse qu’un acteur français y lirait des extraits de théâtre. Le soir de la représentation j’ai vomi dans ma chambre et j’ai pleuré comme un enfant.

J’ai regardé la paume de ma main gauche. La trace du coup de couteau que je m’étais donné y avait tracé une ligne de vie de plus. J’ai décidé de rentrer. Cinquante ans, c’est trop tard pour recommencer.  

Peu de choses avaient changé dans cette ville qui était la mienne. Bernard et Julie avaient quitté la ville et s’étaient séparés.

Le magasin qui avait été le mien était toujours là. J’ai vu Thérèse qui se trouvait dans le bureau de bois vitré que mes parents avaient construit pour surveiller le personnel. Elle rangeait des papiers.

En sortant du cabinet, elle m’a vu à travers la vitrine.

Nous étions immobiles tous les deux. J’ai souri et je suis entré dans le magasin.

- Tu es revenu. Tu as l’air fatigué.

-  Le trajet est long.

Elle a souri.

- Monte te reposer avant de dîner. Je vais dire à Daniel de fermer le magasin sans moi.

Dans la salle à manger, la table était mise pour deux. J’ai supposé que le second convive auprès de Thérèse était Daniel  à présent.  Lorsque que Thérèse est arrivée, elle a remplacé le second couvert par un autre.

- Tu ne m’as pas embrassée ? J’ai tellement changé ?

Elle n’avait pas tellement changé. Seules les hanches s’étaient épaissies mais la rendaient plus désirable.

Les choses, je le voyais, rentraient dans l’ordre.

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La petite auberge


Je me trouvais à la petite auberge. Je m’y rendais à chaque fois que j’avais le sentiment que mon imagination littéraire se tarissait.

J’avais écrit une nouvelle d’une dizaine de pages que j’avais vendue à un magazine féminin. Un an plus tard, à la veille des vacances d’été, la responsable de la rubrique culturelle me demanda de lui en écrire une autre.
- Dans le style de la précédente que beaucoup de lectrices ont aimée.
- Une histoire de cul ?
Au travers de l’appareil téléphonique, c’était comme si je la voyais pincer les lèvres.
-Pierre ! Dois-je te rappeler que le titre du magazine est : Femme de cœur.
- Soit, pas une histoire de cul mais une histoire de fesses. Pardon, je voulais dire une histoire de cœur.
J’ai écrit la nouvelle en un seul jour, et la lui ai envoyée dès le lendemain. Une heure plus tard, c’est elle qui m’appelait.
-Pierre, je n’apprécie pas ce genre de plaisanterie. Tu me l’as vendue l’année dernière. Je suppose qu’aujourd’hui, tu vas m’expédier celle d’aujourd’hui. Imagine qu’elle soit arrivée directement au secrétariat de rédaction.
J’avais réécrit sans m’en être rendu compte la nouvelle que je lui avais vendue un an plutôt. J’étais atterré.
-Tu es fatigué, Pierre. Tu travailles trop ces temps-ci. Tu devrais prendre quelques jours de repos. Pars pour la Petite Auberge. L’air de la campagne te fera du bien; avait dit Isabelle.
Je connaissais la Petite Auberge, située au fond des Ardennes, depuis que René et moi y avions passé deux jours après la réussite de sa dernière année à l’école hôtelière. Nous en avions été les seuls occupants. La tenancière, madame Lavergne, était sa tante.
Depuis c’est là que je venais me reposer durant un jour ou deux lorsque j’avais le sentiment que je devais me ressourcer.

Je me promenais dans la campagne et dans la forêt jusqu’à ce qu’une sorte de fièvre me saisisse. Je savais qu’il fallait que je rentre, que je retrouve mon écran, que j’écrive les premières lignes que j’avais à l’esprit avant qu’elles ne disparaissent. Un jour je les avais répétées à haute voix jusqu’à ce que je sois rentré chez moi.
Assis devant mon ordinateur, j’avais rédigé une nouvelle d’une dizaine de pages dont je savais qu’elle plairait.
J’ai rempli mon sac d’une chemise, d’un pantalon de toile et d’un peu de linge. Nous nous sommes embrassés Isabelle et moi comme si c’était peut-être notre dernier baiser.
Je téléphonais à madame Lavergne avant de partir, il y avait toujours une chambre de disponible. Ancien relais de chasse plus personne ne s’y rendait. La plupart du temps, j’étais le seul client.
J’étais assis dans la salle à manger en attendant que la pluie cesse, une averse comme il en tombait rarement durant cette saison. La météo n’annonçait aucune amélioration. Madame Lavergne m’avait préparé un thermos plein de café bouillant.
-Vous sortirez cet après-midi, monsieur Pierre.
- Oui, madame Lavergne.
Soudain, j’ai entendu claquer une porte, une voiture avait dû s’arrêter à quelques mètres. Une femme, un journal sur la tête, s’est précipitée dans la salle. Sa robe lui collait au corps. Quelques mètres, même parcourus en courant, avaient suffi pour la tremper.
-Ma pauvre dame, vous êtes trempée. Vous êtes seule ?
Madame Lavergne hésitait.
-Vous avez un bagage, je vais aller le prendre.
- Moi, je vais y aller.
- Je n’en ai pas. Vous êtes gentils tous les deux. Vous avez une chambre ? Je voudrais m’essuyer.
Elle était désemparée. Madame Lavergne s’est précipitée.
-Je suis sotte. Ma pauvre dame, venez vite.
C’était une très belle femme. De celles dont on dit qu’elles sont désirables. Sexuellement désirables. Je ne détachais pas les yeux de son corps. Sa robe qui lui collait à la peau n’en aurait pas montré davantage si elle avait été transparente.
-Vous ne voulez pas prendre une tasse de café chaud avant de vous changer ?
Madame Lavergne lui avait entouré le cou d’un essuie-éponge qu’elle avait été cherché dans la cuisine.
La femme m’a regardé un instant, peut-être qu’elle a souri. Je me sentais ridicule.
Lorsqu’elle est descendue, elle avait enfilé une robe de chambre en lainage que madame Lavergne n’avait pas dû porter souvent. Elle portait encore la trace des pliures qu’elle avait subies avant d’avoir été soigneusement rangée. Aux pieds, elle portait des charentaises. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire et elle a ri à son tour.
Madame Lavergne a posé un bol vide en face du mien, une bouteille de lait et une coupelle de morceaux de sucre.
-Tenez-le bien entre les mains, ça va vous réchauffer.
Nous avions l’air, elle et moi, d’un couple qui s’apprêtait à prendre son petit déjeuner.
-Vous venez de loin ?
- Je devais me rendre un peu plus loin mais je ne voyais plus rien. Vous aussi, vous avez été surpris par la pluie ?
- Non. Je connais l’auberge depuis fort longtemps. J’y viens lorsque j’ai besoin d’être seul. Peut-être pour me retrouver comme on dit. Je suis écrivain.
J’éprouvais le besoin de lui parler de moi. Je lui ai raconté comment j’y avais abouti et pourquoi j’y venais lorsque que mon imagination était sèche. Elle m’écoutait en souriant. De temps à autre, elle éclatait de rire en m’écoutant, et l’éclat de son rire m’émouvait à ce point que j’avais envie de serrer entre mes bras ce corps que je devinais tendre et tiède.
Elle devinait sans doute l’état dans lequel je me trouvais. Elle refermait le col de sa robe de chambre si maladroitement qu’elle découvrait à chaque fois une partie de sa poitrine. Elle disait :
-Pardon !
Je ne la regardais que plus fixement.
Madame Lavergne nous avait préparé une tranche de jambon fumé qu’elle avait accompagné d’une salade avec des croutons rôtis.
-Ce soir, je vous ferai une omelette aux champignons.
Elle regarda Françoise. Je dis Françoise parce que c’est le nom qu’elle m’avait donné mais aujourd’hui je ne suis plus sûr du tout que ce fût son véritable prénom.
-Pour moi, c’est oui. Rien que d’y penser je voudrais déjà que nous soyons ce soir. Mais je ne vous l’ai pas demandé : la chambre est disponible ?
-Vous êtes mes seuls clients.
Je n’ai jamais été aussi loquace. Je ne me souviens plus aujourd’hui de ce dont nous avons parlé mais il me semble qu’elle n’arrêtait pas de rire. Elle se laissait aller. Elle avait les coudes sur la table et ne se préoccupait plus de sa robe de chambre. Une seule fois, elle avait remarqué.
-Elle est chaude. Ce doit être bon en hiver.
-Vous voulez l’ôter ?
Elle parut surprise de ma réflexion.
-Je voulais dire : remettre votre robe.
-Cela n’en vaut plus la peine. Elle n’est peut-être pas encore complètement sèche. J’imagine qu’elle est froissée.
Moi, je n’ai cessé de bavarder. J’égrenais des anecdotes qui avaient jalonné ma carrière entre le moment où j’envoyais mes textes à des magazines jusqu’à ce jour où pour la première fois on m’a passé une commande.
A l’heure du dîner, nous étions devenus des amis de toujours. Françoise enjouée allait à la cuisine, se faisait expliquer des recettes de la région et revenait me les confier à voix basse comme le ferait à son référent une espionne intrépide. Elle se penchait vers mon visage et me les chuchotais à l’oreille. Je respirais avidement l’odeur de son parfum mêlée à celui de sa peau.
-Vous sentez bon.
-Vous aimez ? Je vous en frotterai derrière l’oreille.
C’est ainsi que nous sommes arrivés à l’heure du dîner. J’avais commandé une bouteille de vin rouge. Puis, après le repas, Françoise avait étendu les bras.
-Je vais aller me coucher.
J’ai bu encore un verre de vin puis je suis monté à mon tour. La porte de sa chambre qui était voisine de la mienne était entr’ouverte. L’esprit vide, comme un automate, je l’ai poussée. Françoise était étendue sur le côté, nue. Les draps étaient rejetés. Elle s’est mise sur le dos, les jambes écartées. Elle m’a regardé ôter ma chemise et mon pantalon. J’ai ôté mes chaussures et je me suis avancé vers elle en enlevant mon slip. Elle avait les paupières cernées.
Nous nous sommes aimés à plusieurs reprises affamés que nous étions de nous-mêmes. Assez tard dans la nuit, alors qu’elle dormait, la main sur mon corps, j’ai ramassé mes vêtements et je suis rentré dans ma chambre encore tout exalté.
J’ai dormi assez tard. Le soleil illuminait la chambre lorsque je me suis réveillé. Je ne savais que penser. Je suis descendu en refusant de raisonner.
L’auberge était vide. Madame Lavergne essuyait des verres derrière son comptoir.
-Vous êtes seule ?
- La dame est partie il y a plus d’une heure.
- Elle est partie ? Je n’ai pas entendu sa voiture. Vous connaissez son nom ?
-Vous le savez, monsieur Pierre. Je ne fais jamais remplir de fiche, ce n’est pas un hôtel ici.
Je suis rentré après avoir donné un coup de fil à Isabelle.

 

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Un mariage heureux

 

Le Bal de l’Ecole des Textiles se déroulait tous les ans à la mi-novembre. C’était un bal réputé. Les étudiants, de futurs ingénieurs y invitaient leur amie ou celle dont ils souhaitaient qu’elle le devienne. Parfois ces jeunes filles étaient accompagnées par leur mère qui était censée leur servir de chaperon.

Cela peut faire rire aujourd’hui. On imagine mal les jeunes filles assistant au Bal de Médecine ou à celui de Polytechnique être accompagnées de leur mère. Elles sont largement à même de choisir leur futur mari elles mêmes. A cette époque, si on y mettait plus d’hypocrisie, le but était finalement le même.

Les jeunes filles revêtaient des toilettes qui mettaient leur silhouette en valeur. Quant à leurs mères, elles aussi revêtaient des toilettes qui les mettaient en valeur même si le but poursuivi n’était pas le même.

Ce soir-là, Pierre avait invité Henriette dont il avait fait la connaissance peu de temps auparavant. Personne n’aurait juré que c’est lui qui l’avait draguée. On racontait que c’étaient les jeunes filles qui draguaient les jeunes gens. On disait même que pour ce qui est d’Henriette, c’est elle qui aurait dit de Pierre en le désignant à sa mère : c’est celui-là qu’il me faut.

Sa mère était une femme divorcée depuis plus de cinq ans, âgée de quarante deux ans dont Pierre n’aurait pas imaginé avant de la voir qu’elle fut si séduisante. On eut dit deux sœurs dont il était difficile de dire qui en était l’ainée.

Béatrice était en effet une très jolie femme à la silhouette sexuelle triomphante que de nombreux étudiants invitèrent à danser. Elle semblait y prendre beaucoup de plaisir. Se pommettes étaient roses sans que l’alcool y fut pour rien, et ses yeux brillaient comme si l’alcool en avait en avait avivé la brillance. Elle a les yeux qui disent : oui ; pensait Pierre légèrement ému.

Il avait retenu une table au bord de la piste. Béatrice s’était laissée tomber sur l’une des chaises. Elle avait vidé son verre d’un trait et regardait Pierre qui faisait danser Henriette.

Le rythme des danses se modifiait au fur et à mesure que la soirée s’avançait. Pierre venait de ramener Henriette et il s’apprêtait à s’asseoir. Un slow, une danse langoureuse, commençait.

- Vous ne m’avez pas fait danser une seule fois, Pierre. Allons, venez.

Elle se pencha vers sa fille.

- Vous permettez que je vous l’emprunte ?

Il s’était levé. Les seins de Béatrice étaient durs, elle pressait sa poitrine contre celle de Pierre, la tête penchée sur son épaule. Il sentait l’odeur de son parfum. Son sexe, malgré lui, s’était dressé. Il se recula. C’est elle qui se resserra contre lui.

- Vous êtes toujours comme ça, Pierre. Ou c’est moi qui vous fais cet effet ?

Elle avait les lèvres contre son oreille.

- Vous êtes un garçon intéressant, Pierre. J’aimerais mieux vous connaître.

Ils dansaient au milieu de la piste sans beaucoup bouger parmi d’autres danseurs qui se mouvaient à peine, eux aussi. La lumière au-dessus de la piste était pratiquement éteinte. Ils étaient, le temps de la danse, sur une autre planète.

-Vous connaissez le café de la Gare. Je vous y attendrai demain à trois heures.

Le slow était sur le point de s’achever. Ils s’étaient délacés. Elle murmura en souriant :

- Ne te préoccupe de rien, j’aurai réservé la chambre.

Il lui tint le bras tandis qu’ils se dirigeaient vers leur table. C’est avec Henriette qu’il dansa la danse suivante tandis que Béatrice s’excusait auprès d’un jeune homme qui lui demandait : on danse ? Elle était fatiguée et se servait d’une serviette comme s’il s’agissait d’un éventail.

Durant leurs fiançailles, il rencontra Béatrice à plusieurs reprises au café de la gare. C’était un bâtiment réparti en deux ailes séparées par un couloir d’accueil. Au bout du couloir, à proximité du comptoir, se trouvait d’un côté une porte vitrée ouverte sur une brasserie, et de l’autre l’entrée de l’hôtel et de l’ascenseur qui menait aux étages.

C’était un hôtel très pratique pour des aventures clandestines. Un couple, chacun d’entre eux séparément, pouvait se rendre à la brasserie sous l’œil indifférent d’un passant et se retrouver dans une chambre réservée.

A chaque fois, Béatrice s’y trouvait la première, nue à l’exception de sa culotte, étendue sur le lit. C’est Pierre qui lui ôtait la culotte, premier geste d’un rituel érotique qu’ils avaient éprouvé tous les deux. Les fantasmes de chacun d’entre eux se fondaient dans un fantasme commun qui exacerbait leur sensualité partagée.

Béatrice éprouvait un sentiment étrange, mélange de culpabilité et de jouissance. Le bonheur parce que c’est elle que Pierre caressait en haletant, culpabilité parce qu’elle était la rivale triomphante de sa fille et la maitresse de son fiancé. D’ailleurs c’est souvent d’Henriette qu’ils parlaient en se rhabillant.

- Tu as déjà couché avec Henriette ?

- Non.

C’était vrai. Alors qu’Henriette lui avait fait des invites très précises, il s’était contenté de l’embrasser et de la caresser superficiellement. Il lui disait, il savait que c’était ridicule :

- Plus tard. Je veux que ce soit le triomphe de notre nuit de noces.

Il aurait eu le sentiment de la tromper s’il avait couché avec elle alors qu’il couchait avec sa mère. Béatrice lui donnait raison. Bien sûr cela ne pouvait pas durer.

- Tu la regretteras, notre aventure ? Elle devra bientôt cesser.

Ce fut leurs dernières étreintes, de celles qui, parait-il, sont les plus passionnées.

Pierre épousa Henriette un mois plus tard. Ce fut une belle cérémonie. Un mariage digne de gens honorables. Béatrice avait bien fait les choses, sans lésiner ni sur la robe d’Henriette ni sur la qualité du traiteur. C’est elle aussi qui leur fit cadeau de leur voyage de noces, une semaine à Agadir, au club Med.

Après en avoir parlé avec les jeunes mariés, elle fit transformer la maison qu’ils avaient achetée, son mari et elle, avant qu’ils ne se séparent. Elle conserva le rez-de-chaussée, et fit aménager les deux autres étages en un duplex très confortable.

Elle se dit qu’elle devait commencer à songer à une vie de retraitée. Elle le pensait en se moquant d’elle-même. Il y avait eu un avant Pierre, rien n’empêchait qu’il y eut un après Pierre.

La maison était suffisamment grande pour y recevoir qui on voulait chez soi sans que les autres habitants en fussent informés. C’est ce qui arriva quelques fois.

De son côté, le couple formé par Henriette et son mari semblait tout à fait conforme à ce que doit être un couple de jeunes mariés. Sinon que Pierre était trop sensible au charme d’autres femmes, des amies d’Henriette ou des collègues de travail, durant la pause du déjeuner.

Béatrice en avait eu connaissance. Elle en souffrait pour sa fille. Ce sont des choses qu’il faut taire si on veut préserver l’union de ceux qui vous sont proches.

Pierre était devenu le directeur technique d’une filature. Henriette était devenue la secrétaire personnelle d’un dirigeant d’entreprise. Leur carrière à tous les deux s’annonçait sous les meilleurs auspices. De plus, deux enfants, un garçon d’abord puis une fille, le choix d’un roi somme toute, et ce serait la touche finale d’un mariage heureux.

Un jour Henriette annonça à son mari qu’elle allait s’absenter durant deux jours. Elle devait accompagner son patron à Londres.

Pierre lui dit de ne pas s’inquiéter.

- Ne t’en fais pas, je me débrouillerai.

Le soir Pierre dînerait chez Béatrice. Elle l’avait invité parce qu’Henriette le lui avait demandé. Henriette éprouvait du remord à abandonner son mari pour toute une soirée et pour la nuit. Béatrice lui préparerait un bon repas. Puis ils pourraient regarder la télévision ensemble.

- Il y a un beau film.      

Après le repas, Pierre et Béatrice s’installèrent devant le poste de télévision sur ce canapé dans lequel elle s’asseyait, les jambes repliées, les soirs où elle était seule. C’était une série sans trop d’intérêt mais ni Pierre ni Béatrice n’y portaient d’attention. Béatrice avait croisé les jambes et Pierre ne pouvait s’empêcher de regarder ses cuisses. Il lui entoura le cou et porta la main à son ventre. Ils finirent la nuit dans le lit de Béatrice.

 

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Un homme de théâtre à Varsovie

 

 

 

Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère.

Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris  plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.

- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau qui le mettra sur le bûcher.

Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait au théâtre.

Un jour, sur Google, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un autre site de recherche.

Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir. Cet homme que je découvrais, cet homme qui était mon oncle et qui comme moi, était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.

Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !

Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.

Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.

Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique ? Une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.

Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?

J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.

- Pour quand ?

- Bientôt. Je ne peux encore rien te dire.

Je voulais d’abord en parler à Cécile.

Les spectateurs venaient pour Borowski. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.

J’ai fini par trouver. Pourquoi parler de malheur dans la maison des morts. Ce serait une pièce intemporelle. Une pièce intemporelle dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui.

Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.

Je monterai une pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.

Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :

- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.

Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.

Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :

- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est montée par toi et par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.

- Je ne serais pas le premier à être deux en un, la littérature est remplie de ces thèmes.

Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.

J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire. J’envoyais au monde un message prophétique.

Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.

Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une torche et la jetait devant lui en criant.

Lorsque le théâtre a brulé, j’étais sur scène, côté cour. Les médecins de l’hôpital des grands brulés m’ont dit huit jours plus tard que j’avais refusé de me laisser emmener. Je criais :

- Vous ne m’aurez pas vivant.

 

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Un peu d'ennui.

 

Je faisais du stop.

- Je peux vous déposer quelque part ?

Un homme mince à peine plus âgé que moi, le menton orné d’une fine barbe, me regardait, l’œil amusé par ma surprise. Il était à bord d’une Mercédès décapotable toute noire, similaire à celles qu’utilisaient les généraux allemands durant la guerre.

J’ai posé mon sac sur la banquette arrière, et je me suis assis auprès du conducteur.

- Joseph Collard. On m’appelle Joe. Je vais au Zoute. Vous me direz où il faut vous déposer.

J’avais réservé une chambre dans un petit hôtel à proximité de la Réserve où se tenait une exposition consacrée à un peintre belge devenu célèbre. J’avais lu des critiques à son sujet, et j’étais curieux de voir sa peinture.

Le lendemain matin, dans le hall d’entrée du casino, là où les toiles étaient accrochées, j’ai vu Joe qui parlait avec le peintre. Je connaissais son visage que des journaux avaient dévoilé la veille. 

- René Magritte, le héros du jour.

- Héros, héros ! Il ne faut rien exagérer.

- Je n’exagère pas. Quand mon père achète une toile, c’est que le peintre est célèbre. Ou le deviendra.

Nous étions sortis. Il s’était assis sur les marches de pierre.

- En réalité, il ne s’y connait pas tellement. Mais s’il juge le peintre ambitieux, il organise sa carrière comme un jeu de stratégie. Bouche à oreille, expo, rareté, un scandale si ça peut aider à la notoriété.

- Nous ne sommes pas riches, Pierre. Etre riche, c’est vulgaire. Nous sommes fortunés. Très fortunés. Et moi, je m’ennuie.

J’ai appris plus tard que son père était surnommé l’empereur et que Joe, pour son vingt et unième anniversaire, avait reçu en cadeau un petit Piper.

Depuis, et jusqu’à la fin de sa vie nous nous sommes revus à de nombreuses reprises. Est-ce que nous étions devenus des amis ? Je le crois, oui.

J’ai revu Joe un an plus tard. Il mangeait à une table voisine de la mienne dans un restaurant réputé où j’avais invité un client important.   

Il était accompagné d’une jeune femme très élégante, et très séduisante. Lorsqu’elle éclatait de rire, les convives des tables proches des nôtres se tournaient vers elle en souriant.

Elle portait une robe de satin d’un bleu intense qui la moulait depuis la poitrine jusqu’aux genoux. Elle s’était levée au moment ou Joe nous avait présentés.

- Hélène, ma fiancée.

Mon invité la regarda davantage qu’il n’écouta les propos que je lui tenais.  Il leva la main.

- Il faut fêter cette rencontre au champagne. Les affaires, nous en parlerons un autre jour.  

Un serveur vint joindre nos tables.

Hélène jouissait d’être l’objet du regard admiratif de mon invité. Moi, je m’efforçais d’être discret tandis que Joe se tenait droit sur sa chaise, les bras croisés pour écouter sa fiancée.

Elle minaudait. Mon invité lui faisait des compliments auxquels elle répondait par des :

- Vous exagérez.

Après le repas, c’est lui qui suggéra de prendre un dernier verre ailleurs. Joe avait poliment refusé mais Hélène, toute excitée, avait répondu :

- Oh, oui !

J’avais dit que ma femme m’attendait, et je les ai laissés.

La vérité je l’ai apprise plus tard. Hélène n’était pas la fiancée de Joe. Une maitresse occasionnelle. Lorsque mon invité avait proposé un dernier verre, elle avait pressenti l’amant riche qu’il pouvait devenir. Quelques jours plus tard, elle était devenue sa maitresse.

La dernière fois que j’ai revu Joe, ce fut quatre ans plus tard. Nous habitions la campagne, et cet après-midi là j’étais seul à la maison. La sonnette a retenti. Je suis allé ouvrir, c’était Joe accompagné d’une très jolie femme qui ressemblait à ces mannequins que les magasines de mode affichent en page de couverture. Peut être l’avais-je déjà vue à la Télévision, je serais incapable de le dire, mais son visage me paraissait familier. Peut être parce que ces jolies femmes en couverture de magasine se ressemblent fort.

Je regardais Joe mais, je l’avoue, c’était pour ne pas regarder trop avidement sa compagne.

La poitrine triomphante sous un col roulé, les hanches serrées dans un pantalon impeccablement coupé, les lèvres entr’ouvertes, tous ces symboles de la sensualité féminine que véhiculent les fantasmes masculins, je m’efforçais de ne pas les regarder. Je me sentais rougir parce que j’avais le sentiment que Joe se moquait de mon attitude.

- Pauline et moi, nous rentrions. Je me suis souvenu de ta nouvelle adresse, et j’ai voulu te saluer. Je ne te dérange, pas ?

Pauline me souriait.

-Elle était en Espagne avec moi. Nous étions fatigués. Nous ne sommes pratiquement pas sortis de l’hôtel.

- Joe !

En me regardant, son sourire s’était élargi. Je crois qu’elle a mouillé ses lèvres.

- Je te téléphonerai. Allons Pauline.

Il la poussa vers la porte, la main posée sur ses fesses.                   

Plus tard, j’ai su qu’il avait revu Henry, un ami célibataire, qui n’avait d’autre occupation que d’être toujours amoureux de la femme de ses amis. Cela mettait du sel dans sa vie. Sans aucune vergogne, il fit la cour à Pauline qui, disait Joe, paraissait hésitante. Elle savait que Joe était riche, comme elle disait, mais Henry paraissait très riche lui aussi. S’il l’était plus que Joe, cela lui conférerait un charme supplémentaire.  

- Il ne faut pas se fier au physique des femmes. Ce n’est pas parce qu’elles sont belles qu’elles ne pensent pas.

Joe aimait faire preuve de cynisme. Henry, Pauline et Joe ne se quittaient plus. Avant de sortir, ils prenaient l’apéritif ensemble. Toujours le même. Un whisky pur malt de quinze ans d’âge. Un soir, il n’avait pas eu envie de sortir, il avait versé du poison dans la bouteille. Il n’aurait qu’à ne pas toucher à son verre.

Ils trinquèrent en levant leur verre à la hauteur des yeux. Joe n’avait pas touché au sien de sorte qu’il vit Pauline et Henry redresser la tête avant de s’enfoncer dans leur fauteuil.

Il regarda son verre auquel il n’avait pas touché. Il le vida d’un trait

 

 

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La femme abandonnée

 

Quand on aime vraiment, faut-il souhaiter la mort de l’amant plutôt que d’accepter qu’il vous abandonne, qu’il soit vivant ? Heureux peut être ? Avec une autre ? Des réflexions de toute nature me traversaient l’esprit. En revanche la nuit, c’est à lui que je songeais.

Un jour, à Paris où je me rendais de temps à autre,  je suis passée devant une boutique de lingerie fine. A l’intérieur, c’était des objets érotiques qui étaient exposés. Un instant, j’avais été tentée de sortir. Puis, sans dire un mot, j’ai désigné à la vendeuse un vibro-masseur.

- Vous avez une préférence pour la tête ?

Liliane avait vraisemblablement raison. On aime avec son cerveau, et on aime avec son corps. Les deux, pas nécessairement en même temps. Alors, l’amour ?

- Je sais ce que c’est que d’être jetée.

Elle disait : jetée. C’était plus parlant qu’abandonnée. A son tour, elle les jetait lorsqu’elle avait épuisé leurs ressources. Ou pour le plaisir. Et s’il fallait les payer d’une manière ou d’une autre, comme on dédommage une prostituée, elle le faisait sans hypocrisie. On paye bien un repas.

C’était devenu une habitude. A deux, le soir, nous  vidions une bouteille de vin rouge dont nous jugions de la qualité comme de véritables amateurs.

A plusieurs reprises, Liliane passa me prendre à l’heure du déjeuner. Il parait, disait-elle, qu’un bon repas contribue à atténuer les peines de cœur. Ne dit-on pas que l’offre d’un dernier verre constitue une invitation à se mettre au lit ? Il existe une intense relation entre le cœur et l’estomac, c’est Liliane qui l’affirmait.

L’endroit qu’elle préférait était le restaurant situé près de l’abattoir communal. Les viandes y étaient succulentes. La clientèle était constituée de bouchers, ceux de l’abattoir au calot blanc sur la tête, ceux qui tenaient boutique et venaient de passer leur commande, de quelques hommes seuls et parfois d’un ou deux couples dont l’ambiance et l’odeur de l’endroit excitaient l’imagination. On y parlait assez fort mais on y entendait rarement des grossièretés.  

Très vite, j’y devins aussi familière que Liliane. Le gérant du restaurant et les bouchers nous faisaient un salut de la main, et disaient : bonjour madame Julie ou madame Liliane. Personne ne fit jamais une remarque déplaisante à l’endroit de deux jeunes femmes qui appréciaient cette atmosphère d’hommes robustes aux rires faciles, et aux mains qui avaient trempé dans du sang un peu plus tôt.

Liliane avait eu des aventures qu’on dit sans lendemain. Sans en refuser beaucoup.

- La vie est courte, Julie. Le jour où je n’en aurai plus, c’est que mon corps sera devenu tellement moche que ça ne vaudra plus la peine de vivre. C’est le regard des hommes qui te rend belle.

Avant de rentrer, le corps abandonné  elle ajoutait :

- Fais-toi belle, toujours. Moi, je me parfume partout, ça les rend fous.

A l’approche des vacances du mois de Juillet, Liliane  proposa de passer huit jours au Club Méditerranée au Maroc, un endroit à la mode.

- Tu verras, ça change les idées.

Ce fut Liliane qui s’occupât des réservations.

Leur chambre, au rez-de-chaussée s’ouvrait sur la piscine et la terrasse. Tout près d’une piste de danse. Liliane, le soir, était sur la piste, le paréo autour des reins. Elle avait beaucoup de succès.

- Tu devrais danser. C’est agréable et ça ne t’engage à rien de plus.

Un des animateurs, un soir, m’invita à danser. C’était un bel homme qui aimait à montrer ses muscles, toujours souriant et constamment agité par le rythme de la musique.

- Tu aimes le club ?

Il était torse nu, vêtu de son seul paréo. Il me serrait contre sa poitrine et il avait porté son ventre contre le mien. Je n’avais pas tenté de l’écarter, et lorsqu’il me dit en souriant :

- Tu viens dans ma chambre ?

Je n’avais rien répondu mais je l’avais suivi.

A quelques kilomètres de la ville sur la grand’ route, il y avait une discothèque fréquentée par des dragueurs et des femmes qui souhaitaient se faire draguer. Les jeunes gens qui ne songeaient qu’à boire et à danser se rendaient plutôt au disco-bar, un peu plus loin. Des frontières impalpables, comme dans la vie réelle, se constituaient dans le monde de la nuit selon les affinités et les âges. Chez les plus âgés, souvent, les sentiments s’exprimaient dans l’urgence. La distinction paraissait évidente à des yeux avertis.

Liliane y rencontrait parfois le videur de la discothèque, un robuste personnage, fruste d’aspect,  d’une animalité impressionnante, surnommé el Toro. Un homme que personne ne connaissait très bien. Il l’emmenait dans sa chambre, et sans échanger beaucoup de mots, c’est elle qui en disait le plus, ils faisaient l’amour.

Parce qu’elle le lui avait demandé, c’est moi qu’il avait emmenée dans sa chambre, un grenier aménagé d’une table, d’une chaise, d’un poêle et d’un lit métallique. Elle m’avait dit, un soir :

Lorsque tu avales un médicament, tu te poses des questions particulières ? Tu verras comme on raisonne mieux lorsque le corps est calmé. Même l’amour qu’on porte à un autre homme devient plus vrai. La première fois, il suffit de fermer les yeux.

Le jour n’était pas encore levé quand Je réveillai Liliane qui sommeillait dans la voiture, sur le parking, une couverture tirée jusqu’au cou. Je pleurais. Je voulais rentrer au plus vite. Je me dégoûtais. Je voulais me laver. 

- Classique.

Au bout de quelques jours, je me regardais sans honte dans le miroir. C’est vrai que les caresses amoureuses de quelque nature que se soit ne laissent pas de trace. Le viol le plus insupportable est celui du cerveau.

Nous avons recommencé l’expérience plusieurs fois. Avec des hommes de hasard  jamais rencontrés ailleurs qu’à la discothèque. Ce ne furent pas des réussites dont on reste marquées. Même lorsque ce fut avec El Toro. Avec El Toro, j’ai eu la preuve que Liliane avait raison. C’était comme une amère médication.

C’est le jour où il m’avait retournée sur le ventre, et qu’il m’avait frappée que je m’étais promise de le tuer. Parce que je ne m’y étais pas opposé. Il y a des hommes qui ne méritent pas de vivre. Ceux pour qui les femmes ne sont que l’instrument de leurs fantasmes honteux. L’objet soumis et humilié de leurs obsessions. Ceux qui…C’était Liliane qui avait trouvé la définition la plus juste.

- Des hommes en trop.

Nous étions dans l’arrière-boutique de l’officine. Là où Liliane serrait dans une armoire les substances dangereuses, drogues et sans doute quelques poisons. Des boites de poudre, de petites fioles au liquide incolore que distinguait seulement l’inscription qui figurait sur l’étiquette.

Nous étions retournées deux fois encore à la discothèque. La seconde fois, nous avions appris qu’El Toro avait été retrouvé mort dans son lit. Un arrêt cardiaque, semblait-il. On ne lui connaissait personne de proche. On ne connaissait pas son nom véritable. Il travaillait illégalement.

Quelques jours plus tard, il avait été enterré dans la partie du cimetière réservée aux indigents. Le patron de la discothèque avait engagé un autre videur. Un robuste gaillard que les clients baptisèrent : el Toro.

 

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Une aventure

 

Une aventure 

 

Il ne vivait pas encore avec Clotilde.

Clotilde, il l’avait rencontrée à l’Archiduc, un bar à la mode, où se pressaient les amateurs de musique de jazz. A partir de onze heures du soir, il était impossible d’y circuler. Pour se déplacer, il fallait se creuser un chemin parmi les consommateurs collés les uns aux autres en s’excusant pour la forme et en levant son verre au-dessus de la tête. Autant de balises liquides qui indiquaient que quelqu’un, homme ou femme, se trouvait en dessous. Face à face, corps contre corps. Ce soir là, c’était Clotilde et lui.

- Je vous offre un verre ?

- Si nous parvenons au comptoir, avec plaisir.

Quelques heures plus tard, ce fut Clotilde qui demanda :

- On va chez toi ou chez moi ?

Clotilde était divorcée. Elles sont nombreuses les femmes divorcées. Il arrive que les maris se séparent de leur épouse durant leur mariage sans qu’elles en soient averties. Lorsqu’elles le sont, à moins d’un arrangement de convenance, le couple divorce pour de vrai. Parfois, il le regrette.

Pierre et elle s’étaient revus les jours suivants. Elle avait demandé le premier jour :

- Tu veux revenir ce soir ?

Il ne savait pas ce qu’il devait répondre. Elle avait été ardente.

Elle avait fixé les règles.

- On couche mais on ne s’est rien promis.

Sans s’être rendu compte du temps qui passait, Pierre et elle vivaient pratiquement ensemble depuis trois ans. Parfois, lorsqu’il se taisait, elle craignait qu’il ne s’ennuie. Alors que le temps des confidences à cœur ouvert n’était pas encore venu.

Ils formaient, croyait-elle, une sorte de ménage incertain mais installé. Elle avait été séduite par ce garçon un peu plus jeune qu’elle qui ne demandait qu’à apprendre ces gestes que beaucoup de jeunes gens prétendaient connaitre de façon innée mais dont ils usaient maladroitement face à des jeunes femmes prêtes à toutes les découvertes.

Aux gestes mécaniques de l’amour, elle donnait un rythme qui les rendait différents en fonction d’une dramaturgie imperceptible qui variait selon l’heure ou les endroits. Clotilde faisait l’amour sans abandon véritable mais soucieuse du plaisir partagé.

Elle préservait sa liberté en n’appartenant à personne.

- Le jour où moi ou toi, on a envie d’être seul, il suffit de le dire.

C’était sa façon à elle, sans blesser son partenaire, de dire qu’ils n’étaient pas unis pour la vie. Ou que de temps à autre, une rencontre inattendue pouvait se produire sans qu’il s’agisse d’une rupture définitive. C’est ce qu’elle appelait : être de bons amis.

Elle avait eu quelques aventures. De celles qui naissent, et se défont tout aussi vite, à partir d’un regard plus appuyé, presque par lassitude, pour ne pas dire non ou parce qu’on a envie de dire oui à quelqu’un.

 Pierre était arrivé à un moment décisif mais elle doutait déjà du pouvoir qu’elle pouvait exercer sur un homme.

-Si nous allions à Paris ?

C’était en septembre, les jours étaient encore beaux. Elle avait rêvé pour elle et pour lui que ce soit comme le jour d’une première rencontre. De celles qui surviennent par hasard sans en connaitre la fin. Un instant épargné du temps.

C’était un week-end de Foires commerciales, la plupart des hôtels affichaient complet. Celui qu’elle avait retenu n’était pas très luxueux mais il était situé à proximité du Boulevard Saint-Germain et des brasseries aux terrasses illuminées. De plus en plus souvent elle cherchait des endroits animés. Elle avait parfois le sentiment que le silence risquait de les séparer.

- C’est tout ce que j’ai pu trouver. Tu n’es pas trop déçu ?

La chambre était petite, le lit en occupait la plus grande partie. Elle avait ôté sa blouse et sa jupe avant de défaire les valises. Elle se savait attirante. Ils étaient si proches l’un de l’autre qu’à chaque fois qu’elle passait près de lui, il sentait l’odeur de sa peau mêlée à celle de son parfum. Un parfum qu’il lui avait offert.

Il avait le ventre contracté. Peut-être était-ce l’atmosphère de cette chambre ? Les hôtels pour beaucoup, hommes ou femmes, suscitent la même sensation que celle que leur procure le sentiment de commettre un adultère.

Elle s’était tournée vers lui. Il la trouvait belle.

- Tu veux faire l’amour ?

Sa voix était claire. Elle posait la question de la même manière que si elle avait demandé s’il voulait un verre d’eau.

- Je crois que j’ai envie de toi.

- Tu crois que tu en as envie ou tu en as envie ?

Elle riait.

- Si nous voulons aller au restaurant, nous n’avons pas de temps à perdre, je vais prendre un bain.

Elle avait ouvert le robinet de la baignoire, et elle avait ôté sa culotte et son soutien-gorge. Elle était entrée dans l’eau pendant qu’il la regardait, troublé par ce corps si tranquille. Elle avait tendu la main.

- Tu veux prendre un bain avec moi ?

Lorsqu’ils étaient sortis de l’hôtel, il faisait déjà nuit.

Clotilde s’était accrochée à son bras, sa cuisse touchait la sienne comme si leurs corps se cherchaient encore. Ce sont ces attouchements là, si vite oubliés, qui marquent le corps des amants véritables.

- Est-ce que ce que tu connais le Harry’s bar ? C’est un endroit fantastique. Au sous-sol il y a un piano, et si tu le lui demandes, le pianiste te joue des airs d’autrefois.

- Non, je ne connais de bar que l’Archiduc.

Le bar était pratiquement vide. Toutes les lampes n’étaient pas encore allumées. Il était trop tôt.

Pour Clotilde, c’étaient des souvenirs qui lui étaient propres. Elle eut peur soudain des souvenirs qui appartenaient à Pierre. Certains d’entre eux probablement appartenaient aussi à une autre.

C’est à cette époque que Clotilde devint amoureuse de Pierre. A quoi reconnait-on qu’on devient amoureuse ? Clotilde s’efforçait de le savoir en femme rationnelle qu’elle était. Elle pensait que ce n’était pas lié au plaisir que lui procuraient ses caresses.

La présence de Pierre lui devenait indispensable. Pour qu’il ne s’en rende pas compte, à quelques reprises elle lui avait demandé de ne pas venir la voir. L’absence, se disait-elle, est un adjuvent à l’amour. L’absence ?

Ce jour-là, au téléphone, elle avait prétexté la venue inopinée d’un ami.

- Tu ne m’en veux pas ? C’est ce dont nous étions convenus. Un ami étranger vient me voir.

- Tu ne me dois pas d’explications, Clotilde. Nous sommes d’abord de bons amis, non ?  Tu me donneras un coup de fil après qu’il soit parti.

En revanche, une autre fois, toujours au téléphone cet intermédiaire sans visage, elle lui avait reproché de ne pas l’avoir prévenue.

- Tu ne m’as pas prévenue que tu ne viendrais pas.

- Je t’ai appelée cet après-midi.

- Tu aurais pu appeler hier soir. Je ne t’aurais pas attendu de toute la soirée. Peu importe avec qui tu étais, ne serait  ce que par courtoisie.

Elle faisait preuve de mauvaise foi mais c’était par amour. Clotilde se demandait avec qui elle vivait. Elle pensait qu’elle devrait rompre avant qu’il ne soit trop tard. Ses relations avec Pierre devenaient ridicules. Un soir, quelques mois auparavant, alors qu’elle ne lui demandait rien, il avait dit, dieu sait pour quelle raison, qu’elle ne devait rien attendre de lui.

- Je ne suis pas un homme équilibré. Je n’ai rien à offrir à une femme.

C’était une forme de dépression sans doute. De rejet de soi-même.

Clotilde avait besoin d’une rencontre. Ne serait-ce que pour son équilibre, pensait-elle. Et pour celui de Pierre en fin de compte. C’était en Italie qu’elle se produisit. Elle se trouvait dans une tout petite ville proche de  Florence. L’hôtel dans lequel elle logeait près de la Grand-Place ouvrait sous les arcades. Hôtel des Arcades. Elle devait rencontrer son fournisseur le lendemain.

D’habitude, elle logeait à Florence  mais ce jour là, moite de chaleur, elle n’avait pas eu le courage de prendre un bain, de se changer et de s’y rendre.

Elle décida de diner à l’hôtel dans une petite salle généralement vide qui donnait sur la cour arrière. La carte n’était pas fort riche mais ce n’est pas de manger dont elle avait envie.

Elle prit un bain et les cheveux encore humides serrés autour de son visage, elle s’installa au restaurant. La salle était vide. Le patron qui avait noué un tablier autour du ventre la servit en souriant.

- C’est pour moi, je vous l’offre.

Il avait apporté une carafe de Chianti qu’elle vida en attendant le repas. Le vin était bon, elle avait envie de boire.

Un peu plus tard, un homme était entré. Un client de l’hôtel, lui aussi probablement. Il avait scruté la salle. Il avait regardé Clotilde. Ils étaient deux désormais. Il eut un sourire et s’approcha de la table de Clotilde.

- Vous ne pensez pas que ce serait sinistre si nous mangions, seuls, chacun à un bout de la salle ?

- C’est vrai.

- Mon nom est Pierre Louvier.

Il s’assit en face d’elle. Il commanda une bouteille de vin florentin. Pétillant. Du Lambrusco.

- Vous verrez, il surprend au début.

Elle n’en avait jamais bu.

Il était français et comme elle, il achetait. Pour une chaine française.

- Moi ce sont des pulls.

Après le repas, elle était un peu ivre, elle dit qu’elle allait se coucher. Elle avait mis une chemise de nuit et rejeté les draps. Mais elle n’avait pas fermé la porte. Elle entendit frapper à la porte et elle alla ouvrir.

Le lendemain, Pierre Louvier avait quitté l’hôtel avant même qu’elle ne descende. Peut être qu’elle avait rêvé ?

Etrange phénomène que l’amour. Les peaux se conviennent, parfois les sentiments se conviennent également. On se sépare parce qu’on craint celui ou celle qu’on  deviendra. On se fuit. On fuit encore et on regrette le premier amour. Il rassure. C’est ça l’amour ? Une anxiété qui apaise ?

Lorsque Pierre avait appris que son oncle était mort, il avait décidé de se rendre à ses funérailles.

- Tu reviendras ?

Il n’avait jamais pensé que Clotilde lui poserait la question. C’est au lit, souvent, que les hommes ou les femmes posent les questions auxquelles il est difficile de répondre.  

Ce ne devait être qu’une aventure.

 

 

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Un week-end à barcelone.

 

C’était à Barcelone, Franco était mort. C’est le roi Juan-Carlos qui était en titre le maître du pays depuis qu’il s’était présenté au parlement en disant que le  chef des armées, c’était lui, et que le temps de la dictature, c’était f-i-n-i, fini. Je ne me souviens plus des mots qu’il avait réellement prononcés mais le sens en était celui que je dis,  Esteban me l’a confirmé vingt ans plus tard.

Je retournais assez souvent à Barcelone sans le dire à Esteban. Pour les miens, j’inventais un motif d’affaires. C’était une sorte de respiration dont j’avais le sentiment qu’il m’était nécessaire pour continuer de vivre.

Barcelone est une ville que j’aime pour cet étrange destin que les Barcelonnais ont en commun : les admirateurs de la Sacra Famiglia qui sont persuadés que le travail interrompu y reprendra un jour. Ceux qui disent qu’ils ne sont pas espagnols mais catalans.

- Nous n’avons rien contre les espagnols, nous sommes différents, c’est tout.

Ceux qui ne veulent connaitre de Barcelone que la partie de la ville qui monte et rejoint Montjuich.

- Miro, vous connaissez ?

Ceux qui vont et viennent sur les Ramblas et qui disent que Barcelone, ce sont les Ramblas. L’écrivain Valdez Montalban qui prétend s’y connaitre mieux en cuisine qu’en littérature. Et combien d’autres encore…

 C’est vrai qu’ils sont différents du reste des Espagnols.  Ils disent qu’ils ne sont pas de cette Espagne d’on  ne sait pas très bien si c’est un pays européen ou une partie égarée du continent africain.

Avant de mieux les connaitre, je craignais que de s’opposer à leur dires quels qu’ils soient, mêmes les plus anodins, leur feraient jeter ce masque d’honorabilité qu’ils arboraient pour sortir un couteau. Tuer par orgueil ne constitue pas un meurtre à leurs yeux. Vive la muerte a dit un général de Franco avant de tirer sur les républicains.

Je le répète. J’aime Barcelone même si je n’aime pas les grands boulevards tracés au cordeau qui aboutissent au Barca d’un côté et au Grands Magasins de l’autre. En revanche, moi qui descend toujours à l’hôtel Colon et qui en serai vraisemblablement le dernier client avant qu’il ne soit transformé, je n’y vais pas pour sa proximité avec la Cathédrale mais pour sa proximité avec les ruelles étroites où se trouvent les bars à filles.

Esteban l’avait dit :

- Je me demande si au fond de nous-mêmes nous ne regrettons pas Don Quichotte prêt à mourir pour ses idées.

- Ne me dis pas qu’il vous arrive de regretter le temps de la guerre civile ?

Pour des idées ? Ou pour jouer avec vos vies ?

- Vive la Muerte est une formule qui nous définit bien.

La première fois que je suis venu à Barcelone, c’était clandestinement. Dans un sac de toile, parmi des

vêtements  roulés en boule, se trouvaient cinq pistolets

destinés  à cinq jeunes partisans qui étaient décidés à se battre contre les franquistes, les armes à la main.

L’un d’eux, un futur médecin au visage aigu, aux yeux et aux cheveux  noirs m’avait proposé de les prendre à l’endroit qu’il m’avait désigné et à les apporter à un lieu proche la frontière qui sépare l’Espagne de la France. Là quelqu’un les prendrait en charge pour traverser la frontière. Ce futur médecin, c’était Esteban. Le temps et le hasard avaient fait de nous des amis ‘ à la vie à la mort ’.

J’avais accompagné le passeur. C’est moi qui avais apporté les armes à Esteban et ses amis. Ils étaient cinq. Quatre garçons et Juanita.

C’est durant cette nuit là que l’Espagne de Franco venait de basculer. Personne ne s’intéressa au jeune adolescent qui venait d’être privé d’un acte d’héroïsme auquel il avait rêvé toute la nuit.

Aujourd’hui, vingt ans plus tard, je ne sais pas pourquoi mais je voulais revoir Juanita qui m’avait ramené chez elle cette nuit-là. Cette nuit qui avait été une césure dans ma vie. Est-ce d’ailleurs de moi dont je parle aujourd’hui ? Nous nous étions aimés longtemps. Dieu sait ce que nous voulions oublier. Elle savait, peut-être qu’elle ne voulait pas le savoir, que j’avais une épouse qui n’avait pensé qu’à moi cette nuit là.      

Juanita a été surprise de me revoir. Elle était professeur d’architecture, m’a-t-elle dit. Elle avait un compagnon qui avait dû s’absenter.

- Vous voulez faire sa connaissance ? Vous pouvez dîner avec nous. Oui, je me souviens. C’était une époque étrange.

Je suis rentré à l’hôtel qui m’a paru soudain plus vieillot. Le lendemain, j’ai repris l’avion pour  rentrer. Je n’ai jamais plus mis les pieds à Barcelone.

 

 

 

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Un menteur par vocation

 

Je le vois bien, mon imagination se tarit. Le nombre de pages de mes nouvelles se réduit. Et d’une construction qui raconte et distribue les évènements,  je ne laisse plus voir que les quelques pages de ce qui dans d’autres nouvelles, plus longues, était la chute.

Je dois en conclure que bientôt mes histoires se suffiront du point final.

Il m’arrive de penser à «  la guerre de Troyes n’aura pas lieu », la pièce de théâtre de Jean Giraudoux.  Au son  unique tiré de la trompette de Sosie qui était, à ce qu’il disait, le son ultime d’une composition bien plus longue et tarabiscottée, et que de cette manière il l’exprimait sans fioritures.

J’ai toujours été un taiseux. En réalité, j’ai  toujours aimé  discourir mais à voix si basse que j’étais le seul à m’entendre. Il est plus que temps que je parle de moi à haute voix.

Je suis né le 19 novembre 1926 à Czestochowa en Pologne. Si je n’y étais pas retourné de très nombreuses années plus tard « pour voir », je serais incapable de dire à quoi ressemblait et ressemble aujourd’hui cette ville de plus ou moins 250.000 habitants dont une grande partie de la population était juive, m’a-t-on dit.

J’imagine que mon père et ma mère la connaissaient, eux, pour y avoir vécu jusqu'à ce qu’un policier de ses amis eut prévenu mon père qu’il serait arrêté dès le lendemain. Il défendait les travailleurs, ce n’était pas très bien vu par les autorités.

A partir de là, j’ignore si c’est mon imagination qui a nourri mes souvenirs ou si ce sont les images fugitives d’un cerveau de gosse qui a nourri les textes littéraires qui j’y ai consacrés.

J’avais 8 ans lorsque mon histoire a commencé réellement et s’est poursuivie sans discontinuer jusqu’à ce jour. Ce jour dont j’ai le sentiment qu’il est le premier des derniers à venir.

Entre le jour de ma naissance et l’âge de huit ans, je ne me souviens que d’images disparates.

Un lit cage dans la cuisine, ma paume brulée par un gâteau retiré du four. La rue Van Helmont et l’épicerie  sur le seuil de laquelle trônait un tonneau de fromages surets. Les diables de réglisse tout noirs achetés rue des Bogards. Des frites mangées après une séance de cinéma le dimanche après-midi dans la cour du patronage.  Et enfin l’arrivée à l’école de la Justice et ma première place au cours de religion dispensé par l’abbé Allard. .

Depuis, je peux tout raconter sans mentir ni à moi ni à d’autres. Ou alors mentir  pour me servir de mes souvenirs plus ou moins arrangés comme  matière première plutôt que d’inventer purement et simplement. 

Je n’avais pas plus de vingt ans lorsque la guerre, celle de 40 s’est achevée. Est-ce que chaque génération est astreinte  à une grande tuerie dont le souvenir le marquera durant toute sa vie. Est-ce qu’aux yeux de ceux qui sont nés après cette guerre, j’apparais aussi incongru que ne le furent à mes yeux les survivants de la guerre précédente, celle de 1914, dont on célèbrera le centenaire ?    

Peu importe les discours conventionnels et saugrenus qu’un  ministre tiendra. Plus personne ne le corrigera.

Je me souviens d’un âne que Claude, mon ami à la vie à la mort de ce temps-là, et moi, nous promenions dans la rue principale à la veilles d’élections. L’âne portait une pancarte qui disait : le suis un âne,  je ne vote pas communiste. Ni l’âne ni les communistes ne furent élus.

Je me suis marié quelques années plus tard à celle que j’avais promis d’aimer le plus longtemps possible. A celle qui, elle, m’a aimé toute sa vie. Elle est morte jeune.

J’ai le sentiment depuis quelques temps que moi aussi, je l’aurai aimée  jusqu’au dernier de mes jours.

Ma quatrième vie, celle que je suis en train d’achever, il me semble qu’elle ressemble  à celle que l’on décrit comme étant celle de l’adolescence. Alors, je rêvais et je pouvais tout attendre de mes rêves. Aujourd’hui que je risque de mentir en disant : à demain, j’éprouve le même sentiment de plénitude qu’alors. Comme alors,   je ne crains rien de l’avenir,  je le connais.

 

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Un meneur d'hommes.

René était le fils d’un professeur de collège qui avait quitté sa femme alors que René n’avait que huit ans. Il était parti un matin, et n’était jamais revenu. Elle avait trouvé une lettre qui disait : je pars. De ce jour-là, elle se mit à haïr tous les hommes.

- C’est toi le seul homme de ma vie.   

Souvent, elle faisait porter à René des vêtements de couleur qui auraient mieux convenus à une fille. Personne ne se moquait de lui. A la première raillerie d’un condisciple, il s’était rué les poings en avant, et il avait frappé.

Nous avions fait nos études secondaires ensemble, René et moi. Nous avions renoncé à l’université. Les universitaires sont les prolétaires d’aujourd’hui.  Des prolétaires qui sont les défenseurs cultivés des oppresseurs.  Au même titre que les policiers dont le rôle est de défendre aussi ceux qui oppriment. Nous, nous voulions être parmi les opprimés.

René disait : nous détruirons le beau monde pour construire un monde plus beau. De gré ou de force.

- Et la liberté?

Quel rapport, ajoutait-il. La liberté, c'est comme un adultère commis sur le sable. Il terminait avec emphase: La première marée l'efface. Nous avions vingt ans.

C’est ensemble que nous avions décidé de nous affilier au parti communiste, le parti des travailleurs.

- Tu comprends ? Avoir un idéal de fraternité mais rester hors du combat, c’est indécent.

Au début, Alphonse Delomme, le député communiste de la région s'était inquiété de ces fils de petits bourgeois qui venaient rejoindre le Parti.

- Ce n'est pas un club pour rhétoriciens.

Soit, avait-il dit, il nous jugerait à notre travail. Parce qu'il dirigeait le journal régional du parti, il se déchargea sur nous du travail de réécriture des nouvelles que lui communiquaient les délégués d'usine.

Nous, nous ne faisions pas de fautes d'orthographe, et il nous arrivait, le soir, d'aller aider l'imprimeur du journal de la classe ouvrière.

Il nous avait confié à Marc Moreau, le secrétaire régional des Jeunesses communistes. Trapu, le visage creusé, parlant fort, Marc ne tenait pas en place. Il s'épanouissait dès qu'un auditoire lui faisait face. Peu importait qu'ils fussent nombreux ou non, généralement ils ne dépassaient pas une dizaine, les jeunes ouvriers qui consacraient deux heures par semaine à la cellule dans l'arrière salle d'un café.

Lorsqu'ils étaient deux, c'était de René et moi qu'il s'agissait. Marc faisait notre éducation en parlant d'Histoire, en citant Marx et Lénine, en évoquant la commune de Paris, les luttes ouvrières qui préparent la société de demain, et la place que chacun d'entre nous devait occuper.

René trouvait qu’il était trop didactique.

Lorsque Max est mort, un malaise cardiaque, c’est René qui devint  secrétaire des jeunesses communistes de la ville. Elles n’étaient pas nombreuses ces jeunesses, et préféraient les racontars des filles aux allocutions vibrantes de René.

René apprit à écrire des mots qui étaient des coups de poing. Des mots qui figuraient sur les tracts qu’il distribuait à l’entrée des usines. Il était devenu agit-prop. Agitation et Propagande. C’était un travail important.

Paul Perrin était le fils du propriétaire de l’usine qui se trouvait  derrière la gare, le quartier populaire de la ville. Il avait fait ses études avec nous mais les avait poursuivies pour devenir ingénieur. Un jour, vraisemblablement, il dirigerait l’usine de son père.

Le personnel lui portait le respect qu’il portait à son père, et l’appelait monsieur Paul. Lui tutoyait tous les ouvriers. Son père lui avait dit :

- Si tu ne le fais pas, ils diront que tu es prétentieux. Que tu établis une barrière entre eux et toi.  

Un jour, nous nous trouvions devant l’usine de monsieur Perrin, c’était durant la pause de midi, des ouvriers qui fumaient en bavardant s’écartèrent pour laisser passer la voiture de Paul Perrin, une petite M.G décapotable qui ne disposait que de deux sièges, et une banquette à l’arrière pour y poser un bagage.   

- ça, c’est de la voiture !

Louis, un des plus anciens membres du personnel, secouait la tête.

- On le sait, Louis que c’est de la voiture. Tu nous le répètes tous les jours.

- Parce que c’est la vérité. C’est moi qui la lave. Je la connais mieux que monsieur Paul.

Il en était fier.

René s’était glissé parmi eux. Il distribuait une feuille ronéotypée qui était le journal de la section du parti.  

Il interpella Louis.

- Il se l’est offerte avec l’argent que son père amasse grâce à votre sueur.

Louis avait haussé les épaules.

- Si tous les patrons étaient comme lui, toi et ton parti, vous pourriez fermer votre boutique.

La plupart des ouvriers parlaient entre eux sans faire attention à lui. René souriait mais son regard avait durci.

- C’est pour eux que nous devons nous battre.

C’est vers cette époque que je me suis détaché du parti. Je dois bien l’avouer, c’était de ma part une attitude romantique que celle de mon adhésion au parti. La révolution enflamme la plupart des jeunes bourgeois alors que ce sont les classes populaires qui devraient souhaiter l’explosion de nos sociétés figées.

Pendant longtemps, René et moi nous nous sommes revus comme si rien n’avait changé. Son caractère cependant s’est modifié lorsqu’il avait appris que Gisèle, la fille d’un contremaître de l’usine allait épouser Paul Perrin.

René était amoureux de Gisèle, la fille d’un travailleur qui avait entrepris des études d’institutrice. Il avait le sentiment d’être trahi à la fois par elle et par son père. Son père qui était  heureux de ce que sa fille, d’un seul coup,  gravisse de nombreux barreaux de l’échelle sociale.

- En couchant !

- On peut tomber amoureux de Pierre, non ?

- Quels cons ! Des esclaves consentants. Voilà ce qu’ils sont.

Je n’ai plus revu René. J’ai supposé qu’il poursuivait une carrière de leader populaire. Parfois, je me disais que mes préoccupations sociales n’avaient pas duré longtemps, et que René, lui, était resté fidèle à ses rêves d’adolescent. Etait-ce par compassion ou par goût du pouvoir ?

On est bête quand on est un adolescent. Je me souviens d’un mendiant à qui je n’avais pas donné l’aumône parce que c’était pour manger ; disait-il.

- Je veux bien si c’est pour boire.

Nous avions ri, René et moi. René disait :

- Ne jamais donner l’aumône. Que la vie leur soit dure, ça entretient la haine.

Le jour où il a tué le député Delomme, toute la ville en a été bouleversée. Au procès, il a dit qu’Alphonse Delomme se prenait pour une dame d’œuvres charitables. Les ouvriers, les prolétaires, comme il disait, n’étaient que des moutons. Ce n’est pas ainsi qu’on transforme le monde.

 

 

 

Un meneur d’hommes.

René était le fils d’un professeur de collège qui avait quitté sa femme alors que René n’avait que huit ans. Il était parti un matin, et n’était jamais revenu. Elle avait trouvé une lettre qui disait : je pars. De ce jour-là, elle se mit à haïr tous les hommes.

- C’est toi le seul homme de ma vie.   

Souvent, elle faisait porter à René des vêtements de couleur qui auraient mieux convenus à une fille. Personne ne se moquait de lui. A la première raillerie d’un condisciple, il s’était rué les poings en avant, et il avait frappé.

Nous avions fait nos études secondaires ensemble, René et moi. Nous avions renoncé à l’université. Les universitaires sont les prolétaires d’aujourd’hui.  Des prolétaires qui sont les défenseurs cultivés des oppresseurs.  Au même titre que les policiers dont le rôle est de défendre aussi ceux qui oppriment. Nous, nous voulions être parmi les opprimés.

René disait : nous détruirons le beau monde pour construire un monde plus beau. De gré ou de force.

- Et la liberté?

Quel rapport, ajoutait-il. La liberté, c'est comme un adultère commis sur le sable. Il terminait avec emphase: La première marée l'efface. Nous avions vingt ans.

C’est ensemble que nous avions décidé de nous affilier au parti communiste, le parti des travailleurs.

- Tu comprends ? Avoir un idéal de fraternité mais rester hors du combat, c’est indécent.

Au début, Alphonse Delomme, le député communiste de la région s'était inquiété de ces fils de petits bourgeois qui venaient rejoindre le Parti.

- Ce n'est pas un club pour rhétoriciens.

Soit, avait-il dit, il nous jugerait à notre travail. Parce qu'il dirigeait le journal régional du parti, il se déchargea sur nous du travail de réécriture des nouvelles que lui communiquaient les délégués d'usine.

Nous, nous ne faisions pas de fautes d'orthographe, et il nous arrivait, le soir, d'aller aider l'imprimeur du journal de la classe ouvrière.

Il nous avait confié à Marc Moreau, le secrétaire régional des Jeunesses communistes. Trapu, le visage creusé, parlant fort, Marc ne tenait pas en place. Il s'épanouissait dès qu'un auditoire lui faisait face. Peu importait qu'ils fussent nombreux ou non, généralement ils ne dépassaient pas une dizaine, les jeunes ouvriers qui consacraient deux heures par semaine à la cellule dans l'arrière salle d'un café.

Lorsqu'ils étaient deux, c'était de René et moi qu'il s'agissait. Marc faisait notre éducation en parlant d'Histoire, en citant Marx et Lénine, en évoquant la commune de Paris, les luttes ouvrières qui préparent la société de demain, et la place que chacun d'entre nous devait occuper.

René trouvait qu’il était trop didactique.

Lorsque Max est mort, un malaise cardiaque, c’est René qui devint  secrétaire des jeunesses communistes de la ville. Elles n’étaient pas nombreuses ces jeunesses, et préféraient les racontars des filles aux allocutions vibrantes de René.

René apprit à écrire des mots qui étaient des coups de poing. Des mots qui figuraient sur les tracts qu’il distribuait à l’entrée des usines. Il était devenu agit-prop. Agitation et Propagande. C’était un travail important.

Paul Perrin était le fils du propriétaire de l’usine qui se trouvait  derrière la gare, le quartier populaire de la ville. Il avait fait ses études avec nous mais les avait poursuivies pour devenir ingénieur. Un jour, vraisemblablement, il dirigerait l’usine de son père.

Le personnel lui portait le respect qu’il portait à son père, et l’appelait monsieur Paul. Lui tutoyait tous les ouvriers. Son père lui avait dit :

- Si tu ne le fais pas, ils diront que tu es prétentieux. Que tu établis une barrière entre eux et toi.  

Un jour, nous nous trouvions devant l’usine de monsieur Perrin, c’était durant la pause de midi, des ouvriers qui fumaient en bavardant s’écartèrent pour laisser passer la voiture de Paul Perrin, une petite M.G décapotable qui ne disposait que de deux sièges, et une banquette à l’arrière pour y poser un bagage.   

- ça, c’est de la voiture !

Louis, un des plus anciens membres du personnel, secouait la tête.

- On le sait, Louis que c’est de la voiture. Tu nous le répètes tous les jours.

- Parce que c’est la vérité. C’est moi qui la lave. Je la connais mieux que monsieur Paul.

Il en était fier.

René s’était glissé parmi eux. Il distribuait une feuille ronéotypée qui était le journal de la section du parti.  

Il interpella Louis.

- Il se l’est offerte avec l’argent que son père amasse grâce à votre sueur.

Louis avait haussé les épaules.

- Si tous les patrons étaient comme lui, toi et ton parti, vous pourriez fermer votre boutique.

La plupart des ouvriers parlaient entre eux sans faire attention à lui. René souriait mais son regard avait durci.

- C’est pour eux que nous devons nous battre.

C’est vers cette époque que je me suis détaché du parti. Je dois bien l’avouer, c’était de ma part une attitude romantique que celle de mon adhésion au parti. La révolution enflamme la plupart des jeunes bourgeois alors que ce sont les classes populaires qui devraient souhaiter l’explosion de nos sociétés figées.

Pendant longtemps, René et moi nous nous sommes revus comme si rien n’avait changé. Son caractère cependant s’est modifié lorsqu’il avait appris que Gisèle, la fille d’un contremaître de l’usine allait épouser Paul Perrin.

René était amoureux de Gisèle, la fille d’un travailleur qui avait entrepris des études d’institutrice. Il avait le sentiment d’être trahi à la fois par elle et par son père. Son père qui était  heureux de ce que sa fille, d’un seul coup,  gravisse de nombreux barreaux de l’échelle sociale.

- En couchant !

- On peut tomber amoureux de Pierre, non ?

- Quels cons ! Des esclaves consentants. Voilà ce qu’ils sont.

Je n’ai plus revu René. J’ai supposé qu’il poursuivait une carrière de leader populaire. Parfois, je me disais que mes préoccupations sociales n’avaient pas duré longtemps, et que René, lui, était resté fidèle à ses rêves d’adolescent. Etait-ce par compassion ou par goût du pouvoir ?

On est bête quand on est un adolescent. Je me souviens d’un mendiant à qui je n’avais pas donné l’aumône parce que c’était pour manger ; disait-il.

- Je veux bien si c’est pour boire.

Nous avions ri, René et moi. René disait :

- Ne jamais donner l’aumône. Que la vie leur soit dure, ça entretient la haine.

Le jour où il a tué le député Delomme, toute la ville en a été bouleversée. Au procès, il a dit qu’Alphonse Delomme se prenait pour une dame d’œuvres charitables. Les ouvriers, les prolétaires, comme il disait, n’étaient que des moutons. Ce n’est pas ainsi qu’on transforme le monde.

 

 

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Une histoire banale




Lorsqu’Hélène est morte, j’avais cinquante ans à peine. L’âge où on s’interroge quant à sa vie et quant à son avenir. Souvent trop tard pour changer quoi que ce soit. Changer, oui. Mais sans bouleverser ce à quoi on est habitué.
C’est une boutade que mon ami Robert répétait souvent. Changer de femme, c’est changer de vie. C’est parfois la transformer de fond en comble sans devoir changer de voiture.
J’avais toujours rêvé de faire ma compagne de Julie mais c’est Robert qu’elle avait épousé et moi dont elle avait fait son témoin de mariage. J’ai parfois eu le sentiment qu’elle aurait accepté que je devienne son amant. Mais Robert était mon ami. Plus tard, elle m’a dit qu’elle n’avait pas compris. Elle m’a demandé si je ne l’avais pas trouvée assez belle, ce jour-là ?
Les hommes souvent, après quelques années de mariage, rêvent de femmes différentes selon les différentes saisons de la vie ou de la journée. C’est surtout vrai durant la nuit lorsque, en caressant leur femme, ils évoquent celles qui figurent en couverture des magazines. Ou la femme d’un ami.
Autant que les hommes, les femmes ont leurs rêves. Un certain nombre d’entre-elles, si pas toutes. Elles rêvent d’hommes qui combleront leurs pulsions sexuelles. Et de celui qui à leur seule vue contribuera à améliorer leur image sociale. Ce sont rarement les mêmes. Les premiers sont jeunes en général. Et vigoureux.
Aux yeux de Julie, moi j’étais différent. Nous nous connaissions depuis si longtemps que ce n’était pas tromper son mari que de le faire avec moi. J’étais une sorte de double imparfait de Robert. S’il devait mourir avant elle, il aurait été heureux que je lui succède dans le lit de sa femme. Certaines nuits, je pataugeais dans ces idées saugrenues. Finalement sait-on ce qui est saugrenu ou non ?
Je pensais souvent à Julie. Au travers de sa silhouette, et plus précisément au travers de sa poitrine que j’imaginais dure et tiède. Pourquoi sa poitrine ? Ces pensées qui me tourmentaient du temps d’Hélène, c’est Hélène que j’accusais de les provoquer. Est-ce que tous les maris se ressemblent ?
Hélène, un matin, ne s’est pas réveillée. Durant la nuit son cœur s’était arrêté de battre. Le jour même Robert avait un accident de voiture qui le tuait sur le coup. Etrange coïncidence ! A se demander si les morts ne se donnent pas d’étranges rendez-vous.
Aux funérailles d’Hélène, j’ai reçu les condoléances de Julie qui m’a serré contre elle pour m’embrasser. Le lendemain c’est elle qui recevait les miennes et me serrait à nouveau contre son corps. Elle s’était parfumée un peu plus fort que la veille.
Trois jours plus tard, nous avons passé la nuit ensemble chez moi dans ce qui avait été notre lit à Hélène et à moi. Julie disait qu’elle était angoissée dans le sien. C’était la première fois qu’elle dormait seule. Elle a posé la main sur mon sexe.
Le sentiment amoureux, celui qu’on ne s’explique pas, a ressurgi au moment où elle m’a dit :
- Merci, c’était bon, tu sais.
Et des gestes qu’elle a évoqués en me mordant le lobe de l’oreille. Je l’aimais, je le savais.
Durant quelques jours, nous avons pris des précautions afin de ne pas susciter des propos vulgaires chez nos voisins. Elle rentrait chez elle dès la fin de l’après-midi mais revenait à la nuit tombée. J’avoue que cela augmentait notre excitation réciproque.
- Tu as pensé à moi en m’attendant ?
Puis elle est restée et nous avons vécu comme un couple établi.
Nous nous sommes mariés six mois plus tard. Elle avait vendu son appartement après avoir récupéré quelques meubles auxquels elle tenait. Leur lit en particulier.
- Tu comprends, il me rappelle trop de souvenirs.
J’ai pensé à Hélène qui durant notre nuit de noces avait éteint la lumière. C’est dans le noir que je lui avais ôté sa chemise de nuit.
A plusieurs reprises depuis, j’ai comparé Julie à Hélène. Une nuit, alors qu’elle s’était étendue sur moi, j’ai dit :
- Arrête Hélène.
Julie à éclaté de rire.
- Elle te faisait ça, Hélène ?
- J’ai peur de n’être pas un homme pour toi.
Elle m’avait caressé et j’avais réagi sans ardeur. Nous étions mariés depuis trois mois.
C’est à cette époque qu’elle a commencé à manifester une fringale d’achats. Elle avait de nombreuses courses à faire. Elle n’avait rien à se mettre, disait-elle. Elle s’absentait pour un après-midi entier et je constatais que j’en étais soulagé. C’était sûr désormais, j’avais eu tort d’épouser Julie. Même si elle était moins assoiffée de sexe qu’elle ne l’était à la mort de Robert.
Un jour, je l’ai suivie. Elle est entrée dans un hôtel et quelques minutes plus tard Gérard, un ami commun à Robert et à moi, la suivait. Trois heures se sont passées. Elle en sortit et Gérard sortait à son tour.
Je compris pourquoi certaines nuits elle ne cherchait plus son plaisir auprès de moi. Un soir, elle m’avait dit au moment ou je lui saisissais les seins :
- Pas ce soir, j’ai la migraine.
C’était donc ça, l’amour ?

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La répétition

 

Trois femmes et un homme sont les personnages de la pièce. Ils suivent des cours de comédie chez Damien, un ancien comédien. Il reçoit un petit nombre d’élèves. Le décor est sommaire : une table, deux ou trois sièges, un lit. Et un téléphone.  

 

Lorsque la pièce commence, trois des personnages sont en scène. Ce sont deux des femmes, Louise et Denise qui doivent répéter une scène qui se déroule dans une maison de retraite. Et, tout au fond, Marie qui imite et caricature leurs gestes.

Denise, pour s’exercer, dira à trois reprises, à un rythme différent, la même réplique de Brecht. Une main sur la table, elle a les yeux levés, tandis que Louise assise, accoudée, la regarde attentivement. Denise récite :

Denise.- On dit qu’il faut s’oublier soi-même et partager ce qu’on a, oui, mais si on a rien ? La charité ne rapporte rien. Si elle rapportait ne serait-ce que quelques sous, ce ne serait pas une vertu si rare.

Louise.- Je ne le sens pas.

Denise recommence autrement. Avec emphase.

Louise.- Ah, non ! C’est mauvais.

Denise.- Tu es sûre ?

Louise.- C’est du Brecht, ma chérie.

Denise recommence.

Louise.- Décidément, je ne le sens pas.

Denise.- Tu es plus difficile que Brecht lui-même. (Elle prononce ch.)

Louise.- Pas Brecht. Brect. On ne prononce pas le ch.

Denise.- Tu me chipotes toujours sur tout. D’ailleurs, madame je sais tout, comment sais-tu comment ça se prononce ? Tu n’étais pas là de son vivant. A moins que…tu es déjà si vieille ?

Louise.- Ca te fait rire ? Fernand me le disait bien. Ca ne vole pas très haut chez toi.

Denise.- Ce n’est pas ce qu’il me dit à moi. Il est vrai qu’il y a des moments où ce ne sont pas les mots qui comptent.

Louise.- Garce !

Après un silence.

Denise.- Tu crois qu’ils vont lui acheter son spectacle ?

Louise.- Je l’espère.

Denise.- Sinon, qu’est-ce que nous allons faire ?

Louise.- Ce ne sont pas les rôles qui manquent.

Denise.- Toi, peut-être. Moi, je n’ai rien en ce moment. Je suis nerveuse.

Louise.- Un peu de patience. Il téléphonera dès que ce sera fait.

Denise.- Je me demande s’il n’aurait pas du proposer une autre pièce. Une pièce drôle, il y a un public pour ça.

Louise.- Ou un drame. Il y a un public pour ça aussi. Pauvre fille.

Denise.- Je ferais bien une prière.

Louise.- Une prière !

Denise.- Tous les vrais comédiens sont superstitieux, c’est leur sensibilité qui veut ça. Il y a aussi le lien qui existe entre eux et ce qui les dépasse qui est une preuve de leur vocation.

Louise.- Décidément, Fernand avait raison. Heureusement que tu ne prononceras jamais d’autres mots que ceux que d’autres auront écrit pour toi. Ne change pas, ma chérie. Tu te souviens de ton texte, au moins?

Denise.- Les vieux.

Louise.- Les vieux ? C’est le titre ? Ce n’est qu’un titre provisoire.

Denise.- Moi, je ne le vois pas, ce texte. Je suis comme toi, je ne le vois pas.

Louise.- Tu ne vois jamais rien. C’est toi cependant qui veux être comédienne ?

Denise.- Parce que j’ai la vocation. Quand j’y pense, j’ai des frissons. C’est une preuve, non ? Tu as des frissons, toi ?

Louise.- Non. Reprenons. Nous sommes dans la chambre d’un hôpital. Peut-être que je vais mourir. Désormais, chaque minute compte. Il me faut rassembler tous mes souvenirs. Ce seront mes seuls compagnons dans l’au-delà. Il faut qu’ils soient les plus nombreux possibles. Alors, tu le connais ton texte ?

Denise.- Je ne le vois pas, je te dis.

Louise.- Met tes lunettes, et lis. Je commence. Pourquoi ris-tu ?

Denise.- C’est toujours toi qui commande. Dois-je t’appeler maître, toi ou maîtresse ? Vous vous prenez pour qui, madame ? Maître Damien en personne, peut-être ?   

Elle imite.

Denise, avec emphase,- Ce n’est pas que je tienne au titre mais le respect de la hiérarchie est le pain des sociétés bien constituées. Fermez les bans.    

 

Denise feuillette un livre.

Louise.- Tu m’écoutes ?

Après un moment : tu m’écoutes ?

Denise.-  Oui, na.

Louise. - Non, tu ne m’écoutes pas. Qu’est-ce que je t’ai dit?

Denise.- Tu m’as parlé de Pierre.

Louise.- Si je t’avais parlé d’un homme, je t’aurais parlé de Jean.

Denise.- Jean, Pierre, hier c’était Marcel. Tu dis toujours la même chose.

Louise.- Et tu dis que tu es mon amie. Je pourrais crever que ça ne te ferait ni chaud ni froid. Le livre de madame ! Ca, c’est quelque chose. Des histoires d’amour pour midinettes. Mais le vrai amour, celui qui te met le feu au corps, sais-tu seulement ce que c’est ? Ne ricane pas. Celui qui te met le feu au cul. Voilà, je l’ai dit.

Un long silence.   

Denise se lève, glisse un signet dans son livre. Et fait semblant de sortir. Pendant que Louise compulse un carnet d’adresse. Elle a raffermi ses lunettes sur le nez. Elle compose le numéro. Un moment se passe. De l’indifférence affectée, son visage passe à l’inquiétude. L’interlocuteur a décroché. Enfin. Elle joue la surprise.

Louise.- C’est vous ? Jean ! Oh ! Je me suis trompé de numéro. Je vous prie de m’excuser. C’est vrai, je l’avoue, Jean. Souvent je fais le vôtre automatiquement. Je vous dérange, Jean. Mais si, je vous dérange.

Oh, ici c’est toujours la même chose. Dans ces maisons, il faut accepter une certaine promiscuité. Non, Denise, ça va encore. Sinon que ça ne vole pas très haut. Vous savez ce qu’elle lit ?  Là voilà qui revient. Au revoir, Jean. Je vous embrasse moi aussi.

Tu as été faire pipi ?  

Denise.- Tu n’apprendras jamais rien. Je ne comprends pas comment, je peux supporter ta vulgarité.

Louise.- Jean a téléphoné. Il voulait venir malgré les difficultés qu’il éprouve à se déplacer. Qu’est-ce qu’il imagine ? Que je vais écouter la vie qu’il aura menée avec sa femme avant qu’elle ne meurt.

Tu te souviens de la manière dont il me courrait après ? Et, ce n’était pas pour me parler de sa femme.

Bref, tu m’as comprise.

Denise.- Cela aussi, tu l’as déjà raconté dix fois. Tu veux que je te dise la suite.

Louise.- Mon cœur ! Mon cœur ! Je ne resterai pas un jour de plus avec elle.

Denise.- Calmes-toi. C’était pour rire.

Louise.- Albert, tu te souviens d’Albert ? Je te l’ai déjà raconté ?

Denise - Cela ne fait rien, racontes.

Louise.- Je l’appelais : l’homme au cheval.

Denise.- Il faisait du cheval ?

Louise.- Il jouait aux courses. A Ascot. Non, je me trompe. A Chantilly. Avec son chapeau spécial pour le Derby.

Denise.- Il jouait avec un chapeau ?

Louise.- Un jour, il m’a dit : Vous voyez ce tableau ? C’est un Courbet. Il vaut des millions. Pour une nuit avec vous, Louise, il est à vous. Je lui ai répondu : pour qui me prenez-vous. Un Courbet. Gaston Courbet. Pas un autre.

Denise.- Gustave.

Louise.- Quoi, Gustave ?

Denise.- Gustave Courbet. Pas Gaston.

Louise.-Gaston, Gustave, quelle différence. Ca n’empêche pas de peindre.

Denise.- Il n’est pas signé.

Louise.- J’attendais cette remarque. C’est ce qui lui donne une valeur supplémentaire, les peintres signent leurs tableaux, en bas, à droite, et parfois au dos de leur toile. Pour qu’on puisse les distinguer les uns des autres, en réalité. Ceux dont la patte est reconnaissable entre toutes n’ont pas besoin de signer. Est-ce qu’un poème de Rimbaud a besoin d’être signé pour être beau, je le demande à haute voix ?

Denise.- Rimbaud ! Mon dieu !

Louise.- En tout cas, si ce tableau n’est pas de lui, il est celui d’un de ses élèves. Et s’il ne vaut pas des millions, des millions et des millions, il vaut simplement des millions.

Un instant de silence, puis :

Louise.- J’étais la plus belle. La plus belle. Crois- moi. Ce dont tu te souviendras à l’heure de la mort, ce ne seront pas des livres, ce seront les caresses des hommes. Et celles dont ils t’auront privées. N’hésite pas. Le jour où tu ne t’en souviendras plus, autant mourir pour de vrai.

La place du cœur, ce n’est pas à la poitrine qu’elle se trouve. Ce n’est pas là. C’est là.

Soudain, le visage de Louise se crispe. Elle porte la main à la poitrine. Elle pousse un cri.

 

Marie, la troisième des femmes, elle fait office de chœur, commente.

- Elles ne s’aiment pas. Pourquoi les êtres humains ne s’aiment-ils pas ? Elles se connaissent à peine. Louise à cinquante cinq ans. Elle est belle et désirable. Fernand se jetterait à l’eau pour elle. Non, j’exagère. C’est à Denise qu’il fait du plat. Elle aussi, il la mettrait bien dans son lit. Pourquoi ne porterais-je pas témoignage de ce que je vois ? Aujourd’hui encore on répète avec emphase les propos des comédiennes grecques quant à des citoyennes de leur cité. Deux mille ans graveront-ils mes propos d’aujourd’hui dans le marbre de l’histoire ? Les Atrides, dites-vous. N’y a-t-il plus de meurtres aujourd’hui ? Plus d’enfants assassinés ? D’époux trompés et de femmes sacrifiées pour la gloire et l’ambition d’un homme ?

 

Denise.- Décidément, je ne le vois pas, ce texte.

Louise.- Moi non plus, en réalité.

Denise.- Je suppose que maître Damien a ses raisons. Mon rôle est si petit que je me garderais bien de donner une opinion. A mon avis, il s’agit du texte d’un ami. Ou d’un ami du producteur. Souvent, les producteurs ont des ces exigences…Je l’ai vu dans des films américains.

Vous entendez ?

Toutes portent la main à la poitrine. Entre Fernand.

Fernand.- Ce n’est que moi, mes jolies.

Toutes.- Tu as des nouvelles ?

Fernand.- Je suis venu pour entendre les vôtres.

 

Marie.- Elles se taisent. Aucun mot ne franchit leurs lèvres. Elles sont immobiles. De véritables statues. Les statues qui se trouvent dans les parcs de nos cités sont-elles simplement immobiles. Se mettront-elles à vivre dès que nous, nous aurons cessé de le faire ? Qui peut l’affirmer. Mais qui de nous peut affirmer le contraire.

 

Le téléphone sonne. Longtemps. L’une d’elles se décide.

Louise.- Prenez-le, Fernand. C’est vous, l’homme.

Fernand décroche.

Fernand.- Oui. Oui.

Il raccroche.

Denise.- Qu’est-ce qu’il a dit ?

Louise.- Oui, qu’est-ce qu’il a dit.

Fernand.- Je ne me souviens pas.

Louise.- Fernand ! Il s’agit de notre avenir. C’est trop grave.

Fernand.- Avec Fernand, rien n’est grave. Même ce qui est sérieux.

Louise.- Fernand !

Fernand.-Soit. Tout reste ouvert.

Toutes.- Ah !

Fernand.-Le producteur n’a pas dit non. Il a téléphoné à maître Damien…

Denise.-Pour le lui dire ?

Fernand.- Pour dire qu’il serait en retard. Que Damien pouvait l’attendre.

Dès lors, je traduis : rien n’est fait. Et si rien n’est fait, tout est faisable. Positiver. Il faut po-si-ti-ver. Si tu penses : c’est perdu, tu seras malheureuse.

Denise.- Et si tout à l’heure, maître Damien nous annonce que le producteur a dit non ?

Fernand.- Tu seras malheureuse, mais après. Est-ce que je t’ai déjà fait danser ?

 

Il invite Denise à danser. Sans musique.

Fernand.- Lorsque je danse, je me laisse guider par une musique intérieure. Est-ce que je t’ai déjà embrassée ? Non, ne t’inquiète pas, tu n’a rien de moins que les autres.

.

Marie.- Comment faire la différence entre la comédie et la vie ? J’allais dire : la vie véritable. Cela me plait à moi de passer d’une rive à l’autre de ce fleuve qui m’entraîne sans que je puisse me reposer un instant. Tu crois qu’il s’arrête parce que tu dors, pauvre conne. Et parfois, tu fais semblant de dormir une heure de plus. Mais le fleuve, lui, ne dort pas. Il continue de t’entraîner. Rêve ou vis, peu importe le nom que tu donnes à cette histoire sans queue ni tête, mais prend du plaisir, ma fille. Il ne s’agit pas d’un bout de texte de théâtre comme celui que Louise a prononcé tout à l’heure. Il s’agit de ton sang.  

 

Louise à Marie.

Louise.- Est-ce que je te l’ai déjà dit ? Tu es émouvante, ma petite Marie. Tu m’as émue. Tu dois être bouleversée toi aussi. Stanislavski le disait : Même si vous n’avez qu’un mot à dire, dites-le avec vos tripes. Bonjour, c’est bonjour. Mais : Bonjour, c’est autre chose.

Sur une scène de théâtre, tuer un enfant à coups de marteau ou manger des frites, pour moi c’est pareil. Ce n’est pas à nous d’être ému. Notre rôle, c’est d’émouvoir le spectateur. C’est maître Damien qui l’a dit.

Denise.- Comme c’est vrai. Retiens cette phrase, Marie. Je suis sûre que c’est une réplique extraordinaire. Je suis sûre que lorsqu’il l’entendra, dite par une autre bouche que la sienne, maître Damien demandera à l’auteur de l’introduire dans son texte.

Louise.- Où elle va tomber comme un cheveu dans la soupe.

Denise.- Personne ne s’en apercevra. Elle est trop belle. Les spectateurs, tu le sais, écoutent à peine lorsque la comédienne est jolie.

Louise.- Jolie ? Tu te crois au cinéma ? Au théâtre, ma fille, les spectateurs ne mettent pas leur manteau sur les genoux.

Silence. Le découragement les submerge.

Denise.- Pourquoi ne téléphone t-il pas ?    

Louise.- L’enfer c’est.., c’est l’attente. J’ai le corps tout remué. Je dois retrouver mon calme.

Denise.- Il n’est pas très long, notre texte.  L’art dramatique n’échappe pas aux lois générales de l’économie, c’est maître Damien qui me l’a dit à la fin du mois dernier. Pour quelques répliques à peine, c’est tout de même un comédien en plus. Et ça coûte, un comédien. 

D’accord, pas beaucoup. Mais tout de même. Et puis, le texte en est plus resserré. Moins de répliques, la densité augmente.  Oui. Et à force. Plus de répliques du tout, et la densité de l’œuvre est à son paroxysme. J’ai inventé le texte muet. Sans comédiens. Sans décor. Sans théâtre. Le comble de l’émotion dramatique.

Le téléphone sonne. Denise se précipite.

Denise.- Oui, Oui ? Ah, Ah, oui.

Elle raccroche.

Marie.- C’était maître Damien ?

Denise.- Qui donc, sinon.

Marie.- Cela peut-être n’importe qui, peut-être une erreur.

Denise.- Le plombier.

Marie.- C’était le plombier ?

Denise.- Tu ne veux pas savoir ce qu’il a dit ?

Marie - Non. Je le devine. Cette pièce sera un four. Il faut être toqué pour la jouer. Elle a été écrite par un apprenti. Et quand je dis un apprenti, je suis en dessous de la vérité. Tu peux me dire où est l’action ?

Denise.- N’empêche que le producteur  n’a  pas refusé.

Louise.- Ce n’est pas vrai ? Fais attention, Denise. Ne joue pas avec mon cœur.

Denise.- Il ne l’a pas refusée parce qu’il n’était pas encore arrivé. Lorsqu’il arrivera, peut-être qu’il la refusera mais peut-être qu’il ne la refusera pas non plus.

Louise.- Je sens que je vais mourir.

Denise.- Je répète ce qu’a dit maître Damien.

Louise.- Il avait une bonne voix ?

Denise.- Je ne sais pas. Il a dit : ne vous énervez pas, les enfants.

Louise.- Il a dit : ne vous énervez pas ? Peut-être que la pièce n’est pas si mauvaise. Il me semble la voir. C’est dans une chambre d’hôpital. Une chambre dans une maison de vieux. Louise, enfin le personnage qu’elle incarne est mort. Fernand vient nous l’annoncer. 

Fernand entre.

Louise.-Tu te souviens de ton texte ? Lorsque Louise, enfin le personnage qu’elle incarne, meurt. 

Fernand.- Elle me dit : ne me touchez pas avec vos mains farfouilleuses. Je peux me déplacer seule. Et je réponds, si je devais vous toucher avec quelque chose, ce serait avec mon pied. Là où je pense ! Oui, j’ai déjà dit des textes d’une autre nature. Mais quand on est comédien, on n’a pas toujours le choix.

Louise.- Je peux prendre le tableau ?

Denise.- Le tableau ?

Louise.- Le Courbet. Il est à moi. C’est dans le texte.

Fernand.- Evidemment, un texte dans lequel on cite un grand peintre comme Courbet, ne peut pas être mauvais. J’ai connu un auteur dont le héros parlait de Pablo Picasso, il trainait sur Paablo. Si un critique prétendait que sa pièce n’était pas un chef d’œuvre, il demandait : vous n’appréciez pas Picasso ?

Denise.- Le langage n’est pas très riche.

 

Marie.- Ne cherches pas une langue riche. Ne t’acharne pas à connaître un grand nombre de mots. Ou des mots rares. Les spectateurs risquent de ne pas te comprendre. A quoi bon savoir, si tu es seul à savoir. A trop savoir, tu risques de t’isoler. Au contraire, homme intelligent ou  femme ayant un peu de cervelle, tu feras semblant d’écouter ceux qui en savent moins que toi. Ils répandront tes louanges autour d’eux. Hosanna !

 

Denise.- Je crois qu’elle devient folle.

Louise.- Qu’est-ce qu’on fait ?

Fernand.- On attend. Que faire d’autre. Nous passons notre vie à attendre. Si le temps passé à attendre était supprimé, avec quelques années d’existence, nous la remplirions tout autant qu’aujourd’hui. C’est du Nietzche.

Denise.- Moi, j’en ai assez. Producteur ou pas, Damien ou pas, j’en ai marre, je m’en vais.

Louise.- Nous ne pouvons pas partir. Nous sommes des professionnels.

Fernand.- Louise a raison, nous sommes des professionnels.

Denise.- Mais, reconnaissez-le. Le texte est pauvre. C’est de notre réputation qu’il s’agit.

Louise.- Notre réputation. J’en connais une qui ferait bien d’y penser plus souvent, et avant de préférence.

Denise.- C’est à moi que tu fais allusion ?

Louise.- Non. Au roi de Prusse.

Denise.- Au roi de Prusse ?

Louise.- Madame ne sait pas qui c’est. Madame est trop jeune sans doute.

Fernand.- Les filles !

Denise.- Je comprend que des gens puissent en tuer d’autres. Je ne comprends pas qu’on puisse les mettre en prison pour ça. Il y a des femmes qu’on devrait pouvoir tuer, et plutôt que de condamner leur meurtrière, c’est elles qu’il faudrait mettre en prison.

Fernand.- Les filles, les filles.

Le téléphone sonne. C’est l’angoisse.

Fernand.- C’est vous maître Damien. Il a refusé, je le pressentais. Non. Non, il n’a pas refusé ?

Il se tourne vers les autres :

Il n’a pas refusé.

Au téléphone.

Fernand.- Quoi ? Quoi ? Il n’a pas refusé. Il est mort ? Sur le chemin ? Un accident ? Il ne reste rien de sa voiture ?

Il raccroche.

Fernand.- Vieux con ! Vieux con !

 

Marie.- Je n’aime pas les vieux. Ils encombrent le chemin des jeunes. Ils disent ce qu’il faut faire de ce monde qui n’est pratiquement plus le leur. Je le dis avec solennité : il faut tuer les vieillards.

 

Louise.- Ta gueule, Marie. Ta gueule.

 

Marie.- Nous sommes morts. Nous sommes tous morts. Mais ils n’ont pas le temps de nous enterrer tous à la fois

 

Parce que qu’elle n’arrête pas de réciter, il ne reste plus aux autres qu’à l’étrangler.

Louise.-Tu connaissais ton texte, toi ?

Fernand.- Bien sûr. Nous sommes des comédiens, pas des touristes.

Louise à Denise.

Louise.- Et toi ?

Denise.- Bien sûr. Nous sommes des professionnels.

Louise.- Oui. Toujours  prêts. The show must go.

 

On entend les trois coups du brigadier comme si la pièce allait seulement commencer.

 

                                   Rideau

 

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Le retour de Golem

 

 

 

Je me souviens du film dans lequel jouait Harry Baur. C’était en 1932, j’avais quatre ans. Depuis j’ai appris que ce n’était pas Harry Baur qui tenait le rôle du Golem, ce monstre né de l’argile pour défendre le peuple juif.

Harry Baur, je l’ai revu 10 ans plus tard. En juin 1942, à la gare de Lyon à Paris. Il m’a regardé avec une intensité presque physique. J’ignore ce qu’ont pu se dire au travers de leur regard cet homme désespéré et l’enfant qui le matin même avait fui son pays. C’est ce jour-là que j’ai pris conscience que je serais comédien.

Il était retenu par le bras par deux hommes en manteaux  de cuir, le chapeau droit sur la tête, des agents de la Gestapo qui l’entraînaient alors qu’il continuait de fixer le jeune garçon fasciné que j’étais.

-Viens. Viens vite.

C’était mon père.

Le temps a passé. Et voici que le vent de la haine se lève à nouveau.

- Il faut réveiller le Golem. De la terre dans laquelle on enterre les morts, avec la même glaise un nouveau Golem sera crée. Il sauvera le peuple juif aujourd’hui comme il l’a sauvé dans le passé.

Mon ami Michel aimait les formules amphigouriques.

Moi j’éprouvais une étrange sensation. Une nuit,  après le théâtre, j’avais dîné comme je le faisais souvent dans une brasserie proche, j’avais bu du vin, un peu trop peut-être, j’ai su que c’est moi qui avais été désigné. Je ne me suis endormi que très tard.

Je venais d’avoir 64 ans, je ne montais plus sur la scène que pour montrer à d’autres comment je voulais qu’ils s’expriment. Je leur montrais l’attitude du corps, le geste, et les traits du visage. Et la voix, surtout la voix, le rythme de la voix. Cette façon de dire qui n’est pas celle qu’on utilise dans la vie réelle.

La phrase et la ponctuation qui est la respiration du texte, plus que l’action, est le moteur de la pièce.

Tout le monde prononce les mêmes mots. Tous les auteurs racontent la même histoire sans cesse recommencée que La Bible, en premier, a  racontée. Mais la phrase de l’un n’est pas celle d’un autre. Ne serait-ce que la virgule dans le corps d’une phrase, et la pièce se termine en chef d’œuvre ou en four.

Le Golem auquel je pensais n’était pas un personnage de théâtre. C’était un personnage réel qui avait l’apparence d’un personnage de théâtre. Il serait double. Ne verraient son visage que ceux qui subiraient sa loi. Ils ne le verraient qu’une seule fois. A la dernière seconde de leur vie.

Son rôle serait d’être le poing du peuple juif. Vivre ou périr, c’est la loi de la vie.

Comme au théâtre cependant, le Golem renaîtrait chaque soir jusqu’à ce qu’il soit rendu à la glaise parce que la paix aura été rendue aux hommes de bonne volonté.

Le lendemain, j’en ai parlé à Cécile. Cécile avait été ma femme durant 20 ans, nous étions séparés depuis 10. Peut être que nous nous remarierons dans 10 ans, il y a des couples qui fonctionnent par cycles.

Je ne me souviens plus du motif de notre séparation. En revanche, je me souviens de plus en plus souvent de ce qui m’avait plu en elle au point que j’aurais été prêt à n’importe quoi pour l’épouser et la mettre dans mon lit. On appelle ça la passion. Je me demande à quoi on pense quand on parle de la passion du Christ. Je ne me moque pas. La mort devrait être l’aboutissement de chaque passion. C’est trop dur, après.

Cécile écrivait les pièces que je montais, j’étais trop exalté pour écrire. Ma main était incapable de suivre ma pensée. Cécile, au travers de l’incohérence de ma pensée, en saisissait la trame, la mettait en forme, et le texte s’exprimait sans qu’on dut en changer un seul mot.

Au début de notre mariage je lui faisais souvent l’amour après qu’elle ait écrit. Quelle que soit l’heure.  Habillés ou non. Dans la fièvre. J’y mettais la rage qu’on éprouve lorsqu’on se venge. Et j’avais le sentiment que l’auteur de la pièce, c’était moi.

- Jamais, je n’ai joui aussi fort.

 Ces jours-là, à table, elle me regardait manger et veillait à ce que mon verre ne soit jamais vide.

Il m’arrivait de la tromper parce que je voulais me détacher d’elle. Mais aucune autre ne m’étreignait le ventre comme la silhouette de Cécile lorsqu’elle me tournait le dos.

Je lui ai parlé du Golem.

- Le personnage, soit. Mais comment frappe-t-il ces crapules sans se faire prendre tout en se désignant ? Je ne vois pas la scène.

- Gorki, tu te souviens ? Brecht, les mendiants professionnels ? Hugo, Shakespeare, et d’autres. La lie de la société donne une représentation d’elle-même qu’aucune autre catégorie humaine n’est à même d’égaler. Et que faisons-nous tous les soirs sinon montrer ce que nous sommes ?

- Peux être que tu as raison. Tu le sais, je crains les bons sentiments au théâtre. Ils sont fort applaudis, et la pièce est vite oubliée.

Deux jours plus tard, la presse relatait que dans une banlieue de la capitale, on avait trouvé les corps étranglés de deux caïds suspectés d’avoir détruit des stèles juives, et d’avoir battu un rabbin, presqu’à mort, à proximité de sa synagogue.

On ignorait qui en était l’auteur. Même dans le quartier, personne n’avait eu envie d’en parler. Un policier, pour la forme probablement, avait noté sur un procès-verbal qu’un vieillard qui avait l’habitude de regarder la rue du haut de sa fenêtre du sixième étage, avait vu, lui semblait-il, un homme trapu, les bras ballants, marcher comme un automate.

Le policier avait écrit que la description était confuse, le vieillard était à moitié saoul, l’heure était imprécise. En tout cas, il ne ressemblait à personne de connu dans le quartier. Il n’avait pas ajouté que ça faisait deux crapules de moins.

Le lendemain, pour la première fois depuis longtemps, j’avais dormi jusqu’à dix heures du matin. Puis, j’ai cherché sur internet des photos d’Harry Baur. Je pensais que ça aiderait Cécile à peindre son personnage.

Lorsqu’il est mort, il était âgé de soixante trois ans. J’en avais soixante quatre, je sentais son personnage davantage que je n’en avais jamais senti d’autres que j’avais incarnés. Mais c’est vrai qu’un comédien dit toujours la même chose lorsque, pour la première fois, un personnage prend possession de lui.

Je voulais être le Golem, je voulais être Harry Baur. Je voulais dominer ce public qu’on devine sans le voir. Ah, la jouissance que je ressentais lorsque je jouais. Cette rumeur qui monte de la salle est faite, malgré le silence de chacun d’entre eux, de la respiration de tous les spectateurs. Certains soirs, cette rumeur me faisait frissonner. Je sortais de scène vidé mais heureux. J’avais bien joué, je le savais.

Je m’étais exalté devant Cécile qui griffonnait sur un carnet. Parfois elle ne traçait qu’un trait, ou la forme d’un visage qu’elle noircissait ensuite, ou mettait quelques mots qu’elle seule et Dieu étaient à même de relire, je lui en avais souvent fait la remarque.

Cécile avait un compagnon, et elle en changeait souvent. C’était la cause de son indifférence à mon égard. Elles sont nombreuses, les femmes qui raisonnent avec leur ventre. Un jour, elle se trainerait à mes pieds pour que je consente à lui faire l’amour à nouveau.

- Tu vois ce que je veux dire ?

C’était le lendemain du jour où la police avait découvert dans une décharge un cadavre enroulé d’un drap marqué d’une croix gammée. Là encore, il n’y avait eu chez une fille qui se promenait la nuit qu’une description confuse. La silhouette d’un homme trapu qui marchait lentement, les bras ballants.

- On aurait dit : un robot.

Il s’agissait du Golem, je le savais. Le temps d’aujourd’hui et celui du passé pouvaient être le même.

Cécile avait revêtu ce qu’elle appelait son bleu de travail. Un cache-poussière gris de deux tailles plus ample que nécessaire. Au début, c’était une façon de manifester qu’écrire était un travail d’artisan. Ecrire chaque jour, ne serait-ce qu’une page, quelques lignes même. Mais tous les jours. Comme l’ouvrier qui se rend chaque jour devant son établi.

C’était devenu un rite. Lorsque nous étions de jeunes mariés, son tablier était blanc et serré, pareil à celui des infirmières qui le portent à même le corps.

- J’ai le sentiment que tu es en train de monter deux pièces dans la pièce. Je ne vois pas encore l’articulation qui les relierait. C’est toi auparavant qui exigeait des auteurs de s’en tenir à l’unité d’action, qu’elle soit apparente ou non.

- Je t’ai dit que tu étais belle ?

- Rentre chez toi, Pierre. Et réfléchis à ce que je t’ai dit.

Je suis rentré chez moi. Ce studio que je baptisais avec un sourire de dérision de garçonnière parce que des filles, avant de se mettre au lit, disaient :

- C’est gentil, chez toi.

Et pourquoi pas deux pièces jouées simultanément ? Sur la même scène. Avec les mêmes comédiens. Chaque spectateur verrait la pièce qu’il veut voir.

La première scène se passerait en Tchécoslovaquie dans la cave du rabbin qui avait modelé le Golem. Je ferais le rabbin. Puis, je ferais le Golem recrée.

Le décor était encore flou. Quant aux comédiens, je pensais à l’un d’entre eux en particulier, un certain Thierry que le théâtre saoulait, l’un porterait une veste d’officier nazi et un autre un long manteau de cuir. A notre époque. Dès lors la tragédie irait de soi.

Cécile paraissait incrédule. Moi, j’usais d’une certaine emphase pour donner plus de poids à l’histoire que je lui déclamais. J’avais retrouvé l’énergie de mes débuts, quand je subjuguais les filles qui ne savaient plus qui elles désiraient, l’homme ou le comédien. Etre visible, quel puissant aphrodisiaque ! Je me sentais investi.

Un soir, nous avions travaillé assez tard, je lui ai dis que je n’avais pas envie de rentrer chez moi.

- Je suppose que ça ne t’ennuies pas que je passe la nuit ici ?

- Dans mon lit ? Il ne faut pas, Pierre. Nous allons gâcher quelque chose.

Elle me poussa vers la porte. Dehors, je me suis dis que j’avais eu tort de ne pas insister. J’aurais dû la brusquer. Elle avait hésité. Les femmes aiment les vainqueurs.

Un mois plus tard, la pièce était écrite, les rôles distribués, et le jour de la générale était fixé. Mais Cécile était éloignée de moi tout autant que la première fois que je lui avais parlé du Golem. Alors que moi, étrange phénomène, j’étais de plus en plus obsédé par l’envie de redécouvrir ce corps que je connaissais.

Je me souviens d’un temps où j’affirmais qu’à choisir entre un tableau de Rembrandt et la plus jolie des filles, s’il fallait que l’un ou l’autre disparaisse, être humain ou non, c’est la fille que je sacrifierais. Aujourd’hui, je sais que c’est faux.

La pièce serait un succès, je le sentais au travers de chacune des parcelles de mon corps. A nouveau, je serais l’homme qu’on admire, et Cécile me désirera à nouveau. Les faims de l’âme ou de l’esprit, c’est le corps qui les apaise.

A la fin de la dernière répétition, je l’avais prise à part.

- Demain soir, tu seras à moi à nouveau. Dans l’Antiquité, les vainqueurs avaient droit au triomphe. Tu seras mon triomphe à moi.

- Tu parles comme on parlait dans la porteuse de pain. Je croise les doigts pour toi.

Ce fut un four. Des spectateurs avaient quitté la salle discrètement. Les applaudissements de courtoisie retentissaient d’autant plus forts que l’acoustique de la salle faisait de chacun d’entre eux l’écho parfait de l’autre. Le battement d’ailes d’un seul papillon pouvait, parait-il, provoquer un séisme à l’autre bout de la planète. Du four d’aujourd’hui pouvait naitre le succès de demain. L’histoire du théâtre est pleine de ces métamorphoses. Peut-être. Mais que pensait ce seul et unique papillon qu’on écrase entre les doigts ? J’aurais voulu mourir.

Je suis sorti dans la rue. Je retenais à peine mes larmes. Cécile est sortie à son tour. Je suppose qu’elle me cherchait, elle est venue vers moi dès qu’elle m’a vue. Je n’ai pas pu les retenir. A quoi bon, d’ailleurs ! Les larmes coulaient sur mes joues.

Elle a entouré mes épaules. Elle s’est serrée contre moi.

- Ne pleure pas. Viens.

Nous avons passé la nuit chez elle. Les femmes aiment les combattants qui, le soir d’une bataille perdue, viennent chez elles, et y déposent leur armure.

 

 

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La musique de Django.

   

Il était près de minuit. Rares étaient les fenêtres au travers desquelles on pouvait distinguer de la lumière. A cette heure-ci, la plupart des habitants dormaient.

Le sol était luisant, il avait plu toute l’après-midi. Les reflets de la lune au fur et à mesure que j’avançais, se trouvaient toujours devant moi. Peut-être qu’ils me guidaient. Je crois que j’étais ivre.

Au bout de la chaussée, à proximité d’une usine, il y avait un café, le Trombone, dont l’arrière-salle servait de local pour des réunions politiques ou bien de salle de spectacle pour applaudir des artistes de passage, des musiciens généralement, de ceux dont les noms ne s’affichaient pas encore en grand sur les affiches ou qui ne s’y affichaient plus.

Ce soir là, c’était Django qui se produisait. Le grand Django et quelques musiciens. Il avait fait halte dans la ville parce qu’un de ses musiciens y avait des amis, et il avait accepté de jouer devant un parterre d’amateurs sans protocole particulier, un verre de bière à proximité de sa guitare. Le lendemain, il avait un gala à Bruxelles, plus académique sans doute.

Durant l’après-midi, Elisabeth était venue rendre visite à Claire. C’est elle qui lui avait dit que Django jouerait ce soir pour ses amis.

Claire avait demandé :

- Tu crois que je peux venir ?

- Je connais son batteur. Je l’ai rencontré quand je travaillais à Paris. C’est un homme vraiment beau. Avec quelque chose de méchant dans le regard. Il te plaira, tu verras.

Elle se tourna vers moi.

- J’espère que tu n’es pas jaloux ? D’ailleurs, je veillerai sur elle comme si c’était ma fille.

Je n’aimais pas Elisabeth. Au début, j’avais éprouvé de la compassion pour elle et du mépris pour son mari. Il la trompait avec sa secrétaire depuis plus d’une année et ne s’était réconciliée avec sa femme que lorsque sa secrétaire s’était mariée, et avait trouvé du travail dans un département public qu’il ne supervisait pas.

Depuis, avec le scepticisme des femmes jalouses, Elisabeth mettait en doute l’amour et jusqu’à la simple amitié.  

C’était à l’époque où Claire et moi étions sur le point de nous quitter. Elle avait peur de mon instabilité. Elle avait dit :

- C’est mieux pour tous les deux.

Je répétais : c’est mieux, mais j’avais la poitrine serrée. J’avais besoin d’elle. Rien que d’être proche d’elle, j’avais besoin de la  serrer contre moi.

L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’Elisabeth se leva pour partir. Je suis parti à mon tour.  

J’éprouvais une sensation étrange. Cette ville dont je connaissais chaque rue m’était devenue étrangère. Elle m’était hostile comme l’étaient les villes qui hantaient mes cauchemars. Je la connaissais, je savais comment me rendre à tel ou tel autre endroit mais je n’y parvenais jamais, et je me réveillais soulagé mais trempé de sueur. Les maisons, les voitures, même les gens que je croisais avaient une densité que je n’avais jamais remarquée, jamais ressentie.

Je me suis attablé dans un café pratiquement vide, et j’ai bu de l’alcool. Le soir était tombé quand j’ai décidé d’aller écouter Django, j’ai toujours aimé sa musique. Sa musique était âpre, c’est le mot qui me venait à l’esprit, et j’avais besoin de cette âpreté qui bouscule les existences trop lisses et vous noue l’estomac. Je priais pour qu’il pleuve. A verse.  

Il était près de minuit lorsque je suis arrivé au Trombone. Django était attablé, entouré de quelques amateurs qui lui parlaient en riant comme s’ils étaient des amis de toujours. Lui, la guitare sur les genoux, au lieu de répondre, grattait quelques mesures. Tout le monde avait l’air d’avoir bu.

- Bernard !

Philippe me faisait des signes de la main. Il avait le regard trouble des ivrognes. Sa femme l’avait quitté le mois dernier. Il ne comprenait pas pourquoi. Il avait une situation en vue qui en faisait un homme respecté. Et bel homme, à ce que disaient les femmes que leur couple fréquentait.

Lucie l’avait quitté au bout de sept ans de mariage. Sept ans, c’est une période critique, lui avait-on dit pour le consoler, mais ça ne l’avait pas consolé.

J’avais envie de rire. Les hommes que leurs femmes ont quittés se regroupent souvent dans les mêmes endroits sans qu’ils l’aient expressément  recherché. Les femmes que leurs maris ont abandonnées, se regroupent-elles instinctivement dans des endroits dédiés ? C’était une réflexion idiote.

- Il y a longtemps que tu es là ?

- Depuis, le début. J’aime beaucoup Django, j’aime beaucoup le Jazz. Je ne sais plus qui m’en a parlé.

- Moi, c’est Elisabeth qui m’en a parlé. Elle connaît son batteur, elle l’a rencontré à Paris. Un homme auquel aucune femme ne résiste, je suis curieux de le voir.

- Il est parti, d’ailleurs c’est Elisabeth qui est venue le chercher. D’abord, il a fait non de la tête. Je les voyais bien, j’étais au premier rang. Puis il a fait un signe à Django, et ils sont sortis. Puis elle est revenue, elle était seule. Au bout d’un moment, elle m’a fait un geste de la main, et elle est partie à son tour. Et toi ? Tu es seul ? Et Claire ?

Je n’ai pas répondu. J’aurais du lui dire que Claire était venue avec Elisabeth. Elisabeth était entrée seule, elle avait parlé au batteur, il avait dit : non, puis il l’avait suivie, et il n’était pas revenu. C’était criant de vérité, c’est Claire qui l’attendait dehors. Elle était sensible à ces aventures d’une nuit qui excitent l’imagination autant que les sens. Il lui arrivait de me dire lorsque nous étions dans un endroit public, un musée, une église même :

- Viens, rentrons, j’ai les sangs tout remués.

Nous rentrions au plus vite parce qu’elle avait le visage livide.

J’ai quitté le Trombone sans me préoccuper de la pluie qui tombait de plus en plus fort. Je voulais qu’elle me voie quand elle sortirait de l’hôtel quitte à l’attendre toute la nuit. Je ne savais pas ce que je lui dirais mais je savais qu’il fallait que je lui parle.

A proximité de l’hôtel, celui où descendent les personnalités de passage, j’ai vu la voiture de Claire.  Ce n’était pas la première fois qu’elle garait sa voiture à cet endroit, elle habitait un peu plus loin. Mais j’ai pensé à ce qu’avait dit Philippe, à ce que j’en avais déduit, c’était aussi clair que si j’avais assisté à la scène de séduction à laquelle elle avait dû s’être livrée.

Je n’ai pas osé entrer dans l’hôtel à cette heure-là. J’ai été tenté de le faire, mais j’ai eu peur du scandale que cela aurait provoqué. Soit, ai-je pensé, je l’attendrai en face de l’hôtel, je ne pourrai pas la manquer. Toute la nuit. Même s’il continuait à pleuvoir.  Et j’ai attendu toute la nuit.

Il devait être sept heures du matin lorsqu’une grosse voiture est sortie du garage. Une voiture américaine immense comme les affectionnaient les musiciens de l’époque. Une Cadillac rose avec des fleurs peintes sur les portières. Ils étaient cinq qui sortirent de l’hôtel avec leurs instruments serrés dans une housse. Quand ils ouvrirent le coffre, la batterie s’y trouvait déjà. Le batteur, un grand gaillard moustachu la repoussa au fond du coffre. C’est à la douceur avec laquelle il poussa son instrument que j’ai deviné qu’il était le batteur. Mis à part les cinq musiciens, personne d’autre ne sortit de l’hôtel. Personne !

J’ai attendu qu’ils soient tous partis. Je me suis dirigé vers la maison de Claire. Je priais pour qu’elle n’y soit pas. Je ne pouvais pas avoir passé toute la nuit dehors, le cœur serré, empli de haine, heureux de souffrir, uniquement parce que je me serais trompé ? J’ai sonné. Très vite la porte s’est ouverte. Elle était devant moi en robe de chambre.

- J’étais folle d’inquiétude. Mon dieu, mais tu tiens à peine debout. Tu es glacé. Où as-tu passé la nuit ?

Elle m’a déshabillé, elle m’a mis au lit, et elle s’est étendue auprès de moi.

C’est la dernière fois que nous passions la nuit ensemble.

 

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L'histoire véritable de Jésus de Galilée

 

 

Il n’y avait plus beaucoup de convives à table.  Après que Jésus se soit levé, Judas s’était levé à son tour. Ils s’éloignaient en se parlant. Judas avait entouré les épaules de Jésus. Pierre avait toujours soupçonné qu’il lui portait une amitié trop marquée.

Il faisait torride. Dès le milieu de l’été, Bethléem est un véritable chaudron. Impossible de sortir, la tête découverte.

 Il se demandait de quoi ils pouvaient parler. Jésus faisait de grands gestes. Il marchait à grands pas. De temps en temps, il se retournait pour parler à Judas qui avait  peine à suivre. Pierre  ne les aimait pas beaucoup ni l’un ni l’autre.

Au début, Jésus et les siens n’étaient rien. A peine un groupuscule qui n’inquiétait pas Jean-Baptiste, le plus entreprenant de tous les leaders qui s’opposaient aux autorités hébraïques.

- Rejoins-nous ; disait-il à Jésus.

Il l’avait demandé à plusieurs reprises mais à chaque fois, Jésus riait.

- Continue de te laver les pieds.

 Il fût un temps où Pierre, l’intendant de Jésus,  s’était demandé si Jean-Baptiste n’était pas plus habile que Jésus. S’il ne valait pas mieux le suivre. Puis, parce que même les romains ne s’en préoccupaient pas,  il avait conclu qu’il ne représenterait jamais rien auprès des hébreux non plus.

Jésus, il le voyait bien, avait une autre allure. Ce n’était pas seulement un tribun dont la voix portait loin mais son discours était original.

- Après la mort, vous serez devant mon père. Il vous jugera. Ceux qui sont les premiers aujourd’hui et ici seront les derniers alors que les plus pauvres, les plus nombreux d’entre nous, seront les premiers, et à la droite de mon père.

Jésus pensait que ce qu’il disait correspondait à la réalité. Il était le fils de Dieu et le roi des juifs.

- Tu ne crois pas sérieusement que ce que tu dis est vrai ?

Judas pensait que Jésus voulait juger de sa rhétorique. Parfois cependant, il avait le sentiment que Jésus était convaincu de ce qu’il disait. Il refusait de n’être que le fils d’un charpentier ?

Il y avait des classes sociales différentes en Palestine. Des marchands, des ouvriers et des paysans, des pauvres et des riches. Des autorités civiles et religieuses. Et des artistes qui, le soir venu, à la lueur d’un feu, amusait un auditoire mélangé qui leur jetait des pièces de monnaie.

Tout le monde se plaignait de la présence des romains qui occupaient le pays. Ils se mêlaient peu cependant de la vie des hébreux. Mais il s’agissait d’occupants dont les distractions étaient différentes de celles qu’appréciaient les hébreux hormis les courses qui réunissaient tous les amateurs dans de vastes stades. Les mêmes stades où se réunissaient les autorités militaires lorsque le représentant de Rome se livrait à des proclamations qui confirmaient son autorité.

Pierre était un fils de marchands. Ce sont souvent les fils de marchands qui sont heurtés par la facilité apparente avec laquelle leur père a gagné l’argent que les fils dépensent si aisément. Ils disent que c’est cet argent qui est la base de toutes les injustices sociales. Les moins nantis cependant, il en était convaincu, c’était leur désintérêt pour l’argent qui était la cause de leur misère. La preuve, c’est qu’ils ne cherchaient pas une meilleure condition.  

Jésus considérait Pierre comme un de ses fidèles parmi les plus dévoués. Judas, c’était autre chose.

Peut- être parce que Judas connaissait la liaison qu’il entretenait avec Myriam ? Et qu’il n’en avait jamais parlé avec quiconque. Même avec Jésus. On peut être le fils de dieu, on en est pas moins un homme. Myriam était belle.

Pierre, lui aussi, était amoureux de Myriam. Peut être voulait-il simplement jouir d’elle ou en faire sa compagne et la mère de ses enfants, qui le sait ? Ce qui est sûr, c’est que la présence d’un autre constitue bien plus qu’une injure qu’on essuie de la main. La jalousie amoureuse, le sentiment qu’un autre jouit de ce qu’on considère comme sa propriété, provoque une haine véritable qui obscurcit le cerveau. Seule la mort du rival permet de jouir aussi fort que ne le fait la possession de celle qu’on désire.

Depuis quelques temps Jésus hésitait entre une carrière politique qu’il devinait croissante et Myriam qui lui devenait indispensable.

Il la prenait par la main, et ils s’éloignaient tous les deux sans prévenir qui que ce soit. Ou bien, il marchait à la tête de ce peuple dont il était désormais le seul roi, un bâton à la main. Il hésitait et jouissait de chacune de ces situations, tour à tour, durant la nuit. La nuit, les rêves n’engagent à rien.

Pierre de son côté  était déterminé à parler avec Myriam.

- Oui ou non, Myriam. Veux-tu être ma compagne ?

- Pierre, tu sais bien que j’en aime un autre.

- Et lui, est-ce qu’il t’aime ?

Il lui prit les mains. Il avait ce regard qui l’avait toujours subjugué.

- Je te trouve belle. Je ferai de toi une femme qui compte. Mon père et moi, nous nous partagerons les affaires. Tu seras fortunée, toi aussi.

Il l’avait prise entre les bras. Elle n’osa pas se refuser. Le sort de Jésus désormais était scellé. Qui donc trahit le mieux sinon celle qu’on aime ?

Il faut le reconnaitre, la plupart du temps l’amour est une comédie. Ce sont les grandes déclarations qui en font une tragédie à même d’émouvoir le peuple.

Pierre était le fils d’un de ces marchands qui occupaient les marches du temple.  Le jour du Shabbat les fidèles s’y pressaient. Les fidèles fortunés occupaient le siège qui leur était réservé durant toute l’année. Ils constituaient une clientèle qui aimait à montrer sa piété et son aisance. En outre, certains membres du Sanhédrin y recevaient  des sommes d’argent destinés à des œuvres. L’entente était bonne entre les uns et les autres.

L’époque était mûre pour la prolifération de véritables sectes dont les chefs haranguaient les fidèles, et se faisaient concurrence. En réalité, ce n’étaient que de boutons d’acné sur le visage imposant de l’empire romain.

 Toutefois, le plus gênant, le seul en vérité, était celui qu’on surnommait le Galiléen, le fils d’un charpentier qui promettait à ceux qui le suivaient de survivre après leur mort dans un paradis géré par son père. Le paradis pour demain : la formule, un véritable slogan, était belle.

Judas lui disait :

- Fais attention, Jésus. Tu te fais des ennemis qui savent qu’ils ont pour eux, et leur conscience et les romains.

- Les romains ? Judas, jamais les nôtres ne leur vendront l’un de nous.

- Ils les vendraient tous s’il s’agissait de sauvegarder leur autorité.

- Le monde n’est pas ce que tu crois, Judas.

- Vivement dans ce monde que tu promets. Ou tout le monde sera beau et gentil. Et recevra en retour tout ce qu’il aura donné ici.

- Tu n’y crois pas ?

-Judas secoua la tête.

- Et toi ?

- A en mourir.

- A en mourir ?

Judas regardait son ami avec commisération. Combien d’êtres humains sont-ils prêts à mourir en contrepartie de la gloire. Ont-ils raison, ont-ils tort ?  Lui-même y rêvait sans doute, ce pessimiste qui ne croyait à rien de ce qu’on lui avait appris de ces ancêtres qui avaient reçu les tables de la loi de Salomon lui-même. Gravées dans le marbre afin qu’elles durent plus longtemps sans doute.

 L’un d’eux,  un nommé Moïse,  leur avait fait traverser la mer rouge  pour les sauver.

Judas était un sceptique, il y en avait déjà un certain nombre. Et s’il accompagnait Jésus, ce n’était parce qu’il était crédule et tenait pour justes les harangues de son ami, presque son frère, mais pour le protéger. Trop de gens se prétendaient ses amis et ses disciples depuis que le succès lui faisait une sorte d’auréole.

Une dizaine d’entre eux se faisaient appeler ses apôtres et jouissaient de sa notoriété. L’un d’entre eux pour montrer son courage et sa dévotion n’hésitait pas à repousser ceux qui l’approchaient de trop près, un fils de marchands au langage châtié, un certain Pierre dont Judas se méfiait. Ses paroles coulaient de source sans aucune difficulté. Judas se méfiait des beaux parleurs.

A dire vrai, Pierre n’était pas celui qu’on croyait. L’amour qu’il portait à Myriam et la jalousie qu’il éprouvait à l’égard de Jésus l’avaient transformé. Qu’il retourne dans son royaume des cieux, pensait-il. Il le dit un soir qu’il était chez son père ébahi de retrouver ce fils dont il avait craint qu’il ne faille de nombreuses années avant que ne vienne la maturité. Cette maturité qui ne reconnait qu’un seul dieu sur terre : l’argent ! C’était l’époque durant laquelle Ponce Pilate, l’envoyé de Rome, dirigeait le pays des juifs.

Ponce Pilate n’aimait pas la mission que Rome lui avait confiée. Rome ? En réalité des rivaux qui de la sorte l’avaient éloigné du Pourvoir. La plupart du temps, il voyageait ou restait confiné dans sa luxueuse demeure

Entouré de ses serviteurs les plus proches et de quelques juifs qui lui relataient la chronique avec une sorte d’humour assez particulier, et qui le faisait rire même après leur départ. Le père de Pierre était l’un d’eux. Un jour, il se plaignit.  

- Ce Galiléen, une sorte de terroriste habile qui prétend être contre les marchands alors que ce sont ceux-ci qui nourrissent les pauvres. En réalité il combat les romains.  Il ne vaut pas mieux que les deux voleurs qui seront crucifiés demain.

- Pas mieux ?

Ponce Pilate méprisait ces juifs qui lui dressaient un tableau assez complet du territoire qu’il administrait. Il n’était pas assez naïf  pour croire tout ce qu’ils lui disaient mais un échange de propos anodins lui permettait de savoir l’essentiel.

Ici, semblait-il, il s’agissait de l’élimination d’un citoyen juif un peu trop bruyant au goût des autorités. Ponce Pilate décida de fermer les yeux puisque des juifs eux-mêmes, des citoyens parfaitement honorables, fermaient les leurs.

Un certain Jésus, un galiléen dont il suffisait de faire courir le bruit qu’un des siens l’avait dénoncé. Pour de l’argent. Trente deniers, disait-on. Il sera crucifié parmi d’autres voleurs.

Ponce Pilate se leva pour se laver les mains, un tic qui le prenait à chaque fois qu’il tendait la main à baiser à certains d’entre eux.

 

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Histoire d'un juif.

 

 

 

Il y a longtemps que je souhaitais d'aller en Israël. Non pour y vivre comme Hector qui en était revenu, ni comme Michel qui y était enterré. Je me demandais si Israël ressemblait à l'idée que je m'en faisais. Un Israël mythique avant d'être un territoire.

C'est l'image qui me venait sous la plume. Une terre où des intellectuels s'étaient faits agriculteurs, envahie par des malheureux qui n'avaient pour but que de vivre comme des êtres humains après avoir vécus comme des bêtes.

C'était aussi une formule qui pouvait s'inscrire dans un article. Mais dans cet Israël là, terre de Sion et des Hébreux,  les palestiniens avaient une présence qui tenait du théâtre, et perturbait mon raisonnement.

Peut être que l'incroyant que j'étais avait envie de mettre ses pas dans ceux du christ.

Le rédacteur en chef avait approuvé.

- Un article sur Israël, ce n'est pas une mauvaise idée. N'oubliez pas de parler des Arabes.

Je suppose qu’il y en avait, mais je n'ai pas rencontré d'Arabes en Israël. A Jaffa peut être, à proximité de la mer, dans un établissement semi-restaurant, semi-bistrot, où un employé du consulat m'avait invité à manger une friture. C'était à la fois le patron et le serveur.

- Il n'est pas juif? Je ne vois pas de différence entre lui et ceux que vous appelez des Sabras.

- Je n'en vois pas non plus. Il n'est pas juif, c'est sûr, mais les israéliens ne sont pas juifs non plus, dans leur majorité je veux dire. Ils ne sont pas très portés sur la religion, vous savez. Et ils n'apprécient pas tellement les juifs qui ne vivent pas en Israël, religieux ou non. C'est une nation qu'ils s'efforcent de créer. Ils prétendent d’ailleurs, pour se distinguer des juifs de l'étranger, qu'ils ne sont pas juifs mais israéliens. Cet homme là, il est israélien, si vous lui posez la question.

-  C'est compliqué d'être juif. Mon père disait qu'un juif, lorsqu'il veut se gratter l'oreille gauche passe le bras droit derrière la tête. C'est pour eux qu'on a inventé la formule: pourquoi faire simple quand on peut faire " compliqué ".

-Tu es juif, toi aussi?

C'était un garçon de grande taille, blond et les yeux rieurs.

- Pourquoi. Je n'ai pas le type?

Je suis resté trois jours en Israël. Le temps de mettre mes pas, effectivement, dans ceux du christ, et de visiter Jérusalem où se côtoyaient juifs orthodoxes et arabes.

L'article que j'ai écrit en rentrant, après un tableau d'ambiance, insistait sur l'entente des juifs avec les arabes, et celle des arabes avec les juifs. Deux peuples sans doute, mais une seule nation. J'en ai eu beaucoup de compliments.

Lorsque des amis m'ont proposé d'adhérer aux amitiés belgo-palestiniennes, j'ai signé une pétition qui prônait l'amitié entre les peuples, et j'ai proposé d'assister à un colloque qui devait avoir lieu au Caire.

Finalement, je ne suis pas parti. Jean Clément, un jeune avocat qui était devenu mon ami, le secrétaire du mouvement, après une réunion du bureau, m'avait demandé de rester. Il avait l'air ennuyé.

- Ca ne va pas, Jean?

- Ils ne t'ont pas accordé de visa.

- Quel visa? Qui ça ils?

- Ce n'est pas notre faute, Pierre. Ils m'ont téléphoné de l'ambassade. Ils disent que ce ne serait pas indiqué qu'un juif participe à ce colloque, au Caire.

- Ils t'ont demandé si j'étais juif? Tu leur as dit que j'étais juif? Je rêve, dis-moi. C'est la guerre, et les allemands sont toujours là.

J'avais le cœur qui battait, mes joues étaient brulantes.

- Je t'en prie Pierre. J'ai demandé tous les visas, pour chacun d'entre nous, dans le même courrier, en même temps. C'est ton nom qui les a frappés. Je ne savais même pas que c'était un nom juif. Je ne me suis jamais posé la question de savoir si tu étais juif ou non. Et même si tu es juif, c’est ton droit, ça n'empêche pas.

- Alors, qu'est-ce qu'on fait.

- Pour le bien du mouvement, les choses sont déjà tellement avancées, et nous avons des idées à défendre, je pense que tu aurais fait comme moi, j'ai dit: d'accord.

Le colloque, à ce que j'ai appris, avait été un succès. On avait cité la délégation belge dans la presse, et un officiel avait félicité Jean pour la hauteur de son intervention. J'aurais été satisfait, Jean avait utilisé certaines de mes formules dans son intervention.

Je n'ai plus participé aux réunions du bureau.

Un jour, j'ai cessé de proposer des articles au rédacteur en chef du journal. Je suis retourné à l’anonymat du secrétariat de rédaction. Je n’avais plus à me préoccuper de la signature apposée au bas de l’article. Pierre Berger en entier ou les seules initiales P.B. Il paraît que monsieur Balder, le patron du journal, en avait été surpris. Il aimait bien la manière dont, en quelques lignes, j'évoquais une atmosphère, une ambiance.

- En quelques lignes, Pierre se fond dans un milieu. On dirait qu'il en fait partie.

Oui, pensais-je, mais qui est Pierre?

Hélène était une collègue de bureau. Séparée de son mari, sans enfant, elle restait assez tard au bureau. Moi même, je ne quittais le journal que lorsque les rotatives étaient prêtes à tourner. Ensemble, nous allions prendre un verre avant de rentrer. Nous nous sommes mariés au désespoir de ma mère. 

- Souviens-toi. Lorsque nous avons passé la frontière en 1942. Souviens-toi des soldats allemands. Est-ce qu’elle aurait risqué sa vie pour toi ? Seule une mère juive est capable de le faire. Est-ce qu’elle risquerait sa vie pour quelqu’un dont tous ses frères disent qu’il n’est pas leur semblable ?

Et moi, pensai-je, est-ce que j'avais réellement envie d'être de ce peuple dont l'histoire baigne dans le sang?

Nous étions mariés depuis près de vingt ans lorsque les prémices du cancer se sont déclarés. Nous n'avions pas d'enfants. J'étais d'une génération où on associait les mots enfant à ceux de guerre et de mort. On disait: faire des enfants afin de nourrir la guerre. Ce sont toujours les jeunes qui meurent à la guerre.

Les vieux, en général, et les généraux, si je puis me permettre cette plaisanterie éculée, meurent dans leur lit. C'était ainsi durant les guerres des anciens temps. Les jeunes ne craignent pas la  mort. Les vieux, si! Ils ne craignent pas cet accident aussi absurde que celui de la naissance, ils craignent de ne plus vivre. Chaque jour dépose des images alluvionnaires dont on ne distingue plus les odeurs. Bons ou mauvais souvenirs, elles prouvent que vous avez existé.

Les jeunes ont moins de souvenirs que leurs ainés. Par contre, ils sont convaincus d'être la substance d'un grand dessein. Ils savant qu'ils ne peuvent pas mourir avant que ce dessein ne se réalise. Même sous les bombardements, à plat ventre sur le sol, je levais les yeux au ciel, et une étrange exaltation soulevait ma poitrine. Je ne pouvais pas mourir. La preuve, c'est que j'ai survécu durant de nombreuses années, et que je vis encore.

Hélène, elle, n'était pas immortelle. Proche de la mort, elle n'avait pas été animée d'une exaltation particulière.

Jusque là, je ne savais pas à quel point j'aimais ma femme. Le soir de notre mariage, comme des esprits forts, nous ne nous sommes pas juré de nous aimer toute la vie.

- Le plus longtemps possible.

Qui, en effet, peut prévoir l'avenir. Pour Hélène, j'ai été celui qu'elle à aimé jusqu'au dernier de ses jours.

Lorsque ma mère est morte, c'était quelques mois avant la mort d'Hélène, je n'ai pas éprouvé la sensation de vide que j'ai éprouvé à la mort d'Hélène. Peut être parce qu'il est naturel que les plus âgés meurent avant les plus jeunes, et contribuent ainsi à un juste équilibre des générations. Quand c'est le contraire qui se produit, il n'y a plus d'équilibre, et on aboutit à une civilisation de vieillards, sans beauté, sans énergie et sans courage.

Mon père est mort quelques mois après la mort d'Hélène. Je ne le lui avais pas dit. Il n'avait plus toute sa tête, comme on dit, Il méritait que les images qu'il voyait, les propos qu'il entendait ou croyait entendre, autant que ceux qu'il tenait lui-même, le ramènent aux époques de sa vie qu'il choisissait selon ses envies. Ou selon ses errements.

Il m'avait raconté la fin heureuse de l'un de ses amis. Agé de plus de quatre-vingt cinq ans, il avait marché entre les rails, à la rencontre des trams. En levant sa canne, il criait:

- Ce tram est à moi, de quel droit vous en servez-vous?

Des agents de police l'avaient entouré, il avait été placé dans un asile, et il était mort heureux, persuadé qu'il était propriétaire d'une flottille de tramways.

Cette année là, j'ai beaucoup côtoyé la mort. Je n'avais plus d'attaches réelles. Je me retrouvais seul comptable de ma vie. C'était une année curieuse. Je revoyais mon passé comme s'il s'agissait d'un film tourné à l'envers. Un de ces vieux films d'actualités qui ressemblaient à ceux de la naissance du cinéma. Les personnages couraient, les gestes saccadés. Tout semblait caricatural. Mais les morts, de plus en plus nombreux, ne se relevaient pas à la fin du spectacle.

Je me suis posé la question. Ces hordes humaines traversant la scène en tous les sens, étaient-elles liées a des images encore récentes, ou avaient-elles marqué ma mémoire, parce qu'elles se répétaient depuis des siècles?

Je me suis souvent demandé à quoi on pouvait reconnaitre qu'une guerre allait survenir. Pas une de ces petites guerres qui depuis quelques temps surviennent à différents endroits de la planète. Une guerre sérieuse avec des ennemis suffisamment proches pour qu'ils puissent se réconcilier rapidement. Que les survivants puissent se demander pourquoi ils se sont fait tuer.

Ce sont des guerres normales dont on enseigne la stratégie dans toutes les bonnes écoles militaires. Sans se préoccuper de la nationalité de l'auteur qu'on étudie.

Pour les juifs, durant la dernière guerre cela n'avait pas été pareil. Durant les guerres d'une certaine ampleur, comme il se doit, ils étaient assimilés d'office à la communauté de leur pays. Il arrivait que durant un assaut, un juif tuât un juif à l'uniforme différent du sien. Il en était profondément désolé, il répondait Sheema Israël à celui qui criait avant de mourir Sheema Israël. C'était le prix à payer pour continuer d'être l'homme d'un pays. Durant la dernière guerre, quel qu'ait été leur pays d'origine, il n'y eut pas de bons ou de mauvais juifs. Pour un grand nombre d'êtres humains, ils étaient tous mauvais. Tous, il fallait les éliminer. Durant cette guerre là, aucun de ceux qui sont morts n'a eu droit à une mort honorable. Ni à l'endroit où des proches survivants auraient pu se recueillir sur leur tombe. Ce n'est pas juste.

Je m'étais étendu sur l'herbe comme je le faisais de plus en plus souvent dès que le temps le permettait. La sonnette a retenti. Je n'attendais personne. C'était Hector que je n'avais plus revu depuis son départ pour Israël. Lorsqu'il en est revenu, il s'était engagé dans une firme dont les activités se développaient au Congo. Jusqu'au jour de l'indépendance du Congo, et du départ forcé des coloniaux. Les nouvelles que j'avais eues de lui l'avaient été par pur hasard.

- J'ai appris que ta femme est morte. Je suis désolé, Pierre.

Il paraissait ému. Il parlait comme si nous nous étions quittés la veille.

J'ai toujours partagé ma vie en périodes que, sans le vouloir sciemment, j'oubliais dès qu'une autre commençait. C'était une méthode qui permettait de vivre longtemps. Presqu'en paix.

Pourquoi suis-je vivant? Et non pas ceux qui ne sont pas morts de mort naturelle. Ils auraient eu mon âge aujourd'hui.

Parce qu'ils étaient juifs? Mais, c'est quoi un juif? Je me souviens que j'avais huit ans, lorsqu'à l'école primaire, un condisciple m'avait crié: "sale juif".

Le jour de la prochaine commémoration à Auschwitz, j'accompagnerai les organisateurs. Vers la fin de l'après-midi, je me rendrai à la baraque la plus éloignée. Je m'étendrai sur un des châlits. Peut être que c'est ma place que je retrouverai. Celle qui encombre ma mémoire. Peut être que c'est ce qu'ils veulent, ceux qui me regardent comme si je n'étais pas tout à fait l'un des leurs. Comme s'ils attendent cependant de moi que je leur dise quelque chose. Quelque chose que nous ne comprenons pas ni les uns ni les autres. Mais qui est important.

Je me souviens d’un poème écrit par un poète qui s’est suicidé à l’âge de trente-trois ans, l’âge d’un juif crucifié.

Il disait : je suis un nuage en pantalons.

 

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Le prix de la liberté.

 

Sa mère et Alexis avaient fui la Hongrie communiste en 1956, il n’était encore qu’un enfant de dix ans à peine. Son père, Peter Ferdman, professeur de philosophie, avait été arrêté pour ce qu’ils avaient nommé, au Parti, déviationnisme. C’était le mot à la mode durant ces années là. Par la suite, sa mère apprit que le juge qui l’avait condamné à trois ans de rééducation, c’était peu somme toute, était juif lui aussi.

Lorsqu’elle reçut officiellement l’asile en Belgique, un permis de travail et des papiers d’identité, elle se nommait Fermant et non Ferdman. Sur les formulaires, c’est de cette manière qu’elle avait orthographié son nom. Elle avait le sentiment qu’un nom à consonance juive était comme une étoile qu’elle se mettrait elle même sur la poitrine.

Son mari avait choisi d’être communiste avant même que la guerre ne se soit achevée. C’était sa façon à lui de lutter pour un monde où on ne distinguerait plus les juifs de ceux qui ne l’étaient pas. Et parce que les hommes ont besoin d’une communauté spirituelle, le communisme à y bien réfléchir en était une lui aussi, et de permettre aux hommes d’adhérer à celle qu’ils souhaitaient.

Alexis était un garçon travailleur. En bon élève, il n’abandonnait ses devoirs que lorsqu’ils étaient achevés et ses leçons que lorsqu’elles étaient parfaitement apprises. Au sortir des études secondaires il était prêt à entamer brillamment des études universitaires et de devenir le meilleur de sa promotion. C’était son ambition et celle de sa mère.

Son père n’était jamais revenu. L’aura de ce père broyé pour ce que des journaux appelaient des convictions politiques et que d’autres au contraire  dépeignaient comme des trahisons, rejaillissait sur Alexis.

Ses études de médecine, il les avait entamées et poursuivies pour obéir à sa mère. Elle pensait que, en tant que médecin, il serait réellement indépendant, que son savoir-faire suffirait à le faire vivre sans être attaché à un endroit précis, qu’il serait toujours prêt à partir une valise à la main et que de plus il serait utile à d’autres humains. Etre utile à d’autres, elle pensait que c’était nécessaire pour vivre.

Dès qu’il eut prêté serment, ce ne fût pas trop long parce qu’il avait choisi d’être généraliste, sa mère dit que c’était le plus beau jour de sa vie. Lui se chercha un emploi où on maniait l’argent comme une marchandise.

- Si tu veux gagner de l’argent ne fais pas commerce de marchandises, il y en a toujours une partie qui se dépréciera, fais commerce d’argent.

Son premier emploi, ce fût chez un agent de change qui lui apprit à échanger des devises, à reconnaitre des monnaies rares, et de disposer même de celles qui n’étaient autorisés que dans leur pays d’origine.

Un an plus tard, il avait vingt-quatre ans, il épousait Alice. Elle n’est pas juive, avait dit sa mère, j’espère que tu ne le regretteras pas.

- Je ne suis pas juif non plus, maman. En tout cas, je ne veux pas l’être. Je ne vois pas la différence. Alice est chrétienne comme moi je suis juif mais comme moi, elle ne croit pas en Dieu. Et nos enfants ne seront ni l’un ni l’autre, uniquement des garçons ou des filles.

Ils formaient un beau couple, tous les deux. Sur l’une des photos prises lors de leur mariage il tenait Alice à bout de bras comme un trophée, et Alice avait la bouche ouverte photographiée en plein fou rire.

Cela n’avait pas été ce qu’on appelle un grand mariage. Une vingtaine d’amis avaient été invités, quelques jeunes gens et l’employeur d’Alexis. La maman d’Alexis assise à un bout de la table paraissait intimidée. Les parents d’Alice par contre étaient joviaux,

- C’est le plus beau jour de notre vie, enfin peut être que le plus beau a été celui de la naissance d’Alice.

Le père d’Alice bégayait un peu. Il avait les joues rouges et le regard troublé par la boisson. On ne marie pas sa fille tous les jours, avait-il répété.

- Désormais, tu es mon fils, Alexis. Et que tu sois juif, ça m’est complètement indifférent. Nous sommes tous frères. Enfin, toi tu n’es pas mon frère, tu es mon fils.

Il avait serré Alexis dans ses bras.

Vint ans après le génocide des juifs en Europe, Israël, ce minuscule Etat de misérables survivants, était la victime d’une coalition d’Etats arabes qui voulait les rejeter à la mer.

C’est Alice qui m’a raconté ce que fut leur vie de couple à cette époque et qui m’a dépeint la transformation mentale d’Alexis.

- Ils ne nous pardonneront pas d’être juifs.

Il avait fait un don à une organisation qui recueillait des fonds pour soutenir l’effort d’Israël. C’était une petite structure créée pour l’occasion. La secrétaire, une jeune bénévole, lui demanda d’en être le trésorier. N’était-il pas agent de change.

- Tu sais, nous, les questions d’argent, ce n’est pas notre fort.

Elle s’appelait Rachel. Elle avait des cheveux noirs bouclés, le teint mat, le nez légèrement busqué, somme toute le profil parfait des filles de Sion. C’est elle qui le disait en riant.

- C’est ma mère qui est juive. Mon père est le descendant d’une famille catholique où on allait à la messe le dimanche. Il a fait ses études secondaires chez les Jésuites puis, Dieu sait pourquoi, le doute l’a saisi.

Avec Rachel, la plupart des conversations finissaient par des rires. Elle faisait les choses sérieusement mais sans y mettre de la gravité.

-Tu comprends, Israël, c’est notre dignité retrouvée. Un jour, j’irai vivre en Israël. Mais ma mère veut que je termine mes études.

- Tu es pratiquante ?

- Je ne vois pas le rapport. Et toi ?

Elle était devenue sa maîtresse un peu plus tard. La guerre s’était terminée, et ils avaient fêté la victoire ensemble. Il ne voulait pas penser à Alice.

Il ne savait pas pourquoi il était tombé amoureux de Rachel. Tombé était le mot juste d’après lui. C’était comme durant ses rêves d’enfant lorsqu’il tombait dans un abyme sans fin incapable de se retenir aux parois.

Avec Rachel il participa aux activités d’un cercle de jeunes gens qui rêvaient de « monter en Israël » après qu’ils auraient achevé leurs études supérieures. Dans les kibboutz, ils travailleraient de leurs mains avec de plus leur savoir. Ingénieurs, agronomes, biologistes, architectes, ils seraient plus utiles à leur future patrie que de simples paysans. Les temps n’étaient plus ceux des fondateurs même s’ils étaient toujours ceux des guerriers. Ils discutaient avec la conviction de ceux qui n’ont d’autre issue que la victoire ou la mort.

A chaque fois qu’ils se réunissaient pour parler d’Israël, c’était un affront qu’ils lavaient. Ils s’étaient posé la question avec beaucoup de sérieux, elle figurait à l’ordre du jour de la réunion de ce soir-là : fallait-il baptiser leur cercle du nom de« Massada » ? Faute d’unanimité, ils reportèrent la question à une prochaine réunion.

Alice éprouvait une sorte d’angoisse. Alexis se montrait toujours aussi prévenant mais on eut dit qu’il se conformait à un devoir.

C’était la fin de l’été. L’air était chaud et humide. Dans leur chambre, Rachel et Alexis avaient ôté leurs vêtements. C’est à moitié nue, et Alexis en slip, que Rachel lui annonça qu’elle allait poursuivre ses études aux Etats-Unis.

- Aux Etats-Unis ?  Mais moi ?

Elle s’efforçait de dégrafer son soutien-gorge.

- C’est mon père qui le veut. Il ne comprend pas que mon amant soit un homme marié. Et juif, par-dessus le marché.

- Juif ?

- Il dit que je le regretterai tôt ou tard. Avec un juif, je nous fais tous revenir aux temps où un chrétien épouse un chrétien, un juif épouse un juif. Ce communautarisme étroit, il l’a rejeté en épousant ma mère, et moi je fais de la ségrégation, dit-il.

C’était une scène burlesque. Parce qu’il avait voulu être comme tout le monde, il avait épousé une fille dont  peu lui avait importé qu’elle ne soit pas juive. Malheureusement s’il était devenu amoureux de Rachel, c’est parce qu’elle était juive précisément.

Le père d’Alice qui n’était pas juif lui avait donné sa fille bien qu’Alexis fût juif. En revanche le père de Rachel dont l’épouse était juive lui refusait la sienne parce qu’Alexis était juif.

- Qu’est-ce que tu fais.

Alexis remettait son pantalon.

Pendant qu’elle avait mit son visage sous les draps, surprise par sa véhémence, il referma la porte du studio.

Plus tard, j’ai appris d’Alice qu’il était revenu chez eux durant quelques jours, sombre, parlant à peine. Puis sa mère à qui j’avais rendu visite, m’avait dit qu’Alexis était passé la voir pour lui dire qu’il partait pour Israël. Il avait laissé pousser sa barbe et ses vêtements étaient gris. Elle ne savait pas où je pourrais le toucher, il n’avait pas laissé d’adresse et elle était inquiète.

J’avais du m’absenter durant six mois. A mon retour, la mère d’Alexis me dit qu’un Israélien  était venu lui remettre des photos d’Alexis. Il était dans un kibboutz agricole situé à proximité de la frontière égyptienne.

- Pourquoi, ne me donne-t-il pas de nouvelles ? Il va bien, au moins.

- Je l’ignore, Madame. Je suppose que oui.

Elle répéta comme si cela justifiait les choses.

- Je suis sa mère, je suis sa mère.

Peut-être est-ce parce que j’avais envie de revoir Alexis ? Peut-être que l’incroyant que j’étais voulait-il  mettre ses pas dans ceux du Christ ? J’ai pris la décision de visiter Israël. Sur une des photos reçues par sa mère, il avait écrit le nom de son kibboutz.

C’est un vendredi que j’ai atterri à Tel-Aviv. Je me suis rendu à l’hôtel que j’avais réservé par téléphone puis chez un loueur de voitures. Le lendemain, samedi, je n’aurais pas d’autre moyen de locomotion. A l’époque les interdits religieux étaient encore puissants.

Tel-Aviv ressemblait à la plupart des grandes métropoles. L’animation y était considérable. Le boulevard Rothschild était semblable à tous les grands boulevards sinon que la foule ne ressemblait à aucune des foules qui arpentent généralement les grands boulevards.

Des jeunes gens en chemise à manches courtes ou en uniforme constituaient le plus gros de ceux qui déambulaient la veille du shabbat. Il faisait encore très chaud, c’était la fin d’une journée accablante. Les bus se suivaient à cadence rapide, bientôt ils allaient rentrer au garage pour ne plus en sortir avant dimanche.

A l’hôtel, on m’indiqua la route à suivre pour atteindre le Kibboutz qui était celui d’Alexis. Il se situait dans le Néguev. J’aurais à parcourir une distance de près de cent kilomètres.

- Ne vous inquiétez pas, vous ne risquez pas d’avoir beaucoup de trafic sur les routes. Vous verrez, ce kibboutz près de la frontière, c’est un peu les yeux d’Israël. Vous êtes juif ?

Le lendemain matin je me suis mis en route.

J’avais loué une Volkswagen et je roulais fenêtres ouvertes. Ma chemise était humide. La chaleur était pesante, il y avait peu de végétation mais le paysage était superbe. J’avais le sentiment qu’il ne s’était pas beaucoup modifié en l’espace de deux millénaires.

Le Kibboutz était pratiquement sur la frontière à une vingtaine de kilomètres d’Ashdod. Je me suis arrêté devant le bâtiment le plus imposant pour me renseigner. A l’intérieur, un responsable du kibboutz qui parlait français me dit où je trouverais Alexis.

- Je ne savais pas que son nom était Fermant. Il est inscrit sous celui de Ferdman.  Il est très malade.

C’était une sorte de cabane de béton pourvue d’une fenêtre et d’une meurtrière, meublée d’un lit, d’une table et d’une chaise. Alexis était allongé sur le lit, torse nu, la tête tournée vers moi. Il souriait de ce sourire marqué par la dérision qu’il affichait autrefois quand il me posait des questions sur ce qu’il était aux yeux des autres et que je lui reprochais de se masturber l’intellect.

- Ca va ?

- C’est à toi qu’il faut poser la question. Pourquoi ne donnes-tu pas de tes nouvelles ?

- Tu sais que je n’ai jamais su à quoi ressemblait mon père. Il était jeune quand il est parti. Je lui ressemble ou c’est lui qui me ressemblait ?

- Alexis !

Il a tourné le visage vers le plafond. Il ne m’écoutait plus. Au bout d’un moment je suis sorti, j’ai repris la voiture et je suis parti. Sur le seuil du bâtiment central, le responsable du kibboutz m’a salué de la main.

J’ai appris la mort d’Alexis par une lettre du responsable du Kibboutz à qui j’avais laissé mes coordonnées. C’était une enveloppe de papier kraft. Il y avait joint le portefeuille d’Alexis, quelques billets de banque, une photo d’Alice prise le jour de leur mariage, et une reproduction du dessin de Léonard de Vinci représentant les proportions de l’homme.

 

 

 

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L'anniversaire

 

André voulait fêter son cinquantième anniversaire, sa nouvelle demeure dans un faubourg élégant de la capitale, et la vente du dixième immeuble qu’il avait construit avec son seul argent sans l’aide aucune de la banque. Il était fier de ce qu’il appelait sa réussite et n’avait, disait-il, aucune raison de le cacher.

Il plaisait aux femmes. Peut-être un peu moins à la sienne. Il était généreux avec elle, il lui offrait le bijou de valeur qu’elle souhaitait pour l’exposer, c’est le mot, lors d’un dîner. Elle avait sa voiture, un cabriolet de  marque courante, mais dont les sièges étaient en cuir et elle portait des vêtements discrets dont les connaisseurs reconnaissaient l’origine.

Le cuir parce qu’il se froissait entre les mains comme un chiffon quand il était de la qualité voulue, était la matière qu’elle appréciait le plus. Souple il moulait ses hanches et provoquait instantanément chez les hommes des associations d’idées dont elle jouissait.

Peu d’hommes ont conscience de frustrer leur femme des plaisirs que procurent ne seraient ce que les attouchements qui sont les mots des amants.

Deux jours après la fête d’anniversaire, Irène avait  pris un amant italien. Luigi représentait une firme italienne. Célibataire, il occupait dans le haut de la ville un petit appartement coquet qui lui servait aussi de bureau. Il n’avait pas de secrétaire. Un ordinateur et le téléphone suffisaient à faire des affaires qui paraissaient excellentes.

C’était un beau garçon qui accentuait son accent italien lorsqu’il était en compagnie de femmes. C’était une coquetterie dont elles avaient conscience mais qui les faisait sourire et qui lui conférait un charme de plus. Parfois elles le reprenaient.

- Voyons Luigi, soyez sérieux !

Soit, disait-il avec un regard contrit, mais elles étaient à moitié conquises. 

Il avait dit à Irène qu’il connaissait l’agent d’une des premières firmes italiennes de vêtements de cuir et puisque Irène adorait ces vêtements qui lui étaient comme une seconde peau :

- Si vous voulez, je vous conduis à ses bureaux, il vient de rentrer une toute nouvelle collection et il vous fera les prix qu’il fait à ses clients détaillants.

Elle voulait bien. Elle ne le dit pas mais elle pensa que Luigi était un ange. 

Luigi avait dit à Irène que la jupe en cuir rouge écarlate qui moulait ses fesses lui allait à ravir. Qu’elle était si luisante qu’on pouvait imaginer que c’était l’eau de sa douche qui ruisselait sur ses hanches. De voir Irène en petite culotte, elle avait refusé qu’il se retire, elle avait dit en riant qu’il avait vraisemblablement, elle avait répété vraisemblablement, déjà vu des femmes en petite culotte, lui avait donné des idées comme on dit. Une coucherie comme un merci et tout serait resté comme avant.

Il faut croire qu’Irène avait non seulement apprécié les attentions de Luigi  mais qu’elle avait été émue par le caractère que cette aventure donnait à sa vie. Comme un relief de feu, c’est l’adjectif qu’elle se murmura,  qui soulignait l’histoire généralement si plate de la plupart des épouses.

Les détails de sa liaison avec Luigi, André ne les connut que quelques mois plus tard. Il y a toujours des amis ou des amies qui ont le sentiment de  rendre service en révélant à un mari que sa femme le trompe, ou à une épouse heureuse que son mari a une double vie. Curieux service que celui qui torture mentalement ses amis !

Quand André fit appel aux services d’un détective spécialisé qui avait mis leur téléphone sur enregistreur, il apprit que leurs relations, téléphoniques en tout cas, étaient torrides. Les cassettes qu’André conserva quelques années après leur divorce auraient pu sortir de maisons spécialisées. Cela donne à penser quant aux jardins secrets des êtres humains.

Désormais, André travaillait beaucoup plus tard et Josette sa secrétaire restait au bureau jusqu’à ce qu’il lui intimait l’ordre de rentrer.

- Personne ne m’attend. Vous savez bien que je vis seule.

Elle travaillait avec André depuis dix ans. Elle l’avait toujours accompagnée et il se souvenait de la jeune femme timide qu’elle était lorsqu’elle s’était présentée. Irène avait dit : elle est parfaite, cette jeune femme. Elle a l’air un peu gourde mais ce n’est que mieux. Elle n’est pas obligée de comprendre le dessous des choses.

- Je vais vous reconduire, j’y tiens.

Elle habitait un petit immeuble à proximité des quais. Un quartier populaire d’immeubles anciens et d’entrepôts.

- Où mangez-vous, d’habitude? Je suis certain que vous ne mangez rien quand vous rentrez tard ? Quelqu’un vous attend ? Non, bien, je vous emmène au restaurant.

Il avait repris ce ton qui n’était pas autoritaire mais déterminé comme il le définissait lui-même. Ce ton qui est la marque des chefs, de ceux auquel, tout naturellement, on obéit. Il le pensait d’ailleurs: « il y a ceux qui disent ce qu’il faut faire, et il y a ceux qui disent : oui, monsieur ».

Elle connaissait un petit restaurant thaïlandais, pas un restaurant de luxe mais « elle s’y rendait de temps à autre en rentrant du cinéma ou du théâtre, on y mangeait bien et pas cher. ».

- Et l’opéra, vous aimez ?

Après le restaurant, il avait ramenée Josette chez elle, il voulait voir comment elle vivait, ils avaient bu un verre d’alcool, ils avaient parlé de théâtre, des derniers films qui étaient sortis, ils s’étaient rendus compte qu’ils avaient beaucoup de goûts en commun, sinon que Josette, au contraire d’Irène, était une jeune femme timide, un peu effacée, et qui se contentait de peu.

Il l’avait embrassée, elle n’avait pas trop résisté, et il l’avait prise sur le tapis du salon. Il n’avait plus aimé une fille sur le tapis d’un salon depuis son adolescence.

Irène prétendit devant leurs amis au moment de leur divorce qu’André avait connu Josette à la manière biblique, Dieu sait depuis quand il la baisait au bureau pendant qu’elle s’efforçait de séduire les banquiers. Elle avait trouvé dans la poche du veston d’André une petite culotte froissée qui était celle de Josette.

- Salope, avait-elle crié au bureau devant les deux employées.

Une culotte ? Qu’est-ce que ça prouve ?  Est-ce qu’elle se préoccupait, elle, des sous-vêtements de Luigi ou d’Irène lorsqu’ils se rencontraient ? Entre cinq et sept à ce qu’on disait.

Les larmes coulaient encore sur son visage si candide lorsqu’Irène était sortie sans se donner la peine de fermer la porte du bureau.

La situation devenait singulière. Irène et André partageaient toujours le même toit mais le lendemain de l’altercation au bureau, Irène s’était absentée, elle avait des courses à faire; avait-elle dit.

Le facteur avait remit une lettre à André. Un avocat lui faisait savoir que sa femme se préparait à demander le divorce pour adultère.

- Tu veux divorcer ?

- Comment continuer à vivre avec un homme qui me trompe avec sa secrétaire ?

- Moi je te trompe? Et Luigi? Tu me prends pour un con.

Ils cessèrent de se parler et ils montèrent se coucher comme ils le faisaient depuis vingt ans mais dos à dos.

Le lendemain André se leva le premier, bu une tasse de café, il en laissa pour Irène et quitta la maison le premier.

Au bureau il travailla comme si rien ne s’était passé, déjeuna ave Josette d’un sandwich qu’il fit livrer et rentra chez lui. Il avait besoin de réfléchir.

 Sur la table de la cuisine il y avait la tasse qu’il avait utilisée le matin et le café qu’il avait laissé à l’intention d’Irène. Elle avait dû s’absenter toute la journée. Il pensa à nouveau qu’il avait besoin de réfléchir, c’était déjà une forme d’action, mais il ne savait pas comment s’y prendre.

Lorsqu’ Irène rentra, ni elle ni lui ne firent allusion à leur future séparation. Ils montèrent se coucher et, aussi étrange que cela paraisse, une pulsion soudaine et de la rage aussi, le poussa à se porter vers sa femme, elle fît à peine semblant de résister, et ils firent l’amour avant de se retourner.

C’est ce matin-là qu’André emplit une valise de vêtements, il pensa qu’il valait mieux quitter la maison.

- Ce n’est pas la peine de nous disputer. Je te ferai écrire au bureau ?

- Au bureau, oui.

Elle était encore en chemise de nuit. C’est vrai qu’elle était appétissante. Il lui vint à l’esprit qu’il n’avait jamais fait l’amour avec sa femme le matin. Finalement, quinze ans de mariage n’épuisent pas le sujet en matière érotique.

Le plus ardu fut de chercher un endroit pour y passer les nuits. Chez Josette ? L’appartement était charmant mais modeste. Hélas, il n’avait plus l’indifférence de la jeunesse quant au confort depuis qu’il possédait une jolie maison près du bois.

Ce soir-là, lorsque les deux employés furent partis, seul avec Josette, il lui dit qu’il avait quitté la maison.

- J’ai pris une chambre à l’hôtel, ce n’était plus possible.

- Tu aurais pu loger chez moi.

Il était émerveillé. Tant de gentillesse et de spontanéité dans la gentillesse. Elle n’avait pas hésité un instant.

- Et je dérangerais ta vie ? Même si tu n’as pas d’ami sérieux, tu as des parents, des amis, des habitudes que je risquerais de déranger.

- Dis-moi la vérité : ce qui s’est passé entre nous, ce n’était que l’aventure d’une nuit. Je ne t’en voudrai pas tu sais. Mais, j’ai cru un moment…

Les larmes mouillaient ses yeux. Le lendemain, en revoyant la scène, et ce qui s’en était suivi, les baisers, le retour chez elle, le repas chez le vietnamien où ils avaient mangé ensemble la première fois, à peine le prix de quelques sandwiches, et ses caresses sitôt revenu chez elle, il se disait en riant que ce qu’on appelle ironiquement des romans de gare ne traduisaient que la réalité. Il fallait être fou ou cynique et blasé pour ne pas voir que c’est là que se trouve le reflet de l’amour véritable.

Pourquoi ne pas le dire, il était flatté aussi de la manière dont, alors qu’il repoussait la porte, elle s’était serré contre lui, avait saisi sa main, et l’avait posée sur sa poitrine en gémissant. Jamais il ne s’était senti si nécessaire à l’épanouissement physique d’une femme, et capable de la combler.

Disposant de moyens honorables, il pouvait jouir d’un célibat retrouvé ou songer avec l’expérience qu’il  possédait à reconstruire sa vie sur des bases bien réfléchies. C’est vrai, on y perd un peu du hasard des rencontres adolescentes mais par contre les choix, parce qu’il y a des choix, sont soigneusement pesés.

Etre marié et ne pas l’être en même temps, c’était une situation ambiguë devant laquelle il manquait de repères. Néanmoins, s’il lui venait à l’idée de coucher avec Irène et d’en jouir comme cela avait été le cas hier encore, il devrait la séduire et attendre son bon vouloir. Le corps d’Irène lui parût soudain plein de secrets et le plaisir qu’il en avait tiré beaucoup trop mince.

Il se dit qu’il était temps de penser à Josette parce que c’est elle qu’il trompait en pensée.

- Tu vas déménager, dit-il. Nous allons chercher un appartement confortable.

- Mais moi, je n’ai pas besoin de plus que ce que j’ai. Comment le payer ? Et le jour où tu ne voudras plus de moi ? Tu mérites beaucoup mieux, j’en suis consciente.

- Un ange ! Ca existe donc encore ? Il la prit dans ses bras. Un ange !

Il fallu peu de temps pour que le couple qu’il formait avec Josette s’impose à tous ses amis Et c’est d’elle désormais qu’il attendait qu’elle soit l’expression féminine de sa réussite. D’ailleurs, Josette avait des gouts identiques à ceux d’Irène tant en matière de bijoux, de voiture ou de vêtements. Mais, et c’était une grande différence, André devait insister pour qu’elle accepte ce qu’il lui offrait.

Avez-vous remarqué ? Lorsqu’un homme trompe sa femme, c’est souvent avec une femme qui ressemble à la sienne. Au fond, c’est faire preuve de fidélité à son égard.

Leur union commença à se déliter lorsqu’elle raconta lors du premier anniversaire de leur mariage qu’elle avait fait la connaissance d’un jeune peintre d’origine italienne qui les avait invités tous les deux, son mari et elle, au vernissage de son exposition. Ses tableaux, dit-elle, étaient très beaux. Elle ajouta qu’il avait promis de leur faire des prix.

Non il ne se nommait pas Luigi mais Alberto.

Nous étions quelques uns à fêter le premier anniversaire de leur union. C’est moi qui en mon for intérieur fit cette boutade. Il y eut cependant un silence soudain autour de la table.

C’est André qui le rompit en portant un toast. Heureux anniversaire, dit-il.

 

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A peine un adultère

   

Pierre avait passé cinq ans aux Etats-Unis. Lorsqu’il était revenu, c’était en septembre, l’après midi tirait sur sa fin, il s’était rendu directement chez Julie. Il l‘avait serrée dans les bras et elle s’était abandonnée contre lui.

Le lendemain matin, ils étaient encore au lit, elle lui avait dit qu’elle avait épousé Bernard mais, elle s’en rendait compte aujourd’hui, c’est lui qu’elle aimait.

Son corps était encore moite. Elle ne savait pas si cette odeur était la sienne ou celle de Pierre. Elle respirait fort. Elle ne réfléchissait pas, elle voulait qu’il la prenne encore. Elle avait la main sur son sexe.

- Pourquoi es-tu parti ? Ne m’abandonnes plus, Pierre. C’est toi que j’aime. Pourquoi es-tu parti ?

Elle alla préparer le petit déjeuner après avoir posé sur les épaules un léger peignoir qu’elle laissa flotter, qui la rendait plus nue que si elle n’en avait pas mis du tout. 

Pierre était âgé de trente cinq ans. Il était aussi maigre que lorsqu’elle l’avait connu à l’âge de vingt ans assis au bord de la piscine municipale tandis que Bernard, plus musclé, se jetait à l’eau à partir du plongeoir haut de cinq mètres.

- Et Bernard ?

- Ne penses pas à lui. Il ne revient que dans dix jours. En attendant, tu logeras ici. Tu iras chercher tes bagages à l’hôtel.

Pierre secoua la tête d’un air dépité.

- Je n’ai pas été à l’hôtel.

- Tu es venu directement ici ?

- Tu n’as rien ?

- Plus rien, Julie. Rien ni personne.

Elle se sentait inexplicablement heureuse. Il n’avait qu’elle. Elle aurait voulu le bercer comme elle avait bercé durant de nombreuses années l’ours en peluche qu’elle avait reçu à sa naissance.

Elle conduisit Pierre dans ce qu’elle nommait le dressing-room. Elle ouvrit la garde robe de Bernard.

- Change de vêtements. Vous avez pratiquement la même taille.

Elle le regardait changer de vêtements avec curiosité alors que quelques heures auparavant, elle avait vu, nu, son corps tout entier. Il avait cessé de se changer.

- Je vais t’attendre dans la cuisine.

Durant les jours suivants ils se conduisirent comme un couple marié dont aucun des membres n’était astreint à un horaire. De sorte qu’ils se levaient tard, déjeunaient avant même de s’habiller, parfois ils se remettaient au lit.

Si elle n’avait pas envie de cuisiner, ils allaient au restaurant. C’est elle qui lui glissait sous la table quelques billets avec lesquels Pierre réglait l’addition.

Le moment qu’elle préférait c’était le soir avant de se mettre au lit. Ils regardaient la télévision, lui assis dans un fauteuil et elle, les genoux pliés, accroupie à ses pieds. Elle  posait la tête sur ses cuisses. Elle aimait ce moment où elle sentait qu’il respirait plus fort et lui poussait la tête contre le ventre.

A la même heure, tous les soirs Bernard téléphonait. Il était ingénieur. Il travaillait sur des plateformes maritimes. Il ne revenait que tous les deux mois.

La veille de son retour, deux mois passent vite pensa-t-elle, elle lui dit que Pierre était revenu.

- Il a voulu que nous soyons les premiers avertis de son retour. Demain nous viendrons te chercher. Je préparerai un repas comme tu les aimes.                                                    

Lorsqu’un couple se dispute, c’est le soir avant de se mettre au lit. Les ébats sexuels auxquels il se livre ensuite parce que les disputes mettent les nerfs à vif  rendent  incompréhensibles les raisons de la dispute. En revanche les aveux, c’est après les ébats sexuels qu’ils se font. Les relations amoureuses relèvent d’une alchimie singulière.

Julie était étendue auprès de Bernard.

- Il faut que je te dise, Bernard. Je suis amoureuse. De Pierre.

- Tu es amoureuse ?

- De Pierre.

Il le voyait bien, elle parlait sérieusement. Bernard n’était pas homme à crier. Les cris dissimulent la peur qui, soudain, vous envahit.

 - Je…je dois réfléchir.

Il s’était assis pendant qu’elle enfilait sa robe de chambre. Il avait mit la couverture sur ses épaules, d’instinct, comme s’il n’était pas convenable de se montrer tout nu devant une femme pour qui, peut être, il était devenu un étranger. 

Ce soir là, c’est dans le lit de Pierre que Julie se coucha. Bernard avait la nuit entière pour réfléchir à une situation qui lui était tout à fait inconnue sinon par les histoires sinistres de cocus.

Bernard ne voulait pas perdre Julie. Tuer Pierre ? Il n’y pensait pas réellement. Cela ne l’aiderait en rien. Mourir, pas davantage.

Il fallait bien finir par se poser la question : une femme  comme l’était Julie vivait-elle comme une nonne lorsqu’il s’absentait deux mois durant ? Qui donc mettait-elle dans son lit ? Des rencontres de hasard ? Deux mois !

Pierre, il le connaissait, c’était un ami. Il aimait Julie. Elle comptait pour lui comme elle comptait pour Bernard. Il le tuerait sans hésiter si ce n’était pas le cas.  

Et la réponse finit par s’imposer. S’il ne l’avait à lui que durant huit jours à chaque fois qu’il revenait de mission, n’était-ce pas mieux que de ne plus l’avoir du tout ?

- J’ai besoin de toi, Julie.

- Ce n’est pas possible, Bernard.

Elle était sur le point de pleurer.  Elle n’aimait pas faire de la peine. Ils étaient assis face à face dans le salon. Bernard avait demandé à Pierre de les laisser seuls quelques heures. Elle n’avait rien objecté. Il fallait vider l’abcès, elle en avait conscience. Tout régler au plus tôt. Pierre avait dit oui. Il ne savait pas l’attitude qu’il devait adopter. Il dit qu’il reviendrait plus tard.

-Je te comprends, Julie. Je n’étais jamais là. Je n’ai pas l’intention de vous empêcher de vous aimer. Mais j’ai besoin de t’avoir à mes côtés. Je mourrai si tu t’en vas.

Bernard s’exprimait comme il s’exprimait sans doute durant une négociation d’affaires. D’un ton uni mais sans hésitation. Les mains jointes posées sur la table.

- J’ai besoin de sentir  ton odeur. Tu ne peux pas me refuser ça. J’ai besoin de t’appeler tous les jours.

Il avait préparé une valise. Elle se laissa embrasser.

Elle avait encore les yeux mouillés lorsque Pierre était revenu. Toute alanguie elle se serra contre lui. C’est elle qui le conduit à la chambre qui avait été, la veille encore, celle de Bernard et qui serait désormais la leur. En l’espace d’un moment, ce qui avait été un adultère  était devenu les retrouvailles d’un couple libre de ses élans. Même s’il n’avait pas le droit de les afficher officiellement.

Pendant un mois, ce fut ce qu’elle appelait avec exaltation « des noces de chair ». Elle était incapable d’expliquer ce qui lui embrasait le ventre lorsqu’elle était auprès de Pierre mais c’est elle qui l’entrainait.  Le coup de téléphone de Bernard était loin de leur déplaire, ils l’attendaient comme un repère important.

C’est Pierre qui avait dit un soir, ils en avaient ri peu après :

- Il n’a pas encore appelé. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. 

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Les vieux amants.

Je ne me suis jamais marié. Je me souviens que nous avions rompu, Julie et moi, parce que j’avais dit que nous étions des mammifères. Au lit cependant, nous usions d’images bien plus osées pour nous dépeindre à haute voix. Peut être avait-elle rompu parce que je ne voulais pas me lier ?  

Je ne couche plus très souvent aujourd’hui. Je ne couche plus du tout pour dire la vérité. Je suis âgé de plus de quatre-vingt ans. S’il m’arrive de faire l’amour, c’est au travers de mon imagination. Je pense souvent à Julie avant de m’endormir. Julie avait quarante cinq ans, je n’en avais pas d’avantage. .

Je revois Julie lors de notre dernière entrevue.

- J’ignore de qui tu as besoin, Pierre. Je te souhaite de ne pas me regretter.

Elle a épousé Gérard parce qu’il avait besoin d’elle. Elles sont nombreuses les femmes qui veulent materner un mari dès qu’elles ont cessé de souhaiter un amant.

Avec Julie, je ne m’en suis rendu compte que lorsque nous nous sommes séparés, c’était bien plus que de l’amour ordinaire que j’éprouvais. Je m’accrochais aux murs pour ne pas m’écrouler dès que je pensais à elle.

J’aurais du l’épouser. Elle serait dans mon lit à chaque fois que j’en aurais eu envie.  

 Il y a quelques jours, le téléphone a retenti, c’était Julie.

- C’est toi, Pierre ?

- Oui, Julie.

- Tu as reconnu ma voix ?

 Peu importe que la voix change ou ne change pas, ce sont les traits du visage qui ne devraient jamais se modifier.

- Gérard est mort.

Gérard, celui qu’elle avait épousé après notre rupture.

- Gérard ? Il est mort ?

- Cela a été une délivrance. Il souffrait depuis six mois.

- Je suis triste pour toi.

- Je n’en pouvais plus, Pierre. Depuis deux mois, c’était devenu un véritable enfer. L’infirmière passait tous les jours pour le laver. Il arrivait qu’il fasse ses besoins quand elle n’était pas là. A toi je peux le dire, c’est un soulagement comme tu ne peux pas imaginer.

J’imaginais bien au contraire. Ce vieil homme à l’allure de cadavre soigné par la Julie que je connaissais ?  Et qui faisait l’amour avec elle ? Je me  posais la question tandis qu’une contraction musculaire me faisait porter la main au cœur.   

- Je pense souvent à toi, Pierre. Il y a longtemps, je sais. Je me doute que tu as vieilli mais le portrait que j’ai de toi est celui qui était le tien lorsque nous étions ensemble. Viens me voir, Pierre. J’ai envie de te voir. Très fort. Nous parlerons.

- Je viendrai. Je te téléphonerai.

Je me suis demandé si j’avais eu raison de lui dire que je viendrais. Les pensées que j’avais n’étaient pas de celles qu’on affiche. Mais qui d’autre que moi les connaissait ?

Peu de choses de celles que j’ai apprises ne m’ont été utiles. J’ai oublié la plupart d’entre elles mais je n’ai jamais oublié aucune de nos étreintes à Julie et à moi. Qu’est-ce qui est important pour vivre ?

Elle habitait de l’autre côté de la ville. J’avais enfilé un pantalon clair et un pull à encolure en V. Ce n’était pas une tenue cérémonieuse mais elle  ressemblait à celle que je portais lorsque j’étais jeune. J’ai laissé ma canne suspendue à la patère, je n’en avais pas réellement besoin. Je l’utilisais pour me donner une allure aristocratique, la paume en était en argent sculpté.

Pour exciter mes sens, je pensais aux images suggestives que j’avais d’elle. Je sais combien les pulsions amoureuses émanent à la fois du physique et du mental. Je voulais être prêt si, comme moi, elle était tentée de retrouver le goût de nos baisers, je le dis sans hypocrisie.

Elle devait me surveiller de la fenêtre. Elle ouvrit la porte au moment même où j’appuyais sur le bouton. Elle m’attendait devant l’ascenseur, et nous nous sommes embrassés sur les joues avant même d’entrer chez elle.

- J’avais peur que tu ne viennes pas.

- Je n’aurais pas pu ne pas venir.

Elle était immobile. Etait-ce pour que je puisse la regarder ou parce que c’est elle qui me détaillait ?

Elle se tenait droite sans paraitre faire d’effort. Sa corpulence avait à peine changé. Peut être qu’elle avait les hanches un peu plus fortes que par le passé. Le visage était sillonné de fines ridules mais son sourire était toujours aussi attirant.

Je me suis approché d’elle, j’ai porté mes mains à ses hanches, et je l’ai embrassée avec force. Je n’ai pas du forcer ses lèvres. Elle avait ouvert la bouche. Elle haletait, le ventre poussé contre le mien.

- Oh, Pierre.

Le soir tombait. Elle n’a pas allumé.

Elle m’a conduit à la chambre à coucher, et elle a rejeté les draps sur le côté. Nous nous sommes déshabillés. Elle avait le dos tourné et je regardais ses hanches avec envie. Il n’y avait de lumière que celle du dehors. Je me suis glissé dans le lit.

Il ne s’est rien passé de ce que nous attendions sinon qu’elle a posé la main sur ma cuisse.

J’ai pensé : heureux ceux qui sont morts dans la force de l’âge.

 

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