Voir la présentation PowerPoint ou télécharger le billet en PDF, illustré par une quinzaine de photos et un poème de Pablo Neruda, sur sur mon site.
Assunta Adelaide Luigia Modotti Mondini, communément appelée Tina Modotti, est née à Udine (Frioul, Italie) le 17 août 1896, son père est mécanicien, elle a un oncle, Pietro Modotti, qui est un photographe réputé dans la même ville. En 1897 ou 98, le famille s’installe dans les environs de Klagenfurt (Autriche) où son père a trouvé un emploi dans une usine de bicyclettes. C’est probablement lui qui a inventé le cadre de vélo en bambou qui est la spécialité de cette usine, la bicyclette de l’époque étant très lourde et peu commode dans cette région au relief accidenté. La famille revient à Udine en 1905, et Tina doit recommencer ses études primaires au début, en italien, après avoir les avoir faites en allemand à Klagenfurt. La réadaptation lui sera difficile, notamment à cause de la différence d’âge avec ses condisciples. Son père émigrera en Amérique vers 1908 avec sa fille aînée, où il rejoint un de ses frères établi à Turtle Creek (Pennsylvanie) depuis 1904. La situation économique sur la côte Est n’est pas très bonne, le secteur mécanique dans lequel il espère trouver un emploi est frappé par une grève qui durera un an et demi, et il part pour San Francisco où il tente d’installer son propre studio de photographie dans le quartier de la Petite Italie. San Francisco offre beaucoup d’opportunités car la ville est encore en pleine reconstruction après le tremblement de terre, suivi d’incendie, qui la détruisit à plus de 80 % en 1906. Après un an, il doit abandonner ce projet qui est un échec et, revenant à son métier d’origine, il ouvre un atelier de mécanique où il fait surtout des réparations en tous genres. Il invente une machine à faire des ravioli qui rencontre un grand succès dans l’importante communauté italienne et sa situation économique s’améliore progressivement.
Pendant ce temps, la famille restée à Udine se trouve plongée dans une très grande pauvreté que Tina n’oubliera jamais. Elle a à peine 14 ans, travaille dans une usine textile et est la seule à apporter un salaire à la maison pour nourrir sa mère et ses quatre frères et soeurs.
En 1913, le père a les moyens de faire venir Tina à San Francisco. Elle débarque à Ellis Island le 8 juillet 1913 et répond au fonctionnaire de l’Immigration qui l’interroge qu’elle n’est “ni anarchiste ni polygame, et n’a jamais été en prison.” C’est l’année qui voit le plus d’Italiens quitter le pays : 3 % des 25.000.000 d’Italiens s’embarquent pour le Nouveau Monde cette année-là. Tina a 17 ans et trouve rapidement un emploi de couturière auprès de sa soeur dans le prestigieux magasin de mode I. Magnin qui propose notamment les dernières créations de Paris et a rouvert ses portes un an plus tôt. Sa grande beauté est vite remarquée, et elle est alors employée comme mannequin pour présenter les collections.
1914-1915 voit la région d’Udine être le théâtre de combats violents et le reste de la famille est obligé de fuir vers le sud pour trouver finalement un refuge dans les Abbruzzes où elle connaîtra une très grande misère. En 1915, San Francisco accueille l’Exposition Internationale Panama-Pacific officiellement organisée pour célébrer l’ouverture du canal de Panama, mais surtout pour célébrer la reconstruction de la ville après le séisme de 1906. C’est là que Tina rencontre celui qui deviendra son mari en 1917, le peintre et poète Roubaix de l’Abrie Richey (dit Robo), et est confrontée pour la première fois aux manifestations de l’art moderne. Au Palais des Beaux-Arts elle pourra voir notamment des oeuvres d’Edvard Munch et des futuristes italiens et des photos d’Edward Weston qui est déjà un artiste reconnu. Un an plus tard, elle abandonne le métier de mannequin et se tourne vers une carrière théâtrale, elle joue dans des opérettes médiocres données dans un théâtre italien local. Son talent et l’adoration du public sont peut-être à l’origine de sa découverte par un chercheur de talents de Hollywood. Le cinéma, encore muet, est alors en pleine évolution.
Tina Modotti et Robo arrivent à Los Angeles à la fin de 1918 et après quelques petits rôles, elle obtiendra les rôles principaux dans deux films, I Can Explain et The Tiger’s Coat. Dans ce dernier, elle porte une robe dont le modèle et le tissu ont été créés par Robo. Pour Tina et Robo, Los Angeles ne se limite pas à Hollywood et au cinéma. Ils font partie de tout un cercle d’avant-garde composé d’artistes, d’anarchistes, et d’intellectuels, tous fascinés par l’art, le mysticisme oriental, l’amour libre et la révolution mexicaine. Pendant ce temps, le père Modotti a acquis une certaine aisance et, en 1920, il a enfin pu faire venir son épouse et les enfants restés en Italie.
À Los Angeles, en 1921, Tina rencontre Edward Weston, photographe célèbre de dix ans son aîné, marié et père de 4 garçons, personnage important d’un autre cercle d’intellectuels bohèmes. Les deux groupes fusionnent quelque peu, se retrouvent régulièrement chez l’un ou chez l’autre, et Modotti et Weston ressentent rapidement une attirance réciproque. Le mariage de Tina et Robo bat déjà un peu de l’aile et Tina expliquera plus tard que leur union s’est progressivement dégradée, quoiqu’ils restent en bons termes, du fait de la personnalité de Robo, trop dépendant, qui ne peut la satisfaire ni sur le plan sentimental ni sur le plan sexuel. Elle devient d’abord le modèle de Weston, puis son amante. Robo et Weston sont invités à exposer à Mexico par le directeur de l’Académie des Beaux-Arts, le poète Ricardo Gómez Robelo, dont Robo a illustré un recueil. Il est prévu que Tina accompagne son mari, mais elle doit auparavant terminer le tournage de I Can Explain. Robo part donc seul pour le Mexique. Weston avait envisagé de partager un atelier avec lui, mais hésitait encore. En 1922 elle part pour Mexico où Robo à contracté la variole, elle y arrive deux jours après son décès. Elle reste sur place et supervise une exposition des oeuvres de Robo, Weston et d’autres artistes californiens dont il avait emporté des travaux. Robelo l’introduit auprès des muralistes mexicains lors de ce premier séjour qui se termine brutalement lorsqu’elle apprend la maladie et le décès de son père quelques semaines plus tard.
Sa relation avec Weston qui s’intensifie et cette double perte provoquent une nouvelle prise de conscience chez Tina Modotti. Elle ne peut plus se satisfaire des rôles stéréotypés que lui offre Hollywood, ni de son rôle de simple modèle devant l’objectif de Weston, de Johan Hagemeyer et des autres membres du cercle de Weston. Elle commence à travailler au studio de Weston, à les accompagner, Hagemeyer et lui, lors de prises de vue en extérieur, et à les assister pour les travaux de laboratoire. Ce sont probablement ces expériences, plus les souvenirs de ses visites chez son oncle à Udine, qui l’incitent à installer son propre studio.
En 1923 elle retourne au Mexique, accompagnée cette fois de Weston et de Chandler, le fils de ce dernier. Weston s’est engagé à lui enseigner la photographie en échange de son aide au studio, elle devient donc officiellement son assistante. Le Mexico post-révolutionnaire des années 20 est en pleine effervescence sociale et culturelle, un peu comme le sont Berlin et Paris à la même époque, et la maison des Weston-Modotti devient un lieu de réunion célèbre où se rencontrent radicaux, écrivains et artistes tels que Diego Rivera, Anita Brenner ou Jean Charlot.
Instruite par Weston, Modotti maîtrise rapidement la technique photographique, et plus son séjour se prolonge au Mexique, plus elle s’éloigne de son influence pour s’investir dans le reportage photographique et rendre compte de l’agitation politique et de l’injustice sociale dont elle est témoin, ainsi que de la révolution culturelle en cours au centre de laquelle se trouvent les muralistes. Le 1er novembre 1924 une exposition où l’on peut voir des photos de Tina et de Weston est inaugurée en présence du président Obregón. Ils font la connaissance de l’écrivain D.H. Lawrence qui est alors au Mexique en train d’écrire son roman fameux Le Serpent à Plumes. Elle a lu Oscar Wilde, Edgar Allan Poe, Freud et Nietsche, et ses idées radicales, alimentées par les souvenirs de la misère connue en Italie ont été renforcées par l’influence de son mari. Son amitié avec les muralistes, et Rivera en particulier, tous proches ou membres du Parti communiste mexicain, la fortifie dans son engagement politique et l’amène à devenir la photographe officielle de ses fresques en 1925. Elle fait la connaissance du poète russe Vladimir Maïakovski, un des chefs de file des futuristes russes. C’est pour elle une période de grande activité artistique et politique, où elle s’implique surtout dans des campagnes pour la libération des prisonniers politiques ou la promotion des mouvements de libération internationaux, laissant de côté les débats idéologiques qui ne l’intéressaient que très peu. Fin 1925, début 1926 elle retourne à San Francisco auprès de sa mère gravement malade. Elle fréquente tous les amis de Weston et le studio de Dorothea Lange. En 1926 elle sillonne le Mexique avec Edward Weston et son fils aîné, Brett, prenant des photos pour illustrer le livre d’Anita Brenner Idols Behind Altars (Des idoles derrière les retables), une réflexion sur l’art moderne mexicain et ses sources traditionnelles et précolombiennes. En novembre de cette année 1926, la rupture entre Weston et Tina Modotti est consommée : l’écart entre leurs conceptions esthétiques et l’engagement politique et social de Modotti, qui se tourne vers l’extérieur alors que Weston est dépourvu de tout réalisme social, la nostalgie de Weston qui voulait revoir sa famille, et la volonté de Modotti de rester au Mexique où elle pressentait qu’elle avait un rôle à jouer dans la révolution culturelle et sociale en cours, toutes ces différences qui s’accentuent provoquent leur séparation. Ils ne se reverront jamais, mais resteront en contact permanent jusqu’en 1931, date à laquelle Modotti s’installera en Russie.
Elle mène de front son oeuvre personnelle, les photographies de travaux d’artistes mexicains destinées à la publication de livres d’art ainsi que ses travaux de photojournalisme pour El Machete, le journal du parti communiste mexicain, et une activité de photographe plus conventionnelle, alimentaire, réalisant de nombreux portraits en studio pour la riche bourgeoisie de Mexico. Sa maison est devenue un lieu de rencontre pour les exilés dont elle soutient les luttes de libération nationale et pour nombre d’artistes mexicains, comme le jeune photographe Manuel Alvarez Bravo, Rufino Tamayo ou Frida Kahlo, qu’elle présentera à Diego Rivera.
En 1928, elle vit avec Julio Antonio Mella, un jeune révolutionnaire cubain en exil, qui sera abattu en pleine rue à ses côtés alors qu’ils rentraient un soir d’avoir été au cinéma. Il s’agit d’un crime politique dont le gouvernement se sert contre les communistes, le faisant passer pour un crime passionnel malgré les témoins qui ont décrit le déroulement des faits. L’ enquête est orientée, sa maison est perquisitionnée, et une véritable inquisition sur sa vie privée commence. Les photos de nus que Weston a réalisées d’elle sont saisies comme preuve de son « immoralité », ce qui va causer un tort irréparable à sa réputation et à sa carrière, aussi bien auprès de la base du parti communiste, paysans et ouvriers peu familiarisés avec l’art photographique, qu’auprès de sa clientèle de la haute société qui la voit dépeinte dans la presse comme une « communiste dépravée ».
Malgré son acquittement lors du procès, la mort de Mella et le harcèlement policier et médiatique la laissent profondément meurtrie, lui donnent une perception du monde irrévocablement changée et renforcent son engagement dans la lutte pour le changement social. « Il n’y avait plus pour elle de moyen terme ; la vie était désormais affaire d’absolus. Elle avait été une photographe engagée, elle était désormais une révolutionnaire pourvue d’une mission. Un zèle nouveau la poussait à suivre les traces de Mella. »
Mella était le rédacteur en chef de El Machete, elle y avait déjà publié une série de photos sous le titre Les contrastes du régime, montrant des images de dégradation et de pauvreté confrontées à celles de la richesse des possédants. Elle poursuit son engagement dans le photojournalisme en couvrant une manifestation le 1er mai, 18 images prises avec son Graflex qui montrent le début jovial de la marche que l’on suit dans les rues de Mexico, l’arrivée de la police venue disperser la foule et les violences qui mettent fin à la manifestation. C’est un changement d’attitude dans sa pratique photographique : la composition lente et précise de l’image esthétique n’en est plus l’objectif principal, il s’agit maintenant de montrer le mouvement de la vie saisi sur le vif. Elle se déplace rapidement pour enregistrer les moments importants de la manifestation. Dans une interview parue la même année, elle définira sa nouvelle manière comme traduisant sa volonté de ne produire que des « instantanés parfaits. »
Après un voyage dans l’isthme de Tehuantepec où elle s’est consacrée à un reportage sur la vie quotidienne et les coutumes des femmes de cette région, elle est de retour à Mexico et de nouveau poursuivie par le scandale et la police secrète qui la met sous surveillance continue. Des vigiles sont en permanence devant sa porte. Lors de sa première exposition personnelle, le peintre muraliste David Alfaro Siqueiros fait le discours inaugural et sera arrêté quelques jours plus tard pour conspiration contre le gouvernement. La presse se déchaîne à nouveau contre Tina Modotti alors que, dans le même temps, son travail était de plus en plus reconnu sur le plan international à un point tel qu’elle devient une caution publicitaire pour Agfa et que ses photos ou des articles sur elle sont publiés dans différentes revues de gauche ou d’avant-garde aux états-Unis et en Europe.
Au début de 1930 les membres du Parti communiste mexicain sont l’objet d’une répression sévère car on leur attribue la responsabilité d’un attentat contre le président. Tina est arrêtée et extradée. Sur le bateau qui l’emmène vers l’Europe, elle retrouve Vittorio Vidali, un ami italien dont elle a fait la connaissance à Mexico en 1927. Il est agent soviétique et essaye sans succès de la convaincre de l’accompagner à Moscou. Elle préfère s’installer à Berlin où elle entre en contact avec le Bauhaus dont elle connaît les travaux par des publications. Lotte Jacobi lui organise une exposition qui est très bien reçue par les critiques. Mais Tina ne parvient pas à s’adapter à cet environnement et au bout de six mois, elle rejoint Vidali à Moscou où une autre déception l’attendait. Elle se rend assez vite compte que son travail de photographe ne correspond pas aux exigences du réalisme socialiste stalinien. En 1930, la création soviétique est loin des expérimentations et de l’originalité enthousiasmantes des années 20.
Comme elle l’envisageait déjà depuis quelques temps, elle abandonne complètement la photographie pour se consacrer essentiellement à la lutte contre le fascisme en travaillant pour le Secours rouge international. Déjà au Mexique, après l’assassinat de Mella, le traumatisme du meurtre et de son intimité violée, de sa vie privée exposée au grand public par des journalistes malveillants plus l’incompréhension et le rigorisme des dirigeants du Parti communiste, tout cela avait dû faire naître en elle un sentiment de malaise vis-à-vis de sa propre beauté, sentiment qu’elle ne pouvait sans doute apaiser qu’en s’immergeant avec humilité dans le travail en faveur de la « cause ». Sous différents pseudonymes elle se rend ainsi dans les pays à régime fasciste pour apporter de l’aide aux familles des prisonniers politiques.
En 1936, dès le début de la guerre d’Espagne, elle est à Madrid avec Vidali. Sous le nom de Carlos, il participe à la défense de la capitale contre les fascistes franquistes tandis qu’elle travaille activement à l’organisation de l’aide internationale à la république, fait des traductions et écrit pour Ayuda, le journal du Secours rouge espagnol et s’occupe particulièrement de l’évacuation des enfants de Madrid et Valence vers Barcelone. Elle fera également partie de la garde chargée de la protection de Dolores Ibárurri, La Pasionaria, la présidente du Parti communiste espagnol. En 1937 elle représente le SRI au Congrès international des Intellectuels pour la Défense de la Culture à Valence. Jusqu’à la fin de la guerre d’Espagne elle s’occupe de l’organisation du SRI et de l’évacuation vers l’étranger des orphelins de guerre.
En 1939 Barcelone est occupée par les franquistes et elle parvient à fuir avec Vidali pour Paris. Elle arrive avec un faux passeport espagnol à New York, en avril, où est déjà Vidali, mais on ne la laisse pas débarquer et elle est transférée sur un bateau en partance pour le Mexique où Vidali la rejoindra quelques temps après. Elle vit sous la fausse identité de Carmen Ruiz et évite ses anciens amis. Elle travaille au soutien des réfugiés de la guerre d’Espagne. Lorsqu’elle rencontre Manuel Alvarez Bravo, elle lui confie qu’elle a abandonné la photographie. Elle ne se réinscrit pas au Parti communiste car elle est en désaccord avec le parti sur le Pacte germano-soviétique.
En 1940 le président Lázaro Cárdenas annule l’ordre d’expulsion qui la frappait. Elle reprend progressivement contact avec ses anciens amis et vers 1941 on peut penser qu’elle envisageait d’acheter un appareil pour recommencer à photographier. Vidali est arrêté, soupçonné d’avoir trempé dans le meurtre de Trotsky, survenu en mai 40 à Mexico. Terrorisée, elle n’ose presque plus quitter sa maison, passe quand même le réveillon de la saint Sylvestre chez le poète chilien Pablo Neruda.
Elle meurt d’une crise cardiaque dans le taxi qui la ramène chez elle, dans la nuit du 6 janvier 1942, à l’âge de 46 ans à peine, après un dîner chez son ami l’architecte du Bauhaus Hannes Meyer.
Le contexte
Quand Tina Modotti arrive à San Francisco, la ville achève sa reconstruction après le séisme de 1906. C’était la ville la plus importante de la côte Ouest avant cette catastrophe, et malgré les efforts des autorités, elle ne retrouvera pas le rang qu’elle occupait alors. Le centre de gravité du développement économique et culturel se déplace à Los Angeles, 600 km plus au Sud. C’est en 1911 que le premier studio de cinéma s’y installe, et quelques années plus tard, le quartier de Hollywood est devenu l’épicentre de l’industrie cinématographique américaine.
Quand Robo et Tina s’y installent, en 1918, l’Amérique est en pleine mutation. La Première Guerre mondiale vient de s’achever, Los Angeles entre dans le XXe siècle : c’est l’avènement de l’automobile et du cinéma, l’émergence du jazz, le bouillonnement des idées nouvelles, les revendications des suffragettes, la fascination pour le mysticisme oriental, mais aussi la Prohibition (janvier 1919), l’agitation ouvrière, un renouveau religieux fondamentaliste, les attentats du Ku Klux Klan.
Au Mexique, après la présidence de Porfirio Díaz qui a duré de 1876 à 1911, période de grande stabilité politique mais aussi d’inégalités sociales croissantes, la révolution a éclaté après les dernières élections entachées d’irrégularités flagrantes.
La classe moyenne voit ses revenus se réduire, des terres confisquées à l’église et aux communes traditionnelles sont vendues à vil prix aux grands propriétaires et les paysans vivent dans la misère. L’insurrection éclate donc, marquée par deux figures qui deviendront légendaires : Pancho Villa, un paysan pauvre de l’état de Durango, et Emiliano Zapata, un petit propriétaire terrien de l’état de Morelos. La révolution se termine en 1917 avec la publication d’une nouvelle constitution, mais des troubles continuent d’éclater jusqu’au début des années 20.
Le président Alvaro Obregỏn soutient théoriquement le désir de réformes sociales, quoiqu’il se laisse aller au favoritisme, et entreprend une politique culturelle vigoureuse. Pour asseoir la légitimité de son régime il prône la construction symbolique d’une identité culturelle spécifiquement mexicaine et le ministre de l’éducation publique, José Vasconcelos, invite les artistes mexicains à la grandeur au nom d’un peuple appauvri et ravagé par la guerre. Son projet est basé sur une instruction gratuite et universelle, des concerts et des expositions gratuites, en bref : l’art et la culture pour le peuple. Il rencontre ainsi les préoccupations des muralistes et des autres artistes de gauche qui croyaient en la capacité de l’art à améliorer la vie des gens et réfutaient un art élitiste centré sur lui-même.
C’est ainsi que les muralistes négocient avec le ministère des milliers de mètres carrés de peintures murales didactiques à réaliser sur des édifices publics, au tarif des peintres en bâtiment, des oeuvres qui ne pourraient jamais être achetées et appartiendraient à tous, des oeuvres glorifiant la révolution et les classes laborieuses et revendiquant l’héritage précolombien.
Des discours complexes sur la mexicanité prenaient une importance considérable dans le paysage culturel post-révolutionnaire, et les intellectuels étaient à la recherche du lien idéologique qui pourrait unir dans un sentiment national les cultures et les ethnies disparates du Mexique.
Le ministre Vasconcelos considérait que les métis représentaient l’identité de la nation, une « race cosmique » selon ses termes, qui reliait le pays au reste de l’Amérique latine. Un autre courant de pensée voyait dans les cultures indiennes, pourtant très divergentes, l’essence de la nation mexicaine. L’ expression artistique était donc traversée par ces différents courants, comme par les influences des mouvements de pensées venus d’Europe ou des états-Unis.
En même temps que le mouvement muraliste, se développe un mouvement d’avant-garde esthétiquement plus radical, le stridentisme, pour qui révolution sociale et radicalisme artistique participent de la même idée. Les stridentistes partagent avec les futuristes italiens l’amour de la vitesse et de la machine, une vision idéalisée de la modernité urbaine, mais ils rejettent l’engagement généralement pro-fasciste des Italiens. C’est un groupe d’écrivains et d’artistes gauchistes qui célèbrent une utopie urbaine et moderniste, indépendante des conditions économiques et sociales, qui les écarte de l’orthodoxie communiste de la plupart des muralistes.
Il y a alors au Mexique une effervescence culturelle extraordinaire qui attire des intellectuels et des artistes comme André Breton, Sergueï Eisenstein, Antonin Artaud, Luis Buñuel, John Dos Passos ou D. H. Lawrence. On parle, à propos de cette période, de « Renaissance mexicaine. »
A propos de l’oeuvre de Tina Modotti
On peut distinguer quatre périodes dans l’oeuvre de Tina Modotti. à ses débuts, son travail ne se distingue pas de celui de son mentor, Edward Weston, de qui elle a hérité la rigueur dans la composition, le purisme et la précision. Ce sont des compositions géométriques ou des photos de fleurs, un art intimiste, représentation symbolique de la femme en tant qu’être de beauté, fragilité, sentimentalité. Elle adhère d’abord totalement à la démarche de Weston qui s’écarte alors du pictorialisme de Stieglitz, style qu’il affectionnait jusqu’il y a peu. Ils perfectionnent la spécificité du rendu photographique par une mise au point extrêmement précise et une profondeur de champ qui couvre toute l’étendue du sujet, souvent des objets familiers isolés et photographiés dans une nouvelle perspective.
Viennent ensuite les photos stridentistes, ode à la modernité, images épurées de fils télégraphiques ou d’échafaudages, vision intemporelle d’une civilisation urbaine moderne, des constructions intellectuelles épurées à partir d’éléments réels qui traduisent non seulement une réflexion esthétique, formelle, sur la photographie mais aussi la projection de l’artiste dans une société en pleine évolution, la préfiguration d’une civilisation future.
Le reportage social occupe ensuite une large place dans l’oeuvre de Tina Modotti, concomitant des photos de peintures murales. Il s’agit pour elle de montrer les inégalités sociales criantes malgré le discours officiel, mais aussi de rendre un hommage simple, non emphatique, à la dignité des classes laborieuses. Ses photos se distinguent par une extraordinaire clarté formelle, couplée à un contenu social incisif . Elle parcourt notamment l’isthme de Tehuantepec pour rendre compte de la vie des femmes de cette région, certes réputées pour leur grande beauté, mais surtout parce que c’est une région où la culture traditionnelle est encore largement matriarcale, ce qui ne peut manquer d’attirer l’attention d’une féministe engagée comme elle dans le combat social.
Enfin, il y a les images de propagande réalisées pour El Machete. Le lectorat de l’hebdomadaire communiste étant peu instruit, souvent illettré le discours du journal s’appuyait sur des images, photographies, dessins et gravures sur bois à la symbolique simple et évidente. Loin de sa démarche allusive habituelle, Tina Modotti utilise le même schématisme afin que leur signification soit immédiatement accessible à tous. Néanmoins, elle aura toujours le souci d’une composition rigoureuse, ainsi, la photo « Défilé de travailleurs » où l’on ne voit aucun visage, prise en plongée, sans horizon, qui nous montre une mer de sombreros, est à rapprocher de « Verres », une image qui est une recherche esthétique pure. La masse d’individus, des travailleurs défilant le 1er mai 1926, devient ici une entité organique autonome, la représentation d’une classe ouvrière forte, unie dans une volonté commune.
Dans d’autres photos au langage aussi simple, mais à la composition tout aussi rigoureuse, Modotti utilise des éléments significatifs de la vie des travailleurs mexicains : guitare, marteau, faucille, mais aussi cartouchière, dont le rapprochement hors de tout contexte réaliste donne des images à la valeur symbolique évidente. Elle utilise également des éléments portant une charge symbolique forte par eux-mêmes, indépendamment de tout agencement avec d’autres : le maïs qui, plus qu’un simple aliment de base, symbolise la culture ancestrale pré-colombienne et le sombrero, large chapeau porté par les paysans, les ouvriers et les révolutionnaires zapatistes.
Nous nous trouvons ici en présence d’une artiste majeure du début du XXe siècle dont la vie et l’oeuvre, malgré leur brièveté, se confondent dans des engagements absolus, un météore dans le ciel de la photographie.