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Publications de Yvonne Oter (7)

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Des dangers de la peinture...

Carmin.

  

     L’atelier était dans un désordre indescriptible. Des toiles avaient volé dans tous les sens et étaient restées dans l’état où elles étaient retombées. Les chevalets renversés dressaient leurs pieds indécents vers les policiers. Les tubes de couleur avaient éclaté et dégoulinaient le long des murs où les crochets dépouillés de leurs peintures faisaient dévier leurs coulures. Les pinceaux s’éparpillaient dans le fouillis des tissus qui recouvraient à l’origine les œuvres récentes.

     Et du sang, du sang partout, du sol au plafond où les giclures avaient dessiné un ciel pointillé de ses éclats.

     Et Carmen, affalée au centre de la salle, face contre terre, son ample tablier relevé de manière obscène sur ses larges cuisses poilues ; la main droite levée en un geste de défense, serrant encore son plumeau au bouquet multicolore ; sa main gauche dérisoirement posée sur sa nuque tailladée de multiples plaies.

     Et Jean, assis hébété au milieu du carnage, regardant le scène d’un œil fixe, un petit kriss maltais serré convulsivement contre sa poitrine osseuse.

     -Mais qu’est-ce qui vous a pris, Monsieur Martin ? Après quarante ans de mariage… Qu’est-ce qui vous est passé par la tête ?

     -Elle a perdu le rouge carmin… Elle le savait qu’elle ne pouvait pas toucher à mes tubes…

 

 

 

 

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La professionnelle.

     Le cas posé par Rosalie me perturbe depuis huit jours. Je trouverai, c’est sûr, mais je dois encore y réfléchir. En attendant, des aigreurs d’estomac sont revenues me tarabuster et je dors mal : ça me rend toujours un peu malade de ne pas trouver directement  la solution aux problèmes de mes semblables.

     Quelle idiote aussi, la Rosalie ! Eveiller les soupçons de son mari par deux tentatives maladroites et lamentables. On ne s’improvise pas assassin ! Ou alors, il faut être douée de naissance, comme moi. On réussit rarement son premier meurtre sans se faire prendre car on agit trop souvent sous le coup de l’émotion, sans réfléchir aux conséquences. Remarquez, s’il s’agit du conjoint, on peut toujours plaider le crime passionnel. Parfois, ça marche, si on a un bon avocat et, surtout, un bon jury. Si on sait pleurer à bon escient et s’évanouir au moment propice. Mais je considère que la méthode comporte trop de facteurs que l’on ne peut contrôler et qui risquent d’entraver le résultat final.

     Le mieux, c’est de ne pas se faire prendre ! Et, comme dans toute entreprise, de faire appel à un professionnel. Dans mon cas, à une professionnelle. Attention ! Je ne m’implique pas dans la réalisation de la chose. Je ne suis pas un tueur à gages ! A mon âge, qualifié de troisième par les médias, ce ne serait sans doute même plus possible. Non, mon boulot, c’est d’analyser, de comparer, d’expertiser, d’inventorier, de peser le pour et le contre, d’évaluer les forces en présence, de jauger les capacités physiques et morales des différents intervenants et, finalement, de livrer la seule solution possible adaptée à chacun de mes clients. Bien sûr, je les appelle « mes clients » ! Evidemment qu’ils rétribuent mes services ! Je vivrais de quoi, moi, si je ne me faisais pas payer ? Je ne sais rien faire d’autre !

     Lorsque mon premier mari est mort, noyé dans trente centimètres d’eau sur une plage déserte de la Mer Egée, il m’avait légué un joli petit héritage. Entre les frais de médecin à New York, de dentiste à Londres, de coiffeur à Paris, de couturier à Rome, de petit ami à Lisbonne, cinq ans plus tard, le magot avait fondu.

     J’ai mieux choisi mon deuxième époux et l’héritage était bien plus important lorsqu’il a péri six mois plus tard lors d’une descente en VTT dans la cordillère des Andes. Le pauvre chéri ! Ses freins avaient malencontreusement lâché ! Le pécule

qu’il m’avait légué a quand même duré vingt ans.

     J’approchais alors de la cinquantaine et, même si j’avais gardé de beaux restes, je ne pouvais plus espérer séduire un quelconque millionnaire célibataire. Et puis, trois maris riches, décédés de mort violente, ça risquait de faire un peu désordre sur mon curriculum vitae. Les deux premiers étaient « passés » (si j’ose dire), sans éveiller trop de soupçons. Il ne fallait pas tenter le sort par une troisième expérience.

     C’est vers cette époque que je reçus les confidences d’une jeune baronne que j’avais rencontrée à Miami. Tout était pour le mieux dans sa vie : son mari l’aimait ; il l’emmenait dans tous les coins amusants de la planète ; il lui offrait des fleurs, des bijoux, des toilettes de grands couturiers ; il ne lui refusait aucun caprice, aucune lubie incongrue, même quand elle avait émis le désir d’acheter un singe au Brésil, lui qui était allergique aux poils de chiens, de chats et, en résumé, de tout ce qui porte toison ou fourrure animale. Son mari ayant subi l’ablation de la prostate n’était pas exigeant au lit et se contentait de petits jeux anodins qui lui demandaient peu d’efforts mais simplement un zeste d’imagination.  Il fermait même les yeux sur ses relations, au reste très discrètes, avec des jeunes gens rencontrés au cours de leurs pérégrinations. Mais…, ce mari, si parfait, avait une mère… Un vrai cauchemar, la mère ! Elle soupçonnait sa bru d’avoir fait un mariage d’intérêt, de n’avoir épousé son fils bien-aimé que pour sa fortune, de ne pas l’aimer comme il le méritait, d’espérer son décès pour hériter de ses sous, de ne pas avoir de respect envers elle-même, de tenter de détourner son merveilleux enfant de sa mère adorée. Qu’elle ait des soupçons, d’accord, cela se comprenait ! Mais qu’elle les fasse partager à toute sa famille, ses amis, ses pairs, devenait intolérable pour la jeune femme qui commençait à voir quelques portes se fermer devant elle et quelques unes de ses  invitations refusées par des proches de la baronne douairière.

     En posant quelques questions à la jeune baronne, il ne me fut pas très difficile de l’aider à résoudre son problème. Les freins de la chaise roulante de la belle-mère cédèrent pendant sa promenade quotidienne dans les jardins escarpés de sa villa de Capri, sa tête cogna violemment un rocher, son fils et sa bru revinrent d’urgence de Florence pour les obsèques et pour la visite traditionnelle au notaire, la jeune baronne versa quelques larmes de circonstance et sa vie prit un nouveau départ, débarrassée du fardeau que la vieille dame faisait peser sur elle.

     La jeune femme n’était pas une ingrate. Considérant le travail que j’avais accompli pour lui expliquer comment trafiquer les freins sans laisser de traces et,

surtout, pour qu’ils lâchent à retardement, lorsqu’elle serait loin, elle m’offrit un splendide bracelet de diamant. Le prix que j’en retirai me permit six mois de la grande vie à laquelle j’étais habituée.

     Par la suite, la baronne m’envoya quelques ami(e)s en mal d’inspiration qui n’eurent qu’à se féliciter de mes services. Je me fis alors payer en bon argent liquide car j’étais obligée de changer de bijoutier chaque fois que je désirais négocier un de leurs cadeaux. C’était fatigant et risquait à la longue d’éveiller quelques soupçons. J’étais devenue une professionnelle et tenais à être rémunérée en tant que telle. Jamais un seul couac, jamais une seule preuve, jamais de démêlés avec la justice. Mes services étaient sûrs et ma renommée s’étendait, discrètement bien évidemment, dans cette couche de la société où l’on ne compte pas pour obtenir satisfaction.

     Je vis très bien de mon métier, un peu insolite peut-être, rare sûrement. Je peux même me permettre de refuser une commande lorsque les résultats me paraissent trop aléatoires. J’ai adopté certaines règles éthiques qui, par exemple, me font refuser plusieurs commandes émanant d’un même client. Aussi, je refuse tout attentat à la vie d’un enfant. Quoique… J’ai pourtant aidé à la disparition d’une horrible gamine qui dénonçait les frasques de son nouveau beau-père, parce qu’elle me dévisageait d’un air un peu trop soupçonneux. Nécessité fait loi, n’est-ce pas ? Mais j’ai veillé à ce qu’elle ne souffre pas.

     Et aujourd’hui, je dois tenter de résoudre le problème de Rosalie. Rosalie, ma vieille copine de pensionnat des Dames de l’Instruction Chrétienne. Déjà pas bien futée à l’époque, ses capacités intellectuelles n’ont pas beaucoup évolué avec les années. Vouloir se débarrasser de son époux parce qu’il pète au lit, ça se conçoit ! Mais pas n’importe comment ! Le coup des champignons, c’est cousu de fil blanc ! Le gardénal dans le whisky, ce n’était pas mal trouvé ; mais il ne fallait pas confondre le flacon de soporifique avec celui d’aspirine ! Et maintenant, il se méfie, le bougre ! Mettez-vous à sa place… Il va falloir faire preuve d’imagination, sur ce coup-là, pour que Rosalie ne se fasse pas pincer et ne me dénonce pas à la suite. Parce que Rosalie cracherait le morceau, on peut lui faire confiance !

     Et, comme c’est mon amie, je ne lui fais même pas payer mes services. Ce serait un comble de plonger gratuitement…

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Un jour (presque) comme les autres.

Gnagna secoua vigoureusement Boubou.
-Debout, feignasse ! Il est l’heure !
Boubou entrouvrit un œil et le referma aussitôt.
-Bougre de salopard, race de dégénérés, cochon de paresseux, enfant de salaud, fils de pute, lève-toi !
Car une bonne épouse doit parler à son mari avec la plus énergique grossièreté.
Réconforté par le langage de sa femme, Boubou émergea enfin du sommeil. Et considérant Gnagna avec amour et admiration :
-Quelle heure est-il ?
-Midi vingt. Et tes cinq minutes de travail hebdomadaire commencent dans peu de temps.
-Alors, aide-moi, femme. Appuie sur les boutons.
Gnagna s’approcha de son homme, dégagea le boîtier de commande de sa combinaison vestimentaire et actionna dans le bon ordre les différentes opérations matinales : lavage, séchage, débroussaillage des quelques endroits encore pourvus de poils, défroissage des plis du visage, grattage des coins sensibles, massage des membres supérieurs puis inférieurs, guiliguili le long de la colonne vertébrale, curage des oreilles et des narines, puis, pour terminer, grand entretien des espaces compris entre les orteils.
En trois minutes, Boubou était prêt.
Gnagna contempla fièrement son mari.
Un mètre cinquante de haut, un mètre cinquante de large, un mètre cinquante d’épaisseur : quel magnifique spécimen de mâle humain ! Quelle chance elle avait eue lors du tirage au sort des époux ! Que de jalousies avait-elle suscitées ! Avec son teint blafard, ses petits yeux rouges profondément enfoncés dans la graisse de ses joues, son nez court et largement épaté, son abondante chevelure blanche descendant en triangle sur son front rétréci, sa bouche mince, presque sans lèvres, d’où on avait eu soin d’arracher toutes les dents disgracieuses, son menton complètement effacé qui soulignait l’harmonie des trois bourrelets superposés lui servant de cou, Boubou avait de quoi séduire et faire rêver bien des femelles de cette fin du XXXIII°siècle.
-Allez, infâme pourceau, complet abruti, crétin congénital, dépêche-toi. Tu vas être en retard.
Boubou était toujours ébloui par les égards que Gnagna lui manifestait en s’adressant à lui. Elle avait vraiment reçu une excellente éducation.

Par hygiène, Boubou mettait un point d’honneur à parcourir les cent mètres qui le séparaient de son bureau à pied. Cela lui prenait une bonne demi-heure, mais il jugeait qu’un bon exercice physique était salutaire en préparation à son travail intellectuel. Ce jour-là, pourtant, il arriva un peu essoufflé au pied de l’immeuble de la SCJD13H01A13H06 (Société de Comptage du Jeudi De 13h01 A 13h06).
Boubou occupait un poste important au sein de l’administration de la Cité. Lourd de responsabilités car impliquant d’innombrables répercussions sur la vie de toute la communauté, cet emploi ne pouvait être confié qu’à un homme de confiance avec un quotient intellectuel de minimum 57. Ce qui n’était pas courant du tout…
A 13h01, Boubou, installé devant son bureau, se mit à compter les Ronds de Carottes. Les Ronds de Carottes étaient la monnaie utilisée depuis bientôt trente et un ans sur toute la planète. C’était une longue période et, d’ailleurs, le gouvernement siégeait depuis huit mois pour déterminer s’il était judicieux d’en revenir aux Queues de Cerises, l’ancienne monnaie, ou d’en créer une nouvelle, par exemple, les Noyaux de Prunes. On craignait en effet une prochaine dévaluation des valeurs morales et spirituelles qui risquait de faire flamber le cours des Ronds de Carottes. Mais les avis étaient partagés et les discussions âpres et passionnées. Ce qui maintenait un statu quo provisoire.

Lorsque la sonnerie retentit à 13h06, Boubou était épuisé mais radieux : mille treize Ronds de Carottes ! Il avait réussi à compter mille treize Ronds de Carottes à lui tout seul ! Jamais il n’aurait pensé arriver un jour à dépasser le chiffre magique des mille Ronds de Carottes.
Son chef lui-même, quand il passa collecter les comptages, en fut réellement émerveillé.
-Zig Boubou, vous vous êtes surpassé aujourd’hui ! Je savais que vous étiez doué (vous aviez déjà comptabilisé neuf cent quarante huit Ronds de Carottes, l’an dernier, n’est-ce pas ?) mais je n’espérais pas vous voir arriver à un résultat aussi exceptionnel avant de prendre ma retraite.
Il est vrai qu’il avait déjà vingt neuf ans.
-Zig Boubou, cet exploit mérite que je vous propose à mes supérieurs pour l’attribution de la médaille du RESTA (qui est, comme chacun le sait, le Rendement Extrêmement Supérieur du Travail Administratif). Mais tout de suite, en mon nom personnel, je veux marquer l’événement de la manière qu’il mérite.
Il appuya sur un bouton de sa télécommande, les larmes lui montèrent aux yeux, puis, d’un geste solennel, il puisa un Rond de Carotte dans la poche de sa combinaison et le tendit à Boubou.
-Prenez, mon bon, ce signe de ma grande satisfaction. Je vous autorise à sucer ce Rond de Carotte jusqu’à la semaine prochaine. Veillez-y bien et prenez soin de me le ramener en bon état. Mais allez maintenant, courez vite porter la bonne nouvelle à votre épouse !

Boubou marchait comme dans un nuage. Avoir mérité un tel honneur ! Et dû à son seul travail, à sa concentration, à son expérience, à sa dextérité, à sa conscience professionnelle : quelle joie ! quel bonheur ! Il ne mit que vingt cinq minutes pour rentrer chez lui tant il était pressé de tout raconter à Gnagna . D’ailleurs, c’était sans doute aussi grâce à elle, à ses encouragements et à ses marques d’affection, qu’il avait pu ce jour-là, dépasser ses limites.

Lorsqu’elle lui ouvrit la porte, Boubou envoya une gifle à Gnagna qui l’envoya, sonnée pour le coup, sur la porte de la penderie. Car il voulait lui faire partager son bonheur.
-Chérie, devine ce qui m’est arrivé !

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Un peu de belge pour mes amis belges

« Li Vî Bon Dju* ».


Tancrémont, le 18 avril 1880.

Mon cher fils,

A toi qui es si loin aujourd’hui pour effectuer ton service militaire, il faut que je raconte une bien bonne qui m’est arrivée la semaine dernière.
Comme le printemps me semblait bien tôt cette année, je me suis décidé à enfin défricher le champ près du petit bois de Jolimont. Cela faisait des années que j’y pensais et que je reportais toujours ce travail. Mais maintenant que tu vas bientôt revenir parmi nous au prochain automne, il m’a semblé qu’il était temps d’agrandir notre surface cultivable puisque nous serons bientôt deux à nous en occuper. Et puis, je suppose que tu fonderas aussi une famille. Si j’en crois les rumeurs, il paraît que tu écris souvent à la fille du Gaston Deckers depuis ton départ. Tu aurais pu plus mal tomber, car elle est bien mignonne, gentille et dure à la tâche, vu l’exemple de sa mère qui n’est pas feignasse non plus.
Bref, je monte vers le champ de Jolimont avec les deux bœufs et je me mets à retourner la terre. Quel ouvrage ! Tu te doutes bien que, depuis le temps qu’il était en friche, il y en avait des pierrailles et des souches à enlever ! Le soleil brillait fort pour un début de mois d’avril et je transpirais sous l’effort. Mais le travail avançait bien, quand le fer de la charrue a buté contre un obstacle plus important. Une grosse pierre camouflée sous des mousses, que je n’avais pas vue. Une pierre bien plate, comme celles que les druides élevaient autrefois dans nos campagnes, sauf que celle-ci, elle était un peu enterrée dans le sol. Il m’a fallu bien des efforts, et aux bœufs aussi, pour arriver à la déterrer puis à la pousser au bord du champ. Les douze coups de midi avaient sonné quand j’ai pu me relever et je suis alors rentré manger pour refaire mes forces.
L’après-midi, après la sieste, je suis retourné au champ, pensant avoir effectué le plus gros du travail. Nenni ! J’avais à peine relancé l’attelage que le fer bute de

*Le Vieux Bon Dieu.
nouveau contre un obstacle, au même endroit où j’avais eu tant de mal à enlever la pierre. Tu me connais, mon fils : j’ai juré tous les jurons que je connaissais et même peut-être d’autres que j’inventais pour l’occasion ! Maintenant, je le regrette car, devine ce que j’ai déterré au bout de deux jours d’efforts ? « Li Vî Bon Dju » de Tancrémont que tout le monde croyait perdu depuis l’époque de Napoléon !
Enfin, c’est ce que Monsieur le curé a dit quand il a vu ma trouvaille. Parce que je l’ai appelé quand j’ai vu la taille de la croix, plus de deux mètres, et du corps, presque aussi grand, fixé dessus. En chêne bien dur, la croix, et le Jésus, si je ne me trompe pas, en bois de tilleul. C’est une affaire à te fausser un soc, mais ma charrue est solide et a tenu le coup.
Je me doutais bien que c’était une affaire de curés, ça ! Mais je n’imaginais pas le ramdam que ça allait provoquer… D’abord, tous les Bons Pères de l’abbaye sont accourus. Normal, c’est leur fond de commerce que j’avais exhumé ! Puis on a vu arriver tous les haut gradés de l’Eglise, les sous fifres d’abord, les importants après. Même Monseigneur l’Evêque s’est déplacé avec toute sa suite en longues robes brodées d’or, croix en or, bagues en or, que je n’avais jamais vu autant d’or réuni de toute ma vie ! Car il me fallait assister à toutes ces cérémonies, et raconter à chaque fois, pourquoi, quand, comment, où, … Finalement, ils ont amené une charrette et l’ont emporté vers l’ancienne chapelle de Tancrémont, leur « Vî Bon Dju », pour un peu le renettoyer et le remettre enfin à sa place. Je dis l’ « ancienne chapelle » parce qu’on parle déjà d’en construire une nouvelle où on pourra venir en pèlerinage.
Enfin, moi, j’en suis quitte ! Et j’ai pu finir de retourner mon champ bien tranquillement. Je ne sais pas encore ce que je vais y semer. Je vais laisser reposer la terre cette année et nous en discuterons lorsque tu seras rentré. De toute façon, la terre doit être bénie, vu le locataire qu’elle a hébergé, et tout devrait bien y pousser.
Voilà, mon fils toutes les nouvelles d’ici. Ta mère va bien, moi aussi, et j’espère qu’il en est de même pour toi.
Ton père,
Eugène Hawaux.






Liège, le 14 mai 1880.

Très Saint Père,

C’est avec beaucoup d’émotion que je viens vous faire part de ce qu’il faut bien appeler un miracle qui s’est produit dans mon diocèse. Je vous explique les faits qui sont advenus le mois dernier.
Mais, pour rappel, je vais vous faire un petit historique du pèlerinage de Tancrémont, petite localité près de Pepinster, en province de Liège. Depuis des siècles, on vient y prier devant la Croix de ce que les gens d’ici nomment « Li Vî Bon Dju », c’est-à-dire « Le Vieux Bon Dieu ». Pourquoi l’appelle-t-on ainsi ? Nul ne le sait, mais le nom est resté chez les habitants un peu frustres de la région. Une communauté religieuse s’est créée autour du lieu saint où était exposée la Croix et s’est développée avantageusement jusqu’à ce que les guerres napoléoniennes viennent perturber le calme de la campagne environnante. Vous n’êtes pas sans savoir, Très Saint Père, que les soudards de l’empereur se sont souvent rendu coupables de nombreuses exactions, notamment envers les prêtres et les moines.
Apeurés par l’approche des troupes françaises, les pères de Tancrémont ont alors décidé de soustraire « Li Vî Bon Dju » aux mauvais traitements qui pourraient lui être infligés. Ils l’ont donc enterré dans un champ assez éloigné de l’abbaye, et l’ont recouvert d’une énorme pierre que l’on ne pourrait pas déplacer facilement.
Ce qu’il s’est passé alors, je n’en sais trop rien. Les moines eurent-ils à subir les violences des reîtres impériaux ? Ont-ils dû fuir ? Ont-ils péri ? Nul ne les revit jamais à Tancrémont et ce fut une nouvelle communauté religieuse qui se fonda quand le calme fut revenu dans la région. Les habitants se doutaient que la Croix avait dû être préservée dans un endroit secret, et de nombreuses légendes circulaient autour de sa présumée cachette. Mais, jusqu’il y a peu, personne ne l’avait retrouvée.
Ce n’est que le mois dernier qu’un paysan, un certain Hawaux, en retournant une terre restée longtemps en friche, a déterré la Sainte Croix de Tancrémont. Bien protégée par la pierre qui la couvrait, enfouie dans un terrain argileux et, surtout grâce aux matériaux nobles dont elle est composée, la relique a étonnamment bien résisté à ces longues années passées sous terre. Après un nettoyage sommaire, elle pourra reprendre sa place dans la petite chapelle du lieu-dit.
Seules les couleurs qui l’ornementaient ont eu à pâtir de l’humidité. Il faut vous dire, Très Saint Père, que le Christ est revêtu d’une tunique droite et plissée. Les experts de l’Université de Liège appellent cela un colobium. Toujours d’après ces hommes savants, elle porte des traces de couleurs polychromes qui laisseraient supposer qu’au départ, le colobium imitait un tissu byzantin vert à motifs ovales rouges. Mais les couleurs sont aujourd’hui tellement délavées qu’il n’en reste pratiquement plus rien.
Et j’en arrive à l’objet de ma longue épître. Devons-nous envisager de restaurer plus avant « Li Vî Bon Dju » de Tancrémont ou est-il préférable de le laisser dans son état actuel, avant de le soumettre à l’adoration des fidèles ? Une telle responsabilité de décision dépasse mes simples prérogatives et mes compétences au sein de mon épiscopat. J’en appelle donc à votre sagesse et à votre sainte sagacité pour me dire quelle doit être la voie à suivre en cette occurrence.
Je voudrais également vous signaler que la presse locale et le bouche à oreille ont tellement parlé de la découverte miraculeuse, que les pèlerins se sont remis à affluer à Tancrémont. La chapelle du hameau, en mauvais état d’ailleurs, est devenue bien trop petite pour abriter tous ces croyants. Cela pose problème car la région est soumise à de rudes conditions climatiques qui requerraient une protection plus adéquate pour tous ces braves gens. J’envisage donc de faire bâtir une nouvelle chapelle plus adaptée à l’afflux massif de populace. Hélas, Très Saint Père, vous connaissez l’état des finances de mon diocèse. Je ne pourrai pas faire face, seul, aux frais inhérents à un tel projet. Je vous demande donc humblement si vous pourriez débloquer des fonds pontificaux pour m’aider dans mon entreprise.
Je prie chaque jour pour la gloire de notre Sainte Mère l’Eglise et pour le salut de son Représentant ici-bas, votre Sainteté le Pape de tous les croyants.
Votre évêque de Liège,
Albert Van Zuylaan.







Tancrémont, le 29 août 1880.

Ma chère Henriette,

Je ne sais pas si tu en as entendu parler dans ta grande ville, mais il s’en est passé des choses depuis ta dernière visite. Souviens-toi, nous avions beaucoup discuté, moi surtout, de mon commerce qui menaçait de tomber en faillite. Depuis des années, il vivotait grâce aux samedis et dimanches, quand les jeunes gars du pays venaient s’y retrouver, se payer un peu de bon temps en descendant pas mal de bière pendant qu’ils jouaient aux quilles, au couyon ou aux fléchettes. Mais pendant la semaine, je voyais très peu de monde. Quelques bûcherons, des promeneurs altérés par la marche, parfois un colporteur ou un voyageur de commerce en quête de réconfort. Cependant, cela ne faisait pas assez de recette pour faire vivre un jeune couple. Si bien que mon Firmin avait été obligé de partir chercher du travail dans une filature de Verviers et ne rentrait à la maison qu’en fin de semaine pour me donner un coup de main. Ce n’est pas une vie pour des jeunes mariés !
Depuis le mois d’avril, tout a bien changé. Figure-toi que le vieil Eugène Hawaux, celui dont le fils te plaisait tellement mais qui a préféré l’Amélie Deckers, donc l’Eugène qui défrichait un champ près du bois de Jolimont, a retrouvé « Li Vî Bon Dju » qu’on croyait perdu à tout jamais et que certains disaient même que c’était une légende, une histoire du curé pour attirer du monde dans son église. Et bien, pas du tout ! C’était bien vrai qu’il avait été enterré puisqu’on l’a déterré !
Et depuis, c’est le branle-bas dans le hameau ! Le défilé des gens importants n’arrête pas. D’abord tous les prêtres des villages alentour, puis des plus importants, puis même leur chef de Liège, l’évêque. Des savants de l’université se sont déplacés pour examiner la croix. Le gouverneur de la province est venu prononcer un beau discours devant les paysans du coin qui n’ont pas compris grand-chose à ce qu’il disait mais ont bien applaudi quand même. Des beaux messieurs en habit et chapeau haut de forme, accompagnés de leurs épouses en grand tralala, avec bijoux, fourrures, capelines emplumées, fins escarpins, et de leurs enfants tellement endimanchés qu’on aurait cru de jeunes communiants, tout ce monde se précipitait à Tancrémont pour pouvoir dire dans leurs réceptions « J’y étais ! ». Puis sont venus les plus humbles, les gens du peuple qui voulaient se recueillir et prier devant le Bon Dieu miraculeusement réapparu.
Comme la chapelle était devenue trop petite pour accueillir autant de monde, la plupart se faisaient mouiller par la pluie, décoiffer par le vent ou rôtir par le soleil. Et chacun alors s’arrêtait dans ma buvette pour se désaltérer et reprendre des forces en vue du retour. Je ne savais plus où donner de la tête et, très vite, Firmin a dû quitter son emploi à Verviers pour m’aider à servir toute cette foule. Mais, même à deux, nous y arrivons à peine. C’est pourquoi je viens faire appel à toi aujourd’hui. Tu m’avais confié que tu n’aimais pas ton travail de bonne au service de bourgeois arrogants, prétentieux, exigeants, et qui ne te payent qu’un misérable salaire. Si le cœur t’en dit, je te propose de revenir au pays travailler avec nous. Je sais que je pourrai te faire confiance puisque nous nous connaissons depuis notre enfance. Tandis que si j’engageais une inconnue, je devrais me méfier et la surveiller pendant toute la journée. Ce qui me ferait perdre mon temps.
Il y a une autre raison pour laquelle j’ai pensé à toi. L’autre jour, une petite vieille toute mignonne qui sirotait une citronnade, m’a demandé : « Tiens, vous ne servez plus des portions de la tarte au riz qui m’avait laissé un souvenir inoubliable quand j’étais gamine ? ». J’ai bien été obligée de lui avouer que non, mais que j’envisageais de m’y remettre prochainement. Le problème, c’est que moi, je ne sais pas faire la tarte au riz ! Mais je me rappelle les tartes que ta maman confectionnait, larges comme des roues de charrettes, qui laissaient s’écouler un peu de bonne crème aux oeufs quand on les entamait au couteau, dont l’arôme vanillé qui s’en échappait alors chatouillait les narines et parfumait déjà le palais avant que d’en avoir mangé le premier morceau. J’espère qu’elle t’a légué sa recette et que je pourrai régaler mes clients comme je l’ai promis. Et, qui sait ?, peut-être que Tancrémont deviendra un jour aussi célèbre pour sa tarte au riz que pour son « Vî Bon Dju »…*
Voilà, ma chère Henriette, la proposition que je viens te faire aujourd’hui. Si tu es d’accord, tu viens dès que possible. Le plus tôt sera le mieux ! Tu n’as pas besoin de me prévenir : tu arrives et on s’y met tout de suite ! De toute façon, ta chambre est déjà prête…
A bientôt, je l’espère. Ton amie qui t’attend avec impatience,
Clotilde Charlier.
*C’est un peu ce qui est arrivé : si vous dites « Tancrémont » à des habitants de la province, ils vous répondront neuf fois sur dix « Tarte au riz ».

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Des goûts et des couleurs.

Des goûts et des couleurs, …

Jean-Jacques est parti hier soir. Pas parti pour faire un tour, ni pour aller s’acheter un paquet de Gauloises. Non, parti, point final. Il a poussé sa brosse à dent, son tube de dentifrice, son rasoir et son peigne dans un petit sachet, ne l’a pas saluée et est sorti en claquant la porte du palier. Point final.

En temps normal, Anna n’est pas gourmande. Elle veille même à équilibrer ses menus, comptant les calories, dosant les vitamines, proportionnant les fibres, les sels minéraux, les sucres lents, les féculents, bref, tous les éléments si possible naturels qui procurent une alimentation saine.
Mais quand Anna se trouve confrontée à un chagrin d’amour, elle perd toute mesure. Cœur et estomac ne sont pas très éloignés dans l’anatomie humaine. Et chez elle, quand le cœur souffre, c’est l’estomac qui trinque. Il se contracte douloureusement, gémit, va même jusqu’à se tordre pour prouver son mécontentement. Il veut, il réclame, il exige ; il manifeste par de petits bruits incongrus et intempestifs ; il glougloute comme un dindon malpoli ; il enfle, il se rétracte ; il suce, il pompe, il aspire ; il veut manger. Et manger des sucreries. Pas n’importe lesquelles ! Des sucreries grasses, caloriques, dégoulinantes de miel ou de confiture, saturées de crème, nappées de chocolat, tapissées de fruits confits, additionnées de colorants, d’édulcorants, d’émulsifiants repérés E quelque chose sur les emballages. Le cœur souffre ? L’estomac en veut sa part ! Il réclame des nourritures bien indigestes, qui lui procureront des spasmes, des nausées, des haut-le-cœur et des aigreurs.
Alors, Anna court à la pâtisserie du quartier dévaliser les Saint Honoré, les mille-feuilles, les Paris-Brest, les religieuses au chocolat. Elle écume les rayons du supermarché voisin et en repart avec un caddie plein de paquets de gaufrettes, de galettes bretonnes, de petits beurres, de cookies, de madeleines. De retour chez elle, elle enfourne précipitamment ces aliments pour vite calmer son estomac qui manifeste sa rage. Anna mange, engloutit, dévore. Jusqu’à ce que l’organe se calme, qu’il se taise, qu’il crie grâce.
Et pendant tout ce temps, Anna pleure le départ de l’être aimé. 

Dieu sait qu’elle en a connu, des chagrins d’amour ! Depuis qu’elle est en âge de connaître l’amour, précisément… Elle en a connu, des petits amis : Jacques, Christian, Bernard, Jean, Louis, Jean-Louis,… On ne va pas tous les citer, cela n’a pas d’importance puisque aucun d’entre eux n’est resté. Ils l’ont tous quittée un jour pour des raisons variées. Qui ne présentent pas d’intérêt. Seul le résultat compte : Anna pleure et engouffre des sucreries. Anna pèse quatre-vingt-huit kilos pour une taille d’un mètre cinquante-huit. Les hommes ne lui réussissent guère.

Jean-Jacques est parti hier. La soirée a été rude et longue, la nuit mauvaise, le réveil pénible, la mise en route laborieuse. Et c’est justement le samedi où Anna a promis à ses copines de les accompagner en « promenade découverte- initiation photo- thème : les couleurs de l’automne ». Dans son état, elle doute de voir autre chose que du noir et blanc, avec prédominance du noir, d’ailleurs. Qu’irait-elle faire dans un groupe de joyeuses luronnes sinon exhiber ses yeux gonflés, son ventre gargouillant et sa nausée de vivre ? Pas question, elle n’ira pas !
Elle se faisait une joie de cette sortie, elle avait même acheté un nouvel appareil photo ultra perfectionné, que Jean-Jacques l’avait aidée à choisir et lui avait appris à utiliser. Au souvenir de cette passionnante soirée où ils s’étaient mutuellement photographiés sous tous les angles, où ils avaient beaucoup ri de leurs grimaces délibérées et où ils avaient partagé le plaisir de découvrir un nouveau hobby, les larmes d’Anna se remirent à couler et elle enfourna successivement deux éclairs au chocolat, un chou à la crème et un paquet de biscuits à la cuillère.
Au fond, cette sortie tombait peut-être au bon moment. Si elle restait enfermée chez elle, elle allait tourner en rond, ruminer son chagrin toute la journée et engloutir des tonnes de sucreries. Il était préférable de partir retrouver les copines et d’essayer de profiter au mieux de cette journée de loisir qui s’annonçait d’ailleurs bien ensoleillée. Anna prépara un petit sac à dos avec une bouteille d’eau, quelques mouchoirs « au cas où », le fameux appareil photos et, héroïquement, refusa délibérément d’y ajouter le moindre élément sucré. Du saucisson, oui ; du fromage, oui ; du pain, oui. Des gâteaux, non.

-Anna, ma poule ! Que je suis contente de te voir !
-Tu es venue ! C’est merveilleux ! Déjà que Lucie et Bernadette ont
décommandé la sortie!
-Si tu nous avais lâchées, nous t’en aurions voulu.
-Et Jean-Jacques, il n’a rien dit ?
-Il est chouette de te laisser partir sans lui. Il est moins jaloux que mon Robert qui m’a fait une scène hier soir !
-Attends, on va te présenter Monsieur Sébastien qui a gentiment accepté de nous prodiguer quelques rudiments de l’art photographique.
-Monsieur Sébastien, tu connais ? Nous étions allées au vernissage de sa dernière exposition.
Excitées comme de fougueuses adolescentes, les copines chahutaient et pépiaient joyeusement sans voir le regard éteint d’Anna. Ou en feignant de ne pas le remarquer, par charité ou par lassitude. Cela lui arrivait tellement souvent…

Le soleil éblouissant de l’été indien illuminait les couleurs de la campagne quercynoise de ses rayons encore obliques lorsque la compagnie débuta sa promenade. Chacune armée de son appareil, les filles étaient prêtes à traquer le moindre lieu où prendre sa première photo. L’occasion leur en fut bientôt fournie lorsque Monsieur Sébastien s’arrêta devant un champ d’où l’on découvrait une vue magnifique sur le village qu’elles venaient de quitter. Et de mitrailler sous tous les angles, à qui mieux mieux, dans toutes les positions, pour capter l’image qui allait sûrement leur valoir le prix de la meilleure photo de l’année. Monsieur Sébastien refroidit assez vite leur ardeur.
-Vous voyez, le soleil éclaire le paysage de face. Vos yeux captent une vue superbe, mais si vous photographiez d’ici, vous n’obtiendrez qu’une image plate, sans relief. Vous n’avez aucune ombre qui vienne rehausser votre photo. Ce que vos yeux perçoivent n’apparaîtra pas nécessairement sur la pellicule. Il y a quelques règles de base que je vais essayer de vous transmettre aujourd’hui.
Un peu déçues et surtout bien vexées, elles écoutèrent religieusement les conseils du maître.
S’avançant d’un pas flâneur à travers les splendeurs d’un automne flamboyant, elles buvaient les instructions distillées par l’initiateur.

-Tournez autour de l’objet que vous voulez photographier. Observez sous quel angle il ressortira le mieux. Vous serez surprises des différences que vous pourrez constater suivant que la lumière sera de face, de dos ou de profil. Choisir le bon angle, c’est ça l’art de la photographie.
Et toutes de se mettre à tourner autour de la moindre brindille, des cailloux du chemin, des arbres aux frondaisons empourprées, des branches précocement dénudées.
-Prenons cette gariote comme exemple. Le mieux est d’en faire d’abord une vue de loin. Regardez : si vous vous placez ici, vous aurez des branches en avant-plan. Si vous allez là-bas, vous aurez des hautes herbes qui donneront un bel effet à la photo. Puis, rapprochez-vous. Cherchez l’angle sous lequel le bâtiment ressortira le mieux. Rapprochez-vous encore et guettez le détail, une fissure, une pierre, un végétal, qui méritera d’être photographié.
Les copines se mirent à l’œuvre avec tellement d’ardeur qu’une dispute faillit éclater entre celles qui cherchaient le bon angle et celles qui, scrutant le détail, se retrouvaient dans le champ de vision des premières.
-Hé, vous là-bas, poussez-vous un peu ! On ne voit que vous ! Ou alors, cachez-vous à l’intérieur : il doit y avoir de belles photos à prendre, à l’intérieur !

Anna suivait machinalement le mouvement. Elle faisait les mises au point automatiques, appuyait sur le déclencheur, déplaçait les objets dans le viseur, tournait autour de ses cibles comme ses amies. Mais son esprit n’était pas à la création de chefs d’œuvre artistiques. Son esprit était entièrement axé sur son estomac.
Seigneur ! Que les cailloux moussant sur le bord du chemin suggéraient une crème chantilly dressée fièrement sur une salade de fruits ! Que cette branche morte ressemblait à un bâton de réglisse ! Et la tige bien verte d’une plante vivace à un morceau d’angélique confite ! Et la fleur d’un trèfle tardif à un bonbon délicatement parfumé à la violette ! Et tous ces érables, roussissant outrageusement dans un ciel parfaitement bleu, tous ces érables arrogants dans leur flambeur automnales, tous ces érables qui la narguaient en lui titillant les papilles de la saveur si connue de leur sirop étalé sur une galette chaude ! Et l’odeur de sucre d’orge évoquée par le jaune
orangé d’un tournesol oublié en bordure de champ ! Et l’arôme du cuberdon* paraissant jaillir d’une baie écarlate isolée sur un rameau dénudé ! L’estomac d’Anna se tournait, se retournait, tentait de se détourner de ces évocations sucrières. Mais en vain. Chaque fois qu’Anna cadrait un sujet possible de photo, son estomac privé de ses douceurs consolatrices interprétait les odeurs, les couleurs et les formes en fonction de son appétit féroce.
Pour détourner autant que possible ses idées de l’organe récriminateur, elle repensait aux doux moments passés avec Jean-Jacques. Tout semblait pourtant différent avec lui. Leur entente, leur complicité, lui avaient laissé entrevoir une possibilité de durée dans leur relation. Grande naïve, elle s’était même permis de rêver. Peut-être était-ce le bon, cette fois-ci ? Peut-être pourraient-ils penser à se marier ? Avoir des enfants, qui sait ? Peut-être finiraient-ils leur vie ensemble ? Des idées de midinette, soit. Mais qu’il était bon de les ressasser avec délice quand elle le contemplait endormi sur le coussin jumeau du sien!
Et pour une bête histoire de chaussettes égarées dans la machine à laver, le ton était monté, ils s’étaient disputés, puis engueulés, puis déchirés, et Jean-Jacques était parti, comme les autres, comme tous les hommes de sa vie. Et cette fois-ci, ça faisait plus mal, bien plus mal que les autres fois. Parce que Jean-Jacques, il fallait qu’elle finisse par se l’avouer. Autant que ce soit au milieu des bois, parmi la splendeur éclatante qu’ils semblaient entasser autour d’elle, sous ses pas, sur sa tête et partout où son regard pouvait porter, qu’Anna confesse enfin que son Jean-Jacques, cela ressemblait furieusement à de l’Amour avec un grand A, le sentiment qu’elle lui portait !
Elle s’assit quelque temps sur une souche, un peu à l’écart des copines, pour encaisser le choc reçu avec la révélation. Son estomac lança alors un rugissement indécent qui lui laissa présager des lendemains pénibles en tête à tête avec un organe qui réagissait aussi péremptoirement à l’annonce d’un grand amour. Il est vrai que le grand amour s’était déjà envolé hier soir et, quand elle réalisa l’étendue du désastre, ce furent toutes les tripes d’Anna qui se mirent à tirebouchonner dans son ventre. Avec l’estomac qui donnait la cadence à grand renfort d’appels de détresse !
Faisant preuve d’un courage héroïque comme le poilu qui se force à repartir pour un nouvel assaut sous le feu de la mitraille ennemie, Anna se redressa et retourna vers ses compagnes de toujours.
-Je ne me sens pas bien, les filles. Je crois que je couve un mauvais rhume. Je vais rentrer chez moi et me mettre au lit avec deux aspirines.
-Hou ! La lâcheuse !
-C’est pourtant vrai que tu es toute pâlotte.
-Tu ne nous cacherais pas quelque chose, dis donc ?
-Veux-tu que je te raccompagne ?
-Non, merci, ça va aller ! J’ai juste besoin de mon lit.
S’extirpant admirablement du piège de la sollicitude encombrante de ses amies de toujours, elle put enfin regagner sa voiture et rentra chez elle aussi vite que possible.

Tiens, elle avait oublié de fermer sa porte à clé ? Cela ne lui ressemblait pourtant pas, elle qui était obsédée par la peur des cambrioleurs ! Il lui sembla entendre du bruit venant de l’appartement.
Soudain, la rage s’empara d’elle. Ce n’était vraiment pas le moment ! Sur le même week-end, connaître un grand chagrin d’amour et, en plus, se faire cambrioler, c’était vraiment trop pour une pauvre fille comme elle ! Pénétrant à pas de loup dans l’entrée, elle s’empara doucement d’un gros marteau qu’elle avait laissé traîner sur la commode et s’avança lentement dans le couloir. « On » voulait la cambrioler ? Et bien, « on » allait voir de quoi était capable une faible femme en état de légitime défense !
Un nouveau bruit provint du fond du corridor. « On » se trouvait dans la salle de bains. Dans la salle de bains ? Qu’est-ce qu’ « on » pouvait espérer voler dans une salle de bains ? « On » était tordu, peut-être même fétichiste voire sadique ? Et bien, raison de plus pour passer un mauvais moment face à une femme armée et déchaînée. « On » n’avait qu’à bien se tenir.
Anna entrouvrit silencieusement la porte de la salle d’eau.
-Ben,… Qu’est-ce que tu fais là ?
Jean-Jacques déposa le rasoir sur la tablette de verre au dessus du lavabo.
-Tu vois, j’ai été trop malheureux, hier soir. Tu ne peux pas savoir combien tu m’as manqué !
-C’est vrai ?
-J’ai réalisé que ma place était ici, près de toi. Alors, si tu veux encore de moi, je reviens vivre avec toi. Pour de bon. Pour ne plus jamais te quitter. Dis, je peux rester ?
-Toute la vie, si tu veux !



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Juste pour mieux me connaître...

Je Précise que "Le Galopant" est disponible chez "edifree.fr et sur amazone.fr. 


ISBN : 9782812100499
15,00 € 7,50 € Le Galopant
Par Yvonne Oter
Genre : Roman


Résumé :
"Le Galopant", nom d'un manège de chevaux de bois en Belgique, présente une chronique de la vie du carrousel, au travers de sa propre mémoire, mais aussi par le biais des personnages qui gravitent autour de lui. Du rire aux larmes, du tragique au comique de certaines situations, de la nostalgie, du bonheur, des souvenirs, de la dérision, un peu de magie, même, tout concourt cependant à amener un sourire sur le visage de ceux qui ont connu le bonheur de faire un tour sur le Galopant.

Image de couverture : "Le Galopant", aquarelle de Marie-thérèse Clément, 2008

Biographie de l'auteur :

Née à Liège, en Belgique, je partage dorénavant ma vie entre mon pays d'origine et le Lot, mon pays "coup de coeur". Epouse, mère et grand-mère, je trouve toujours un peu de temps pour m'adonner à mon passe-temps de prédilection depuis toujours : l'écriture. "Le Galopant" est mon premier ouvrage long.


ISBN : 978281210049

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La Femme Popote.


1. La confiture.

Les bulles bouillonnent en provoquant le tumulte sur toute la surface de la large marmite de cuivre. Frémissements, gémissements, jaillissements. La rage gronde au sein du liquide en fusion où l’éparpillement des morceaux de fruits le dispute à la dissolution des carrés de sucre. Tout se mélange avec colère, avec obstination, dans un grand désordre apparent. Et les bulles « bluppent » par-dessus la bataille qui se déroule dans les profondeurs infernales du chaudron. La fumée dégagée par le conflit souterrain monte droit, incolore encore, mais déjà parfumée par les derniers instants vécus par les premières victimes. La lutte s’amplifie, attisée par les flammes qui la cernent. Une écume rosâtre naît sur la surface agitée, fruit des fruits sacrifiés par l’holocauste.
Placide, je touille.


2. La chemise.

La vapeur éructée s’attaque agressivement aux poignets innocents de la chemise. Sous le choc de la chaleur et du liquide pulvérisé, les pauvres se froncent, se recroquevillent, mais ne peuvent échapper à la semelle bouillante du fer qui les discipline définitivement, sans recours.
Le col, maintenant, subit l’assaut implacable de l’acier. A plusieurs reprises, car il peut se montrer assez rétif et désobéissant. Il faut y passer et repasser pour réussir à le mater.
Le fer s’attaquera ensuite aux manches, puis aux épaules, puis au dos, puis aux deux devants, sans relâche, ni pitié, ni miséricorde : le moindre faux pli doit être éradiqué.
Et j’écoute le troisième acte de « Lucia de Lamermoor » avec ravissement.



3. L’ombre.

La fenêtre brille de mille feux sous les rayons lumineux qui peuvent maintenant la traverser sans retenue. L’eau, le détergent et le savoir faire ont parfaitement rempli leur rôle. La vitre luit au soleil du matin.
La vitre scintille du bonheur de se voir aussi belle et propre lorsque, soudain, elle fronce le nez. Quoi ? Qu’est-ce ? Dans le coin supérieur droit, une ombre s’est formée. Signe d’un lavage négligent ? D’un passage désinvolte de la raclette ? D’un oubli coupable de la peau de chamois ? L’ombre est discrète, peu apparente, presque invisible, mais sa présence à peine devinée suffit à gâcher toute la joie de la fenêtre. Le soleil file vite se réfugier derrière un gros nuage qui passait opportunément.
Moi, je suis plongée dans ma rêverie en retirant mes gants de plastique rose.


4. La chaussette.

Elle ne fut pas appariée à la sortie du séchoir. Elle fut mise soigneusement à l’écart, dans un endroit qu’elle n’avait pas l’habitude de fréquenter. Puis elle fut saisie sans ménagements, retournée et installée le talon vers le haut. La position lui parut indécente, mais elle n’eut pas le temps de s’en préoccuper car, sans prévenir, un œuf fut introduit brutalement par son ouverture. Un œuf de bois. Rouge. Obscène.
Elle put à peine faire « ouf !» qu’elle ressentit la première piqûre qui lui transperçait le corps. Suivie d’une deuxième, puis de tellement d’autres qu’elle dut en arrêter le compte. Chacune des pénétrations de l’aiguille était suivie du long défilement crissant d’un fil de laine interminable qui la faisait frissonner, de honte, de dégoût, de rejet. Elle était maintenue solidement, et toutes ses tentatives pour échapper au supplice furent vaines malgré ses tortillements et les secousses de son corps torturé. Elle dut endurer le martyre jusqu’au bout sans qu’aucune possibilité d’y échapper ne lui fût laissée.
J’étais plongée dans l’intégrale de Brel et je « Rosa, rosa, rosam-ais » devant ma porte ouverte sur l’été finissant.


5. Le plumeau.

Les grains de poussière dansent et virevoltent, crûment éclairés par les rayons du soleil qui traverse la porte vitrée. Petits rats occasionnels, ils multiplient les mouvements d’ensemble du ballet, avec un ensemble parfait qui les sépare puis les regroupe au gré de la chorégraphie. Sans que la musique change, apparaît le danseur étoile, sensé accorder ses pas aux leurs et participer à leur danse en mettant leur grâce en valeur.
Que nenni ! Le livret ne le prévoit pas ainsi ! Le plumeau entré en lice avec une certaine brutalité, a pour but de pourchasser les jeunes filles jusqu’aux moindres recoins de la scène et de les faire disparaître l’une après l’autre, jusqu’à l’extinction finale de leur danse maintenant affolée. Elles ont beau multiplier les entrechats, les sauts, les esquives, rien n’y fait. Le plumeau joue le rôle de l’ogre dans cette fable impitoyable et n’arrêtera son ballet qu’une fois tous les grains disparus. Puis il viendra saluer le public, seul sur le devant de la scène, pour bien montrer qui est la vedette du spectacle.
Le portable collé à l’oreille, j’échange les dernières nouvelles du jour avec ma meilleure amie.





6. L’oignon.

L’oignon pleure de honte et de rage sous la pointe du couteau qui le dénude peu à peu des derniers lambeaux masquant sa pudeur. Mis à nu, il ne peut que subir ce lent dévoilement de ses parties intimes, blanches, pures, vierges. Puis il rejoint ses congénères déjà exposés sur une planche de plastique, prêts pour l’ultime outrage. L’un d’eux, dans un vain souci d’y échapper, roule sur lui-même et se réfugie au fond de la cuvette de l’évier. Peine perdue ! Il est repris et replacé sur la planchette.
Le fil aiguisé du couteau luit sous le néon de la cuisine alors qu’il s’approche pour le sacrifice. Il siffle en découpant en larges tranches l’oignon qui laisse échapper de nouvelles larmes. Pas de pitié ! Le couteau tranche dans le vif sans états d’âme. Les rondelles suppliciées s’entassent, mêlées les unes aux autres. Puis s’en vont rejoindre des moignons de céleri au fond d’une haute marmite où, bientôt, le long cri silencieux des moules à l’agonie fera frémir le couvercle impuissant.
Je pleure de rire en écoutant pour la centième fois « J’suis pas un imbécile puisque j’suis douanier ».


7. Le clavier.

« Je suis sale, puant, maculé de partout. S’il n’y avait qu’un peu de poussière pour m’enlaidir, je serais ravi. Mais des taches d’origines diverses me défigurent hideusement. C’est la faute à tout ce que mon utilisatrice utilise en même temps qu’elle me tape dessus. C’est facile, pour elle, elle ne tape qu’à un doigt, le majeur de la main droite. Alors, les neuf autres sont disponibles pour le reste. Mon U garde les traces de ketchup d’un sandwich au poulet. Mon S est tout collé du soda qui a débordé d’une canette trop agitée. La queue de mon Q est irrémédiablement polluée par une goutte de vernis à ongles rouge vif. Ma touche « majuscule » est brûlée par une cendre de cigarette mal éteinte. Je n’ai plus aucun genre, je ne suis plus présentable, j’ai honte de me voir aussi moche. C’est pour quand, le grand nettoyage de printemps ? »
En tirant la langue, je commence à écrire la grande lettre qui va décider ou non de la réconciliation. « mon cher jac ue , … ».
8. Les cinq assiettes.

C’est reparti ! Les assiettes commencent à s’empiler les unes sur les autres au sortir de l’évier où elles se prélassaient dans une chaude savonnée. Cette manie de toujours faire des pyramides avec la vaisselle, comme s’il n’aurait pas été plus simple de l’essuyer au fur et à mesure. Mais non. Les assiettes sont déposées sur un plat à gratin qui surmonte lui-même un grand saladier qui recouvre les couverts mêlés à divers raviers.
Aie ! Ce n’est vraiment pas une bonne idée de mettre par-dessus le couvercle de la grosse marmite en fonte ! Les assiettes frémissent d’angoisse, elles le sentent mal, ce coup-là. On ne le leur avait jamais fait. Le couvercle pèse, incommode la dernière de la pile qui cherche à s’en décharger en glissant légèrement de travers, qui déséquilibre celle qui la précède, qui cherche à se rattraper où elle peut, mais qui, compromettant définitivement l’entassement, fait s’écrouler l’ensemble de la vaisselle. Les plats sont sauvés par un réflexe inouï mais les cinq assiettes s’écrasent au sol dans un ultime hurlement de panique. Avec le couvercle…
D’un autre côté, ce n’est pas une mauvaise chose ! Dès demain, je pourrai aller m’acheter ces merveilleuses assiettes rectangulaires, en verre légèrement bleuté, que j’avais trouvé tellement belles la semaine dernière.


9. Le lien.

Le lien fixé sous le sac poubelle gémit sous les manipulations de plus en plus fébriles qui le triturent. Il se tord, se plie en quatre, se dénoue, se serre, enserre, glisse, collette, ripe, ondule, se tend, se détend, gémit, roule, lace, délace, rien à faire ! Le sac poubelle résiste et ne se laisse pas prendre à toutes ses ruses.
Pourtant, son contenu a été bien tassé, écrasé, pilé. Son volume reste trop important pour accepter de subir un emprisonnement par le lien. Celui-ci va connaître la plus grande humiliation de toute sa carrière : être arraché et jeté parmi les détritus. Comme si c’était sa faute !
Puisque ça ne marche pas avec ce bête lien de plastique, je vais fermer le sac avec le large rouleau adhésif que j’ai utilisé pour sceller mes caisses lors du déménagement. Tant pis si c’est moins facile à transporter, mon mari n’aura qu’à se débrouiller…


10. Les moutons.

Le peuple des moutons est un peuple sage. Il croît et se multiplie avec lenteur, en prenant son temps, en laissant le temps au temps. Le peuple des moutons n’est pas nomade. Là où il naît, il vit, bien au chaud, en sécurité, sans esprit vain d’aventures hasardeuses. Le peuple des moutons forme une tribu où la vie est calme, harmonieuse, sereine.
Une fois par an, se prépare l’Aïd El Kebir. Alors, le peuple des moutons est rassemblé à grands coups de balai, énergiquement, mais sans brutalité excessive. Quand tous les individus sont réunis, apparaît le long tunnel scintillant chargé de les transporter vers le lieu du sacrifice. En grande pompe, avec musique ronronnante et souffle divin qui les aspire vers leur destin. Tous ensemble, sans exception. Et tout est bien, ainsi que le prévoit la fatalité prévue par les prophètes.
Ouf ! Je range l’aspirateur dans le placard avec un grand soupir de soulagement. Encore une chambre dont j’ai terminé le grand nettoyage. Mon dos est douloureux mais je suis satisfaite du résultat : plus rien ne traîne sous le lit.


11. La serpillière.

Les coins se sont mis en grève et leur mouvement de résistance prend de l’ampleur au fil des jours. Non mais ! Pourquoi faudrait-il toujours qu’on s’en prenne à eux, systématiquement, sans répit ? Les coins en ont tout simplement assez de se faire pourchasser par la serpillière.
Au début de leur contestation, ils semblent obtenir des résultats et leur ennemie jurée, maniée par une main masculine, les laisse désormais en paix. La serpillière lave à grande eau le centre de la pièce, mais ne vient plus les harceler de manière agressive. Alors, les coins en profitent, se vautrent dans les noirceurs qui les envahissent et en oublient peu à peu les affres du frottage et du récurage réguliers.
Après trois semaines de tranquillité béate, il leur faudra bien déchanter. La maniaque est de retour et la serpillière, reprise en main avec fermeté, les traque de plus belle.
Si c’est pas malheureux ! Trois semaines de maladie, et il fait tout de suite dégoûtant, ici ! Je ne peux compter que sur moi-même pour que le ménage soit propre et net !


12. La pelote.

La pelote jaune paille de laine layette, à tricoter avec des aiguilles 2½, est une petite chose fragile, délicate, à manier avec douceur et respect. Elle ne supporte pas les gestes brusques ou incompétents. Elle a en horreur les maladresses et les brutalités.
Dès les débuts de sa carrière de fil à tricoter, elle a été fortement traumatisée par l’intrusion dans les profondeurs de son intimité, d’un doigt nu qui la fouaillait sans pudeur pour trouver le bout d’entame du travail. Personne ne l’avait avertie d’une telle infamie à subir après son long sommeil dans un rayon bien protégé de sa mercerie natale. Et ce n’était que le début d’un véritable calvaire.
Son fil, au lieu de se dérouler lentement, avec componction, est tiré par brusques à-coups, lorsque l’avancement de l’ouvrage le nécessite. Sans prévenir, sans précaution. Alors, face à une telle ignominie, son sang ne fait qu’un tour et son fil aussi. Il se noue, s’emmêle et se tord en un nœud inextricable.
Ce n’est pas vrai ! Vite, mes ciseaux ! Voilà de nouveau cette s… de laine qui me joue des tours ! Maintenant, je ne chipote plus à essayer de la démêler. Cela me prendrait plus de temps que le tricot en lui-même ! J’en ai assez, je coupe !



13. L’araignée.

Petite, presque incolore et transparente, l’araignée tisse avec application, suivant les trames millénaires inscrites dans ses gènes. Elle s’est trouvé un coin bien tranquille, haut sous le plafond, pour ne pas être dérangée dans sa tâche. Et elle y déroule le fil de son piège mortel. Un coup à gauche, un coup à droite. Un coup en haut, un coup en bas. L’ouvrage prend forme et volume. Et commence à prendre vies : déjà deux mouchettes insouciantes se sont laissé engluer dans les fils à peine tissés.
Satisfaite de voir son garde-manger se garnir, l’araignée n’en continue pas moins son labeur avec acharnement. C’est qu’il s’agit de renforcer l’ouvrage, si elle veut y piéger de plus gros insectes, bien gras, tendres et savoureux. Elle en salive d’avance et se hâte de terminer sa toile.
Hélas ! Comme bien souvent, l’araignée propose et les dieux disposent. Une des Parques qui passait par là avisa la malheureuse et décida de trancher net le fil de son existence. Clac !
En repliant la tête de loup télescopique, je chantonne. Encore une p… de s…. de toile d’araignée débusquée ! C’est tous les jours qu’il faut être vigilante en cette saison !


14. Le frigo.

Le frigo est mal à l’aise. Il se sent sale. Pourtant, il luit et resplendit de toute sa blancheur soigneusement entretenue. Mais lui, il sait qu’il n’est pas propre partout.
Le frigo est dos au mur, ce qui est logique et bien pratique pour voir tout ce qui se passe dans la cuisine. Mais offre le gros inconvénient de cacher ses arrières. Qui échappent alors aux entretiens courants.
Pourtant, qu’il aime ça, quand on le gratouille, le chatouille, le papouille dans le dos ! Quand le crissement de l’éponge à récurer le parcourt du haut de l’échine jusqu’en bas, il frémit d’aise. Et quand l’eau tiède savonneuse le rince de toutes ses impuretés, il ne se sent plus de bonheur. Cette douce chaleur le venge de tout le froid sciemment entretenu dans son intérieur.
Aujourd’hui est le grand jour, il l’a compris. Il a été tiré vers le milieu de la pièce, a vu arriver le seau et la brosse, a senti les prémices du grand bain de dos avec excitation et impatience.
« Mais, non ! Ce n’est pas vrai ! Il faut me débrancher avant de mettre de l’eau ! Ouhou ! Au secours ! Enlevez la prise électrique ! »
Merde, merde, merde ! Voilà le troisième frigo que je bousille en dix ans ! Et j’ai failli me faire court juter par les étincelles ! Ca aurait peut-être mieux valu, car qu’est-ce que je vais entendre ce soir quand ma douce moitié va rentrer…


15. Le tuyau.

Le tuyau d’arrosage est un grand paresseux. C’est pour cela qu’il adore l’hiver, saison où il a très peu de chance d’être dérangé. Il se love et s’enroule dans l’oisiveté et finit par s’endormir béatement, d’un sommeil sans rêves ni cauchemars. Jusqu’au printemps suivant où il lui faudra bien malgré lui reprendre du service.
Cette année, l’hiver a été long, rude et froid. Des gelées persistantes ont retardé la reprise des activités au jardin. Et le tuyau d’arrosage a bénéficié de plusieurs semaines de repos supplémentaires. Aussi, est-il bien engourdi lorsqu’il est sorti pour la première fois de sa torpeur. Sans qu’on lui laisse le temps de récupérer un peu de lucidité, il est de suite mis au travail. Sans soucis de ses raideurs. Sans se préoccuper des rhumatismes qui le taraudent vu son grand âge. Sans ménagements.
Alors, il craque, au propre comme au figuré. Il demandait juste un peu d’égards, lui, un peu de douceur. Il n’ose même pas prononcer le mot tendresse, il ne sait pas ce que c’est. Il craque. Et un gros jet d’eau fuse impromptu de la déchirure de sa peau malmenée.
Me voilà trempée, maintenant ! La faute à ce laid vieux tuyau tout décoloré ! Bon, je vais me changer pour aller en acheter un nouveau. Mes semis de petits pois ont tellement besoin d’eau…




16. Le melon.

Le melon souffre sous la chaleur du mois de juin. Disposé avec harmonie parmi ses congénères, il offre aux chalands du marché dominical sa bonne bouille de fruit sain élevé avec amour. Et il attire l’attention des acheteurs potentiels, à un point tel que chacun veut le prendre en main et éprouver sa capacité à prendre place au repas de midi. C’est pour cela qu’il souffre.
On le soupèse, allant jusqu’à le faire sauter dans la paume. On lui enfonce un doigt inquisiteur dans toutes ses parties. Il a même senti un ongle pointu, peint d’un rouge agressif, lui entailler la peau. Oh, les mauvaises gens, qui ne savent pas reconnaître comme il se doit un beau fruit mûr, digne de figurer à leur menu !
Celle-ci lui semble moins sauvage, plus connaisseuse. Elle le saisit délicatement, le retourne la queue vers le bas et lui sent avec satisfaction le fondement. Avec son nez, pas avec ses doigts. Oui, oui, Madame, c’est comme cela qu’il faut faire ! C’est ainsi qu’on reconnaît un melon de qualité, qu’on juge de sa maturité et de son état de fraîcheur. Il est tout heureux de se retrouver dans le cabas d’une cliente d’aussi belle tenue morale.
« Bon, du Porto, il m’en reste. Du jambon du pays aussi. Je la tiens, mon entrée ! »


17. La roulette.

La roulette avant droite du caddie est une rebelle. Une contestataire. Une anarchiste. Un suppôt de Satan, disent les clientes du supermarché. Elle ne peut supporter de suivre aveuglément les mouvements bien coordonnés de ses trois compagnes de galère. Les arrêts, les brusques départs, les attentes, les accélérations, les chocs contre les rayons, le poids des victuailles qui viennent lester le caddie au fil des achats lui sont insupportables.
Alors, elle grince des dents, essaye de se défiler en faisant quelques mouvements de protestation, se roule vers l’arrière au moment de redémarrer, tourne follement dans les lignes droites. Coince dans les virages souvent mal négociés. Elle se rend ainsi tellement invivable qu’il n’est pas rare de la retrouver abandonnée au milieu d’une allée, la cliente ayant rendu les armes face à une telle mauvaise volonté.
Jusqu’au jour où elle reçut un tel coup de pied qu’elle s’en sentit toute chamboulée. Ses velléités d’indépendance cédèrent devant l’autorité qui émanait de ce pied violent, mais ferme dans sa volonté de mâter les récalcitrants. Retournant à une docilité temporaire, elle se tint coite pendant toute la durée des achats dirigés par le pied.
J’aime beaucoup la musique douce diffusée dans les grandes surfaces. Elle m’aide à faire les courses avec plus de sérénité.


18. La cire.

La cire, dans l’immensité de son orgueil, veut être traitée avec égard et componction. Pieusement, religieusement, sans écart de conduite inopportun. Fruit du long travail de mille ouvrières ailées et zélées, elle attend dévouement, adoration et traitement de faveur lorsqu’elle est utilisée à des travaux ménagers. Elle aimerait entendre une prière fervente avant l’ouverture du couvercle de son tabernacle. Il lui plairait que ce cérémonial s’accompagne de chants, de psaumes, d’incantations rendant grâce à sa grandeur et à son importance. Une petite génuflexion serait même la bienvenue.
Aussi, à chaque fois, elle reçoit un choc lorsqu’elle voit s’approcher de sa surface vierge, un infâme chiffon graisseux, maculé de toutes les saletés récoltées lors des précédents usages. Une honte, un sacrilège, une offense si grave qu’il lui faudra des mois pour se remettre de l’outrage. Il n’y a plus de respect, ma pauvre dame ! Les traditions se perdent ! Où allons-nous ?
Je me lave soigneusement les mains, car je hais l’odeur de la cire qui les imprègne. Elle me donne mal au cœur.


Yvonne - 2010.

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