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Publications de Maurice Stencel (288)

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Un chat nommé Brigand

 

  

Brigand était un autre de nos chats. Et son histoire mérite d’être racontée au même titre que celle des autres membres de la famille.  

Le jour où Maggy et Catherine nous amenèrent Brigand, leur comportement à toutes les deux était celui d’une mère et de sa fille qui s’efforcent de préparer l’époux et le père à un heureux événement, toutes exaltées encore par les congratulations d’un gynécologue  plus inconscient que méchant.

Brigand était visiblement de nationalité étrangère et elles se demandaient, la mère et la fille, comment il serait accueilli chez nous. D’évidence, Brigand était italien. De la deuxième génération sans doute, mais italien tout de même.

Maggy et Cathy l’avaient recueilli dans un quartier populaire dont la majeure partie de la population était d’origine maghrébine mais Brigand était tellement noir de poil, à l’exception de deux vibrisses blancs comiquement dressé l’un vers le haut l’autre vers le bas, qu’il ne pouvait être que latin. Son regard, j’imagine que le légendaire Rudolf Valentino, le célèbre cheik blanc des films de ma toute enfance, devait avoir le même. Mais qui se souvient encore du nombre de femmes qui se sont suicidées sur sa tombe? Leurs filles, j’imagine, se suicident ou se suicideront sur celle d’Elvis. A moins qu’aujourd’hui, il suffise d’une commémoration sous une caméra de la Télévision pour marquer sa douleur.

D’une douceur attendrissante, le regard de Brigand était typiquement celui des séducteurs napolitains mi crème-mi café. Quant à sa voix, elle n’avait rien de comparable à celle des chats indigènes. Ce n’était pas un miaulement mais un ensemble de sons placés si haut dans les octaves qu’elle vous faisait inévitablement penser à La Callas. Peut-être en plus faux mais je n’ai pas l’oreille musicale de sorte que je ne pourrais le jurer.

Et son allure, me direz-vous ? Là encore, il se distinguait des chats de notre connaissance. Ce n’est pas qu’il faisait autre chose, non. Il le faisait autrement. Sa queue par exemple était toujours dressée alors que chez d’autres, c’est souvent affaire de circonstances. Peut-être qu’elle lui servait d’antenne pour se déplacer dans la nuit ?

Il ressemblait à un petit navire qui naviguait sur le tapis du salon. Parfois, je me disais qu’on aurait du y attacher une oriflamme marquée de son nom ou d’une marque d’aliments pour animaux.

Brigand donnait l’impression de venir d’une autre planète. Autant Nabu et Pupuce, eux aussi faisaient partie de notre famille, appréhendaient le monde extérieur et revenaient régulièrement s’assurer que nous étions toujours là, autant Brigand ne pouvait se passer de la nuit. Dieu sait ce qu’il  faisait, il ne rentrait que pour manger ou pour de courts moments de repos.

Enfoui dans un fauteuil, immobile comme une pierre, il reprenait des forces avant de repartir pour des courses dont nous ignorions tout. Jamais, nous ne l’avons rencontré au milieu de la rue, dans le jardin d’un voisin ou chassant un oiseau qui s’envole.

- Il entretient deux foyers ; disait Maggy avec un peu de jalousie.

Si c’était vrai, il aurait du être gras or il était maigre comme un pruneau. Doublement repu, il aurait du être lourd, or sa démarche, si légère, était un singulier mouvement à peine perceptible qui le portait en avant. Seuls les médecins dans les hôpitaux, le regard pensif, la santé de leurs patients ne les quitte jamais, arpentent les couloirs de cette manière.

Vous vous souvenez de Jésus de Nazareth ? Au crépuscule, Jésus est assis parmi quelques apôtres. Une légère brume s’élève du sol encore brûlant de Palestine. Ils sont silencieux, un halo de spiritualité les entoure.

Lorsque Brigand, Nabu et Pupuce étaient réunis, étendus sur le tapis, se regardant d’un œil, méditant de l’autre, je ne pouvais m’empêcher d’évoquer cette scène dont il me semblait mais je peux me tromper, qu’elle dépeignait le message fondamental de ce Jésus, méditation et amour. D’ailleurs, vous l’avez peut-être remarqué vous aussi, la barbe de Jésus est aussi noire qu’est noir le poil de Brigand.

- Jésus ! Tu n’es pas un peu zinzin ?

C’est Cathy qui s’exprimait de cette manière en s’adressant à moi. Est-ce que toutes les filles s’expriment ainsi quand elles parlent à leur père ? J’ai de la peine à le croire.

Quoiqu’il en soit, pour en revenir à des propos plus sérieux, la personnalité de Pupuce, une de nos chattes, avait évolué de façon significative depuis que Brigand était parmi nous. Miraculeusement ? Je n’oserais l’affirmer. Mais elle prenait du poids, elle descendait plus souvent de l’armoire où naguère elle passait ses journées, son regard qui avait toujours exprimé de l’angoisse se faisait plus serein. Elle se frottait contre mes jambes et, de temps en temps, lorsqu’elle me savait derrière elle, d’un balancement alangui de la croupe, elle me faisait des avances. Lorsque ses yeux me fixaient, fendus comme deux blessures dont le sang serait vert, tendres comme ceux d’une femme qui s’abandonne au début de son mariage, c’est ridicule à dire, elle me troublait. Il m’arrivait de la caresser avec la sensation indéfinissable que quelque chose pouvait se produire tandis que Pupuce de son côté, je le devinais, semblait penser que c’était possible. Je crois que Pupuce était amoureuse de moi. Après sa mort, je l’ai avoué à ma femme, cela ne prêtait plus à conséquence.

Un jour Brigand n’est pas revenu. Nous avons affiché son portrait sur le tronc des arbres de l'avenue en dépeignant son caractère. Il est gentil mais il est fier comme un hidalgo qui serait italien. Il ne se laissera pas approcher sauf si vous lui tendez une écuelle de foie de veau haché ou une boite ouverte de whiskas royal. Si rien ne sert à rien, téléphonez-nous.

Une semaine plus tard, il est réapparu. Il était sur le seuil de l'entrée et Maggy avait à peine ouvert la porte qu'il s'était rué dans la chambre de Cathy où il a passé deux jours entiers sans descendre dans la cuisine.

Lorsqu'il est descendu, la démarche hésitante, inspectant tout l'appartement comme si c'était la première fois qu'il y venait, nous l'avons trouvé amaigri. Son regard nous a surpris. Comment dire? Un regard venu d'ailleurs. Nimbé de spiritualité. Ce regard, je l'ai vu quelques fois sur les portraits de mère Thérèsa.

Et tout est rentré dans l’ordre. 

 

 

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Histoire d'une émigrée

  

 

A proximité de la gare, des cafés ouvrent largement leurs rideaux. Les passants peuvent contempler la silhouette de celles qui viendront s'asseoir à leur table s'ils désirent leur tâter les cuisses. Ou s'ils désirent leur caresser les seins. Mais seulement s'ils le désirent. Et s'ils leur offrent à boire.

Les cafés de la rue de Mérode ne sont pas des bordels. Les serveuses n’y sont pas des putains. Ce sont des étrangères qui viennent à peine d'immigrer, qui ne parlent pas le français ou très mal et qui, autant que leur mari qui travaille au noir dans la construction, doivent contribuer à gagner l'argent nécessaire pour vivre. Il en faut un peu, même pour vivre un peu.

Il y avait là une fille qu'on appelait Nina. Elle venait de débarquer, et un intermédiaire, peut-être son protecteur, prétendait qu'elle était slovaque. De ces filles dont la réputation était grande. Les slovaques, disaient les connaisseurs, étaient douées en matière sexuelle.

Il avait ajouté, à l’intention de Jean Clerbaut, le patron du café :

- Et figures toi qu'elle aime ça. Elle n'en a jamais assez.

- Jamais assez ?

- Tu verras par toi-même si tu veux.

Jean avait essayé. Il ne pouvait pas affirmer qu'elle aimait ça mais elle était docile. C'était essentiel pour le travail.

Nina était une jolie fille un peu charnue, les hanches assez larges. Avec l'âge, c'est sûr, elle prendra du poids. Les clients aimaient ça. On en a plein les mains, disaient-ils en riant. Dommage qu'elle affichât toujours l'air triste d'une vierge effarouchée comme si on s'attaquait à sa vertu à chaque fois qu'un client lui mettait la main sur la cuisse.

Le patron du café lui répétait souvent:

- Souris donc. Après tout, ta poitrine c'est ton gagne-pain.

Elle ne comprenait pas ou elle faisait semblant de ne pas comprendre. Elle avait constamment le visage triste.

- Tu comprends, on dirait qu'elle vient de perdre sa mère.

Jean l’avait dit à sa femme qu'il tenait au courant de la marche des affaires. Elle était de bon conseil.

- Et si on la prenait pour le ménage? Maria, je dois toujours passer derrière elle. Je ne dis pas qu'elle n'essuie pas, mais elle ne le fait pas à fond.

- Pourquoi pas.

Il ne le dit pas à sa femme, Louise n'aurait pas apprécié, mais Maria avec qui il couchait de temps en temps, ne l'excitait plus beaucoup.

Le lendemain, Nina entra par la porte particulière, celle qui menait aux escaliers, et monta à l'étage où les Clerbaut avaient leur appartement. Trois pièces en enfilade, et à l’étage au-dessus la chambre à coucher, la salle de bain, et une seconde chambre un peu plus petite qui aurait pu servir de chambre d'enfant si le bon dieu l'avait voulu.

Elle gagnait moins d'argent  mais elle n'appréciait ni la bière ni la main des clients. Faire le ménage ne la rebutait pas d'autant plus qu'au bout de quelques jours Louise qui la trouvait sympathique faisait le ménage avec elle. Le temps gagné sur les tâches ménagères, Louise et Nina le consacrait à bavarder entre femmes.

Parce que son français était encore fort hésitant, quand Nina s'adressait à Louise, plutôt que de la vouvoyer, elle lui disait:

- Madame faire les choses très bien.

Et Louise, un instant, avait le sentiment d'être une personne de la haute société à une époque où, elle l'avait lu dans un magazine, on s'adressait aux maîtres à la troisième personne. C'était idiot mais cela avait son charme.

Jean n'était pas mécontent de cet arrangement. Désormais il avait deux femmes à domicile, et il profitait de Nina lorsque Louise faisait des courses en ville. Quelques caresses lorsqu’elle passait à sa portée. 

Au bout d'un mois, Louise s'était attachée à Nina comme à un membre de sa famille.

- C'est qui ce gentil grand petit garçon?

- Vaclav, Madame.

- Vaclav. Et il parle bien le français ?

Nina avait emmené son fils. Le mercredi après-midi, il n'y avait pas école mais la voisine qui le gardait le mercredi jusqu'au retour de Nina avait du s'absenter.

- Tu as bien fait.

Vaclav était un garçonnet de trois ans aux cheveux noirs et aux yeux bleus qui la fixait avec ce qu'elle devinait être un peu d'inquiétude. Elle était profondément émue de penser que le fils d'un de ces terribles slovaques, des hommes frustes à en croire certains magazines, qui ouvraient leur couteau à la moindre remarque déplaisante, pouvait avoir de l'inquiétude devant elle. Ces hommes, de véritables brutes pour qui les femmes n'étaient que des…, elle n'osa pas poursuivre sa pensée. Elle se pencha.

- Je peux t'embrasser.

Elle se tourna vers Nina.

- Amène-le avec toi le mercredi. Ce n'est pas la peine de payer quelqu'un pour le garder.

Jean avait dit à sa femme qu'elle avait eu tort, Nina n'était que la femme de ménage mais Louise avait répondu:

- Rien qu'une femme de ménage?

Jean n'avait pas insisté. Louise le regarda se lever en s'appuyant sur les coudes et sortir le dos courbé. Son pas sur l'escalier était celui d'un homme qui descend les marches avec prudence. Il n'avait que cinquante huit ans cependant.

C'est étrange. Cet homme qu'elle avait épousé il y a vingt ans ne lui était plus rien. Un étranger qui ce soir se glisserait dans son lit en lui tournant le dos. Elle se demandait pourquoi elle l'avait épousé.

Elle se souvenait de leurs caresses, de leurs enlacements, mais les images qu'elle évoquait lui étaient devenues plus éloignées que celles qu'elle lisait dans ses magazines durant une heure tous les après-midi, avant d'ouvrir la télévision.

Tout l'amour qu'elle ressentait, elle était sentimentale comme une jeune fille, elle pleurait lorsque les scènes d'un film étaient tristes, elle s'aperçut qu'elle le portait sur le fils de Nina qui aurait pu être son petit fils si Nina avait été sa fille. En revanche, elle ne voyait pas le rôle de son mari dans ce tableau.

Elle fît venir Nina tous les jours de la semaine. Elle était fatiguée; disait-elle.

- Je ne sais pas si c'est ce que j'ai mangé mais j'ai l'estomac tout barbouillé.

Qu'elle vienne tous les jours, et plus encore, pensait Jean. Ce doit être la ménopause. Il n'avait pas envie de se disputer avec Louise. D'ailleurs, lui aussi, avait l'estomac barbouillé.

- Tu n'irais pas voir le médecin?

Il disait non en secouant la tête. Un peu de Malox ferait l'affaire. Et puis il eut des crampes d'estomac.

- Monsieur pas bien.

- C'est la méchanceté qui remonte.

Un jour après le repas, il était assis dans son fauteuil et lisait son journal. Il eut un haut-le-cœur, le journal glissa sur ses genoux, il avait la bouche ouverte, il était mort. Un arrêt cardiaque.

Louise n'aurait pas imaginé que cela irait si vite. Elle en parla à Nina.

- Tu vas vivre ici. Je ne peux pas vivre seule. Il y a la petite chambre. Ce sera votre chambre au petit et à toi.

Au bout de quelques jours tout fût arrangé. Nina avait déménagé les quelques meubles qu'elle possédait et Louise avait acheté ce qui d'après elle manquait à Nina et à son petit garçon. Le petit Vaclav appelait Louise: bouba.

- On dirait bonne maman.

Quant au café, ce fut Nina qui descendit pour servir les boissons. Elle apprit à sourire et, parfois, à rire lorsque le client faisait une plaisanterie. Pour des plaisirs plus masculins comme le disait Louise, elle engagea une jeune polonaise qui venait d'immigrer, et qui ne se fâchait pas quand un client qui lui offrait à boire lui tâtait la cuisse un peu au dessus du genou.

 

 

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Une femme pour l'amour.

 

 

 

J’ai tué mon mari parce que je voulais être libre. J’étais âgée de quarante deux ans, nous n’avions pas d’enfants, et je savais que je plaisais aux hommes. Bernard disait en me déshabillant.

- Ils sont nombreux ceux qui voudraient t’avoir dans leur lit. Ou être à ma place dans le tien. Il suffit de les regarder. Même ma présence n’éteint pas l’étincelle que je vois dans leurs yeux.

Il ajoutait en rabattant les bretelles de mon soutien-gorge :

- C’est vrai que tu es…

Il me jetait sur le lit.

Depuis quelques années déjà, son imagination l’excitait davantage que mon corps. Des gestes de pure routine apaisaient son désir. Moi, je retrouvais mes habitudes de jeune fille. Sinon que la honte ne me paralysait plus. Je me suis parfois demandé si ces habitudes nocturnes auxquelles je m’efforçais en vain de résister ne m’avaient pas précipité vers le premier homme qui m’avait dit que j’étais désirable.

De quinze ans mon aîné, il m’avait fait découvrir avec des mots que je n’aurais pas osé répéter, et des gestes qui m’affolaient, toutes les ressources dont disposent les corps. J’aimais faire l’amour.

Deux couples avaient eu un rôle dans cette histoire. Ils étaient les plus proches de nos amis. André et Jeanine Boulin qui étaient enseignants, et Christiane et son mari Hubert qui étaient libraires. Tous étaient en quelque sorte des intellectuels, membres de cercles où il arrivait qu’on débatte de sujets qui faisaient la substance des journaux locaux.

Pas les faits divers qui émeuvent les lecteurs. Des débats envisagés sous l’angle social. Hubert, c’était le patrimoine architectural qui le passionnait.

André et Hubert aimaient me soumettre leurs réflexions. En parlant, ni l’un ni l’autre ne cessait de fixer ma poitrine. La présence de leur épouse ne les retenait pas longtemps. Mais aucun d’entre eux n’aurait osé me complimenter sinon pour mon bon sens.

Je n’ai jamais trompé mon mari. Ni avec André, ni avec Hubert, ni avec qui que ce soit d’autre. Peut être ai-je eu tort ?

- Avec  lequel m’as-tu trompé, ne serait-ce qu’une fois ?

- Tu le sais bien, je ne t’ai jamais trompé.

Bernard me serrait contre lui. Il était heureux de penser que la femme dont il disposait plaisait à d’autres plus que leur propre épouse. Je n’en avais pas beaucoup de mérite. Lors de nos sorties entre femmes, Jeanine et Christiane me dépeignaient en riant les prouesses de leur mari.

J’ai toujours été surprise des propos que des femmes pouvaient tenir entre elles, de ceux dont on dit que ce sont des propos de corps de garde, alors qu’en d’autres circonstances elles faisaient montre de tant de retenue. Elles ne rechignaient pas à décrire des douleurs internes mais ne prononçaient jamais le mot « vagin » devant des hommes même devant les leurs. Devant leur médecin, peut être. Elles disaient : là. A  croire qu’il n’avait qu’une seule fonction.

C’est curieux la manière dont des gens pourtant matures  se regardent vivre. Entre le jour et la nuit, ils élèvent un mur fait de convenances pour le jour, et de secrets dont on ne parle qu’à mi-voix, entre soi, pour la nuit. A l’exception  des gens de la nuit qui ne s’épanouissent qu’à la tombée du jour.

Pourtant ce qui relie vraiment les couples entre eux, je le voyais bien, se passe surtout durant la nuit.  Jusqu’aux  adultères imaginaires.

C’est peu à peu que l’attitude de Bernard avait fini par me le rendre insupportable. Je ne supportais plus sa suffisance, ses gestes de bellâtre lorsqu’il tapotait ses cheveux ou lorsqu’il les dérangeait minutieusement. Surtout la manière dont il soupesait son sexe en me regardant. Et le feu qui m’embrasait le ventre lorsqu’il le faisait. Je souhaitais sa mort.

Le jour de ses funérailles, je me l’étais promis, je mettrais André dans mon lit. Nous n’étions pas nombreux au bord de la tombe. Chez moi, j’avais préparé une collation. Au moment de nous séparer, j’avais retenu André pendant que Jeanine enfilait son manteau.

- Reviens tout l’heure. J’ai peur de rester seul.

Deux heures plus tard, il était revenu et je me suis abandonnée contre son corps en pleurant. Lorsqu’il avait voulu se rhabiller pour rentrer chez lui, je l’avais retenu.

- Ne me laisse pas. J’ai encore envie de toi. Tu verras comme je vais t’aimer.

Le matin, c’est à la pensée des excuses qu’il devrait donner à Jeanine que je me suis réjouie. Il me regardait avec une sorte de fatuité condescendante.

- Je t’appellerai tout à l’heure. Dès que je pourrai.

Il ne m’avait pas demandé si je serais là lorsqu’il m’appellerait. Je suppose que pour lui, cela allait de soi.

Nous étions amants depuis quatre mois. Il accourrait dès qu’il avait la possibilité de se dégager ou d’avancer une excuse plausible devant Jeanine. Sans même me prévenir. Il craignait inconsciemment que  j’aurais pu prétexter d’une raison quelconque pour ne pas le recevoir. Le cœur des femmes est volage. Il pensait que s’il était là, quelque soit la raison, je ne me refuserais pas. Parfois, c’est vrai, j’étais absente.

Lorsque je rentrais chez moi, il était  tout près de la maison. Cinq minutes plus tard, il sonnait mais il n’avait plus le temps de rester.

- Tu veux qu’on aille dans la chambre ?

Il était pâle de désir. Il secouait la tête. Il m’embrassait rapidement, les bras en avant.

- Je suis déjà en retard.

Le retentissement des adultères se répand vite parmi les intéressés. Chez celui ou celle qui se considère comme trompé,  avec une vigueur incontrôlable. Ces pulsions dissimulées acquièrent soudain une importance extraordinaire. Des douleurs naissent, des larmes coulent, des années d’entente conjugale s’achèvent en tragédie. Rien par exemple  n’est plus grave qu’un coït partagé avec une autre femme que la sienne.

Jeanine l’avait appris à Christiane qui l’avait plainte, Christiane en avait parlé à Hubert qui se demandait s’il ne devait pas m’en parler. L’amitié l’y autorisait, pensait-il. J’étais la responsable de ce qui pouvait devenir un drame. Jeanine avait menacé André de le quitter.

André avait répondu :

- Je n’aurai plus à me cacher.

Elle avait beaucoup pleuré m’avait dit André. Il en avait eu pitié. On n’efface pas des années de mariage d’un trait de plume. Ce jour là, il s’était promené dans l’appartement comme si c’était le sien, et le soir, il s’était parfumé avant de se mettre au lit. Il me fit l’amour sans frénésie.

Hubert ne m’en voulait pas d’être la femme par qui le scandale était arrivé. Ce sont les mots qu’il avait utilisés. Il s’était exprimé avec une sorte d’emphase. Il parlait avec hésitation, soucieux du mot juste mais imagé. Du libraire à l’écrivain, il n’y a qu’un pas, disait-il. Leur cible à tous les deux n’est-elle pas la même : le lecteur ?

Il ne m’a pas parlé de Jeanine. C’est pour me parler d’elle cependant qu’il était venu. Il m’avait parlé avec une affectation presque paternelle, puis le ton avait changé.

- Quel homme n’aurait pas profité de l’occasion. Une femme en pleurs qui s’abandonne. Belle et tellement désirable. Plus que désirable. Si, tu le sais bien.  Moi-même, si j’avais été là, je n’aurais pas résisté. Je comprends André. Je te comprends aussi.

Il s’excitait en parlant. Il s’était approché de moi.

- J’ai envie de toi, Cécile.

- Ce n’est pas possible, Hubert.

J’imagine que c’est dès cet instant que l’amitié que se portaient ces deux hommes avait cessé.

- Tu ne peux pas me laisser comme ça !

Je l’ai embrassé sur les joues en le poussant vers la porte. S’il avait insisté, peut être que je l’aurais entrainé vers la chambre à coucher.

Le lendemain, j’ai dit à André qu’Hubert était venu me voir, et qu’il avait tenté de me faire la cour.

- Marions-nous Cécile.

- Mais tu es marié.

- Nous allons divorcer, Jeanine et moi.

- Nous en reparlerons alors. Je n’ai pas envie d’être mariée.

- J’ai besoin de toi, Cécile.

- Tu as envie de moi. Et moi, j’ai envie de toi. Ça tombe bien, non ?

Jeanine maigrissait étrangement. Elle s’éteignait. Elle se laissait aller, me disait-on. Tous ceux qui la connaissaient se rappelaient qu’elle avait toujours été fragile. André ne me parlait plus d’elle. Une seule fois, durant la nuit, il m’avait dit :

- Je veux que tu sois à moi tout entière. Je veux être le seul homme dans ta vie. Tu ne sais pas ce que je suis capable de faire pour toi.

Il remplissait une partie de mes jours, je devrais dire de mes nuits, mais je n’étais pas amoureuse de lui.

Lorsque j’étais en ville, je me doutais qu’il attendait mon retour  dans une encoignure de porte. Cela m’exaspérait. J’avoue qu’il m’est arrivé pendant ce temps de me laisser aborder par un inconnu qui me disait que j’étais belle et, plus directement, qu’il avait envie de moi et que j’avais envie de lui. Et de le suivre dans un hôtel.

Puis, je retrouvais André. Il était de plus en plus avide de nos caresses. Ce n’étaient pas tant elles qui le rendaient fou que la pensée que je pouvais les partager avec un autre.

- Personne ne pourrait jamais t’aimer comme moi.

Jeanine était morte durant la nuit. La femme de ménage l’avait découverte le matin. André ne revint qu’une semaine plus tard. C’était mieux, disait-il. Il n’y a pas de milieu plus convenu que celui des enseignants.

- Il y a beaucoup d’hypocrisie parmi eux.

Un jour, je me suis décidé à revoir Hubert et Christiane. C’était Hubert que je voulais revoir. Je me souvenais de sa frustration la dernière fois que je l’avais vu, de la rage contenue qu’il avait manifestée tandis que je le repoussais. Elle devait dissimuler une ardeur considérable.

Je me suis rendue à la librairie vers la fin de l’après-midi. Christiane était absente. Hubert m’invita à l’attendre pendant que nous prendrions un café dans le petit salon attenant au magasin. A sa surprise, j’ai tiré le rideau, et je l’ai embrassé sur la bouche. Je ne sais pas ce qui serait arrivé si Christiane était entrée.

Désormais, j’avais deux amants. Un pour le jour, un autre pour la nuit. Toute femme devrait avoir deux époux, cela éviterait bien des désordres. Je gardais mes réflexions pour moi.

Peu de temps plus tard, j’ai appris qu’André avait été convoqué par la police judiciaire. Une dénonciation anonyme l’accusait d’avoir empoisonné sa femme. Une autopsie, précisait la dénonciation, le prouverait. Pour que la dénonciation ait eu un effet aussi rapide, c’est, je suppose, qu’elle n’avait pas été tout à fait anonyme. Et, pour que la procédure se poursuive, qu’elle devait émaner d’une personne honorable.

Hubert venait me voir tous les jours. Au lit, il me disait qu’il n’avait jamais été aussi heureux. Il avait enfin découvert l’amour, et comment une femme pouvait lui apprendre ce qu’il n’aurait jamais osé rêver. Etendu sur le dos, il fermait les yeux.

- Tu me le promets, Cécile. Je veux être le seul homme de ta vie.

Depuis qu’André était en prison, il l’était presque devenu. Et plus encore lorsqu’André, avec ses draps, se fit une corde pour se pendre. Ce n’est pas le remord qui l’avait poussé à se pendre. Il avait écrit à mon intention que c’était parce qu’il ne pouvait plus me serrer dans les bras. A l’heure de mourir, il avait utilisé d’autres termes dans sa lettre d’adieu.

J’aimais être aimée, mais je ne comprenais pas la passion qui animait Hubert et qui avait été celle d’André. Les feux de la passion sont brûlants, dit-on, mais ils sont souvent courts. Toute une vie qui se résume à une brève partie de temps dont on ne sait pas comment et pourquoi elle commence, et qui se meurt dans la douleur.

L’attirance des corps n’a rien à voir avec les  images nées de l’imagination. Elle ne nait pas dans le cerveau. Elle est comme l’appétit ou la respiration. Un phénomène plus fort peut être mais à la durée plus courte. Et lié, hélas, à la splendeur ou à la dégradation des corps.

Au bout de peu de temps, Hubert, lui aussi, avait voulu divorcer d’avec sa femme. Il avait le sentiment que cela lui simplifierait la vie. Les hommes sont étranges. Ils tirent un plaisir immense de la complication qui s’est soudain introduite dans leur vie, et ils s’ingénient coûte que coûte à la réduire.

- Marions-nous, Cécile.

Il avoua ce qu’il appelait notre liaison à Christiane. Il se refusait à lui mentir, dit-il. La faire souffrir lui était plus facile à supporter. Peut être y avait-il une pointe de suffisance à dire à la sienne qu’une autre femme appréciait les faveurs de son mari.

- Il vaut mieux nous séparer.

Christiane avait secoué la tête.

- Ne comptes pas sur moi. J’aime mieux mourir.

Lorsque Christiane est morte, Hubert fut mis en prison. 

 

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Des souvenirs pour vivre

 

J’éprouve soudain le besoin de me souvenir.  C’est dû à l’âge, j’imagine. A quoi me raccrocher sinon aux visages et à l’histoire de ceux qui m’ont connu. Ou de ceux que j’ai connus.

Ils ne sont plus. Ils vivent, dit-on dans la mémoire des autres. Encore faut-il qu’ils vivent encore, eux, les autres.

Minia est le premier nom dont je me souvienne. C’était celui d’une fillette de cinq ans que j’ai rencontrée en Pologne lorsque mes parents m’y ont envoyé pour saluer mes grands-parents.

Je tirais sa natte en riant bêtement. C’était ma cousine. Je l’aurais épousé si elle avait vécu. A l’occasion de son sixième anniversaire sa mère m’avait envoyé sa photo en couleurs,  son nom était imprimé en bleu, un petit rectangle de dix centimètres sur cinq. Je l’ai conservée longtemps dans  mon portefeuille.

Le second, c’est celui de Jeff. Il me servait d’ange gardien à l’école primaire lorsqu’un condisciple me poussait de la main en criant « Fier cul ». Il prétendait que j’étais arrogant alors que je n’étais que  timide.

J’ignore ce qu’il est devenu.

J’ai longtemps conservé une toile de 30 x 30 que m’avait offerte Esteban. Elle représentait un intérieur dont je ne sais plus s’il était flamand ou espagnol.

Esteban était un réfugié qu’une famille amie de la nôtre avait recueilli durant la guerre civile espagnole. Ses parents, ais-je appris par la suite, étaient communistes. La famille qui l’avait recueilli était catholique affichée.

De lui aussi, j’ignore pratiquement tout. Est-il vivant ou est-il mort, je ne l’ai jamais revu.

Un jour, j’ai voulu écrire un livre qui devait répondre à des questions qu’on appelle métaphysiques. Le titre en était  « le chemin de la vie ». Je le reconnais aujourd’hui,  il m’avait été inspiré par « la porte étroite »  d’André Gide. Un éditeur l’avait publié parce que ces livres étaient à la mode à cette époque. Il n’en avait vendu que très peu.

Peu de temps plus tard, il a voulu éditer de petits livres, à l’américaine, dont chacun racontait une histoire haute en couleur à la manière dont les dessinateurs racontent une bande dessinée.

Je lui avais proposé  « le commandant Zorovski »  qui lui avait plu et qui avait eu un succès extraordinaire en l’espace de quelques semaines. J’avoue qu’un ami journaliste à la radio l’avait cité comme étant le prototype de la littérature  des adolescents  de l’époque.

- Il faut creuser cette veine, Pierre.

Il me secouait les épaules en riant.

- Les aventures de commandant Zorovski est un chef d’œuvre. Tu as du génie, il me faut une suite pour la fin du mois.

Je pensais que c’était idiot mais je lui ai écrit en huit jours une nouvelle aventure du commandant  Zorovski.

A la Foire du Livre de Berlin, il en a vendu les droits pour l’Allemagne et l’Italie. Ma carrière était lancée.

C’est Isabelle qui me l’avait conseillé.

- Il faut tenir un journal où tout sera noté.  Des évènements de ta vie qui seront ta matière première, et les livres écrits. Une vraie comptabilité dont je me chargerai.

Elle sourit en me tendant la bouche.

- Enfin, pas tout.

Isabelle était ma maitresse depuis que j’avais rompu avec Louise.  Louise était la femme avec laquelle je vivais à mes débuts. C’est grâce à elle que nous avons mangé en ces temps de vache maigre. Elle disparaissait un jour par semaine, et le lendemain elle ramenait des billets de banque qu’elle étalait sur la table. Elle disait :

- Je vais prendre un bain.

Nous nous sommes séparés après que deux de mes livres dont le héros était Zorovski aient paru.

Isabelle qui était agent littéraire m’avait emmené à une foire, et le soir même, elle s’était introduite dans ma chambre vêtue seulement d’un string de dentelles. Elle faisait l’amour comme Louise ne l’avait jamais fait.

Depuis, tous mes livres eurent du succès et Isabelle notait les tirages dans ce fameux petit livre où on pouvait lire Zorovski – France : I52.000 ex. Italie : 66.000 ex. puis à la ligne suivante Isabelle -Pierre : 2 fois.

Cela nous faisait rire, et parfois…

Isabelle s’occupait de ce qu’on nomme l’ordinaire. Moi, j’écrivais tout les matins de 9 heures à midi.

 

La plupart du temps, nous  voyagions soit pour visiter des éditeurs étrangers soit pour parcourir le monde. Ces parties de la planète situaient souvent le lieu qui devenait le théâtre des aventures du commandant Zorovski.

Au début de ma carrière, nous nous déplacions avec seulement un sac au dos. Plus tard, je réservais un guide et une voiture mais nous descendions toujours dans les hôtels que fréquentaient les gens du cru.

Isabelle en parfaite psychologue fermait les yeux lorsque je faisais la cour à la secrétaire d’un hôte qui m’éditait. La renommée est un aphrodisiaque puissant.

Quarante ans plus tard, Isabelle est morte depuis longtemps,  j’en jouissais encore. Un écrivain renommé âgé de septante ans dispose toujours d’un attrait physique considérable.

Mais aujourd’hui à quatre-vingt, je suis seul et je m’ennuie. J’ai cessé d’écrire. Je ne lis plus rien. Même les journaux et leurs nouvelles ne m’excitent plus.

Je reste accoudé à ma table de travail devant mon ordinateur fermé, et je m’efforce de me souvenir.

Le livre de ma vie, comme Isabelle avait baptisé quelques carnets à spirales remplis de son écriture, je l’avais rangé depuis longtemps.

Aucun des personnages qui y figuraient, aucun des évènements qui avaient marqué mon existence, ne m’apparaissait plus comme certain. Peut être que je les avais tous imaginés.

Un seul souvenir m’apparait clairement. Celui d’une fillette de cinq ans à qui je tirais la natte en riant bêtement. Son portrait figurait sur petit carton que sa mère m’avait envoyé à l’occasion de son anniversaire. Petit carton que je n’ai jamais plus retrouvé.  

Elle se nommait Minia.

    

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Un mari fidèle

Un jour, elle était assise sur le seuil du café de la grosse Lulu alors que la plupart des membres de l’équipe de hockey, debout devant le comptoir, avalaient bières sur bières, tout heureux d’avoir vaincu. Cela n’arrivait pas souvent.

- Qu’est-ce que tu fais là ?

- J’attends.

Je me suis assis auprès d’elle, j’ai entouré ses épaules et je l’ai embrassée. Il y a longtemps que nous étions amoureux l’un de l’autre mais nous étions trop timides pour nous déclarer. Nous avions un peu bu ce soir-là pour fêter la victoire du Club.

Malou, je l’avais connue dans le magasin de chaussures que possédait mon père. Elle essayait les escarpins bleus que je lui avais proposés.

- Ils sont trop étroits ?

Elle fit non de la tête. Elle se regardait dans le grand miroir sur pied et s’efforçait de sourire. Il lui aurait fallu une pointure plus grande mais les jeunes filles avaient le sentiment qu’au delà de la pointure 36, les jeunes gens se seraient moqués d’elles. 

Je l’ai revue deux jours plus tard, elle se promenait dans la rue en regardant les vitrines. Je l’ai saluée. Puis, je ne l’ai plus revue d’une semaine entière.

Je ne connaissais même pas son nom, je me demandais comment la retrouver et je me reprochais de ne pas lui avoir parlé davantage. Les jeunes gens sont bêtes, souvent. Puis, ils se reprochent les propos qu’ils n’ont pas tenus, ou qu’ils n’ont pas osés tenir à haute voix en présence de celles qu’ils aiment.

J’étais membre du club de hockey. Un joueur médiocre mais assidu. Hélas, même chez la grosse Lulu, je n’étais pas le meilleur. Ni le plus habile pour jouer au carton mouillé. Ce carton que l’on imprègne de bière avant de le lancer sur le sol d’un geste adroit, et d’écarter celui d’un concurrent.

C’est chez la grosse Lulu que je l’ai revue à la veille d’un match important. J’avais ignoré jusque là qu’elle était la cousine de Richard, un des membres de l’équipe.  Le soir même, Richard m’avait dit tout ce qu’il savait de sa cousine. Je connaissais l’essentiel : elle n’avait pas de petit ami.

- Vous me reconnaissez ? Les chaussures ne vous font pas mal ?

- Vous jouez au hockey, vous aussi ? Non, elles ne me font pas mal. Au contraire.

Nous avons parlé de Richard dont elle pensait autant de bien que j’en pensais moi-même. Elle irait voir le match du lendemain.

- J’adore le hockey.

Le lendemain nous étions côte à côte le long du terrain pour encourager les joueurs. Malou comme moi admirait le style de Richard.   

- Match splendide.

- Splendide en effet.

Nous sommes rentrés ensemble et nous nous sommes mariés trois mois plus tard.  Nous nous sommes aimés durant vingt ans. Elle est morte d’un cancer.

Ma seconde épouse, celle qu’on appelait la belle Aimée, était une femme divorcée. Elle m’invitait dans son appartement. Elle disait :

- Je n’aime pas vous savoir seul chez vous. Tout vous rappelle votre femme. Vous devez souffrir beaucoup.

- C’est vrai, Aimée. Mais souffrir me rapproche d’elle.

Aimée aussi aimait le sport, c’est au bar du club que je l’avais connue. Elle avait été la femme de Richard. Hélas pour Richard et pour elle, elle avait été la maîtresse de certains de ses co-équipiers. Il avait demandé et obtenu le divorce.

Depuis Aimée s’était éloignée du sport. Elle me l’avait confié un soir que nous prenions un verre chez elle :

- Je ne sais pas ce que tu en penses, mais le hockey est un sport aussi brutal que le rugby. Pire encore, ils se munissent d’un stick pour jouer.

Je la tutoyais désormais. Les confidences que nous nous faisions étaient celles d’amis. Notre situation en était plus claire et sans équivoque. Sinon qu’un jour d’été elle était en train de se bronzer sur sa terrasse en maillot deux pièces dont elle avait ôté la pièce du haut.

- Pourquoi ne pas profiter du soleil ? Tu peux te déshabiller dans le salon.

Je me suis déshabillé dans le salon. J’ai eu un moment d’hésitation au moment d’ôter mon slip, je l’ai ôté puis remis, avant de m’allonger auprès d’elle sur son drap de bain. C’est vrai qu’elle était belle et plus que séduisante.

Je l’ai épousée et, entourés de quelques amis du club, à l’exception de Richard, nous avons soupé dans un restaurant renommé. Puis, je ne sais plus qui nous y avait invités, nous avons terminé la soirée chez la grosse Lulu.

Une nuit, après nous être aimés, elle me demanda s’il n’était pas préférable que nous nous séparions.

Je l’avoue, ces actes d’amour que nous exécutions chaque nuit avant de nous endormir avaient fini par nous fatiguer. Elle y mettait cependant beaucoup de cœur mais il y manquait la surprise et la jouissance des premiers jours. Lorsque se confondent les plaisirs de la chair et ceux de la raison.

A son comportement face aux hommes, et plus encore à son comportement face aux maris de nos amies, je devinais combien Aimée avait besoin d’être désirée. Au bout de quelques années, les courses qu’elle faisait se prolongeaient. J’ai voulu savoir ce qu’elle faisait lors de ses sorties. Je l’ai suivie. Jusqu’à l’hôtel de la gare.

Un jour elle m’a demandé si je l’aimais ? Elle faisait allusion à l’ardeur que je manifestais. Malou ne m’avait jamais posé cette question. La réponse allait sans doute de soi. Elle n’avait aucune connotation sexuelle. Je l’aimais. Je l’aimais tout simplement. Peut être que j’ignorais ce que le mot aimer signifiait. Aimée est morte elle aussi. Elle s’était dressée dans le lit et le temps d’avoir saisi mon bras elle était morte.

Durant quelques jours, je suis resté enfermé chez moi puis j’ai commencé à sortir, puis à me rendre dans un café à la clientèle constituée de femmes seules et de quelques hommes en quête de bonnes fortunes.

Un soir parce que le café était plein, je me suis assis en face d’une jolie femme dont l’âge ne devait pas dépasser les quarante à quarante cinq ans. Nous avons bavardé. Très rapidement elle a avancé les pieds entre les miens. Elle me regardait dans les yeux. Nous avons continué de bavarder.

- Je vous invite à dîner ?

- Je veux bien.

Après le repas, je l’ai ramenée chez elle, elle m’a demandé si je voulais prendre un dernier verre, et nous sommes montés chez elle. C’est elle qui s’est serrée contre moi pour m’embrasser la bouche ouverte et, corps contre corps, nous nous sommes rendus dans la chambre à coucher.

- Je suis heureuse, tu sais. J’ai tellement peur toute seule. Tu es content ?

Elle s’était découverte, la poitrine dressée.

- Tu aimes mes seins ?

Puis, elle a demandé si j’étais marié. J’ai répondu que j’étais veuf. Elle a paru soulagée et s’est serrée contre moi à nouveau.

- Tu vas rire, mais j’en étais sûre. Je ne t’aurais pas laissé monter, sinon. Faire l’amour, ce n’est pas tout dans la vie.

Je me suis marié pour la troisième fois. C’est de tendresse qu’il s’agissait cette fois. Le soir, je pouvais enfiler mes pantoufles.

Vraisemblablement, nous finirons notre vie ensemble. Le plus ingambe veillerait sur l’autre. Je pourrai lui raconter les péripéties de ma vie avec mes épouses pour étoffer nos conversations. Et, de temps à autre, sans craindre les faiblesses soudaines, lui montrer que l’amour, le vrai amour, constitue un tout.

Elle est morte, elle aussi. 

Mais, elles auraient pu en jurer : j’ai été un mari fidèle.

 

 

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Une vie comme une autre

 

 

Mon père exerçait la profession de pantouflier. Il était le président de la corporation des pantoufliers juifs de Czestochowa. Son autorité était si grande qu'il décrétait la grève d'un seul geste. Il mettait sa machine sur l'épaule et parcourait les rues du quartier. Longtemps, je me suis demandé comment un homme de sa taille qui n'était pas très grande, et de sa robustesse qui n'était pas remarquable, pouvait porter une machine sans se fatiguer.

Dans mes souvenirs, jusqu'à ce que j'apprenne la vérité, mon père était un héros comparable à ceux de l'antiquité. De l'un d'eux, en particulier, qui portait une mappemonde sur l'épaule. Dieu seul sait de quelle corporation, il était le président.

Un jour, j'avais deux ans à peine, il a dit:

- Nous allons quitter la Pologne.

Je me demandais comment des gens pouvaient vivre hors de la Pologne. Personnellement, je n'en connaissais pas. Mais, s'ils y parvenaient, des polonais y parviendraient mieux encore.

A cette époque, en 1929, Paris était déjà une métropole cosmopolite. Les habitants y étaient d'origine russe, polonaise, italienne, espagnole et venaient d'autres pays encore, si bien que lorsqu'ils étaient obligés de s'exprimer en français, ils le faisaient avec un accent à ce point différent l'un de l'autre, que chacun d'entre eux avait le sentiment de parler français mieux que son interlocuteur.

Un cousin de mon père habitait rue Lamarck dans le 18ème arrondissement. Il était fourreur mais moins prestigieux que mon père ne l'avait imaginé. Il est vrai que tant qu'à rêver, autant rêver un peu au dessus de la réalité. Son atelier était son magasin, et les passants pouvaient le voir travailler à travers la vitrine. En été, quand la porte était ouverte, l'odeur de l'atelier, une odeur de cuir mouillé et de suint, empestait la moitié de la rue.

Mon oncle en était tout imprégné lui aussi. Mais il ne s'en rendait pas compte. Homme bien élevé, quand il fumait le cigare, son seul vice, il s'excusait auprès des gens.

- L'odeur du cigare ne vous incommode pas, j'espère.

Mon père prit une chambre, rue Paul Bert, dans un petit hôtel situé dans le même arrondissement, pas très loin d'un cabaret à la façade colorée, illuminé le soir d'ampoules de couleur, qui se nommait le Moulin Rouge. Mais, il n'avait rien d'un moulin malgré ses ailes, du reste immobiles.

C'est dans cet établissement que mon père  trouva du travail lorsqu'il décida de rester à Paris quelques temps, le temps de juger si on pouvait y creuser les fondements d'une vie heureuse. La formule était légèrement amphigourique mais elle donnait une touche de noblesse à ce qui, à mon avis, était de l'attirance pour un monde qu'il ignorait, et les couleurs vives revêtues par les parisiennes.

Ce jour là, il rentrait à l'hôtel en passant par le Moulin Rouge lorsqu'un homme qui portait un fauteuil qu'il venait d'extraire d'une carriole faillit le laisser tomber.

- Attention, dit mon père en polonais, je vais vous aider.

- Merci, merci. Dieu merci.

Lui aussi d'instinct s'était exprimé en polonais. Le fauteuil déposé dans le hall, ils éclatèrent de rire tous les deux.

- Ainsi, vous êtes polonais.

- Les polonais sont partout.

- Les polonais, je ne sais pas, mais les juifs, c'est vrai, sont partout. Faut-il s'en étonner? Ils étaient présents à la création du monde. Et peut-être même avant. Je m'appelle Simon Weissberg. En français, c'est Montblanc.

- Moi, c'est Louis Pelzer. Je viens d'arriver de Czestochowa.

- Vous cherchez du travail?

L'affaire fut vite réglée. Monsieur Montblanc cherchait une sorte d'homme à tout faire, et mon père avec sa mine honnête lui inspira confiance. Il commença son travail le soir même.

Monsieur Montblanc n'avait pas de famille. Ni épouse, ni enfants, personne. Des parents, il en avait eu sûrement mais ils étaient morts. Si bien que c'est à mon père qu'il proposa de lui succéder en contrepartie d'une rente raisonnable.

- Louis Pelzer, patron du Moulin Rouge, ça sonne bien.

- Louis Pelzer de Montblanc, ça sonne mieux encore, dit ma mère.

L'affaire fut conclue.

A cette époque, à Paris, la plupart des étrangers, les Russes en tout cas, étaient Princes ou Ducs, le moins élevé en grade était général. Tous, à peu de chose près, étaient taximen le jour, et joueurs de balalaïka, le soir. Seuls les italiens et quelques espagnols n'étaient pas de souche noble ou taximen. Ils étaient peintres dans le quatorzième arrondissement.

Le nouveau nom de mon père : Pelzer de Montblanc n'étonna personne. Son accent polonais pouvait tout aussi bien être russe. Polonais, russe, c'était pareil pour des gens qui ont la réputation d'ignorer la géographie. D’ailleurs, il ne prétendait pas porter de titre de noblesse. Quand il se présentait en disant Pelzer de Montblanc, il voulait signifier Pelzer c'est mon nom, et Montblanc celui de l'homme auquel je succède, mais les gens n'écoutent qu'eux-mêmes et ils n'entendent que ce qu'ils veulent entendre. Ils voulaient entendre Pelzer de Montblanc parce que cela les honorait de parler à un homme dont le patronyme avait une particule. Mon père cessa de les corriger.

 Les affaires se développaient grâce aux intuitions de ma mère. Désormais, on dînait au Moulin Rouge et les convives, le vin aidant, parlaient haut tout en regardant les jambes des danseuses. Les filles, c'était l'essentiel, avaient toujours les jambes bien faites et des cuisses pleines et suggestives. Certains soirs, des messieurs attendaient devant la sortie des artistes. C'est dire le succès du New Moulin rouge, et la qualité des spectacles.

Personne ne se rendait compte que l'histoire était en train de basculer. Nous étions en 1936.

Monsieur Blandin, un député, bon client de l'établissement, avait dit à mon père:

- Les allemands viennent d'envahir la Pologne.

- Les allemands? Pourquoi?

- Pourquoi, pourquoi. Mon pauvre ami !

Le spectacle du Moulin Rouge était fort apprécié par la clientèle. C'est ma mère qui choisissait les danseuses, elle connaissait le goût des hommes pour l'anatomie féminine. La formule est un peu vulgaire mais elle correspond à la réalité: Une femme, si elle suggère certaines parties de son corps, que tout le monde connait cependant depuis l'enfance, bouscule le cœur des hommes. La culture, en cette matière, qu'elle soit française, polonaise ou autre, est davantage affaire de sexe que de nationalité.

L'une des danseuses, son nom était Frieda, avait un corps splendide. Il suffisait de l'avoir vue un seul soir se trémousser en costume de scène pour ne jamais plus cesser de ressentir, à vous arracher le bas du ventre, la séduction de son corps. Même lorsqu'elle était habillée, les hommes, immanquablement, l'imaginaient nue.

Personne n'y était insensible. Mon père pas plus que les autres. Et il eut assez rapidement deux femmes, une épouse qu'il respectait, et une maîtresse qu'il respectait tout autant parce qu'il la respectait un peu moins. Ils avaient l'air heureux. Tous les trois.

Personne ne pensait à la guerre qui se déroulait ailleurs. Les journalistes appelèrent cette période la drôle de guerre. Jusqu'à ce que les allemands contournent la ligne Maginot. Et ce fut l'exode.

Le Moulin Rouge resta fermé durant trois semaines. Mon père venait tous les jours se rendre compte de son état. Aucune déprédation ne défigurait sa façade mais le dessin coloré de danseuses levant la jambe, et la reproduction d'un moulin aux ailes figées, alors qu'aucune lumière ne les animait, donnait au tout un air cocasse épouvantablement triste.

- Ce n'est pas possible, monsieur Montblanc, ça ne peut pas continuer comme ça.

Mes parents se morfondaient de l'inaction à laquelle ils étaient acculés. Ils habitaient désormais le haut du Boulevard Caulaincourt dans un immeuble bourgeois.

Par contre, ouvrir le Moulin Rouge alors que les Allemands occupaient Paris, n'était-ce pas manquer de patriotisme, se disait mon père.

- Il faut rouvrir l'établissement, Monsieur Montblanc. Vous avez charge de personnel.

C'est le commissaire du quartier qui le dit à mon père qu'il avait convoqué. Puis, il ajouta à mi-voix:

- Et je ne vous cache pas qu'un officier de la Kommandantur le souhaite également. Un homme charmant. Et très cultivé. Il adore la danse.

Une semaine plus tard, le Moulin Rouge avait ouvert ses portes, une partie de la clientèle était revenue, et des officiers allemands s'étaient attablés devant la scène. Au dehors, toutefois, il n'y avait pour situer l'établissement qu'une lampe bleue qui tremblotait au moindre souffle de vent.

Durant les guerres, la vie des gens tout autant que l'histoire prend des directions que nul ne peut prévoir. Certains d'entre nous s'en rendent compte et changent de vie, d'autres s'efforcent de retrouver la routine habituelle.

Durant la dernière guerre, il faut préciser: celle de 1940, certaines catégories d'êtres humains étaient vouées à la mort. Mais pour les autres, c'était comme si les saisons s'étaient transformées. Elles prenaient une autre couleur à laquelle il fallait s'adapter. Si auparavant les gens étaient tentés de se plaindre de tout et de rien comme si leur vie à chaque fois était en cause, durant les guerres ils deviennent doux comme des moutons.

- Alors monsieur Montblanc, est-ce que ce n'est pas mieux comme ça ?

Le commissaire du quartier était devenu une relation intéressante qui venait visiter régulièrement les coulisses. Il donnait son avis sur les filles. Ou sur les décors. Il avait avoué à mon père que durant son adolescence, il avait rêvé de devenir comédien.

- Eh oui, monsieur Montblanc.

Il disait monsieur Monblanc et non monsieur Pelzer. Mon père, dieu sait pourquoi, était rassuré. Atavisme peut-être il savait que tout finit toujours par arriver, il suffit d'attendre.

Un soir, l'Ober-leutenant Fritz Muller, l'officier charmant et cultivé qui nous avait poussé à rouvrir le Moulin Rouge prit mon père à part.

- Monsieur Montblanc, vous aurez remarqué que de plus en plus de nos soldats fréquentent votre établissement. Les demoiselles y sont remarquables: de vraies parisiennes. Mais il est dommage que les repas ne soient pas à la hauteur du spectacle.

- Que faire? Le rationnement, hélas, à ses limites en matière de gastronomie.

- Allons Monsieur Montblanc, un peu d'imagination.

- Je vous comprends, Herr Major, mais si je me fais prendre ?

- Je vais vous faire établir un ausweis personnel. Après tout, il s'agit du moral de nos troupes.

C'est ainsi que mon père, ouvertement cette fois, alimenta les clients du Moulin Rouge de viande, de beurre, de café, enfin de tout ce qui se mange, se boit ou se fume. Bientôt il eut trop de tout et il approvisionna un de ses amis qui avait ouvert un commerce de gros et occupait une place en vue sur le marché parallèle.

En l'espace d'un an, mon père avait de quoi ouvrir un compte en Suisse et d'acheter des lingots d'or qu'il entreposait dans un coffre à Zurich.

De temps en temps, il offrait à l'Ober-Leutenant une caisse de champagne. S'il dînait au Moulin Rouge, que mon père fut présent ou non, il se voyait refuser de payer l'addition. En véritable gentleman, au bout de quinze jours, pour ne pas mettre le personnel dans l'embarras, il cessa de la demander. Pour ce qui était des danseuses, personne n'était censé intervenir dans des tractations, somme toute, privées.

Frieda resta longtemps la maîtresse de mon père. Il avait de quoi entretenir deux épouses. Elle témoignait de l'ascension sociale de la famille. En outre, ma mère était fière d'être l'épouse d'un homme pourvu de beaucoup de charmes puisqu'il plaisait à d'autres. Ainsi allait la vie.  C'est Brecht qui le disait en 1929 déjà, d'abord, il faut bouffer. Après vient la morale.

Jusqu'à la fin de la guerre, mon père, ma mère et Frieda eurent une existence convenable, de celle qu'on peut souhaiter à ses meilleurs amis. Des amis en nombre, une situation professionnelle enrichissante, un statut social enviable.

Sinon que tout cela n'est que le fruit de mon imagination.

C'est vrai que je suis né en Pologne. C'est vrai que mon père était le président des pantoufliers juifs de Czestochowa. C'est vrai que ma mère était belle. Un avenir radieux s'offrait à eux comme à tous les enfants du monde.

Mais j'ignore où ils sont enterrés. D'ailleurs, l'ont-ils été? De la plupart des gens, on connait la date de naissance et celle de leur mort. Je connais les dates de naissance de mon père et de ma mère, j'ai retrouvé sur internet, la date de naissance de nombreux membres de ma famille. Mais d'aucun d'entre eux, je ne connais la date de leur décès. Serait-ce qu'ils sont toujours vivants?

 

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Une femme seule

 

Ce n’était pas une liaison. Comme beaucoup d’autres hommes sans doute, et peut-être de femmes, Pierre avait une mémoire bien compartimentée. Celle qui permet de vivre sans regarder derrière soi.

Il n’est pas nécessaire de détruire quoi que ce soit qui avait paru indispensable au point de préférer la mort que de ne plus en jouir. Il suffit de l’abandonner dans un compartiment de ce vaste fourre-tout à souvenirs qui se nomme la mémoire.

Il avait rencontré Clotilde à l’Archiduc, un bar à la mode où se pressaient les amateurs de musique de Jazz,  et les noctambules qui n’étaient apaisés que dans la foule.

A partir de onze heures du soir il était impossible d’y circuler. Pour se déplacer, il fallait se creuser un chemin parmi les consommateurs collés les aux autres en s’excusant pour la forme, et en levant son verre au dessus de la tête. Autant de balises qui indiquaient que quelqu’un, homme ou femme, se trouvait en dessous. Face à face, corps contre corps.

Ce soir là, c’étaient Clotilde et Pierre. Il avait demandé :

- Je vous offre un verre ?

- Si nous parvenons au comptoir, avec plaisir.

Elle n’avait hésité qu’un instant. Elle était seule et n’avait pas envie de l’être. Quelques heures plus tard après s’être raconté des histoires à moitié réelles et à moitié imaginaires, après avoir dansé presque sur place, les corps collés l’un à l’autre, celui de Clotilde abandonné contre le sien et le sien tendu contre le ventre de Clotilde, ce fut Clotilde qui demanda ;

- On va chez toi ou chez moi ?

Clotilde était divorcée. Elles sont nombreuses les femmes seules. Il arrive que les couples se séparent avant le mariage. Il arrive que des maris se séparent de leur épouse durant leur union sans qu’elles en soient averties. Lorsqu’elles l’apprennent, à moins d’un arrangement de convenance, le couple divorce. Parfois, il le regrette.

Clotilde et son mari étaient mariés depuis deux ans lorsqu’elle avait appris qu’il la trompait avec sa secrétaire. Elle était moins belle que Clotilde. Il avait dit :

- Ce n’est pas ma faute. Je pensais bien que je lui plaisais. Je le lui avais répété : ne vous penchez pas si fort lorsque vous êtes derrière mon dos pour lire un rapport en même temps que moi. Tu sais la poitrine qu’elle a, elle la met pratiquement sous mon nez, le corsage entr’ouvert. 

C’était un homme fat et suffisant. Il semblait jouir en se confessant, avait dit Clotilde. Elle, c’est à Pierre qu’elle se confessait, cet homme qu’elle ne connaissait que depuis quelques heures.

- C’est un accident. Je ne suis qu’un homme après tout.

Il avait juré qu’il quitterait sa secrétaire sur le champ, c’est Clotilde qu’il avait quittée. Ces histoires sont banales. Elles sont la base de beaucoup d’échanges maritaux.

Pierre et elles s’étaient revus les jours suivants. Elle avait demandé le premier jour :

- Tu veux revenir ce soir ?

Elle avait été ardente. Elle avait fixé les règles.

- On couche mais on ne s’est rien promis.

Clotilde était acheteuse de lingerie fine pour une chaîne de Grands Magasins. Elle achetait non seulement ces parures qui excitent l’imagination des maris mais des culottes destinées à la plupart des femmes. Davantage de tailles L que de tailles S. Les médecins le confirment d’ailleurs : si le bedon menace les messiers, c’est sur les fesses que se porte d’abord l’embonpoint des femmes.

- Cela permet d’occuper les mains des messieurs lorsque la conversation commence à languir.

Clotilde avait quarante-deux ans, l’âge des premières déchirures. Depuis quelques années, elle contemplait son visage avec une attention douloureuse. Une femme n’a que sa beauté, pensait-elle. Le jour où elle cesse de plaire, elle cesse d’exister.
Il y avait à Milan une foire de la lingerie qui se tenait deux fois par an.
- Tu connais Milan ?
- Non.

Clotilde dit : 
- Je t’invite

Les voyages sont autant de cartes postales qu’on feuillète par la suite en évoquant des jours heureux. L’hôtel de la Place était un hôtel de grand luxe situé près de la Cathédrale, et des rues étroites où se trouvent les tavernes à filles. Etrange promiscuité entre le sexe et la religion. Au sous sol, un bar permettait de passer la soirée en écoutant un pianiste tout en buvant des Pims-champagne. C’était un hôtel très cher.
Elle avait aimé ce séjour à Milan voué au travail et au plaisir. Ils formaient, Pierre et elle, une sorte de ménage incertain mais installé.
Elle était de plus en plus séduite par ce garçon un peu plus jeune qu’elle, peu bavard, bel homme, qui ne demandait qu’à apprendre ces gestes que beaucoup de jeunes gens prétendaient connaître de façon innée et dont ils usaient maladroitement face à des jeunes femmes prêtes à toutes les découvertes.
Aux gestes mécaniques de l’amour Clotilde donnait un rythme qui les rendait différents en fonction d’une dramaturgie imperceptible. Elle faisait l’amour comme un violoniste se sert de son violon. Sans abandon véritable mais soucieuse du plaisir partagé.
En revanche, elle préservait sa liberté en n’appartenant à personne avait-elle affirmé à Pierre quand il avait commencé de venir chez elle de nombreux jours par semaine.
- Le jour où toi ou moi, on a envie d’être seul, il suffit de le dire.
C’était sa façon de dire sans blesser son partenaire qu’ils n’étaient pas unis pour la vie. Ou que de temps à autre une rencontre inattendue pouvait se produire sans qu’il s’agisse d’une rupture définitive. C’est ce qu’elle appelait : être de bons amis.

Pierre était arrivé à un moment décisif mais elle doutait déjà du pouvoir qu’elle pouvait exercer sur un homme. Parfois elle souhaitait que son visage soit le seul objet de son regard pour le détourner de celui d’autres femmes, parfois elle souhaitait qu’il regarde d’autres femmes pour le détourner du sien dont elle était moins sûre. C’est à cette époque que Clotilde devint amoureuse de Pierre. 

Et lui ? Etait-il devenu amoureux de Clotilde ? Elle s’efforçait de le savoir en femme rationnelle qu’elle était. Elle pensait que ce n’était pas lié au plaisir que lui procuraient ses caresses. Il y avait autre chose.

Lorsque Pierre l’avait quittée, ce sont des choses qui arrivent sans raison particulière, par curiosité peut-être, il venait moins souvent qu’au début de leur liaison, elle l’avait interrogé un matin.

Il avait dit :

- C’est vrai.

- Tu ne m’aimes plus ?
- Aimer, aimer…

Il avait cessé de venir.

Elle n’était plus retournée à L’Archiduc. Elle s’installait dans un fauteuil, face au poste de télévision, et regardait un feuilleton, les jambes repliées.

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La commémoration

L'invitation avait été rédigée à l'en-tête du tribunal de commerce. Cette idée, il n'y a pas de petites économies, émanait tout naturellement du cerveau rationnel de Jean Pottier, le président du tribunal. Celui que ses condisciples surnommaient le compotier. Cela faisait rire toute la classe.

Il s’agissait du 150ème anniversaire de l’école. Une cérémonie présidée par un représentant du ministre de l’enseignement  aurait lieu à l’hôtel de ville. Tous les anciens élèves, il l’espérait, y assisteraient.

Robert n'était plus revenu depuis dix ans, et il se demandait s'il avait envie de revenir.

Il se souvenait d'un film dans lequel, autour d'une tombe, quelques anciens d'un collège anglais - peut -être que ce n'était pas un collège anglais mais qu'est ce que cela changeait ? - assistaient à l'enterrement d'un de leurs anciens condisciples. Ils se regardaient, et on avait le sentiment que la seule question qu'ils se posaient était: lequel d'entre nous sera le suivant?

Souvent les commémorations ressemblent à des funérailles.

A quoi bon y aller. Il n'irait pas.

La plupart des années d'adolescence avaient été des années d'insouciance. L'adolescence est une période heureuse. C'est ainsi en tout cas qu'elle figurait dans sa mémoire.

Sa mémoire, lorsqu'il s'agissait de son adolescence, était comme une ville qu'il aurait dessinée lui-même. Les rues où résonnaient le pas des amoureux enlacés, la grand' place triangulaire où se tenait la Foire de septembre avec ses gaufres parfumées et les amandes que grillait Ali-Baba dans son échoppe, les jardins publics fréquentés par les propriétaires de chiens lorsque le soir tombait. Il aurait pu la parcourir les yeux fermés. Parfois, il rêvait encore d'y marcher toute la nuit.

Décidément, il irait à la commémoration.

Et puis, il reverrait sans doute Julie, la femme de Bernard. Ce n'est pas Julie qu'il avait épousée. Elle était amoureuse de lui mais, c'est stupide, il y a un âge pour se marier. Un an plus tard, il épousait Malou.

- Je te souhaite tout le bonheur du monde.

Julie l'avait embrassé. Elle aimait les parfums tenaces.

Parfois il pensait à elle tandis qu'il caressait Malou. Peut-être que Julie pensait à lui quand elle commençait à gémir ?

Leur couple n'avait jamais été un couple heureux. Quinze ans plus tard, Malou et lui s'étaient séparés.

Comment Julie faisait-elle l'amour?

Il écrivit au président qu'il viendrait et réserva une chambre pour trois nuits.

Le ciel était uniformément bleu. Pas un nuage, et pas un souffle de vent. Un mois de septembre exceptionnel. Les hommes avaient le col ouvert, les femmes portaient sur une jupe courte un T-shirt de coton ou un chemisier largement échancré. Il y avait longtemps que l'été n'avait été si beau. Robert se promena jusque tard dans la soirée dans cette ville retrouvée.

Dans les cafés où il s'arrêtait pour prendre un verre de bière en regardant les gens, il ne reconnaissait personne. Quelques visages cependant lui parurent familiers. L'un d'eux lui fit un sourire, et il répondit en souriant lui aussi. Après tout, pour ces gens-là, peut être n'avait-il jamais quitté la ville.

Est-ce qu'il reconnaitrait Julie?

La commémoration, à l'Hôtel de ville, avait lieu à 11 heures. Il était venu une demi-heure plus tôt pour voir les arrivants qu'il reconnaissait sans mal. En dix ans les hommes ne changent pas beaucoup. Moins que les femmes. Les femmes dès qu'elles sont mariées doivent penser que le plus important est fait, elles soignent moins leur aspect.

Robert reconnaissait la plupart de celles de ses amis. Les uns et les autres avaient un peu grossi. La taille un peu ronde est un signe de bien-être social.

Ils échangèrent des sourires, parfois quelques mots, mais parce qu'il se montrait distant, ils s'éloignèrent très vite. C'est Bernard qu'il attendait avec impatience. Bernard et Julie.

- Bonjour, Robert.

- Je ne t'avais pas vue.

Il avait les joues en feu.

- C'est Bernard que tu cherchais? Il ne rentrera que demain, c'est la Foire du Printemps à Paris.

A force de ne regarder que les hommes, il n'avait pas vu Julie à ses côtés qui l'examinait en souriant.

- Tu n'as pas changé. Enfin, pas beaucoup. Un peu moins maigre. Et moi?

- Plus belle qu'auparavant. Plus séduisante. Plus…

- Rien que des plus?

- Tu le sais bien. C'est toi que j'aurais du épouser. Il a de la chance, Bernard. Je suppose qu'il le sait.

- Pas toujours. Est-ce qu'on peut juger ce qu'on a sous la main. Les vaches du voisin sont toujours plus appétissantes.  

- Moi, je ne regarderais pas les autres femmes.

- Mais tu en as épousé une autre.

La salle de réception de l'Hôtel de ville, la salle d'apparat, celle qui était consacrée aux grandes réceptions et aux mariages des familles de notables, était pratiquement pleine. Au bout, face à l'entrée principale, flanquée de deux huissiers en jaquette, sur une estrade recouverte d'un drap vert, au milieu de tréteaux qu'on avait recouvert de rouge, les couleurs de la ville, trônait à coté du représentant du ministre, Paul Pottier, le cou tendu et le menton levé.

Il regardait la salle d'un air satisfait mais il semblait à Robert que c'est lui, resté debout, qu'il fixait. Paul abaissa lentement la tête pour n'avoir pas l'air d'être le premier à saluer. Robert abaissa la sienne. Ce n'était peut être pas Robert que Paul dévisageait mais Julie.

Il étouffait soudain dans cette salle bondée, bruyante, qui n'attendait sans doute que le coup de maillet professionnel de Paul pour faire silence.

- Tu veux rester? Partons.

Il lui saisit le bras, et ils sortirent par une porte de service. Dehors, sous le soleil de midi, il se tourna vers Julie.

- Tu voulais peut-être rester ?

Elle fit non.

- Allons chez moi.

 Il se souvenait de leur appartement que Bernard avait fait aménager au dessus de ses bureaux. Il s'assit sur le divan de cuir qui faisait face au poste de télévision. Julie, devant la large fenêtre, scintillante sous le soleil, le dévisageait, les jambes légèrement écartées. A travers sa robe légère, c'est son corps qu'il contemplait.

- Julie.

- Oui.

Il s'était levé. Il avait à peine mis ses mains sur ses épaules, qu'elle fouillait sa bouche.

- Reste. Passe la nuit ici. Bernard ne rentrera qu'après-demain. Les bureaux sont fermés jusque lundi. 

- Et s'il téléphone?

Ils étaient couchés, nus. Julie, étendue sur le ventre le regardait tandis qu'étendu sur le dos, il regardait le plafond. Le couvre lit était rejeté sur le sol. Il avait failli trébucher dessus en allant à la cuisine pour chercher un verre d'eau. Avant qu'il ne s'étende, elle avait voulu qu'il restât debout un moment.

- Tu es toujours aussi tendu?

Elle avait du hésiter avant de lui poser la question, elle l'avait posée à voix basse, et répétée parce qu'il ne l'avait pas bien entendue.

- Il y a longtemps que tu n'as pas fait l'amour?

- Je t'ai déçue.

- Je t'aurais demandé de rester? Je me demandais comment font les célibataires pour avoir une vie normale. Viens. Tu vas voir comme je vais t'aimer.

Elle le caressait avec des gestes précis mais doux, parfois hésitants. Elle avait peur de trop bien faire. Robert, lui, se laissait caresser par les gestes que Bernard, le séducteur aux nombreuses liaisons de leur jeunesse, avait sans douté enseignés à son épouse. Il était incapable de respirer sans effort, empli de tendresse envers cette femme qui aurait pu être la sienne. Après qu'elle se soit endormie, il se demanda comment il avait pu vivre sans elle.

Le lendemain, ils furent face à face, adultes aux yeux cernés, les traits tirés, exhalant cette odeur surette des corps qui se sont beaucoup aimés.

- Je t'aime. Je ne veux plus vivre sans toi.

Les larmes lui venaient aux yeux.

Julie se leva. Elle était épanouie, heureuse du bonheur que ressentent les femmes désirées.

- Je vais nous faire du café. Fort. Et je vais nous faire couler un bain. Non, ne te lève pas. Je vais t'apporter ton café au lit.

- Nous allons tout recommencer, Julie. Tout ce qui s'est passé, hors de nous deux, n'existe plus.

- Tais-toi. Tu es un enfant.

Mais l'après-midi, elle s'était laissé convaincre.

Il avait dit que peu d'êtres humains recevaient du destin une seconde chance. Que la plupart, s'ils se plaignaient de ne pas en recevoir, en avaient peur en réalité. Et qu'ils avaient le restant de leur vie pour le regretter. Eux, ils  n'allaient pas laisser passer cette occasion merveilleuse de retrouver leurs vingt ans. Elle ne pouvait pas le nier, ils étaient faits l'un pour l'autre. Leurs corps s'étaient enfin retrouvés.

Robert dit que c'était le destin qui l'avait poussé à assister à la commémoration. Il avait eu l'intention de ne pas venir. Il n'aimait pas les réunions d'anciens combattants. Il aurait pu se rendre directement à Deauville pour le festival du film américain.

La boite pour laquelle il travaillait, une maison de distribution de films, avait des documents à faire signer à un producteur. Est-ce qu'elle connaissait Deauville ? Il lui présenterait des vedettes de cinéma. Ils visiteraient la région. Est-ce qu'elle avait déjà joué au casino ?

- Tu me soûles.

- Partons maintenant.

- Tout de suite?

- Tout de suite.

Pendant que Robert allait chercher sa voiture, elle emplit une petite valise de quelques vêtements. Elle se disait qu'elle en achèterait au fur et à mesure qu'elle en aurait besoin ou envie. Robert avait dit qu'il la voulait toute nue. Elle nageait en plein romantisme. Elle pensait, elle ne voulait pas penser. Comme lui, elle avait vingt ans.

Ils arrivèrent à l'hôtel à la tombée de la nuit. L'air avait fraichi. Ils marchèrent le long de la mer en se tenant par la main. Et, ils montèrent dans leur chambre sans dire un mot. Une véritable scène de cinéma, en vrai.

Ce fut un séjour, à proprement parler, inoubliable. Ils le pressentaient, ils s'en souviendraient toute leur vie tant il était différent de tout ce qu'ils avaient connu ou pourraient connaitre. Jean Renoir, le producteur américain que Robert devait rencontrer était d'origine française. Lors du diner auquel il les avait conviés, le vin aidant, Robert lui avait confessé leur aventure.

- C'est formidable. Une histoire formidable.

Durant sept jours, ils assistèrent à des projections, firent connaissance d'acteurs, participèrent à des soirées qui se prolongeaient tard dans la nuit. A croire que le monde du cinéma était devenu le leur. C'est fatigués, qu'ils montaient se coucher sans que leur appétit l'un de l'autre s'en trouvât diminué. Au contraire, l'excitation de leurs sens durant la journée, et la légère ivresse procurée par le vin, leur avait ôté toute inhibition. Le moindre attouchement, le plus tendre sous-entendu, relançait leur désir.

Lorsque le festival se termina et que soudain ils ne furent plus que deux, ils se sentirent soulagés. Finalement tout l'éclat de ces journées qui les avait plongés dans un monde merveilleux les avait séparés d'eux-mêmes. C'est d'eux-mêmes désormais, comme avant leur départ pour Deauville, qu'ils recevraient la grâce de s'aimer.

Ce sont les mots que Robert utilisa.

Le matin, avant que Julie ne se lève, il sortait pour marcher durant une heure le long de la mer. Lorsqu'il rentrait, elle l'attendait sur le lit, et ils s'aimaient. C'était une sorte de rituel qu'ils s'efforçaient d'instituer. Leurs corps, ainsi, auraient toujours cette exigence.

Mais ce jour-là, il n'y avait personne dans la chambre, et le lit avait été refait. Julie n'était pas dans la salle des petits déjeuners. Dans le hall, le concierge lui fit signe.

- Madame a demandé un taxi. Elle m'a dit de vous dire qu'il ne fallait pas vous inquiéter. Elle a laissé une lettre pour vous.

Julie lui disait qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait toujours, et qu'elle n'oublierait jamais ces quelques jours.

- Je ne pouvais pas, tu comprends, mais je t'aimerai toujours.

C'est par ces mots, elle les avait soulignés de deux traits, qu'elle avait achevé sa lettre.

Il n'aurait pas du la laisser seule.

Certaines femmes sont comme des oiseaux. La présence de Robert lui avait servi de cage. Si on les perd de vue, ne serait-ce qu'un instant, elles s'échappent.

Cette certitude qui noue l'estomac parce qu'elle enchante et terrorise tout à la fois se nomme l'amour

 

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La deuxième mort de Jésus.

L’idée m’était venue d’écrire un texte sur Judas. Sa personnalité m’avait toujours fasciné, il avait été le plus déterminant des apôtres. Sans lui rien de ce que nous vénérons, rien de notre culture et de notre civilisation, rien de ce qui est notre histoire, rien n’aurait été. C’eût été mieux ? Qui le sait ?

Ce serait une pièce de théâtre mais la vie sur un plateau de théâtre  vous renvoie à la vôtre et fait de toute une salle un seul spectateur.

Il y aura Marie-Madeleine bien sûr. En revanche Myriam, celle dont on ne parle jamais, l’amie de Judas, s’éprendra peu à peu de Jésus l’homme de pouvoir, l’homme en vue. Celui dont chacun des propos, même le plus trivial, suscite le débat et la controverse. N’est-ce pas une raison suffisante pour que le Magistère souhaite sa mort ?

Judas a été l’instrument du Pouvoir. Il accomplira son destin. Jésus accomplira le sien. Et le peuple de Judas, c’était aussi celui de Jésus, accomplira celui qui lui était dévolu de toujours.

En réalité, le thème de la pièce ne sera pas celui-là : Judas tuera Jésus par jalousie. Comme un homme trompé le ferait dans une banale histoire de coucherie. Mais comme tous les faibles qui n’osent pas regarder leur vérité en face, il se voudra un juste et donnera à son acte un motif politique.

C’est ainsi que les trente deniers ont été à la fois le déclencheur de la nouvelle histoire du peuple juif et le moteur de la déification de Jésus. Ce rôle terrible et grandiose, c’est à lui, Judas, qu’il sera donné de l’écrire.  Pour ce qui n’était qu’une histoire de fesses.

Dans la pièce, Jésus ressemblera à un bel éphèbe tout juste bon à se regarder dans un miroir. Narcissique, c’est ça ! Peut-être souhaite-t-il vraiment sa propre mort ? Aux yeux de l’Univers elle projetterait de lui cette haute image qu’il a de sa personne.

Dans une histoire vieille de plusieurs milliards d’années, depuis qu’un poisson minuscule a été rejeté sur une grève, des années bien plus extraordinaires que ce court épisode de l’histoire des hommes, il a suffi d’un banal fait divers, la mort d’un juif, pour que l’Histoire avec un grand H cette fois, prenne un nouveau cours.

- Tu comprends, Jean ?

Je m’exaltais de plus en plus.

- Et quel rôle pour Judas ! Tu comprends Jean ?

Jean était un homme qui comprenait tout mais n’était jamais sûr de rien. Les objections lui tenaient lieu d’arguments. Il me regardait effrayé. Il dit :

- Le rôle de Judas apparaitra plus grand que celui de Jésus. C’est impossible. N’oublie pas l’opinion de millions et de millions d’êtres humains. Ceux qui sont morts pour lui et tous ceux qui se sont efforcés de vivre à son image. Le public n’acceptera pas le sens que tu veux donner à ta pièce.

- C’est moi qui tiendrai le rôle de Judas.

Le débat était clos comme on dit.

Je travaillais avec Jean depuis trois ans environ. Ensemble, nous avions monté deux spectacles qui ont eu du succès auprès d’un public plus exigeant que celui qu’on rencontre en général. Je ne peux pas écrire des choses simples.

Avant l’intrigue proprement dite, j’imagine les personnages, et parmi eux celui dont la vie modifiera celle des autres. Parfois, en cours d’écriture, je m’aperçois que ce n’est pas le personnage prévu qui est le personnage clef de la pièce mais un autre que la pièce révèle. La pièce prend alors un sens différent.

Parfois, je me demande qui est l’auteur d’une pièce. Le personnage ou moi ? Il me semble que je découvre l’intrigue en même temps que lui. Comment exprimer mon ivresse quand il se met à parler en moi pour la première fois.

Judas, je voulais que ce soit moi qui le joue, je savais que je lui donnerais une image qui frapperait les esprits. Pour Jésus j’en destinais le rôle à Julien, mon ami et mon double, un double opposé. Il a les traits d’une fille de photo de mode, le corps triangulaire, mince de hanche et large d’épaules, la chevelure blonde à peine ondulée, bref il est beau de cette beauté fragile que l’âge, très vite, recouvrira de graisse.

Moi, j’ai le visage aigu, et je suis plutôt maigre que mince. Ce sont mes yeux, m’a-t-on dit, qui font mon charme. Ils donnent à mon visage cette ombre de mystère qui intrigue et qui parfois effraye mais ne laisse pas indifférent. Hélène, ma compagne, prétend que je joue un rôle, c’est normal pour un homme de théâtre, celui du beau ténébreux. Après avoir fait l’amour, les yeux fermés, du doigt elle caresse comme si elle les dessinait, les traits anguleux de mon visage et la courbe de mes lèvres. J’aime la sensation que ces caresses me procurent.

Hélène tiendrait le rôle de Myriam, la compagne de Judas. Celui de Marie-Madeleine, la prostituée amoureuse de celui à qui elle lave les pieds, et qu’elle réconforte quand il est fatigué ou qu’il doute de lui-même, je le destinais à Simone, la femme de Jean. Jean assurerait la mise en scène.

Les évènements seraient ceux qui ont précédé de peu la crucifixion de Jésus mais le premier acte serait celui du jour de la crucifixion. Et la première scène du premier acte se passerait le soir, juste avant la nuit, quand il ne reste au pied de la croix que Marie-Madeleine, le visage enfoui dans un foulard et, autour, quelques gardes dont la torche est en train de s’éteindre.

Il fait noir quelques instants puis à gauche de la scène, sous l’éclat de la lune, avant que le jour ne se lève, on voit Jésus serrer Myriam dans ses bras. A droite, on reconnait la silhouette de Judas.  

Maintenant, le plateau est entièrement éclairé, c’est une journée chaude de Palestine. Jésus et ses disciples occupent une grande partie de la scène tandis que des paysans et des commerçants les regardent. Jésus parle à ses disciples, il a le geste ample du discoureur professionnel qui prend tout le monde à témoin. Judas, au fond de la scène est auprès d’un rabbi qui lui tient le bras. La mécanique prévue est en marche.

Le petit théâtre de soixante places ou nous jouions était plein tous les soirs depuis quinze jours. Jean était ravi. Au début il avait manifesté quelques craintes quant au scénario. Jean est un consensuel. Il a peur de blesser les convictions, elles sont toutes honorables, prétend-il, mais le succès de la pièce aidant, il estimait qu’il fallait bousculer les idées reçues.

 Julien lui aussi paraissait transformé. Au fur et à mesure que le spectacle suscitait l’intérêt du public, il prenait de l’assurance et j’avais le sentiment qu’il ne récitait pas un rôle. Les répliques que je lui avais écrites lui venaient naturellement. C’était un Christ plus vrai que nature. Hélène de son côté ne le regardait plus comme avant.

Avant, Hélène n’était pas une compagne officielle mais elle n’avait pas d’autre amant que moi. Nous n’avions aucun engagement l’un envers l’autre mais c’est tout naturellement que je la raccompagnais chez elle ou que je la ramenais chez moi lorsque l’envie nous en prenait. J’étais partagé entre le besoin de l’avoir exclusivement à moi et la peur de dépendre d’elle.

Tandis que le succès de la pièce se prolongeait, je n’aimais pas l’intérêt que désormais Hélène semblait porter à Julien. C’est ridicule à dire, je regrettais le rôle que je lui avais dessiné. C’est avec une vigueur plus grande que je jouais le mien, celui du Judas qui vend son frère pour répondre aux vœux du destin mais dont la mort le débarrasserait d’un rival.

Est-ce que dans la réalité, les choses s’étaient passées comme je le disais ? Deux histoires différentes greffées sur une histoire de coucherie. Deux histoires parallèles, l’une sordide et l’autre édifiante et terrible, qui marquent des peuples innocents durant des siècles ?

Je me suis demandé si je n’aurais pas dû modifier le scénario ? C’est sa disparition après la crucifixion qui propulse Jésus vers l’éternité. J’aurais pu insister sur sa disparition. Qu’est ce qui prouve son élévation ? Qu’est ce qui prouve qu’il a eu les jambes brisées même si les hanches sont affaissées ? Qu’est ce qui prouve que l’assertion de témoins selon lesquels il aurait été vu en Asie est fausse ?

Du coup apparaîtrait l’imposteur. L’homme qui attirait  Myriam, et Hélène, n’était qu’un petit escroc trouillard.

Jean était littéralement tétanisé par mes propos.

- Tu es fou. Modifier la pièce en cours de représentations.

- Les spectateurs ne viennent pas voir la pièce deux fois. Ils ne s’en apercevront pas. Et puis, quel exploit littéraire et dramatique !

- Mais pourquoi ?

- Je crois, Jean, que je suis passé à côté du vrai thème de la confrontation entre Jésus et Judas. C’est Judas qui devrait être l’homme vénéré et, pour ceux qui croient en lui, le Fils de Dieu.

Jean était étourdi.

- Tu es fatigué. Je l’ai toujours dit : écrire un grand rôle, et le tenir soi-même, soir après soir, ce n’est pas tenable.  

Après une représentation, ce devait être au bout de deux mois, je m’apprêtais à ramener Hélène chez elle.

- Je suis fatiguée.

- Tu ne veux pas que je te ramène ?

- C’est pour toi que je dis ça. J’ai une migraine atroce.

Ce soir là, je suis rentré chez moi, Hélène n’a rien fait pour me retenir, et j’ai su que je haïssais Julien.

La pièce se terminait dans le même décor que celui de la première scène mais c’est Myriam, cette fois, qui se trouvait au pied de la croix dans la pénombre, les yeux levés vers Jésus qui gémissait. Les deux larrons ne s’y trouvaient plus ni les gardes. A droite du plateau, sous un halo de lumière, Judas contemplait Myriam. Il avait dans la main une bourse ouverte d’où tombaient des deniers. Je savais que cette scène prêterait à équivoque.

Non ! Il ne l’avait pas dénoncé et condamné à mort pour de l’argent mais parce que Myriam commençait à l’aimer et partageait avec lui les secrets et les fantasmes de nos exaltations sexuelles. Les obscénités qui nous brûlaient n’étaient plus que les gestes ordinaires des accouplements ordinaires.

Marie-Madeleine aimait Jésus, soit, mais Simone, l’épouse de Jean, ne devrait-elle pas aimer Julien? L’homme aux idées toutes faites. Blanches ou noires. Celui qui pérorait en disant que l’amour d’un couple tient à sa volonté d’être un couple qui s’est promis fidélité. Qu’il mérite le déshonneur, la mort peut-être, celui qui a manqué à son serment.

Un soir, après la représentation, j’ai dit à Simone.

- Il me semble que tu ne mets pas beaucoup de conviction dans ton rôle. Ca ne crève pas les yeux que tu aimes Jésus qui est en train de crever, lui.

Je m’étais tourné vers Jean.

- J’ai peut-être peur de me mettre en avant au détriment d’Hélène.

- C’est de Myriam qu’il s’agit, pas d’Hélène. C’est toi, Marie-Madeleine, qui aime Jésus. Plus que ne l’aime sa mère. Il t’importe peu que Jésus s’amourache de Myriam, c’est l’amour que tu lui portes qui compte. Plus que tout. Aime le fort !

J’ai ajouté avec ce rire gras que je déteste :

- Il n’est pas beau, Julien ? Combien de spectatrices aimeraient l’avoir dans leur lit.

Jean m’approuvait de la tête.

A la manière dont Simone jouait son rôle depuis lors, je devinais que le regard qu’elle portait sur Julien n’était plus seulement celui d’une partenaire.

C’était la première fois qu’un de nos spectacles durait aussi longtemps. Le bouche à oreille fonctionnait remarquablement et, plus extraordinaire encore, la Télévision avait envoyé un cameraman pour nous filmer. En réalité c’est Julien qu’il voulait avoir et Julien ne se sentait plus. Il était désormais le plus grand.

Peu de temps auparavant  j’avais vu Hélène et Julien sortir d’une maison de rendez-vous. A proximité du théâtre, située dans une rue étroite, la façade anonyme, elle n’était connue que des fonctionnaires ou des employés du quartier qui s’y rendaient avec une collègue durant l’heure du déjeuner. J’y avais parfois emmené des conquêtes pour une coucherie rapide.

D’Hélène, je jouissais de ce qu’elle me donnait mais ce n’étaient que des gestes convenus qui nous soulageaient. Je devinais que ce n’est pas à moi qu’elle s’offrait mais à Julien.

Au théâtre, entre Simone et elle, la tension augmentait imperceptiblement tous les jours. Une rivalité s’installait. Les mots leur venaient du ventre. Julien comme un mannequin qui déclame allait de l’une à l’autre, leur donnait la réplique et souriait avec la fatuité d’un séducteur sûr de lui.

Je m’étonnais que Jean ne s’aperçoive de rien. Que fallait-il faire pour qu’il ouvre les yeux ? A moi, il me semblait que le théâtre tout entier était l’écho des amours de ce trio obscène. Que tout le monde riait, que c’était un vaudeville, et que seul le texte que je leur avais écrit leur donnait cette dimension singulière, celle d’hommes et de femmes ordinaires soudain désignés par le destin.

Lorsqu’après les répétitions de l’après-midi, Simone et Julien partaient ensemble, je les suivais discrètement. Si j’avais pu, je les aurais guidés moi-même vers la maison de rendez-vous mais cela n’avait pas été nécessaire. Ils semblaient la connaître aussi bien que moi.

Un jour qu’après la répétition Julien et Simone quittaient le théâtre, j’ai vu Jean qu’un billet anonyme avait averti qui les suivait et  pénétrait derrière eux dans la maison de rendez-vous. Il y eut des coups de feu, et j’ai appris que Jean avait tiré à plusieurs reprises en criant : Judas, tu n’es qu’un Judas tandis que Julien tombait sur le dos, les mains ouvertes, et les bras en croix.

 

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Isabelle

 

 

C’est à Londres que j’avais retrouvé Isabelle. Il y a cinq ans, je m’étais brouillé avec son mari pour une raison dont je ne m’étais plus souvenu très clairement deux ans plus tard.

C’est Isabelle qui nous avait réconciliés devant une bière au comptoir d’un café où ma femme et moi, Isabelle et son mari et d’autres, nous passions la soirée le samedi soir. Peut être que nous en avions envie les uns et les autres. Pourtant, nous nous étions brouillés.

Durant près de trois ans mes activités professionnelles m’avaient éloigné d’eux. Nous nous rencontrions moins souvent mais nous nous téléphonions régulièrement.  A l’époque, ma femme m’avait quitté et j’étais heureux d’être absorbé par mon travail, par les voyages auxquels il m’obligeait, et par les rencontres féminines que je faisais sans avoir à les dissimuler à qui que ce soit.

Isabelle était de ces femmes qui ne laissent aucun homme indifférent.

Ce fût un coup de tonnerre lorsqu’on apprit que Louis avait quitté Isabelle. Il avait téléphoné afin qu’elle ne s’inquiète pas. Il avait dit qu’il partait, et il avait raccroché. C’est ce qu’Isabelle me dit au téléphone deux jours plus tard lorsqu’elle se fut persuadée qu’il ne reviendrait pas.

- J’étais honteuse au point que je me serais enfermée.  Tu comprends ? C’est comme si après tant d’années, il m’avait repoussée en me disant tu es moche. Dis, toi aussi, tu penses que je suis devenue trop laide pour un homme ?

J’étais à Londres pour mes affaires quand je l’ai  rencontrée ce jour-là. Il devait être cinq heures de l’après-midi et je rentrais lentement à mon hôtel pour me reposer avant de me préparer à sortir pour dîner et finir la soirée dans un bar. Un programme banal mais efficace pour combler l’ennui.

- Isabelle, qu’est-ce que tu fais ici, tu es seule ?

Elle eut un instant de surprise avant de me reconnaître, puis elle parut soulagée et, en haussant les épaules comme on invoque la fatalité, elle dit :

- Tu vois, moi aussi, je me promène.

- Louis est ici ?

- Probablement, mais pas avec moi. Louis n’a pas besoin de moi. Qui a besoin de moi ?

- Ne dis pas d’idioties. Viens, nous allons prendre quelque chose, et tu me raconteras.

Nous sommes allés à mon hôtel, et dans le fond du bar, assis devant une table sur laquelle le barman avait déposé deux whiskys et une coupelle d’olives, elle m’avait raconté son séjour à Londres.

Elle savait que Louis était à Londres. Comment ?, elle ne me l’a pas dit. Elle voulait de toute force le rencontrer. Elle voulait savoir pourquoi il était parti. Elle voulait qu’il le lui dise, les yeux dans les yeux. Si ça avait été pour une autre femme, peut-être qu’elle l’aurait compris mais elle savait que ce n’était pas pour une autre femme, elle s’était renseignée discrètement, la seule femme avec laquelle il l’avait trompée, la femme du dentiste,  n’avait pas quitté son mari.

- Alors, si ce n’était pas pour une autre femme, c’était à cause de l’âge qu’il avait. Les hommes, à un certain âge, sont saisis d’une sorte de fièvre, ils veulent recommencer leur vie. Puis, ils regrettent, on ne recommence rien du tout, mais ils pensent qu’ils ne peuvent pas revenir chez eux parce que leur épouse ne leur pardonnera pas. Certains tombent de plus en plus bas. Ils ont tort, en tout cas lui avait tort, je ne suis pas comme ces femmes-là.

Ils en avaient parlé toute la nuit, m’a-t-elle dit. Elle l’avait supplié de passer cette nuit avec elle même si ce devait être leur dernière nuit.

- Et nous nous sommes aimés comme tu ne peux pas imaginer. Je me suis même abaissé à des gestes, à toi je peux le dire, dont je n’aurais pas pensé que j’en étais capable, et que j’ai découverts avec lui au point que ce matin, étendue sur le lit pendant qu’il était dans la salle de bains, j’étais sûre qu’il reviendrait avec moi. Lorsque je suis revenue de la salle de bains à mon tour il avait quitté la chambre, et quand je suis descendue dans le hall, mon cœur battait à se rompre, à la réception on m’a dit que le monsieur avait réglé la chambre et qu’il était parti. Je suppose qu’ils m’ont prise pour une prostituée, et moi, je me demande s’ils n’avaient pas raison.

Elle m’a saisi la main, j’ai cru qu’elle allait pleurer. Nous avons dîné au restaurant de l’hôtel, nous avons repris un verre au bar, nous avons parlé, et c’est tout naturellement qu’elle m’a accompagné dans ma chambre.

- Tu as été son ami, tu comprends pourquoi il est parti ?

Elle était incapable de dire : pourquoi il m’a quittée. C’est comme s’il l’avait rejetée, et elle ne comprenait pas qu’on puisse la rejeter.

- Je te plais ? Tu vivrais avec moi, toi ?

Isabelle prenait l’avion vers la fin de la matinée, je l’ai accompagnée jusqu’à l’aéroport, nous nous sommes embrassés, nous nous sommes promis de nous revoir dès que je serais rentré.

Ce serait drôle, ais-je pensé, si je rencontrais Louis par hasard.

Un soir Isabelle est arrivée chez moi les yeux brillants, le corsage froissé, incapable de masquer sa nervosité. Elle avait rencontré dans un bar du haut de la ville, il y avait des années qu’elle souhaitait savoir comment les choses s’y passaient, un homme qui lui avait offert à boire. Ils avaient beaucoup ri ensemble. Il lui avait proposé de terminer la soirée dans un autre bar, et avant de monter dans sa voiture il avait ouvert le coffre pour lui montrer un fusil à pompe qu’il emportait toujours avec lui.

- La ville est parfois dangereuse la nuit.

Elle avait été littéralement fascinée. Il devait être un homme dont il valait mieux ne pas savoir de quoi il vivait même s’il avait avoué être représentant en lunetterie. Une couverture probablement, tous les membres du milieu en ont une.  

Dans la voiture, il avait plongé sa main dans son corsage, et lui avait saisi les seins. Elle ne s’était pas offusquée de sa brutalité mais il avait dit en glissant une main sous sa jupe :

- Tu aimes ça, hein, faire la putain ?

Elle ne l’avait pas supporté. Elle avait ouvert  la portière, et elle s’était précipitée vers une station de taxis. C’est du moins ce qu’elle m’avait dit. Elle aurait dû rester ce jour-là.

Un jour, au téléphone, elle m’a dit qu’elle avait rencontré par hasard un ami d’enfance. Pas d’enfance en réalité, mais un ami à Louis, à elle et à quelques autres du temps de leur adolescence. C’est Louis qu’elle avait épousé mais ça aurait pu être lui, c’est ainsi qu’elle le raconta.

André, cet ami d’enfance, elle l’avait rencontré par hasard dans le hall d’un hôtel du boulevard où elle était entrée pour boire un café.

- Et Louis?

- Nous nous sommes séparés.

Il l’ignorait. Il voulait l’inviter à dîner, enfin si personne ne l’attendait.

- Tout ce qu’il voulait, c’était coucher.

Ils s’étaient revus à trois reprises, il avait parlé de divorce le premier jour, puis il avait dit que la vie était compliquée mais qu’il fallait assumer, puis il avait proposé de la revoir. Elle ne s’était pas donné la peine de répondre. Mais c’était comme si une fissure s’était faite dans sa poitrine, c’est ainsi qu’elle définissait ce serrement qu’elle avait ressenti entre les côtes, tu crois que c’est le cœur? Peut-être qu’elle était moins séduisante depuis que Louis l’avait quittée. Peut-être qu’il faut être deux pour qu’une femme soit vraiment belle?

Je voyais Isabelle plus souvent désormais. Il y avait entre nous, c’est ainsi que je le traduisais, avec une sorte de lâcheté peut être, une connivence presque fraternelle. De plus j’admirais sa détermination à oublier Louis, à faire comme s’il n’avait jamais existé, à se reconstruire comme elle disait.

A chaque fois qu’elle avait une aventure je m’en réjouissais avec elle. Mais c’était toujours une aventure sans lendemain parce qu’elle ne voulait pas se lier en attendant qu’elle ait choisi celui avec lequel, elle disait « un homme ayant vécu », elle se sentirait en sécurité tant mentalement que physiquement.

- Tu comprends, disait elle, je veux que nous ayons la même façon de penser pour le connaître mieux que n’importe quelle autre femme, et pour qu’il ait envie de moi jusqu’au dernier de nos jours. Elle éclatait de rire. Enfin, le plus tard possible. On peut, paraît-il, faire l’amour jusqu’au delà de quatre vingt ans.

Cette situation, qui m’arrangeait je l’avoue, durait depuis quelques temps. Nous passions la nuit ensemble.  

- Tu te souviens de George?, me dit-elle un jour.

Il était avec André, Michel et Louis, un des garçons avec lesquels, adolescente, elle sortait, heureuse, au centre d’une cour attentive à lui plaire. On lui avait dit, c’est André qui le lui avait dit, que George était devenu dépressif depuis que sa femme l’avait abandonné parce qu’elle ne supportait plus sa propension à toujours s’attendre au pire.  

Isabelle s’attendrissait en songeant à celui qui avait été le plus timide des garçons, le plus reconnaissant lorsqu’elle lui souriait, celui qui était le plus prévenant, toujours disposé à aider un ami. Elle se souvenait de cette anecdote qu’il avait lui-même racontée en se moquant de lui-même: il avait un jour servi d’alibi à un de ses amis qui trompait sa femme, et qui avait séduit celle que lui, George, aimait sans oser le lui dire.

- On était en pleine tragédie.

Isabelle avait haussé les épaules.

- Eh bien moi, j’ai envie de le revoir. Peut-être qu’il a besoin qu’on lui tende la main. Je sais ce que c’est: un être qu’on laisse.

Cette compassion qu’elle se découvrait pour George allait de pair avec un certain détachement à mon égard. Pendant deux mois elle ne m’avait plus donné de ses nouvelles. Lorsque je téléphonais, c’est son répondeur qui me demandait de laisser mes coordonnées mais elle ne rappelait pas.

J’éprouvais une sensation bizarre. Je ne voulais pas croire que c’était parce que les récits d’Isabelle me manquaient, et cette simplicité avec laquelle elle se mettait au lit, nue, après s’être lavée en me parlant depuis la salle de bain.

Peu de temps plus tard, j’ai appris par des amis qui nous étaient communs que George allait beaucoup mieux. Isabelle et lui se voyaient régulièrement, ils avaient pris une semaine de vacances ensemble dans un appartement qu’il possédait à la côte.

Il avait repris goût aux affaires, et Isabelle l’aidait de son mieux. Sans trop le montrer, les hommes, m’avait-elle dit un jour, n’aiment pas ça.

On disait, ce sont ces mêmes amis communs qui le disaient, qu’ils envisageaient de se marier dès que leurs problèmes de divorce seraient réglés.

Je n’ai plus revu Isabelle. Peut être est-ce moi qui aurais dû l’épouser ?

 

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Une histoire banale

 

 

J’avais cinquante ans à peine. L’âge où on s’interroge quant à sa vie et quant à son avenir. Souvent trop tard pour changer quoi que ce soit. Changer, oui. Mais sans bouleverser ce à quoi on est habitué.

C’est une boutade que mon ami Robert répétait souvent.  Pour changer de vie il suffit de changer de femme. C’est parfois la transformer de fond en comble sans devoir changer de voiture.

J’avais toujours rêvé de faire ma compagne de Julie mais c’est Robert qu’elle avait épousé et moi dont elle avait fait son témoin de mariage. J’ai parfois eu le sentiment qu’elle aurait accepté que je devienne son amant. Mais Robert était mon ami. Plus tard,  elle m’a dit qu’elle n’avait pas compris. Elle m’a demandé si je ne l’avais pas trouvée assez belle ? 

Les hommes, à la cinquantaine, rêvent de vie différente.  C’est surtout vrai durant la nuit lorsque, en caressant leur femme, ils évoquent celles qui figurent en couverture des magazines. Ou la femme d’un ami.

Autant que les hommes, les femmes ont leurs rêves.  Elles rêvent d’hommes qui combleront leurs désirs et leurs pulsions sexuelles. Ou de celui qui contribuera à améliorer leur image sociale. Ce sont rarement les mêmes. Les premiers sont jeunes en général. Et vigoureux.

Un matin, Hélène, la femme que j’avais épousée ne s’est pas réveillée. Durant la nuit son cœur s’était arrêté de battre. Le jour même, Robert avait eu un accident de voiture qui le tuait sur le coup. Curieuse coïncidence ! A se demander si les morts ne se donnent pas d’étranges rendez-vous.

Aux  funérailles d’Hélène, j’ai reçu les condoléances de Julie qui m’a serré contre elle pour m’embrasser. Le lendemain c’est elle qui recevait les miennes et me serrait à nouveau contre son corps. Elle s’était parfumée un peu plus que la veille.

Trois jours plus tard, nous avons passé la nuit ensemble chez moi dans ce qui avait été notre lit à Hélène et à moi. Julie disait qu’elle était angoissée dans le sien. Elle a posé la main sur mon sexe. L’amour, celui qu’on ne s’explique pas, a ressurgi au moment où elle m’a dit :

- Merci, c’était bon, tu sais.  

Durant quelques jours, nous avons pris des précautions afin de ne pas susciter des propos vulgaires chez nos voisins. Elle rentrait chez elle dès la fin de l’après-midi mais revenait à la nuit tombée. J’avoue que cela augmentait notre excitation réciproque.

- Tu as pensé à moi en m’attendant ?

Puis elle est restée et nous avons vécu ensemble comme un couple établi. Elle avait vendu son appartement après avoir récupéré quelques meubles auxquels elle tenait. Leur lit en particulier.

- Tu comprends, il me rappelle des souvenirs.

J’ai pensé à Hélène qui lors de notre nuit de noces avait éteint la lumière. C’est dans le noir que je lui avais ôté sa chemise de nuit.

Une nuit, alors que Julie s’était étendue sur moi, j’ai dit :

- Arrête Hélène.

Julie à éclaté de rire.

- Elle te faisait ça, Hélène ?

Elle m’a caressé et j’ai réagi sans ardeur. Nous étions unis depuis trois mois.

C’est à cette époque qu’elle a commencé à manifester une fringale d’achats. Elle avait de nombreuses courses à faire. Elle n’avait rien à se mettre, disait-elle. Elle s’absentait pour une après-midi entière,  et je constatais que j’en étais soulagé.

Même si elle était moins assoiffée de sexe qu’elle ne l’avait été à la mort de Robert et des premiers jours de notre vie en commun, elle avait des besoins routiniers qui devenaient fatigants. A un certain âge, les nuits sont surtout faites pour dormir.

Un jour, je l’ai suivie. Elle est entrée dans un hôtel et quelques minutes plus tard Gérard, un ami commun à Robert et à moi, y entrait à son tour. Trois heures se sont passées.

J’ai compris pourquoi elle n’exigeait plus de moi des relations sexuelles quotidiennes. Un soir, elle m’avait dit au moment où je lui saisissais les seins :

- Pas ce soir, j’ai la migraine.

Je me suis demandé quelle était l’attitude que se devait d’avoir un mari. Exiger de son épouse une fidélité absolue ou si l’amour qu’il prétendait lui porter était sincère se réjouir des plaisirs qu’elle avait la chance d’éprouver grâce à lui ou grâce à un autre ?

La cinquantaine ? C’est comme si une autre vie commençait.

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Une vie de trop

 

 

Mon nom est Samuel Braunberger, je suis juif. C’est mon père qui me l’a dit lorsque je suis revenu de l’école, j’avais huit ans, et que je lui ai raconté qu’un de mes condisciples m’avait jeté à la figure : sale juif !

Dans l’immeuble où nous habitions, nous occupions  deux pièces. Il y avait la cuisine, et puis une autre pièce qui était la chambre à coucher de mes parents. Moi, je m’en souviens, je dormais dans un lit cage que ma mère refermait le matin. Les lavatorys, comme on disait, se trouvaient au bout du couloir et servaient à tous les habitants de l’étage.

Il n’y avait que des émigrés dans cet immeuble. L’entrée conduisait à une cour intérieure où s’élevaient trois autres pâtés de maison. Une fontaine au milieu de la cour permettait aux femmes de laver leur linge. Je ne sais pas si les adultes se connaissaient parce qu’ils étaient nombreux. Certains d’entre eux, on ne les voyait jamais, d’autres travaillaient le dimanche. Les enfants, eux se connaissaient fort bien. Parce qu’ils jouaient  entre eux, parce qu’ils fréquentaient la même école, ou tout simplement parce que pour une raison ou une autre, ils avaient eu l’occasion de se croiser. Et il y a des signes qui identifient les enfants aux yeux des autres enfants sans qu’il faille connaître leurs noms.

L’un est l’occupant du troisième, côté cour, l’autre, et ce n’est pas une marque de mépris, est le fils de l’ivrogne qui claque les portes quand il rentre le soir, un autre encore ou une autre, le fils ou la fille d’une dame qui se refuse à parler aux occupants de l’immeuble, et qui prétend qu’elle est originaire de Varsovie. Comment faire autrement dans des immeubles de ce genre ?

En face de l’immeuble, il y avait une petite épicerie où les habitants de l’immeuble se fournissaient en sucre, en lait, en pommes de terre, en fromage frais, en cornichons salés, en matzos et en pain. Je me rappelle cette épicerie parce que je me souviens de la fille de l’épicière. Nous devons être nombreux à nous en souvenir, elle alimentait nos rêves d’enfants. Mais je ne me souviens plus de son nom.

Le dimanche après-midi était consacré à des jeux de rue, ballon ou autre. Puis, jusqu’à ce que nos parents nous appellent pour souper, notre cercle d’amis se réduisait à mesure que le temps passait alors même que nous discutions de choses qui devaient être importantes, si j’en juge à l’excitation que ça nous procurait. Il y avait là Frédéric qui, je l’ai appris bien plus tard, est devenu danseur mondain, sa compagne et lui avaient gagné des concours. Il y avait souvent le jeune Nichkiki, c’est ainsi que nous l’appelions, qui mangeait des vers de terre ou des morceaux d’étrons secs, et qui est devenu un éminent professeur de linguistique. Et il y avait celui que nous appelions Jo-le-sot parce qu’il était toujours le dernier de la classe. C’est lui qui a épousé, m’a-t-on dit, la fille de l’épicière dont je ne me souviens plus du nom.

Un jour, mes parents ont décidé que nous allions déménager. Pas pour un autre quartier mais pour une autre ville.

- Il faut nous intégrer à la population de ce pays. Ici, nous ne quittons pas le nôtre.

En Pologne, mon père était cordonnier, il fabriquait des chaussures pour de petits industriels. C’était, d’après lui, un très bon ouvrier, consciencieux et rapide, que les industriels s’arrachaient. Il gagnait très bien sa vie et quand il s’est marié, il n’a eu besoin de l’aide de personne pour s’installer. D’ailleurs, tant du côté des siens que du côté de sa fiancée, ils n’étaient riches ni les uns ni les autres.

J’avais onze ans quand mes parents ont effectivement déménagé. C’était une période étrange pour le gamin que j’étais. Sur les vitrines de l’Innovation et du Bon Marché, il y avait des affiches aux couleurs nationales qui proclamaient : achetez belge. Et ces images que je revois s’entrechoquent avec d’autres où je vois mon père embrasser un ami dans le couloir de l’immeuble, un ami qui lui dit : demain, je rejoins les brigades. Ou d’autres encore où j’écoute la radio et je répète ce que j’entends « nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried ».

J’ignore comment et pourquoi, mes parents ont débarqué à Tournai. Le calme peut-être ou le fleuve qui traverse la ville de part en part. Le magnétisme de la ville,- je sais, c’est un mot qui fait rire ceux qui passent à Tournai sans y rester.- avait agi sur eux si bien que c’est là qu’ils avaient décidé de s’installer. Et à l’instar de tous les Tournaisiens que j’ai connus, ils trouvaient la ville triste à en mourir mais ils ne l’auraient quittée pour rien au monde. Enfin, j’exagère peut-être un peu.

Avant d’habiter à Tournai, nous avons habité à Frameries, à proximité de Mons. Je me souviens qu’ils y avaient ouvert un café, et c’est ma mère qui servait les clients, lesquels souvent l’invitaient à boire avec eux. Moi, mes parents m’avaient inscrit au patronage de la commune. Le dimanche, le curé de la paroisse projetait des films dans la salle paroissiale.

Après la séance, j’achetais un gros sachet de frites dorées, surmontées d’un morceau de boudin noir, une grosse cuillérée de moutarde ou de piccalilli en supplément. Les enfants ont l’œil plus exercé qu’on ne le croit, j’avais remarqué que le marchand de frites qui, de la main droite versait les frites dans un énorme sachet, de la main gauche enserrait le bas du sachet, le poing fermé. Il le remplissait de manière spectaculaire mais avec moins de frites que les clients ne l’imaginaient.

Un jour, nous n’étions pas installés depuis longtemps, ils décidèrent de déménager une fois de plus. Pourquoi à Tournai ? Pourquoi pas. Ils y  ouvrirent un magasin de chaussures à l’enseigne : « chez Samy », ce n’était pas le nom le plus judicieux mais à cette époque, c’était avant la guerre, le pire n’était pas encore sûr. Sur les rayonnages, il y avait plus de boites vides que de boites pleines. Après tout, on fait avec l’argent qu’on a, et il suffisait de ne pas ouvrir une boite vide devant un client.

A l’école communale qui se trouvait à proximité de notre domicile, j’avais intégré la sixième primaire. L’école se nommait Ecole de la Justice, et je me demandais quel rapport il y avait entre une école communale et la Justice. Je trouvais le rapprochement très heureux. Mais, et c’était tout bête, c’est parce qu’elle se situait rue de la Justice, et à proximité d’un bâtiment imposant qui était le Palais de Justice. Dommage, il y avait de quoi faire rêver l’enfant que j’étais.

Très vite, je me suis montré bon élève, bon camarade, soucieux de plaire. Un peu blagueur peut-être. S’il n’y avait eu un gaillard costaud qui n’avait peur de personne, et qui s’était institué mon ami et mon garde du corps, je crois bien que durant les récréations j’aurais eu quelques ennuis avec certains de mes condisciples. Mais ce n’étaient que des histoires de gosses, pas davantage, qui ne nous empêchaient pas de sortir ensemble.

Parfois, avec un peu de chance, un copain qui portait des culottes de golf qu’il laissait trainer jusqu’à terre, m’emmenait avec lui pour aller voir les filles à l’heure de la sortie des classes chez les Ursulines. Du doigt, il me montrait sa copine qui faisait semblant de ne pas le voir.

L’année suivante j’avais douze ans, j’entrais en secondaire, nous étions en 1939, à la veille de la guerre, et au retour de l’exode le pays avait été envahi. Mes parents ne parlaient pas souvent de la guerre. Pas devant moi, en tout cas. Ou alors, c’est moi qui déjà commençais à enterrer au plus profond de ma mémoire des images que je voudrai oublier quelques années plus tard.

En fait, peut-être faut-il en sourire, il y avait deux guerres qui se déroulaient en même temps. Une guerre que les allemands menaient contre un certain nombre de pays, qui suscitaient de l’indignation, un esprit de résistance ou, au contraire, de la complaisance. Ou simplement de l’indifférence parce qu’on ne savait pas encore qui gagnerait cette guerre.

Et il y avait une guerre qui se menait contre les juifs sans leur laisser le choix d’y être favorables ou non, ou de souhaiter ou non la victoire de l’adversaire. A y bien réfléchir, c’était le comble du mépris. Et l’isolement des juifs, leur séparation d’avec leurs concitoyens, c’était leur tendre un miroir et leur dire : regardez, vous n’êtes rien. A partir de là, les allemands pouvaient tout exiger d’eux.

En 1942, les juifs avaient été avertis par des représentants officiels de la communauté juive, qu’ils devaient se présenter dans un centre d’accueil pour y être déportés. Et de nombreux juifs se présentèrent et furent déportés. Après tout, cette convocation, c’était un ordre. Est-ce qu’on se dérobe devant un ordre quand on est un citoyen soucieux de la légalité et de son devoir?

Je suppose que mon père ne l’était pas et qu’il avait pensé qu’il était temps de se prendre en mains. Avec l’appui d’amis qui nous avaient fourni de fausses pièces d’identités, ma mère s’appelait Cécile Vander, mon père Léon Berger et moi je me prénommais Pierre, nous sommes partis vers la France Libre ou la France non-occupée ou, pour le dire simplement, au-delà de la ligne de démarcation qui coupait pour un temps la France en deux.

Si désormais je savais que j’étais juif, je devais faire comme si je ne l’étais pas, mes parents me le répétaient souvent. C’est à cette époque que j’ai appris à me taire et à me méfier de tout. Et si le fils du boulanger du village où nous étions réfugiés m’accusait de manger le pain des français, ce n’était pas parce que j’étais juif mais parce que j’étais étranger. J’étais heureux de pouvoir ainsi me confondre avec le reste de la population.

C’est bon de ressembler à un groupe, si possible au groupe le plus puissant. Le nombre, c’est le visage de la vérité, non ? Plus il est élevé, plus elle est ressemblante. Comment savoir à quel groupe on appartient ? C’est simple : se fier aux critères.

Mon père a été arrêté en 1941 à la suite de l’exécution d’un collaborateur, un notaire dont les allemands avaient fait le bourgmestre de la ville.  Les allemands ont arrêté des francs-maçons, des notables connus pour leurs sentiments antiallemands et le seul juif dont ils disposaient. Ils les ont pris en otages, et fourrés à la citadelle de Namur. Ils étaient vingt.

La reine est intervenue en leur faveur, et le général Von Falkenhausen lui a promis de faire un geste. Deux mois plus tard les vingt otages ont été libérés. Mon père comme les autres. Il avait été pris comme otage en tant que juif. Il a été libéré en tant qu’otage bien que juif. En tant que juif, on l’arrêtera quand ce sera le moment d’arrêter les juifs. C’est pour cela qu’il a décidé de cesser d’être juif.

Lorsque le pays a été libéré, nous sommes revenus chez nous. Un ami me l’a rappelé quelques années plus tard : je me dérobais devant des condisciples qui me disaient combien ils étaient heureux de me  revoir mais qui n’osaient pas me demander d’où nous revenions, vivants. A croire que je voulais dissimuler cet épisode de ma vie. A croire que j’en étais honteux.

Je suis retourné à l’école mais les cours me paraissaient insignifiants, et un an plus tard, je les abandonnais. C’était vraiment trop bête ce qu’on nous enseignait, l’histoire telle que les livres la décrivaient, et cette morale qui disait ce qu’il fallait considérer comme bien et ce qui était mal. Ils n’avaient donc rien appris, ou alors c’est qu’il ne s’était rien passé.

C’était le moment où revenaient des camps de concentration des milliers de survivants. Mais ils avaient été des millions à y mourir, des juifs pour la plupart. Les actualités cinématographiques montraient des choses horribles. Est-ce qu’on pourrait un jour les oublier ? Aujourd’hui je pense que oui. Aujourd’hui, de toute manière, la plupart d’entre eux seraient morts. Mais, de toute évidence, je ne suis pas parvenu à les oublier. Vous vous souvenez du visage de ce jeune garçon, presqu’un enfant, la casquette enfoncée sur le front, ses yeux surtout qui vous interrogent encore aujourd’hui, vous vous souvenez ?

Je suis devenu journaliste presque par hasard pour un de ces journaux qui s’étaient créés dès la fin de la guerre. Je signais mes articles, des interviews littéraires ou des actualités locales du nom de Pierre Berger, et quand il ne s’agissait que de quelques lignes ou d’une information anodine, des seules initiales : P.B. Je reconnais que la discrétion des initiales, tout compte fait, me plaisait davantage que l’exposé de mon nom, même si ce dernier en dissimulait déjà un autre. A croire que je ne voulais pas exister en tant que moi-même.

Je sais combien la formule paraît absurde mais ne décrit-elle pas une des motivations du comédien autant que son exhibitionnisme? Que veut-il cacher lui aussi ? Et pourquoi pas d’autres parmi nous qui sont censés n’avoir rien à cacher, et que leur masque dissimulera jusqu’au dernier de leurs jours.

Je me disais qu’il fallait avancer dans la vie sans heurter personne, de manière si discrète qu’on en devenait transparent. Etre un homme ordinaire parmi des gens ordinaires. Libre à certains, à leur risques et périls, de se mettre en avant, d’ambitionner une place en pleine lumière.

Moi, je le savais, je n’étais vivant que par hasard alors qu’ils étaient si nombreux ceux qui ne l’étaient plus et l’auraient mérité davantage que moi. Des savants, des écrivains, des peintres, qu’importe le talent…des individus qui avaient quelqu’un à chérir. Ou que quelqu’un chérissait.

Je me suis marié avec une jeune femme non juive au désespoir de mes parents, de celui de ma mère surtout. « Souviens- toi, Sammy, durant la guerre, des femmes ont dénoncé leur mari pour n’être pas assimilées à des juifs auprès des autorités allemandes », me disait-elle. Que ne ferait-on pas si votre vie est en danger ? J’en ai beaucoup voulu à ma mère. Et moi, est-ce que j’avais réellement envie d’être assimilé à ces juifs tels que les représentaient les non-juifs ?  Etre de ce peuple dont l’histoire baignait dans le sang ? Non, je l’avoue, je ne voulais pas être un élu parmi ce peuple d’élus, ce coupable idéal et universel que l’on sacrifie à chaque grande fête de l’Histoire humaine.

Je n’ai jamais connu mes grands-parents. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. Lorsque j’avais quatre ans, ma mère est retournée en Pologne pour revoir ses parents. Ils voulaient voir leur petit fils. Ma grand-mère maternelle avait épousé un fermier en seconde noces. Ils vivaient tous les deux dans un village proche de la ville où je suis né. J’ai le vague souvenir d’une dame qui portait un chignon à plusieurs étages et qui s’était affolée parce que, les mains nues, j’avais retiré du four un gâteau brûlant.

Du côté paternel, je me souviens d’un visage souriant, la moustache fournie comme celle d’un paysan auvergnat. J’étais fier de lui ! Il parait que mon arrière grand-père du côté maternel, le père de la personne au gros chignon, était relieur de livres et passait aux yeux des membres de la communauté de son village pour un érudit, un sage, une sorte de rabbin. Je dis : il paraît, mais peut-être est-ce moi qui l’ai imaginé.

Dans un mondé féru de généalogie, où on descend de quelqu’un, où on vient de quelque part, c’est étrange de n’avoir pour famille que son père et sa mère. Je n’ai jamais dis de quelqu’un:« c’est mon cousin ou c’est ma cousine, et j’étais amoureux d’elle quand j’avais douze ans, ou c’est mon oncle et c’était un type bizarre ou un comique ».

Le journal pour lequel je travaillais a cessé de paraître quelques années plus tard, mais par l’entremise d’un ami j’avais trouvé un poste dans un journal plus important. Je n’y signais pas d’article, j’étais employé au secrétariat de la rédaction, un poste sans éclat mais qui demandait peu d’attention, peu d’initiative, simplement le respect du rédacteur. Ne pas voir mon nom au bas d’un texte ne me frustrait pas, ce nom qui n’était pas le mien mais qui existait davantage que le vrai.

Tout le monde m’appelait Pierre ou Monsieur Berger. Même hors du journal, c’était Pierre ou Monsieur Berger, au point que face à une instance administrative ou à la Banque ou lorsqu’il fallait décliner mon identité conformément à celle qui figurait sur des documents officiels, il m’arrivait d’hésiter. Nos amis disaient les Berger, et ma femme rectifiait au début. Mais c’était plus ridicule encore, et ça paraissait affecté. « Qu’est-ce qu’un nom ? » avait dit un personnage de théâtre. Entre nous, bien sûr, elle continuait de m’appeler: Sammy ou Sam.

Somme toute, nous vivions dans deux mondes que seule la texture d’un nom séparait. Ou alors c’est moi qui voyais ou imaginais une différence là où il n’y en avait pas.

Nous étions mariés depuis près de vingt ans quand les prémices du cancer se sont manifestés. Nous n’avions pas d’enfants. J’étais d’une génération où l’on associait souvent guerre, mort et enfants. Ce sont toujours les jeunes qui meurent à la guerre. Les vieux en général, et les généraux, si je peux me permettre cette plaisanterie plus qu’éculée, je sais, meurent dans leur lit. Les jeunes craignent moins la mort. Parce que ce qu’on craint, et les plus âgés le savent, ce n’est pas cet accident aussi absurde que celui de la naissance, mais c’est de ne plus vivre.  Parce-que chaque jour qui passe dépose des images. Les souvenirs, bons ou mauvais, prouvent que vous avez existé.

Les jeunes ont moins de souvenirs que leurs aînés, mais ils sont convaincus qu’ils sont la substance d’un grand dessein. Au contraire de leurs aînés moins assurés de l’être, ils savent qu’ils ne peuvent pas mourir avant que ce dessein ne se réalise. Voilà pourquoi, non seulement ils craignent moins de mourir mais ils imaginent qu’ils ne peuvent pas mourir.

Même sous  les  bombardements, couché à plat ventre sur le sol, je levais les yeux vers le ciel, et une curieuse exaltation soulevait ma poitrine. Je ne pouvais pas mourir. La preuve, c’est que j’avais survécu durant de nombreuses années et que je vivais encore. Hélène, elle, n’était pas immortelle et, proche de la mort, elle n’avait été animée d’aucune exaltation particulière.

Jusque là, je ne savais pas à quel point j’aimais ma femme. Le soir de notre mariage, comme des esprits forts, nous nous étions juré de nous aimer le plus longtemps possible, qui peut prévoir l’avenir? Pour Hélène, j’avais été celui qu’elle aura aimé jusqu’au dernier de ses jours.

Lorsque ma mère est morte, c’était à peine quelques mois avant la mort d’Hélène, je n’ai pas éprouvé cette sensation de vide que je ressentais désormais. Peut-être parce qu’il est naturel que les plus âgés meurent avant les plus jeunes et contribuent ainsi à un juste équilibre des générations. Quand c’est le contraire qui se produit, l’équilibre en est bouleversé, et on aboutit à une civilisation de vieillards sans beauté, sans énergie et sans courage. Et qui craint l’avenir.

Mon père, lui, est mort quelques mois après la mort d’Hélène. Il ignorait la mort d’Hélène. Je ne le lui avais pas dit parce qu’il n’avait plus sa tête à lui, comme on dit.

Mon père m’avait raconté la fin heureuse d’un de ses amis. Agé de plus de quatre-vingt ans, il marchait à la  rencontre des trams en levant sa canne. Il criait : ce tram est à moi, de quel droit vous en servez-vous ? Des agents de police l’ont entouré, il a été placé dans un asile, et il est mort persuadé qu’il était à la tête d’une flottille de tramways. Pourquoi pas ?

Tout compte fait, durant cette année là, j’ai beaucoup côtoyé la mort, la mort des autres. Je me retrouvais pour la première fois seul comptable de ma vie. C’était une période curieuse. J’avais l’impression de voir un film à l’envers. Un de ces vieux films d’actualités où les personnages passent leur temps à courir. Les gestes saccadés, ils s’inscrivent définitivement dans l’histoire. Hitler, Staline, Daladier, Chamberlain ! Ils étaient les protagonistes d’une histoire des hommes que je n’ai connue qu’après la guerre. Tout semblait caricatural, mais les morts, de plus en plus nombreux, ne se relevaient pas.

Je me suis souvent demandé à quoi on pouvait reconnaître qu’une guerre allait survenir. Pas de ces petites guerres qui depuis un certain nombre d’années éclatent à différents endroits de la planète, non ! Une guerre sérieuse avec des ennemis suffisamment proches pour qu’ils puissent se réconcilier rapidement et que les survivants puissent se demander pourquoi leurs proches se sont fait tuer. Ce sont des guerres normales dont on enseigne la stratégie dans toutes les bonnes écoles militaires, sans se préoccuper de la nationalité de l’auteur qu’on étudie.

Pour les juifs, ça n’avait pas été pareil. Eux qui étaient habitués à ce qu’on les persécute à chaque éruption d’acné sur le visage de la communauté dans laquelle ils se trouvaient, durant les guerres de plus grande ampleur, ils étaient assimilés d’office à ces communautés. Il arrivait que durant certains assauts un juif tuât un juif porteur d’un uniforme différent du sien. Il en était profondément désolé bien sûr mais c’était le prix à payer pour continuer d’être le semblable de ses semblables.

Mais durant cette guerre-là qu’on appelle encore la dernière guerre, il n’y avait pas de bons ou de mauvais juifs. Tous, ils étaient mauvais, tous, il fallait les éliminer. Durant cette guerre-là, certains n’ont pas eu droit à la mort à laquelle ils étaient destinés ni à l’endroit où leurs proches pourraient se recueillir sur leur tombe. Honnêtement, aujourd’hui que tant d’années ont passé, je peux le dire, ce n’était pas juste.

Et moi ? Il faut bien le reconnaitre, j’ai joui d’un bonus par rapport à ceux qui avaient mon âge. Ceux qui comme tant d’autres avaient la vocation d’être heureux et qui sont morts. Et tout ça parce que ils étaient juifs. Mais c’est quoi un juif ? Je pensais qu’il était bien tard pour en débattre.

Un jour qu’il y avait une commémoration à Auschwitz, j’ai accompagné les organisateurs. Vers la fin de l’après-midi, je me suis rendu dans la baraque la plus éloignée, j’ai attendu que tout le monde ait quitté le camp, je me suis étendu sur un des châlits et j’ai pensé que c’était peut-être ma place que je retrouvais. Peut-être que c’est ce qu’ils veulent, ceux qui me regardent comme si je n’étais pas tout-à-fait des leurs, comme si cependant, ils attendent de moi que je leur dise quelque chose que nous ne comprenons ni les uns ni les autres mais qui est important.

 

 

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La mort de mon père

 

Mon père est mort sans savoir que ma femme était morte depuis plus de six mois et que les nouvelles que je lui donnais à son sujet étaient fausses. Lorsqu'il croisait l'infirmière dans le salon, il me disait:

- Durant quelques minutes, je ne l'ai pas reconnue.

- Elle a changé, comme nous tous. C'est l'âge.

- C'est l'âge, oui.

Il retournait se mettre au lit. L'infirmière pouvait faire sa toilette et lui donner ses médicaments. La plupart ne servaient à rien mais durant des années il avait eu chez lui sur une console devant le poste de télévision, une grande  variété de flacons dont il avalait le contenu, liquides ou pilules, dans un ordre déterminé et selon un horaire précis. Si l'infirmière avait cessé de lui en donner, il en aurait été profondément perturbé.

Il n’avait plus pour longtemps à vivre, le médecin me l'avait laissé entendre

Il avait commencé à déraisonner d'une manière étrange mais est-ce qu'il en est qui ne le sont pas? Une nuit, il avait ouvert la fenêtre de sa chambre et il avait crié qu'il ne se rendrait pas.

- Vous ne m’aurez pas. Jamais.

Je me suis souvent demandé quels étaient les monstres qui encombraient sa mémoire. C'est un de ses voisins qui m'avait téléphoné le lendemain matin. J'ai persuadé mon père de venir vivre chez moi. Après quelques jours il a retrouvé sa sérénité et j'ai eu le sentiment qu'il était heureux.

A midi nous nous attablions dans la cuisine pour manger. Souvent, lorsqu'il était en face moi, il me regardait attentivement et il secouait la tête.

- Quel âge as-tu? Laisse-moi deviner. Tu as déjà quarante ans. Est-ce que Thérèse va venir nous rejoindre ?

- J'ai cinquante cinq ans, papa. Thérèse n'est pas là.

La scène se répétait régulièrement mais je m'efforçais de ne pas m'énerver. Ensuite, c'était pareil à chaque fois, il me racontait en détail des évènements survenus durant sa jeunesse en accordant autant d'importance à des vétilles qu'à des incidents qui avaient marqué sa vie. Tous les vieillards atteints de la même affection agissent ainsi, m'a-t-on dit. C'est le début de la sénilité. Est-ce que moi aussi je finirai comme lui?

Parfois en revanche il me faisait des reproches avec animosité. Il me reprochait d'avoir été un mauvais fils, de ne l'avoir jamais aimé. Je lui répondais avec véhémence jusqu'à ce que je me souvienne qu'il était malade.

- Oui papa, tu as raison.

Thérèse était morte depuis six mois. Je le lui avais annoncé par téléphone le jour de son décès et il avait pleuré. A l'époque, il était encore chez lui et je lui téléphonais tous les jours.

Mon père était veuf depuis vingt ans. Il vivait seul. J'étais sa principale distraction. J'ai compris que sa santé mentale se dégradait lorsqu'il m'avait demandé des nouvelles de Thérèse quelques jours après que je lui avais annoncé qu'elle était morte. A chaque fois que je l'appelais, il me disait:

- Oui, je me souviens bien d'elle. Comment va-t-elle?

Si bien que je répondais qu'elle allait bien.

- Comme d'habitude.

Et il arrivait que je lui donne des détails quant à ce qu'elle avait fait ou ce qu'elle avait dit. Il m'arrivait de penser que ce n'était pas seulement à lui que je m'adressais. Je n'inventais pas ce que je lui disais. Les faits que je lui relatais, et à moi aussi par conséquent, étaient réels. Ils s'étaient produits lorsqu'elle vivait encore.

Lorsque le voisin de mon père m'a appelé pour me dire que mon père perdait la raison, j'en ai été heureux. Chez moi désormais chacun d'entre nous poursuivait le monologue qui lui tenait à cœur sans que l'autre n'en soit surpris. Il parlait de lui et de sa femme. Il la dépeignait avec amour. Il répétait qu'elle était belle. Ou bien il m'interrogeait sur Thérèse et Thérèse avait la vie que je lui inventais au travers de mes réponses. Etait-ce de l'invention ?

Thérèse était née le 14 septembre. Le jour de son anniversaire, j’ai débouché une bouteille de champagne et j'ai demandé à mon père s'il voulait que je l'aide à se lever. Son regard était plus vif qu'à l'habitude.

- Est-ce que Thérèse est là?

- Thérèse est morte, papa. 

Mon père dépérissait. Je ne sais pas si j'appréhendais sa mort ou si je la souhaitais. Je ne comprenais pas qu'un vieillard puisse vivre plus longtemps qu'un être jeune qui est censé avoir une longue vie devant lui pour accomplir, plus tard sans doute, ce qu'il n'avait pas eu le temps d'accomplir durant sa jeunesse. En réalité, je lui reprochais la mort de Thérèse qu'il aurait pu échanger contre la sienne.

- Thérèse est morte, papa. Tu entends, elle est morte.

 J'ai répété:

- Elle est morte, morte.

J'ai dû le faire entrer à l'hôpital où il attendrait sans souffrir la fin qui était proche. Il disposait d'une chambre pour lui seul et une infirmière le veillait constamment. C'était une jeune femme attentive et d'une santé triomphante.

Ce soir-là le médecin m'avait fait savoir que mon père ne passerait probablement pas la nuit et j'ai décidé de veiller à ses côtés. Je lui serrais le poignet pour lui transmettre les flux de ma propre vie. J'avais la sensation qu'il en avait conscience.

- C'est la fin.

L'infirmière était penchée au dessus de lui. A travers sa blouse de nylon je distinguais son corps. Je ne sais pas si c'était l'atmosphère de cette chambre, la lumière mate qui venait du mur et marquait d'ombres nos visages, l'odeur de désinfectant et la présence de ce cadavre qui avait été mon père mais je voyais sa lourde poitrine à peine dissimulée par un mince soutien, ses cuisses pleines et serrées et j'avais envie de la toucher. Elle m'a regardé un moment, peut-être qu'elle attendait quelque chose, j'ai pensé à Thérèse puis elle s'est écartée en disant:

-Il est mort.

 

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Le mangeur de blanc

 

Mangeur de blanc. Je n’ai jamais su ce que cela signifiait précisément mais à travers la vitrine de « chez Marcel », le samedi soir, nous répétions dès que nous l’apercevions: voilà le cocu. Tout le monde peut être cocu mais lui c’était le cocu content. C’est peut-être la raison pour laquelle un d’entre nous l’avait qualifié de mangeur de blanc. Et nous éclations de rire.

Marcel nous servait une autre tournée, c’était à mon tour de payer.

C’était un homme sympathique. Grand, maigre, il avait les traits creusés d’un homme atteint d’anémie. Son regard respirait la bonté. Ses yeux si je peux me permettre cette image avaient l’air de vous tendre la main.  Je n’osais pas exprimer cette impression à haute voix parce que mes copains se seraient moqués de moi.

Joueurs de hockey, maniant le stick comme si c’était pour nous creuser un chemin parmi des adversaires déterminés à nous arrêter à n’importe quel prix, nous étions des hommes qui n’avions que faire de sensiblerie. Des yeux qui respirent la bonté, c’était une image ‘cucul la praline’, je n’ai pas besoin de traduire.

C’était le genre d’homme dont je me disais aussi à voir les cernes qui soulignaient ses yeux que ses nuits devaient être chaudes. Sa femme était séduisante. Raison de plus pour la surveiller.

Son nom était Edouard Belhomme, cela ne s’invente pas. Sa femme et lui tenaient le magasin de lingerie situé rue Royale. A chaque fois que nous passions devant le magasin, nous regardions à travers la vitrine pour voir la belle Cécile. L’un de nous avait dit un soir que nous étions chez Marcel, nous y étions pratiquement tous les soirs, est-ce que les clientes qui essayent des soutiens ou des culottes sortent de la cabine presque toute nue pour choisir un soutien ou une culotte d’une couleur différente ? Nous éclations de rire à cette idée. Marcel servait une autre tournée, c’était celle de Robert, notre goal, le fils du vitrier de la rue Notre-Dame.

Nous avions tous plus ou moins vingt ans à cette époque. Les Belhomme devaient en avoir entre quarante et cinquante.  Robert prétendait qu’une femme dans la quarantaine avait forcément acquis une maturité tant physique que spirituelle qu’aucune jeune femme ne pouvait égaler. Il avait connu, bibliquement connu, la voisine du magasin de son père, la mère d’un gamin de dix ans et il en avait conservé un souvenir inoubliable. A seize ans, disait-il, cela marque. Les jeunes filles que nous fréquentions, ajoutait-il, reconnaissaient en lui un expert, il le disait en toute modestie.

Personne parmi nous ne contredisait les propos de Robert, c’était le plus fort d’entre nous, mais chacun de nous savait à quel point il était vantard. Durant les matchs c’était pareil. Il allait d’un côté du goal à l’autre, le visage recouvert d’un masque protecteur en treillis pour effrayer nos adversaires. Nous perdions à chaque fois mais Robert affirmait que nous manquions de punch.

Cécile Belhomme plaisait beaucoup au jeune homme que j’étais. Je ne comprenais pas son mari. Si elle avait été ma femme, elle n’aurait pas eu à chercher ailleurs. Pauvre cocu !

Ils étaient mariés depuis près de quinze ans. Edouard avait hérité du magasin de ses parents à la suite d’un accident qui leur avait couté la vie. A partir d’un magasin vieillot, Cécile avait su construire une affaire bien achalandée dont ils vivaient largement tous les deux. Leur seule frustration, c’est qu’ils n’avaient pas eu d’enfant.

Edouard était le fils d’un commerçant établi, Cécile, en l’épousant, avait gravi un échelon de l’échelle sociale. En province cela compte. Elle n’était que la fille d’un contremaître de l’usine métallurgique du bas de la ville. De l’usine dont le fils du propriétaire avait été le condisciple d’Edouard si bien que depuis leur mariage il faisait partie des relations du couple Belhomme. Il appelait Cécile par son prénom et Cécile lui disait Pierre.

Edouard était très amoureux de sa femme. Qu’elle plaise à d’autres ne le gênait pas. Au contraire. Son amour pour Cécile n’en était que plus grand. Même ses amis, plutôt que d’en être jaloux, il les aimait davantage de la désirer. N’était-il pas le seul à pouvoir mettre cette jolie femme dans son lit ?

Malheureusement, Edouard était cliniquement impuissant. Durant les premières années de leur mariage, cela ne l’empêchait pas de désirer Cécile et d’en jouir lorsqu’elle était nue. Quant à Cécile, elle avait fini par apaiser elle même les pulsions de son corps tant son mari était maladroit.

Malgré cette morsure qu’ils éprouvaient chaque nuit tous les deux, elle l’aimait profondément. Mais aucun d’entre eux ne trouvait les mots pour les confier à l’autre.  Qui sait ce qui lie deux êtres dont la relation ne répond pas à une logique qui, seule, paraît naturelle aux yeux de la plupart.

Lorsqu’elle l’avait épousé, elle s’était réjouie d’être enfin chez elle. Combien d’autres jeunes filles s’étaient-elles mariées pour cette seule raison. Il était séduisant à sa manière. Grand et maigre, un peu vouté comme le sont souvent les hommes grands et maigres, il avait les yeux d’un bleu transparent. Il ne cessait jamais de lui sourire.

Il l’avait rencontrée un soir dans une discothèque. Parmi d’autres filles, il n’avait plus regardé qu’elle. Peut-être qu’ils avaient bu un peu trop ? En sortant, il lui avait entouré les épaules. Il avait dit comme dans un roman de gare :

- Epousez-moi.

- Ce soir ?

- Non, demain.

Il l’avait ramenée, et le lendemain il s’était rendu chez elle. Il avait dit au père de Cécile qu’il voulait épouser sa fille, est-ce que son père serait d’accord ?

Il y avait longtemps que les fiançailles commençaient autrement. C’était probablement ce style, elle le trouvait distingué, qui l’avait émue. Jamais il ne s’était permis les gestes osés auxquels elle s’attendait inconsciemment. Il l’aimait pour elle-même, avait-elle pensé. Elle était vierge lorsqu’ils s’étaient mariés. Lui aussi.

Un jour qu’il s’était absenté pour se faire couper les cheveux, en rentrant plus tôt que prévu il avait vu que le représentant d’un fournisseur sortait du magasin après l’heure de fermeture. Et Cécile, les cheveux mal repeignés, le corsage mal refermé, le saluait de la main. Elle avait le visage en paix, pensa Edouard. En paix, c’est le mot qui s’était imposé à lui tandis qu’il la regardait, dissimulé derrière une camionnette rangée le long du trottoir d’en face.

Il rebroussa chemin. Il avait la gorge sèche. Il poussa la porte du café de Marcel où comme tous les soirs nous bavardions entre nous. Marcel venait de servir une tournée de bière. C’était celle d’Oscar qui faisait des études universitaires. Il voulait devenir médecin ou

 à défaut vétérinaire, c’était un bon métier disait son père. Oscar se voyait plutôt psychologue, il prétendait qu’il était doué pour juger du comportement des hommes et des femmes.

- Dommage que tu ne le sois pas sur le terrain. En face des joueurs du camp adverse. Nous ne serions pas dans le bas du classement.

La venue d’Edouard Belhomme nous avait surpris. Il s’était assis à une table proche  du comptoir. Il nous avait fait un signe de la tête.

-Ce sont des joueurs de hockey ? Je les ai déjà vus. Ils jouent sur le terrain contigu à celui du Tennis Club.

Il dit à Marcel de nous offrir un verre.

- J’aime les jeunes gens. Ils me rappellent mon jeune temps.

- Hip, hip, hip, hourrah !

Nous avons levé nos verres à sa santé.

Décidément, c’était un brave type.  

Nous le savions que ceux qui étaient cocus étaient toujours les derniers informés. Sa femme, il suffisait de la regarder pour comprendre qu’une aussi jolie femme ne pouvait que susciter le désir. Et souhaiter donner et prendre du plaisir. Il n’y a pas de justice en amour. Chacun doit veiller sur son bien. Les amis ne sont pas assez courageux pour révéler à un ami que sa femme le trompe. Qu’elle n’est qu’une putain qui trahit son serment. C’est que probablement, leur morale était assez élastique, ou bien c’est qu’ils étaient sur les rangs. 

Il est sorti du café, et il est rentré chez lui. Cécile l’attendait dans la cuisine.

- Il y avait du monde chez le coiffeur. J’ai du attendre.

Ils ont dîné, et ils sont montés se coucher. La télévision, ils ne la regardaient qu’en mangeant, à l’heure des informations. C’était toujours le même spectacle : des morts nombreux à l’étranger. Si le nombre de morts était réduit, un crime par exemple, c’est qu’il s’était produit près de chez nous. Le journal en donnerait davantage de détails. Le lendemain certes, mais on pouvait s’y attarder plus longtemps. Ou attendre le crime suivant.

Depuis plus de dix ans, Edouard ne touchait plus sa femme que très rarement. Il avait consulté un sexologue à l’étranger. L’incapacité d’avoir une érection, comme s’il n’était doté que du sexe d’un bébé, n’était qu’un de ses problèmes. Depuis plus de dix ans, il ne désirait sa femme qu’après un exercice mental laborieux. La caresser ne servait à rien. Au contraire. Certaines caresses le heurtaient. Elles lui paraissaient répugnantes, proches du viol. Même si Cécile se serait prêtée à tout pour le satisfaire.

Ils n’étaient heureux ni l’un ni l’autre mais ils s’aimaient. C’est quoi l’amour, pensait-il ?

Une fin d’après-midi, peu de temps avant l’heure de fermeture du magasin, il vit à travers la vitrine de l’étalage que le représentant d’une firme de soutien-gorge exposait encore sa collection à Cécile. Elle l’écoutait, le regard absent, les joues rouges. Elle avait une main sur la poitrine.

Edouard fit demi-tour. Il ne revint qu’une heure plus tard. Cécile ne lui demanda pas ce qu’il avait fait. Ils bavardèrent assez longtemps après avoir dîné, cela ne leur était plus arrivé depuis longtemps.

 Depuis, il s’efforça d’être absent de chez lui lorsque devait se présenter un représentant. Soit en prolongeant le temps qu’il consacrait à des activités extérieures, soit en allant boire un verre chez Marcel.

Lorsque ceux qu’il nommait les jeunes y  jouaient aux cartes, il regardait par-dessus l’épaule de l’un ou de l’autre.

Si l’un des joueurs levait un regard interrogateur vers lui, il tendait la main dans un geste de refus.

- Les conseilleurs ne sont pas les payeurs.

Il offrait une tournée.

Nous nous étions habitués à lui. Il nous était de plus en plus sympathique et, de plus en plus, nous le plaignions. Robert était le plus véhément. Un jour, il avait tenté de séduire Cécile. Entré au magasin, il s’était fait montrer de petites culottes qu’il destinait à sa petite amie, avait-il dit.

- Vous ne voulez pas les essayer pour que je puisse juger ?

Il nous avait raconté qu’elle avait fait « sa fière », et qu’il était sorti.

- Pauvre type. Si j’avais voulu. Je trouve que c’est un scandale. Des femmes comme elles…

Oscar partageait son avis.

Le couple Belhomme était devenu l’objet de la plupart de nos conversations. Nous étions en plein drame et il ne s’agissait pas de télévision. Ni même de quoi faire la une de la page régionale du quotidien. Quoique, disait Oscar. Il s’agit de la dignité d’un homme, d’un homme que nous avions adopté.

-Il faudrait le lui dire, ça ferait un déclic.

- Il faudrait le lui montrer, là, ça ferait un déclic.

- Je vois déjà sa tête. Sa tête à elle.

- Avec son amant. En petite tenue, tous les deux.

- En petite tenue ? Pas de tenue du tout, oui.

Nous avons ri, et nous avons fait signe à Marcel.

- Encore une.

Le quatrième d’entre nous, celui qui sur le terrain était censé marquer les buts, c’était Jean Brillet, le fils du commissaire. C’est lui qui apporta le revolver.

- On ôtera les balles, hein ! C’est juste pour faire peur.

- On en laissera une. La roulette russe.

C’est moi qui l’avais dit. Je l’avais déjà répété à Oscar qui était mon ami: la vie, c’est une comédie. Mais, je raconte trop vite.

C’est le vendredi qu’elle recevait son amant. Vers sept heures. Edouard quittait le magasin à six heures vingt, il arrivait chez Marcel à six heures et demie et ne rentrait chez lui que vers huit heures. Il disait en faisant un signe à Marcel :

- En fin de semaine, il faut bien se défouler du stress de la semaine.

Du stress, si tu veux en avoir, rentre plutôt chez toi; pensions-nous. Nous avions découvert à cinq minutes près le jour et l’heure où la Cécile s’envoyait en l’air. Chaque jour de la semaine dès l’après-midi, l’un de nous venait chez Marcel et surveillait le magasin. Nous en parlions dès que nous étions réunis avant d’entamer notre partie de cartes. C’est ainsi qu’au bout de trois mois, nous connaissions tout des plaisirs de la dame. Et du malheur de notre ami.

Il faut croire que de la voir heureuse même si c’était un autre qui la comblait le rendait heureux. Quant à  Cécile, elle aimait Edouard à la manière dont on aime un frère. Bien plus encore, elle se serait tuée pour lui. Cette partie obscure de leur union était un ciment bien plus fort que les déclarations les plus emphatiques.    

C’était le jour et l’heure où Cécile cédait à son amant. Edouard était parmi nous. Chacun de nous, tour à tour, lui avait offert à boire sous différents prétextes

- Tu ne peux pas nous refuser ça.

Les yeux troublés, il était passablement ivre.

Je pensais comme mes copains qu’il fallait frapper un grand coup. Foutre aux deux amants qui ridiculisaient notre ami, et le symbole de l’amour, la frousse de leur vie.  

C’est Oscar qui s’écria :

- On te ramène.

- Non, pas encore. Je veux rester.

Oscar et moi, nous lui avons fait traverser la rue en lui tenant les bras. Les deux autres de nos amis nous regardaient à travers la vitrine, un verre de bière à la main. C’est moi qui ai ouvert la porte du magasin. Oscar a poussé Edouard.

Je ne sais plus qui, d’Oscar ou de moi, lui a glissé le revolver dans la main en disant :

- Sois un homme, Edouard.

J’ai refermé la porte derrière lui. Nous sommes restés sur le trottoir. Nous avons entendu le coup de feu. Nous sommes retournés chez Marcel.

Une heure plus tard, nous avons appris qu’Edouard avait glissé le canon du revolver dans sa bouche.

 

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Une famille honorable

 Les Bertrand étaient une famille qui exploitait une entreprise spécialisée dans la vente de semences. Henri Bertrand en était le propriétaire. Il était le mari de Fernande qui  s’occupait du ménage. Julien, son fils, avait fait des études agronomiques et le secondait. Et il y avait Cécile, la jeune épouse de Julien. Ils étaient mariés depuis un an à peine.  

Les Bertrand occupaient à la lisière de la ville une maison spacieuse dont la pièce du rez-de-chaussée servait à la fois de hall d’entrée et de salle à manger. Située près de la cuisine, c’était une pièce large et longue dont une partie était destinée aux repas autour d’une grande table de couvent et une autre qui était vouée au repos ou aux conversations intimes devant l’âtre haut de plus d’un mètre. Un large escalier de bois, à droite, menait à une mezzanine sur laquelle s’ouvraient quatre chambres destinées aux enfants. Au fond du hall, derrière une lourde porte, se trouvait la chambre  d’Henri et de son épouse.

Lorsqu’il avait modifié  la maison héritée de ses parents, Henri avait songé qu’il serait un jour un patriarche entouré de fils, de leurs épouses, et de leurs enfants. C’est ainsi que se créent les dynasties. Des voisins l’avaient surnommée : le château. Il n’en était pas heurté. Au contraire.

L’histoire avait commencé à la mort de Fernande. Agée de cinquante huit ans, Fernande avait succombé à un arrêt du cœur. Henri en avait soixante. C’était un bel homme haut d’un mètre quatre-vingt au torse puissant, au visage régulier. Seul le nez légèrement tordu à la suite d’une intervention médicale durant l’adolescence attirait le regard, on eut dit le nez d’un boxeur.

Lorsque Fernande vivait encore et qu’ils étaient à table tous les quatre, Henri regardait souvent Cécile. Fernande faisait semblant de ne rien remarquer, elle savait que son mari était sensible à la beauté des femmes.

Cécile avait conscience de la manière dont son beau-père, au même titre que la plupart des hommes qui fréquentaient les Bertrand, la regardait. Ils regardaient sa poitrine et ses hanches. Il se dégageait d’elle une séduction singulière dont finalement, pensait-elle, seul Julien son mari se souciait trop peu.

Quant à Cécile, le regard des hommes la troublait. Sous le regard qui la déshabillait et qu’ils accompagnaient d’un sourire faussement amical, elle imaginait ce à quoi ils pensaient. Ce qui la troublait, c’est que ça lui était agréable. Quand elle se déplaçait, la raideur qu’elle manifestait, elle le savait, attirait plus encore le regard sur ses hanches. C’était comme une caresse continue dont elle aurait voulu transmettre la chaleur à Julien. Hélas, elle ne provoquait chez lui que des élans rapides qui la laissaient sur sa faim.

- Vous prendrez la chambre du bas.

Après la mort de Fernande, Henri avait réfléchi. A quoi bon conserver la grande chambre et ce lit tellement large qu’un couple pouvait y dormir sans risque de se toucher par inadvertance.

- Et toi ?

Julien avait répondu sans beaucoup de conviction. Il n’imaginait pas que son père puisse avoir une autre compagne dans l’avenir. Dès lors, il pensait que c’était à lui qu’incombait désormais la responsabilité de la famille, et que la chambre du bas en était le symbole. Chaque chose a sa place toute désignée. Les choses de la vie, elles aussi, se déroulent selon un certain ordre.

Ils étaient accoudés à table.  Cécile dit :

- Vous serez mieux dans la grande chambre.

Henri pensait en la regardant : dans le grand lit.

Au bout d’un moment, Henri se leva pour se rendre au café où il avait repris ses habitudes de jeune homme. Durant ce temps ses enfants auraient le loisir de déménager de chambre.

Lorsqu’ Henri rentra, un peu ivre, il ferma doucement la porte d’entrée pour éviter de les réveiller. Il était content de ne rien entendre. C’est qu’il ne se passait rien, se dit-il. Si ça avait été moi, il se serait passé quelque chose.

Ils lui avaient aménagé la première des quatre chambres, celle qui se trouvait en face de l’escalier, celle qui eut été celle de son premier petit fils. Il se serait appelé Henri. Comme lui et son père. Un prénom de famille en quelque sorte.

Cécile avait posé un vase garni de fleurs sur la table où il allait déposer son portefeuille et sa montre. Peut être d’autres objets qu’un homme sort de sa poche avant d’ôter son pantalon.     

C’était l’été. Un été exceptionnellement chaud comme il ne s’en produit qu’un petit nombre durant un siècle. Henri n’était pas superstitieux  mais peut être que c’était un signe en effet.

Il éprouva une curieuse sensation en descendant, le lendemain matin. Est-ce qu’il était chez lui ? Peut être avait-il eu tort. Julien et Cécile étaient en train de déjeuner mais son assiette était à sa place habituelle.

Chacun d’eux portait une tenue légère. A travers la blouse de Cécile, on devinait les seins. Fernande aurait exigé une blouse moins transparente. Elle aurait dit :

- Ce n’est pas vous que les clients viennent voir.

Ce n’est pas sûr, pensait Henri. Julien aurait dit ce qu’aurait dit sa mère. Il le pensait vraisemblablement mais il n’osait pas le dire.

Ce jour là, Julien devait se rendre à une Foire agricole, on y présentait de nouvelles semences.

- Je reviendrai demain dans l’après-midi.

- Je croyais que tu reviendrais ce soir ?

Pendant que Cécile débarrassait la table, Julien était entré dans la  grande chambre pour faire sa valise. Il aimait cette chambre qui désormais était la sienne. Elle était le centre de la vie de cette famille dont il était l’avenir. Son père avait raison : une dynastie se crée et se perpétue dans la tête de ses membres.       

Henri était sorti. Il regardait le ciel. Temps d’orage ? Il aimait cette sensation dont la chaleur était la cause. Cette mollesse dans les muscles. Le temps des heures a des durées qui varient selon le climat, c’était une réflexion idiote quand on l’exprime mais elle était juste, pensait-il.

Il s’étendrait cette nuit, les jambes écartées, et dormirait tout nu. Et Cécile. Dormirait-elle toute nue ?

Il entendit la voiture de Julien qui partait. Il devait avoir chaud lui aussi. Il lui fit un signe de la main. Cécile revenait du garage, c’est là qu’elle avait embrassé Julien. Elle avait besoin de toucher ceux qu’elle aimait. Elle s’était serrée contre Julien.

- Reviens vite.

La chaleur l’accablait. Elle avait une conscience presque physique du regard d’Henri sur ses hanches. Sans raison, avant de rentrer, elle resta un moment immobile sur le seuil. Après le déjeuner Henri avait dit qu’il avait des courses à faire en ville.

- Vous reviendrez pour le dîner ?

- Oui. Fais quelque chose de léger.

Elle dit qu’elle ferait une salade.

- Tu as raison. Par ce temps une salade conviendra parfaitement.

Ce n’étaient que des banalités. Est-ce qu’il est nécessaire de parler simplement parce qu’on a peur de se taire ? On en dit peut être davantage encore.

Il ne revint que dans la soirée. Cécile l’avait attendu et ils dînèrent sans dire un mot sinon :

- merci, vous en voulez encore, père ?

Il avait toujours trouvé ce mot ridicule dans la bouche de Cécile.

Il n’était pas son père.

- Je vais me coucher, je ne sais pas pourquoi mais je suis fatiguée, ce soir.

Elle se leva et, sans desservir, elle se dirigea vers la grande chambre, celle qu’Henri avait occupée si longtemps. Elle avait rabattu la porte mais elle ne l’avait pas fermée. Il avait suffi à Henri de la pousser pour entrer.

Quelques jours plus tard, un matin, deux gendarmes frappèrent à la porte. En quittant le café, on supposa qu’il avait trop  bu, Henri s’était encastré dans un arbre. Il était mort sur le coup.

 

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Souvenirs d'un vieillard

 

Se souvenir, c’est une activité de vieillard.

J’imagine que c’est pour prouver qu’ils ont vécu que les plus âgés d’entre nous sont incités à se souvenir. J’ai connu une femme qui les relatait avec beaucoup de précision, et qui les datait dans l’ordre duquel les faits évoqués s’étaient déroulés.

Ils étaient si nombreux et si détaillés qu’on pouvait croire qu’elle avait vécu deux fois. Ou alors c’est que certains d’entre eux, elle les avait vécus en même temps.

Et moi ? N’ais-je connu que des choses agréables ? C’est impossible, je le sais. Mais les choses qui ne l’étaient pas je n’ai jamais désespéré ni de les surmonter ni d’en connaitre d’autres plus heureuses. Ou alors c’est que j’ai beaucoup oublié.

Parfois je me pose la question : et si je suis heureux tout simplement parce que j’existe ? Pourtant ce n’est pas vivre que de seulement exister. La plupart des penseurs le prétendent depuis la plus lointaine antiquité. Ce qui m’a toujours surpris, c’est que leur visage exprime de la tristesse.

Les souvenirs sont souvent identiques chez la plupart d’entre nous. C’est affaire d’imagination je suppose ou d’obsession.

Les miens évoquent toujours les femmes que j’ai aimées ou celles qui m’ont aimé. J’ai de la chance, j’ai toujours été aimé des femmes.

La première dont je me souvienne était la fille du docteur Adam dont le domicile se trouvait en face du nôtre. Nous nous connaissions depuis l’âge de douze ans mais notre premier baiser nous l’avons échangé à l’âge de seize ans dans le parc qui se trouve à côté de la gare des chemins de fer. C’est là que se rejoignaient les jeunes gens. Les sentiers y étaient étroits et sinueux. Peu de temps plus tard nous avons cessé d’être amoureux l’un de l’autre. Je voulais la caresser mais j’avais peur des aspects obscènes de l’amour Finalement, elle aurait probablement été heureuse si j’avais eu le courage de la bousculer comme j’avais deviné que le faisaient certains couples dissimulés dans les broussailles. Trop respecter une femme, je le sais aujourd’hui, c’est la décevoir.  

Un autre souvenir date de plus tard. Une jeune espagnole m’avait entraînée le long du fleuve et elle avait glissé la main dans mon pantalon. Hélas, j’avais joui presque tout de suite de sorte que depuis elle sortait avec le fils du marchand de meuble, une sorte de rustre qui se vantait de ses conquêtes.

La seule femme à laquelle je n’associe pas les gestes de l’amour physique, c’est ma femme. L’épouse avec laquelle j’ai vécu plus de vingt ans avant qu’elle ne meure.

Puis, j’ai rencontré cette amie qui relate aujourd’hui  ses souvenirs si méticuleusement. Ils sont tous attachés aux amours qu’elle a connus. Je me demande si elle leur attribue des notes ou des points ?

Souvent les vieillards trient les photos qu’ils avaient entassées sans beaucoup d’ordre dans des boites à chaussures.

Cette amie était à cette époque une femme à qui les jeux du sexe étaient nécessaires. Question de culture, disait-elle.

Nous avons comparé nos souvenirs.

C’est drôle, elle et moi n’avions que deux souvenirs en commun. Le premier datait des premiers jours de notre rencontre. Le second de la dernière nuit. Je m’en souviens parfaitement, au petit déjeuner elle a tenu à me beurrer mes tartines.

Le temps a fait son œuvre comme on dit. Ou l’âge.

 C’est quoi les souvenirs d’un vieillard ? Je le saurai un jour, je suppose.

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Un amour d'occasion.



Lorsqu’elle est venue chez moi, elle savait que nous ferions l’amour ce jour-là. C’était un dimanche après-midi. Elle est revenue le lendemain et depuis nous avions pris l’habitude de nous retrouver tous les lundis.
Au début de ce qui allait devenir notre liaison je ne l’attendais pas à proprement parler. Je savais seulement qu’elle viendrait. Parfois à trois heures, parfois plus tard, selon un emploi du temps qu’elle répartissait minutieusement avant de quitter son domicile.
Quant à moi, sa venue faisait partie des évènements ordinaires qui faisaient la substance de ma vie quotidienne d’alors. A cette époque, ma femme était morte depuis près d’un an, tous les évènements avaient la même coloration, celle de certains films muets à la technique imparfaite où toutes les images se suivent sans que l’une plus que l’autre ne retienne l’attention.
Avant de venir elle téléphonait. Elle disait :
- C’est moi. Tu es libre ? Je serai chez toi dans un quart d’heure.
J’étais toujours libre. Et elle était toujours chez moi un quart d’heure plus tard.
Nous nous mettions au lit dès qu’elle arrivait. Ensuite je me rhabillais rapidement tandis qu’elle se rendait dans la salle de bain.
- Tu ne m’as jamais demandé si je me sentais bien, m’a-t-elle demandé un jour. C’est comme si tu faisais l’amour tout seul.
Elle avait raison. J’apaisais une soudaine tension de mon corps mais j’aurais pu tout aussi bien m’en passer. Ou le faire avec une autre. Avec elle, c’est vrai, c’était mieux : je ne sortais pas de chez moi, je ne sortais pas de moi-même.
Un jour, son mari lui avait téléphoné, elle ne savait d’où, et ce détail l’avait longtemps préoccupé comme s’il pouvait expliquer quelque chose de plus, il lui avait dit : je pars, et elle avait compris aussitôt qu’il se séparait d’elle. Peut-être que l’intuition féminine, c’est de s’attendre toujours au pire ?
C’était une jolie femme riante et sensuelle, elle aimait plaire et elle excitait les regards et les corps. Peut-être que le regard des hommes lui donnait le sentiment d’exister ?
A partir de ce jour-là cependant ses joues si pleines et si lisses se creusèrent. Regarde, disait-elle, j’ai des rides là. Elle montrait de petites striures à chaque extrémité de sa bouche. Elle souriait et elle les frottait lentement comme pour les effacer.
Elle aurait dû rester, ce soir-là. Lorsqu’elle est partie je me suis senti seul pour la première fois, et sur le lit encore défait c’est son odeur que j’ai cherché. Pour en retenir la chaleur, j’ai posé la main sur l’endroit que son corps avait occupé.
- Tu m’aimes ?
Lorsqu’elle m’a posé la question je suis resté silencieux. Je ne savais pas ce qu’il fallait répondre, je suppose que c’est parce-que je ne l’aimais pas d’amour. Mais est-ce qu’on sait ce que c’est que l’amour ?
J’aimais sa présence, je lui étais reconnaissant d’être auprès de moi mais je ne m’étais jamais demandé si je faisais partie de sa vie et de sa mémoire. Je pensais que j’étais le prolongement de sa main nocturne et de son sexe : une caresse plus puissante qui dessinait son corps, lui donnait son volume et, par la grâce d’une fabuleuse maternité, le faisait accoucher de lui-même à chaque fois que nous faisions l’amour.
Désormais, elle venait aussi le dimanche et elle restait de plus en plus tard. Avant de venir, elle me téléphonait pour me dire qu’elle avait pu se libérer ou, quand elle ne venait pas, pour me dire qu’elle n’avait pas pu le faire. Le soir, elle téléphonait pour dire qu’elle était bien rentrée ou pour savoir ce que j’avais fait de ce dimanche sans elle ?
Je répondais : rien, parce qu’il ne se passait rien lorsqu’elle ne venait pas.
Les autres jours de la semaine, ceux où elle ne venait pas, elle téléphonait aussi. Parfois le soir, parfois déjà à midi. Il se passait toujours quelque chose qu’elle devait me raconter sans attendre. Par l’intermédiaire du téléphone je partageais sa vie. Je le dis avec une sorte de dérision mais désormais tous les jours de la semaine portaient son nom.
Nous nous retrouvions presque tous les jours. Sous n’importe quel prétexte, je me rendais chez elle. A l’exception du lundi et du dimanche où c’est elle, toujours, qui venait chez moi.
Généralement, j’arrivais vers midi, elle avait préparé de quoi déjeuner et nous mangions ensemble.
Nous parlions de choses et d’autres, de ce qui se passait en ville, de ce que l’un ou l’autre avait fait ou avait dit, en somme de ces banalités qu’engendre la vie de la plupart des couples. A la fin du repas, elle rangeait la vaisselle et, en se tournant vers moi, elle disait :
- Tu viens !
Je la suivais en lui tenant la main ou en posant la mienne sur sa hanche. La chambre se trouvait à l’étage. Après avoir soulevé le couvre-lit, elle allait se déshabiller dans la salle de bain pendant que je disposais soigneusement mes vêtements sur un siège. Puis je m’étendais sur le lit.
Quelques instants plus tard, elle apparaissait nue, une serviette à la main, et sans dire un mot elle se glissait sous les draps. Nous faisions l’amour avec ardeur mais sans émotion.
J’éprouvais le sentiment d’être l’objet d’une étrange distorsion du temps. La semaine se divisait, et ma vie avec elle, en deux parties distinctes. L’une m’intégrait peu à peu, ordinaire et paisible, dans sa vie quotidienne mais je me demandais en la quittant si je l’aimais d’amour; l’autre dans l’isolement de ma maison se déployait dans la fièvre et le malaise
Nous restions au lit de plus en plus longtemps. Même après nous être aimés nous attendions à nouveau cette faim qui venait de nos ventres, et s’il nous arrivait de nous lever, nous nous couvrions à peine; nos corps, comme s’ils étaient devenus notre sexe commun étaient l’objet douloureux de notre attente. Et la nuit, après son départ, j’avais envie d’elle encore. Mais je me demandais toujours si je l’aimais d’amour ?
Ce qu’elle a qualifié plus tard de notre liaison durait depuis près de six mois. Un jour elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle ne savait pas à quelle heure elle viendrait, et qu’il se pouvait qu’elle ne vienne pas du tout.
- Tu n’auras qu’à téléphoner.
Elle ne savait pas, a-t-elle dit, si elle pourrait me téléphoner pour me dire s’il fallait que je l’attende ou non. J’ai répondu que ça n’avait pas d’importance, que nous nous verrions le lendemain, mais ma voix s’était faite véhémente et je répétais qu’on pouvait toujours trouver le temps de téléphoner.
- Je te dis que je ne sais pas si je pourrai le faire. D’ailleurs, je t’en ai parlé.
- Mais pourquoi ?
Il me semblait soudain que cette question était la question capitale de ma vie.
- Pourquoi ? Pourquoi ?
J’étais sûr qu’elle hésitait et que si j’insistais, elle ne pourrait pas résister.
- En tout cas, je t’attendrai.
Je l’ai attendue comme je l’attendais tous les lundis. Mais je savais qu’elle ne viendrait pas. J’étais accoudé à la table de la cuisine, la porte du bureau était ouverte, c’est là que se trouve le téléphone.
En réalité, je ne m’attendais pas à ce qu’il sonne et j’aurais pu tout aussi bien fermer la porte mais ce soir-là il était une partie de moi-même, et il m’était aussi nécessaire que chacun de mes membres pour m’aider à résister à cette étrange sensation que j’avais de ne plus exister.
De quoi donc m’avait-t-elle parlé à quoi je n’avais pas prêté suffisamment d’attention? Pourtant, elle me racontait tout dans les moindres détails. Même si son récit n’avait jamais de continuité apparente, souvent en l’écoutant j’avais l’impression de l’avoir accompagnée toute la journée jusqu’au moment où elle sonnait à ma porte.
Je ne parvenais pas à m’en souvenir. Pourtant, je le vois bien aujourd’hui, tout était important de ce qu’elle me disait. Elle a dû me dire, mais je ne l’avais pas entendue, que l’incohérence est l’ordre de la vie.

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La mort d'Adrienne

    

Quand commence-t-on à mourir? Cela dépend. Il y en a qui meurent plusieurs fois avant de mourir pour de vrai. Naturellement, ce n'est pas bien.  Il devrait y avoir un signe.

Adrienne haussa les épaules. De plus en plus souvent, elle se faisait des réflexions saugrenues.

Parfois cependant, il s'agissait de choses sérieuses. Qui nierait que de se préoccuper de sa notice nécrologique ne soit pas sérieux? Certes, si vous mourrez longtemps après  ceux des membres de votre génération, il risque de ne plus rester grand monde à qui votre nom dira quelque chose. D'autant que, et c'est un fait qu'on pourrait  qualifier de "société", les jeunes ne s'intéressent que très peu à la page nécrologique des journaux. Ni aux vieillards. Les  jeunes prétendent que les vieux sentent ‘le vieux’.  

Ils se ruent directement sur la page sportive.

Quant aux journaux, ils ne s'intéressent à la nécrologie que par cupidité. Ils la relèguent à la fin du journal, avant l'article qui relate la victoire d'un club de football. A la page nécrologique, on pleure ou, en tout cas, on compatit. A la page suivante, on se réjouit. C'est indécent.

La notice nécrologique a autant d'intérêt que le défunt lui-même. C'est le seul texte, si on le rédige soi-même, où on peut dire de soi tout le bien qu'on en pense. Discrètement, bien sûr. Il y des règles à observer. Un vocabulaire spécifique qu'on intègre à force d'en lire. Ce qui est drôle, quand on doit la rédiger soi-même, - imaginons qu'on est le seul survivant de la famille et qu'on refuse qu'un étranger en soit le rédacteur,- c'est qu'il faut penser à la date du décès qui doit figurer après que la date de la naissance a été précisée.

Adrienne Lenormand a l'honneur de vous annoncer le décès d'Adrienne Lenormand, dite Didi, née le 13/01/… à Farnière, décédée le…? Le lieu du décès, soit, on peut l'indiquer par avance, Adrienne qui peine à se déplacer dans son appartement risque peu de mourir ailleurs.

Quant à la date du décès, elle sait que c'est un faux problème. Elle sait que la notice sera rédigée par la préposée aux Pompes Funèbres qui connaitra fort bien la date du décès de sa cliente.

Pour Adrienne, c'est ainsi qu'elle se prénommait, la notice n'avait de sens que parce qu'elle l'obligeait à se souvenir. Se souvenir, c'était vivre une seconde fois et parfois, c'était vivre mieux que la première fois. De penser qu'elle pourrait souligner Adrienne Lenormand, dite " Didi " lui était particulièrement agréable. Didi, exprimait la partie la plus intime, la plus excitante de sa vie.

C'était d'abord l'amour que lui portaient les siens,  c'était ses amours de femme, c'était penser à ses amants. A ceux qu'elle avait eus dans son lit ou dans le leur. A ceux qu'elle regrettait de n'avoir pu les y mettre.

Ces souvenirs-là étaient les plus douloureux à évoquer.  On connait le scénario, on imagine les gestes, les mots, les sentiments, mais il y manque le sceau de l'authenticité.

L'appartement d'Adrienne était situé avenue Lebeau, au troisième étage d'une ancienne maison de maître. Trente ans plutôt, c'était ce que les agences immobilières définissaient " maison de standing ". Une concierge nettoyait les communs.

Aujourd'hui la conciergerie servait de remise à vélo pour les locataires du second étage, et de réserve pour le propriétaire du quatrième gauche. Il y entreposait des meubles dont, depuis quatre ans, il avait l'intention de se défaire au plus vite.

L'appartement, pour une personne seule, était grand. Trop peut être. Il était rempli de meubles dont chacun rappelait un évènement particulier ou un cohabitant différent. Adrienne avait été la compagne de deux veufs successifs dont elle aurait pu être la veuve si elle les avait épousés. Pour le reste, de leur vivant, elle avait connu d'autres hommes mais il ne s'agissait que d'amants passagers.

La femme d'ouvrage venait trois après-midi par semaine. Deux auraient suffi, Adrienne ne salissait pas beaucoup. Mais la troisième lui fournissait l'interlocutrice dont elle avait parfois besoin. Un visage qui secouait la tête pour approuver ou une voix qu'on devinait pleine d'intérêt.

- Non, c'est vrai, madame !

Le jour de son anniversaire, Adrienne eut soudain envie de retrouver  les noms de ceux qui l'avaient connue.

Elle prit le répertoire téléphonique, petit cimetière de cuir, où elle avait au fil du temps consigné des noms et des adresses. Ou, au contraire,  biffé le nom de ceux qui n'étaient plus. Parfois elle avait hésité. Était-il mort ou vivant ? Fallait-il raturer son nom ou pas encore ? Du coup, des gens décédés continuaient de vivre. Dans le répertoire d'Adrienne.

Adrienne avait été belle. Didi, de plus, avait eu du sex-appeal. Quand elle riait, même en toute innocence, les hommes auprès d'elles, l'auraient prise dans les bras. Mais cela ne se faisait plus depuis qu'ils étaient censés être des gens civilisés. Désormais, hormis dans les rêves érotiques, pour prendre une femme dans les bras, il y fallait une autorisation.

- Je regrette, il n'y a personne de ce nom ici. Quel numéro demandez-vous?

Deux fois, elle eut une réponse identique. Après s'être fait une tasse de café, elle décida de recommencer. Au téléphone, une voix avait une résonnance que n'avaient pas les voix intérieures. Il fallait s’obstiner.

Bingo. Quelqu’un l’avait reconnue dès les premiers mots.

- Je ne me trompe pas. Vous êtes Didi ? 

- Oui Jean. J'ai eu soudain envie d'avoir de vos nouvelles.

- Vous n'avez pas changé.

Il parlait sans doute de la voix d'Adrienne. Jean était veuf, il le dit dès le début de leur conversation. Il était heureux qu'elle l'ait appelé. Il n'avait plus beaucoup de rapport avec ses contemporains. Il leur aurait presque reproché d'être morts sans se soucier de lui.

Désormais quelqu’un se souciait d’Adrienne.

Chaque semaine, il posait la même question.

- Et vous Adrienne? Vous allez bien ?

Est-ce qu'il n'avait pas été son amant? Pourquoi disait-il : vous?  Elle eut un moment de réflexion. Bien sûr que Jean avait été son amant. Un amant passionné.

Durant les quinze jours de leur liaison, ils se parlèrent peu mais ils firent l'amour tous les jours. Parfois plusieurs fois par jour. Il n'était jamais repu. Ils le faisaient par téléphone lorsqu'il se trouvait à l'étranger.

Ils jouissaient en même temps. Le téléphone peut être un aphrodisiaque, Adrienne se souvenait de l'appel d'un amant, des mots de tendresse échangés, pendant qu'un autre se servait d'elle.

Jean était trop amoureux. C'est la raison pour laquelle elle avait rompu. Elle n'avait songé qu'à l'équilibre mental de Jean. Parfois, c'est lui porter beaucoup d'affection que de vouloir faire un ami de son amant. Hélas, peu d'hommes le comprennent.

- Tu vis seule?

- Oui.

- Tout à fait seule?

- Une femme de ménage vient trois fois par semaine. Elle fait mes courses.

La voix de Jean s'était faite plus ferme.

- Je viendrai te voir dès que je le pourrai. Pour le moment, j'ai quelques ennuis de santé. Je peux, dis?

- Oui.

- Je vais raccrocher. Ton numéro de téléphone n'a pas changé ?

Il toussait, et il avait raccroché.

Elle aurait raccroché elle-même. C'était trop d'émotions à la fois.

Le lendemain, il était quatre heures à peu près, elle était assise auprès du téléphone. Puisque c'est elle qui l'avait appelé la veille, elle pouvait très bien le faire aujourd'hui. Certaines timidités, certaines pudeurs, n'entrainent que des regrets. Elle résista à la tentation. Quand le téléphone sonna, ce fut une explosion de joie dans sa poitrine. Elle avait quinze ans, pas davantage, lorsqu'elle ressentit pour la première fois ce qu'elle ressentait avec tant de vigueur.

- C'est toi, Didi ?

Qui d'autre. Les hommes sont des enfants.

- Tu es sortie, aujourd'hui?

Ensuite il lui demanda si sa femme de ménage était venue. Ils parlèrent un peu de la pluie puis, avant de raccrocher,

- J'ai beaucoup pensé à toi, tu sais. Je t'appellerai demain. Ca ne te dérange pas, au moins.

Il y eut un silence. Aucun d'entre eux ne savait s'il devait attendre que l'autre raccrochât le premier. Ce fut Didi. Privilège de femme.

A quatre heures pile, le lendemain, le téléphone sonna. Durant trois semaines, à quatre heures, le téléphone sonnait. Une fois seulement, Adrienne qui venait de la salle de bains en trainant les pieds parut agacée. Mais quand elle saisit le cornet, l'agacement avait disparu.

- J'étais dans la cuisine.

-Tu te souviens de Bernard? J'ai retrouvé sa photo.

Un autre jour, il lui demanda ce qu'elle avait mangé. Elle le lui dit;  C'est elle qui raconta que deux ans auparavant, elle avait forcé Pierre à entreprendre une croisière sur le Nil.

- Ce devait être merveilleux. Vous avez vu les pyramides?

Pierre ne s'en était pas remis, un virus probablement. Il mourut deux mois plus tard.

Un autre jour encore, Jean évoqua le caractère amoureux de leur relation de jadis.

- Tu te souviens?

Elle se souvenait mais pas de lui seul. Ses amis, ses amants formaient une galerie d'hommes souriants à qui elle portait de la reconnaissance. Ils lui avaient fait la joie de l'aimer. Mais Jean avait le mérite de vivre, et de lui téléphoner tous les jours. Et d'occuper ses pensées durant le reste du jour.

- Tu es bête, se dit-elle. Tu ne vas pas me dire que tu deviens amoureuse de Jean dont tu ne sais même pas à quoi il ressemble.

Elle devenait amoureuse de Jean. Elle ne savait pas si elle souhaitait qu'il vienne la voir ou non. Voir la vieille femme au visage fripé qu'elle était devenue? Son corps déformé.

Si ce n'était pas de l'amour, qu'est-ce que c'était?  Son cerveau avait conservé toute sa vivacité. Et cette impatience qui la poussait à vouloir tout, tout de suite. Didi était là à nouveau.

Ce fut ainsi durant trois semaines. Ils parlaient de tout et de rien comme on dit. Plutôt de rien mais ce rien avait de l'importance même s'ils ne se souvenaient plus une heure plus tard de ce qu'ils s’étaient dits.

Lorsqu’ à quatre heures ce jour-là il n'y eut pas d'appel téléphonique, elle vérifia la tonalité de l'appareil. Le téléphone fonctionnait normalement. Jean était en retard.

Il n'y avait pas de raison de s'inquiéter et de l'appeler. Ni plus tard dans la soirée. S'il ne téléphonait pas, c'est qu'il y avait une raison qu'il lui expliquerait le lendemain.

Le lendemain il n'y eut pas d'appel non plus. Ni le surlendemain. Ce qu'on ignore n'est pas certain, pensa-t-elle. Adrienne avait grignoté, elle n'avait pas faim. Elle alla se coucher avant la fin de l'émission qu'elle suivait tous les soirs à la télévision. Cela avait été une triste journée. Il n'avait pas cessé de pleuvoir. On comprend qu'il y a des jours où on n'a pas envie de se lever. C'est ça: vieillir?

Il n'y eut personne à ses funérailles. A l'exception de sa femme de ménage. Il n'y eut pas d'annonce à la page nécrologique du journal. Elle avait omis de le demander lorsqu'elle avait choisi sa maison de pompes funèbres.

 

 

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Une histoire juive

 

Je me souviens que lorsque mon père, que Dieu ait son âme, rencontrait un juif, il lui posait la question « d’où vient un juif ? ». Peut-être qu’il voulait dire « comment va un juif ? ». Je ne connais pas le yiddish, peut être que je déforme ce qu’il disait.

Et moi, d’où est-ce que je viens ? C’est une longue histoire qui comme beaucoup d’histoires juives, commence en Pologne.

Radomsko se situe, un peu à gauche, à environ quinze kilomètres de Czestochowa. Benjamin Warchawski y était propriétaire d’une ferme, il possédait trois vaches et une douzaine de poules, il ne manquait ni d’œufs ni de lait. De profession, si on peut dire, il était prêteur. Banquier? Non hélas! Il ne prêtait que de petites sommes, sans garantie, à des gens qui pour une raison ou une autre, un mariage par exemple ou des funérailles, on sait que l’un ou l’autre coûte cher et qu’on ne peut pas toujours reporter l’évènement, il prêtait donc à des gens qui en avaient besoin. Usurier? C’est vrai qu’il ne prêtait qu’à des taux importants. Mais où était le bénéfice puisqu’il ne recouvrait jamais le moindre centime de l’argent qu’il prêtait.

Son coffre était bourré de créances de sorte qu’il vivait dans la crainte de ce qu’un des habitants du village, un de ses voisins,  ne mette le feu à la ferme pour effacer d’un seul coup ses dettes et celles de nombreux concitoyens de Benjamin. Ils ne seraient pas nombreux, il le savait aussi, ce n’était pas un homme qui se faisait beaucoup d’illusions sur la grandeur d’âme de ses frères humains, pour se passer les seaux d’eau destinés à éteindre l’incendie.

Tu vois, pensait-il, toi, tu leur prêtes de l’argent qu’ils n’ont pas l’intention de te rendre, et eux ils t’enverraient volontiers au diable. Par contre, ils saluent très bas le boucher, membre influent de la communauté, dont ils ne savent pas que c’est lui qui avance à l’usurier Warchawski  l’argent que celui-ci leur prête. Ce boucher, mais qui le leur dirait, qui ne comprend pas la faiblesse de Benjamin envers ses débiteurs. Ou alors, qu’il inscrive les sommes prêtées sous la rubrique  « œuvres de bienfaisance », disait-il avec ironie. Les hommes de justice, ça existe, non ? Et les règles doivent être respectées si on souhaite que la paix règne entre les hommes.

Benjamin, lui, ne faisait pas partie du comité de bienfaisance. Il n’était pas un notable au même titre que le boucher, le marchand de tissus, ou le meunier. Si les notables néanmoins le respectaient mais pas d’avantage que l’instituteur, c’est parce- qu’il savait écrire et qu’il y a des circonstances où un écrit est aussi important que la confiance procurée par une solennelle poignée de mains. En outre, il était discret et il ne demandait jamais rien à personne. Si bien que personne dans le village n’avait jamais dû lui refuser quelque chose, c’était un honnête homme.

Au plan matrimonial, il n’y avait rien à en dire non plus. Il en était à son second mariage parce que sa première épouse était morte peu après la naissance de leur fille. Sa première épouse et lui avaient vécu d’une façon très honorable et économe, on peut même dire qu’ils vivaient de rien. Les plus pauvres du village, aidés par la charité des gens biens de la communauté, mangeaient mieux qu’eux.

Il disait à sa femme: pense, ma petite colombe, les sacrifices que nous faisons aujourd’hui que nous sommes jeunes et en bonne santé, nous en retirerons les bénéfices quand nous seront vieux. Malheureusement, sa première épouse n’eut jamais la possibilité de juger si son raisonnement était juste ou non, elle mourût trop tôt.

En secondes noces,  il avait épousé une jeune veuve qui lui donna une fille, elle aussi. Comme il craignait d’être incapable de procréer des garçons et que l’éducation des enfants coûte cher avant qu’ils ne soient en mesure de rembourser, ils décidèrent de s’en tenir à ces deux filles. Par contre, si le bon dieu voulait bien qu’elles soient belles, le montant de la dot serait négociable. En fait, il avait raison. On racontait même- ce sont les temps modernes, paraît-il- que des jeunes gens se mariaient par amour.

Sa seconde épouse, elle se prénommait Fêla, était issue d’un bourg proche du village. Elle était la fille unique d’un relieur de livres aux doigts d’or dont la clientèle allait des membres de la synagogue aux autorités civiles de sa région, tant son talent était reconnu. De plus, il passait pour une sorte de sage que tout naturellement, tout le monde appelait : rabbi. Il ne disait jamais grand-chose mais il écoutait avec tant d’intérêt tandis que ses doigts lissaient la couverture d’un livre, que ses interlocuteurs, au bout d’un moment, avaient le sentiment d’avoir reçu une solution à leur problème.

Un jour, aux approches de Noël, un charroi considérable s’est arrêté à la porte de rabbi Jung. C’était le comte Potocki en personne qui venait lui demander son avis quant à un livre ancien qu’il se proposait d’offrir à l’Université de Cracovie. Personne n’a jamais su ce que le comte et le rabbi s’étaient dit mais l’entretien avait duré plus de trois heures, et le village entier s’était interrogé de nombreux jours. Est-ce qu’il faut trois heures pour parler d’un livre ? Quoique il en soit, les rues étaient restées illuminées jusque tard dans la nuit. On eut dit un tableau de Chagall, oui Monsieur !

Fêla était ma grand-mère maternelle, et la fille sans dot qu’elle eut de Benjamin Warschawski, Sarah, était ma mère. Il nous aurait été difficile de nier notre état de juif selon les critères allemands, trois générations. Il nous désignait autant que d’autres qui ne se posaient pas la question éminemment théologique quant à savoir qui a le droit de se dire juif, pour porter, durant la dernière guerre, l’étoile jaune bien en vue sur la poitrine, et du côté du cœur. Pourquoi du côté du cœur ?  Personne ne me l’avait expliqué mais j’avais dû faire comme si je le savais ou que d’autres plus savants le savaient et que c’était bien suffisant.

Et mon père, direz-vous ? Tout le monde a un père, personne ne peut le nier. Et il avait un père lui aussi, qui était mon grand-père à moi, tandis que le père de son père était son grand-père à lui, et ainsi de grand-père à grand-père, je m’arrête là pour ne pas compliquer les choses, on pourrait retracer toute l’histoire de ma famille jusqu’à celui qui, sur le Mont de Sion paraît-il, a transmis les Tables de la Loi au chef du peuple élu.

C’est sûr que s’il les avait transmises directement à son peuple, chacun de ses membres se les serait arrachées en pensant qu’elles devaient avoir de la valeur, plus en tout cas qu’elles n’en avaient en réalité.

Le nom de mon grand père était Salomon. Je connais son visage parce que j’ai longtemps conservé dans mon portefeuille une photo de lui. A l’époque de la photo, il était âgé, à vue de nez, si on peut parler de nez devant un juif, de soixante ans. Le visage rougeaud, une grosse moustache déjà blanche, barrait son visage. Mon père m’avait dit un jour que mon grand-père portait une casquette de cuir, chaussait des bottes de feutre comme la plupart des paysans du voisinage, et qu’il vendait, sur sa charrette à bras, des légumes et des fruits. Le commerce, pensait-il probablement, était la façon la plus certaine de s’enrichir, au moins de nourrir sa famille, hors le vol ou la loterie.

Il fréquentait la synagogue le samedi comme tout bon juif à l’époque mais pas plus souvent, c’était un libre penseur. Quant à son frère, l’oncle de mon père, il avait quitté la maison, s’était fâché avec sa mère pour pouvoir épouser la femme qu’il aimait. Ce qui n’était pas un crime, c’est vrai, mais cette femme, ma grand-mère se refusait de prononcer son nom, cette femme n’était pas juive. C’est dire que si on excepte ma grand-mère et son chignon, le milieu dans lequel mon père s’était développé n’était pas très orthodoxe. Et qu’il ne fallait pas s’étonner dès lors s’il portait une casquette de jeune voyou, et s’il n’allait pas à la synagogue du tout.

En 1917, il avait vingt-deux ans. C’était un homme de taille moyenne, à la corpulence maigre, au visage émacié. Les yeux profondément enfoncés dans les orbites donnaient à son regard une sévérité qu’il ne recherchait pas, mais par un phénomène assez courant, ceux qui l’écoutaient en le regardant étaient sensibles à ses arguments. Ils lui faisaient confiance malgré son jeune âge. Membre du syndicat des cordonniers, il intervenait si souvent en séance qu’on le considérait comme un de ses dirigeants. De plus, comme si l’activité syndicale ne lui suffisait pas, il s’était affilié au parti communiste. C’est dire, je le dis avec ironie, qu’il avait tout pour plaire à la communauté juive de Czestochowa qui ne manquait pas de partis politiques au point que chacun de ses membres pouvait, j’exagère un peu, se prétendre un leader politique et justifier aux yeux d’une femme pleine d’admiration ses absences du foyer.

1917, en Russie, après les sept jours qui ébranlèrent le monde, un groupe d’hommes probablement surpris de sa victoire avait pris le pouvoir, et prétendait le changer. Mon père, dans la mesure de ses moyens, voulait y contribuer.

C’est ce qu’ils faisaient à quelques-uns dans une arrière-salle de café où se tenaient les réunions syndicales et les meetings des autres partis juifs. Et parmi ces quelques uns, c’était prévisible, l’un d’eux était un indicateur de police.

Le pauvre devait enjoliver ses comptes-rendus pour mériter son salaire parce que les jeunes révolutionnaires dont mon père faisait partie ne risquaient pas de renverser le pouvoir. Comme on dit, les paroles s’envolent.

Et puis, après une certaine heure, qu’il pleuve ou qu’il vente, mon père prenait congé de tout le monde pour se rendre, devinez où ? Vous avez gagné. A Radomsko pour embrasser sa future fiancée.

Elle était belle, ma mère. Elle avait la taille de mon père, elle se tenait droite, la poitrine en avant. Elle avait des yeux noirs bordés de longs cils rehaussés de mascara, une bouche pulpeuse qu’elle soulignait de rouge, et elle portait des bottes qui n’étaient pas des bottes de paysan. Chemisier masculin et jupe qui s’arrêtait en-dessous du genou comme c’était la mode à Varsovie, elle devait plaire davantage qu’il n’est permis à une jeune fille de bonne famille dans une petite ville de province.

Elle avait été séduite par ce garçon qui parlait d’égal à égal avec des notables plus âgés que lui, et qui faisait quinze kilomètres à pieds, plus tard à vélo, pour venir lui parler de tout et de rien, au début en tout cas, et pour l’emmener danser lorsque Benjamin Warshawski y consentit. Rabbi Cohen consulté par Benjamin avait estimé que ce garçon de la ville, s’il ne faisait pas un bon juif dans le sens où l’entendaient certains, ferait probablement un bon époux. Hosannah ! Ils se marièrent le 15 novembre 1925.

Il est de tradition chez les juifs de donner au premier fils d’un couple le nom de son grand-père, s’il est mort, pour perpétuer sa mémoire. C’est la raison pour laquelle je m’appelle Salomon. En effet, Benjamin était le nom de mon grand-père maternel. Salomon, était celui de mon grand-père paternel, l’homme qui portait des bottes de paysan, une casquette de cuir que j’imagine, il n’ôtait que pour dormir, tant elle était enfoncée sur le front, et dont le visage tout ridé était barré d’une grosse moustache qu’il lissait soigneusement. Ma grand-mère maternelle, Léa, devait apprécier les hommes à l’aspect viril.

Salomon était marchand forain. Avec sa charrette à bras, il sillonnait les marchés de la ville pour vendre des légumes qu’il allait chercher la veille chez des fermiers de la campagne environnante. Et, chez chacun d’eux, c’était la coutume, il vidait un verre de vodka. Pas étonnant qu’il eut le nez si rouge. Ma grand-mère Léa l’avait épousé parce qu’il était bel homme vraisemblablement mais aussi parce que sa situation professionnelle en faisait un commerçant dont les affaires, en prospérant, pouvaient les aider à gravir les échelons de l’échelle sociale, et devenir des notables dont la place est réservée à la synagogue où elle se rendait régulièrement. Salomon aussi s’y rendait, mais aux grandes fêtes seulement.

Le frère de Salomon, l’oncle de mon père, Alexandre, n’y allait pas du tout.

Mon grand-père ne ressemblait pas au juif tel que certains l’imaginent. Il ressemblait aux hommes du voisinage avec lesquels il avait joué au ballon dans la rue lorsqu’il était enfant, et avec lesquels il recommençait de le faire après que, c’étaient des choses qui arrivaient, après qu’un accès de folie soudain avait dressé les goys contre les juifs de certains quartiers. Il fallait les excuser, c’était des polonais ! Mais il était fondamentalement juif. De ces juifs qui ne se posent pas de questions de nature métaphysique qui en auraient fait des rabbins ou des déracinés.

Alexandre, lui, ne frayait pas avec ses voisins polonais. Il ne frayait pas non plus avec les juifs de son quartier. Vêtu comme un bourgeois de Varsovie, tout ce qu’il gagnait était consacré à sa garde-robe. Il portait la cravate et le chapeau de feutre, et plutôt qu’une canadienne matelassée, il était vêtu d’un pardessus droit de couleur marine. Un vrai bourgeois. Plus encore : un de ces aristocrates polonais qui s’expriment en français et baisent la main des dames. Il paraît, mais personne ne parlait plus de lui après qu’il ait quitté la maison, il paraît qu’il était devenu courtier en assurances à Varsovie, et qu’il faisait des affaires jusqu’en Russie.

Mon grand père et lui s’étaient rencontrés à de nombreuses reprises, à l’insu de leurs parents. Alexandre voulait avoir des nouvelles de sa famille. Elles étaient mauvaises, sa mère qui ne supportait pas qu’on prononçât son nom, se dépérissait de ne plus le voir. Et plus encore après qu’un ami bien intentionné lui ait raconté qu’il avait épousé une jeune femme qui n’était pas juive. Et qu’ils avaient un fils. Un fils, vous entendez !

Qui devait-elle chérir le plus, la mère de mon grand père, son petit fils Louis, mon père, ou le fils de son fils Alexandre ? Il n’y a que dans les mélos du 19eme siècle, et dans l’Ancien Testament que le fils prodigue revient au chevet de sa mère à l’heure où elle s’éteint. Imaginez la joie qui illumine son visage, ce visage qui, un instant plus tard, sera son visa lorsqu’elle rencontrera le Très Haut ! La grand-mère de mon père n’a jamais revu Alexandre ni Bogdan, son petit-fils, qui à l’âge de trente ans, poursuivait déjà ce qui était censé devenir une belle carrière au sein de l’épiscopat polonais. Je dois être un des rares juifs dont la famille aurait pu s’honorer à la fois d’un rabbin et d’un futur archevêque.

Bogdan, je l’ai revu longtemps après la guerre. Il avait abandonné l’Eglise et, devenu médecin radiologue, il participait à Bruxelles à un colloque de radiologistes. C’était du temps où la Pologne était encore communiste. Aujourd’hui on peut le dire, il s’était arrangé pour emmener sa femme et son fils Martin parce qu’il avait l’intention de demander l’asile en Belgique, et de ne plus retourner en Pologne.

C’est à l’hôpital, mon père y séjournait parce qu’il avait un cancer, qu’il avait appris avec surprise qu’un des malades portait le même nom que le sien.

Mon père, lorsqu’il s’était présenté à lui, avait posé la question :

- Docteur, vous dites que votre père était de Czestochowa, dites-moi la vérité, vous êtes juif ? Quel est le nom de votre père ?

- Alexandre. Mais je ne suis pas juif.

- Alexandre, c’est le nom de mon oncle, c’est mon père qui me l’a dit. Vous êtes sûr que vous n’êtes pas juif ?

Pour en revenir à mon père, c’était arrivé quelques années après qu’il se soit marié. En 1927, un des membres du groupe dont il faisait partie, un indicateur de la police, avait été retrouvé pratiquement mort tant il avait été battu. Les soupçons tombèrent tout naturellement sur mon père et un de ses proches.

Un de ses amis d’enfance qui était devenu inspecteur de police, vint l’avertir.

- On sait bien que ce n’est pas toi. Mais tu ennuies beaucoup de gens, Louis. Si j’étais toi, je ne dormirais plus ici ce soir. Pareil pour ton copain.

Il haussa les épaules.

- Le monde est grand, Louis.

Le soir même, Louis prenait le train qui à travers l’Allemagne le conduirait en France, le pays des Droits de l’homme et de la Révolution tandis que son ami Léon prenait celui de la Russie des Soviets. Personne de sa famille n’eut jamais plus de nouvelles de Léon.

Mon père avait une sœur cadette, elle se nommait Ida. Il lui dit :

- En attendant qu’elle me rejoigne, prends soin de ma femme et de mon fils. Je les ferai venir dès que je pourrai.

Le mari d’Ida rêvait d’émigrer en Argentine. Elle aussi, du coup, rêvait de l’Amérique. C’est drôle, on dirait que tous les juifs, de gré ou de force, ne peuvent pas rester en place, ils rêvent toujours d’émigrer quelque part. Joseph, son mari, avait un oncle qui avait émigré de nombreuses années auparavant. En Pologne, il était tailleur et travaillait pour un entrepreneur de vêtements féminins. Aux Etats-Unis, il était devenu au bout d’un certain nombre d’années costumier de théâtre. On avait dit à Joseph que son oncle avait toujours été une sorte d’artiste. N’empêche, désormais il était un pur américain au même titre que des millions d’américains qui avaient émigré avant lui.

Joseph, c’est de l’Argentine qu’il rêvait, il y faisait toujours beau temps. Argentine, Etats-Unis, c’est toujours l’Amérique, non ? En tout cas, c’était loin de la Pologne, et des fièvres antisémites, ça c’est sûr. Mais les rêves ne se réalisent pas aussi rapidement qu’on le souhaiterait. Serait-ce encore des rêves, sinon ? Tout au plus des projets comme on s’en propose tous les jours que Dieu fait.

Alors qu’ils étaient mentalement préparés à partir, ils en avaient parlé à tous les membres de la famille au point que lorsqu’on parlait d’eux, on disait : « les américains », et qu’on s’adressait à eux comme à des experts dès il s’agissait de parler du continent éclairé par la Statue de la Liberté, Ida était tombée enceinte. Le départ naturellement fût reporté.

Elle eut une fille, Rachel, dont Joseph devint littéralement fou d’amour. Il n’aurait pas osé affronter les rigueurs de l’émigration avec ce bébé. Il fallait d’abord gagner de l’argent en suffisance pour payer un voyage convenable et, au début, faire face à des frais d’installation dont un homme seul peut se passer mais pas le père d’une petite fille. Bah, se disait Joseph, qu’est-ce que c’est que quelques années au début d’une longue vie. Dans sa famille on vivait vieux.

Tout compte fait, pensa mon père, je n’ai pas de chance, ceux qui veulent partir le feront tôt ou tard mais moi qui veux rester, je dois partir, peut-être pour toujours.

C’était une époque singulière. Déjà en 1933, et plus encore quelques années plus tard, les gens étaient inquiets, les juifs en particulier. Heureusement, disaient parfois les juifs de gauche, sans beaucoup de conviction, et les optimistes de nature, souvent c’était les mêmes, que l’Union Soviétique est notre voisine. Jamais, elle ne laisserait Hitler prendre une place trop importante en Europe. Sans parler de la France dont l’amour pour la Pologne remontait à Marie Walewska. D’ailleurs, tous les gens cultivés le répétaient, tout homme a deux patries : la sienne et la France. Fermez les bans.

Peut-être eût-il mieux valu qu’ils partent tous. Imaginez qu’un tapis volant les eût emmenés tous à la fois. Ou qu’ils fussent nés ailleurs. Beaucoup de juifs sont nés ailleurs qu’en Pologne, où est le mal ? Partir ? Partir où, et pourquoi ? Il eut fallu que le Très Haut leur eût susurré quelque secret à l’oreille. Ou que les juifs fussent aussi méfiants, aussi intelligents que leur réputation le proclamait. Et tout abandonner ? C’est facile pour des gens riches de tout abandonner, mais quand on n’a pas grand-chose, on y tient. Tout le monde sait ça.

Et puis, à l’étranger, comment étaient les gens ? Il est parfois difficile de  recevoir des étrangers chez soi, alors chez eux, pensez donc !

Plus jamais, nous n’avons eu de leurs nouvelles. Leurs cendres devaient s’être répandues sur les campagnes autour d’Auschwitz.

J’ai appris, il n’y a pas si longtemps, que d’autres personnes portent le même nom que le mien. Et qu’elles ne sont pas juives. Est-ce que par hasard, l’oncle de mon père, celui qui avait quitté le toit paternel pour épouser une non-juive aurait eu des descendants ? Qui ignorent qu’en réalité ils sont juifs ?

Ou, au contraire, est-ce nous qui ne sommes juifs que parce que un de nos ancêtres, le maudit !, tombé amoureux d’une Rebecca, s’est converti au judaïsme sans se soucier de ses descendants ?

 

 

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La mort de Thérèse

   

Thérèse, ma femme, a perdu la raison avant de mourir. Cela s'est fait lentement. Au début, elle s'obstinait sur des détails sans intérêt, je le lui disais, et nous finissions par nous disputer. Un jour cependant, à un carrefour, alors que nous nous apprêtions à traverser parce que les feux étaient passés au vert, elle m'a retenu  par le bras.

- Il y a quelque chose?

- Non. Mais où va-t-on?

- Voyons, Thérèse, ne me dis pas que tu as oublié. Nous allons chez le chausseur. En face.

Elle s'est accrochée plus fort à mon bras.

- Je veux rentrer.

Elle a répété: je veux rentrer, et j'ai vu son regard vaciller.

Depuis une zone d'ombre s'était installée entre nous. C'est ainsi que je définissais nos silences et nos regards qui se fuyaient. Je me disais: il faut que nous nous parlions sinon notre couple va se défaire rongé par notre peur de parler, et d'autant plus vite que nous avons peur de nous blesser.

Le comportement de Thérèse se modifiait. Ce n'était pas de la distraction, c'était plus que cela. Par exemple, elle qui était d'une minutie quasi rituelle elle mettait les couverts dans un ordre parfait mais elle oubliait de cuire le repas. Elle devenait imprévisible dans les actes les plus simples.

Un jour je suis rentré du bureau au début de l'après-midi, Thérèse était en pyjama, et elle s'est serrée contre moi.

- Fais-moi l'amour.

Jamais elle ne s'était conduite de cette manière. Elle dont il m'arrivait de regretter qu'elle soit si pudique  avait eu des gestes qui m'avaient surpris et exaltés tout à la fois. C'est elle qui nous avait conduits jusqu'à la jouissance.

Désormais je rentrais du bureau de plus en plus tôt pour des retrouvailles dont il faut bien reconnaitre qu'elles étaient d'abord sexuelles.

C'était une période étrange. Un jour j'ai acheté en même temps que mon quotidien une revue pornographique. Nous l'avons feuilletée côte à côte. Jamais je n'ai ressenti avec autant de vigueur à quel point Thérèse était à la fois ma femme et ma propriété, et ma maîtresse. A la pensée qu'elle pourrait accueillir un autre homme dans son lit, la rage me soulevait la poitrine. J'avais envie de la tuer.

La plupart du temps c'est elle qui décidait du jour et de l'heure où nous faisions l'amour. On eut dit tant elle y mettait d'invention, qu'à chaque fois elle se livrait à une expérience. J'avais le sentiment de devenir un objet sexuel qu'elle découvrait avec surprise.

- Thérèse, tu ne penses pas.…

Je ne savais pas comment le dire et elle, elle me regardait comme si j'étais un étranger qui s'efforçait de lui faire des propositions inconvenantes.

Un jour alors qu'à moitié nue elle m'avait poussé sur le lit mais qu'elle s'était refusée à moi au moment où je m'étendais sur elle, je me suis écartée en l'insultant.

- Tu agis comme une pute. Ou comme une folle, et moi, j'en ai assez.

Elle s'est mise à pleurer.

Je l'ai violée ce jour-là. C'est elle qui ne voulait plus que je m'écarte.

Je me répétais: elle est malade, elle est malade, il faut l'obliger à consulter un médecin. En même temps, je me demandais si c’était vraiment nécessaire.

Je me disais qu'un peu d'organisation, un peu de vigilance de ma part, l'amour que je luis portais, aboutiraient à rendre notre vie aussi naturelle que possible. Je me disais que chez de nombreux couples, ce qui me paraissait hors de la normalité convenue était le lot quotidien depuis toujours et n'étonnait personne.  

Une nouvelle vie s'offrait à nous. Je ne pouvais plus me passer de Thérèse. Il n'y a pas si longtemps, je me demandais si la routine n'était pas en train de ronger

notre   union. Je comprends aujourd’hui le sens de ces mots qui me faisaient sourire: je l'ai dans la peau.

Thérèse est morte sans s'en rendre compte. Elle a eu un léger soubresaut, puis elle s'est raidie. Durant des jours entiers, je ne suis pas sorti de chez moi. J'étais prostré et je pleurais. J'espérais que si je m'efforçais de pleurer et de rester sans bouger, moi aussi je deviendrais fou.

 

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