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Publications de Maurice Stencel (288)

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Un amour d'occasion.

Lorsqu’elle est venue chez moi, elle savait que nous ferions l’amour ce jour-là. C’était un dimanche après-midi. Elle est revenue le lendemain et depuis nous avions pris l’habitude de nous retrouver tous les lundis.

Au début de ce qui allait devenir notre liaison je ne l’attendais pas à proprement parler. Je savais seulement qu’elle viendrait. Parfois à trois heures, parfois plus tard, selon un emploi du temps qu’elle répartissait minutieusement avant de quitter son domicile.

Quant à moi, sa venue faisait partie des évènements ordinaires qui faisaient la substance de ma vie quotidienne d’alors. A cette époque, ma femme était morte  depuis près d’un an, tous les évènements avaient la même coloration, celle de certains films muets à la technique imparfaite où toutes les images se suivent sans que l’une plus que l’autre ne retienne l’attention.

Avant de venir elle téléphonait. Elle disait :

- C’est moi. Tu es libre ? Je serai chez toi dans un quart d’heure.

J’étais toujours libre. Et elle était toujours chez moi un quart d’heure plus tard.

Nous nous mettions au lit dès qu’elle arrivait. Ensuite je me rhabillais rapidement tandis qu’elle se rendait dans la salle de bain.

- Tu ne m’as jamais demandé si je me sentais bien, m’a-t-elle demandé un jour. C’est comme si tu faisais l’amour tout seul.

Elle avait raison. J’apaisais une soudaine tension de mon corps mais j’aurais pu tout aussi bien m’en passer. Ou le faire avec une autre. Avec elle, c’est vrai, c’était mieux : je ne sortais pas de chez moi, je ne sortais pas de moi-même.  

Un jour, son mari lui avait téléphoné, elle ne savait d’où, et ce détail l’avait longtemps préoccupé comme s’il pouvait expliquer quelque chose de plus, il lui avait dit : je pars, et elle avait compris aussitôt qu’il se séparait d’elle. Peut être que l’intuition féminine, c’est de s’attendre toujours au pire ?

C’était une jolie femme riante et sensuelle. Elle aimait plaire et elle excitait les regards et les corps. Peut être que le regard des hommes lui donnait le sentiment d’exister ? 

A partir de ce jour-là cependant ses joues si pleines et si lisses se creusèrent. Regarde, disait-elle, j’ai des rides là. Un soir, avant de me quitter, elle m’a demandé de l’accompagner à Paris.  

- Je m’occuperai de l’hôtel, dit-elle.

J’ai souri.

-Tu es une femme très organisée. Tu sais tout faire.

Je l’avais accompagnée à sa voiture.

- Embrasse-moi. Je t’apprendrai à vivre à nouveau.

Elle aurait dû rester, ce soir-là. Lorsqu’elle est partie je me suis senti seul pour la première fois depuis la mort de ma femme, et sur le lit encore défait c’est son odeur que j’ai cherché. Pour en retenir la chaleur, j’ai posé la main sur l’endroit que son corps avait occupé. 

- Tu m’aimes ? Lorsqu’elle m’a posé la question je suis resté silencieux. Je ne savais pas ce qu’il fallait répondre, je suppose que c’est parce que je ne l’aimais pas d’amour. Mais est-ce qu’on sait ce que c’est que l’amour ?

Désormais, elle venait aussi le dimanche et elle restait de plus en plus tard. Avant de venir, elle me téléphonait pour me dire qu’elle avait pu se libérer ou, quand elle ne venait pas, pour me dire qu’elle n’avait pas pu le faire.

Le soir, elle téléphonait pour dire qu’elle était bien rentrée ou pour savoir ce que j’avais fait de ce dimanche sans elle ? Je répondais : rien, parce qu’il ne se passait rien lorsqu’elle ne venait pas.

Nous nous retrouvions presque tous les jours. Sous n’importe quel prétexte, je me rendais chez elle. A l’exception du lundi et du dimanche où c’est elle, toujours, qui venait chez moi.

De plus en plus souvent cependant, j’éprouvais le sentiment d’être l’objet d’une étrange distorsion du temps. La semaine se partageait en deux parties distinctes. L’une m’intégrait peu à peu, ordinaire et paisible, dans sa vie quotidienne, l’autre dans l’isolement de ma maison se déployait dans la fièvre et le malaise.

Nous restions au lit de plus en plus longtemps. Même après nous être aimés nous attendions à nouveau cette faim qui venait de nos ventres, et s’il nous arrivait de nous lever, nous nous couvrions à peine. Nos corps, comme s’ils étaient devenus notre sexe commun étaient l’objet douloureux de notre attente. Et la nuit, après son départ, j’avais envie d’elle encore.     

Ce qu’elle a qualifié plus tard de notre liaison durait depuis près de six mois. Un jour elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle ne savait pas à quelle heure elle viendrait, et qu’il se pouvait qu’elle ne vienne pas du tout.

- Tu n’auras qu’à téléphoner.

Elle ne savait pas, a-t-elle dit, si elle pourrait me téléphoner pour me dire s’il fallait que je l’attende ou non. J’ai répondu que ça n’avait pas d’importance, que nous nous verrions le lendemain mais ma voix s’était faite véhémente et je répétais qu’on pouvait toujours trouver le temps de téléphoner.

- Je te dis que je ne sais pas si je pourrai le faire. D’ailleurs, je t’en ai parlé.

Sa voix était calme, pas plus froide qu’en d’autres circonstances où nous nous étions opposés. Peut-être moins.

- Mais pourquoi ?

Il me semblait soudain que cette question était la question capitale de ma vie.

- Pourquoi ? Pourquoi ?

J’étais sûr qu’elle hésitait et que si j’insistais, elle ne pourrait pas résister.

- En tout cas, je t’attendrai.

Je l’ai attendue comme je l’attendais tous les lundis mais je savais qu’elle ne viendrait pas. J’étais accoudé à la table de la cuisine, la porte du bureau était ouverte, c’est là que se trouvait le téléphone.

En réalité, je ne m’attendais pas à ce qu’il sonne et j’aurais pu tout aussi bien fermer la porte mais ce soir-là il était une partie de moi-même, et il m’était aussi nécessaire que chacun de mes membres pour m’aider à résister à cette étrange sensation que j’avais de ne plus exister.

De quoi donc m’avait-t-elle parlé à quoi je n’avais pas prêté suffisamment d’attention? Pourtant, elle me racontait tout dans les moindres détails. Même si son récit n’avait jamais de continuité apparente, souvent en l’écoutant j’avais l’impression de l’avoir accompagnée toute la journée jusqu’au moment où elle sonnait à ma porte.

Je ne parvenais pas à m’en souvenir. Pourtant, je le vois bien aujourd’hui, tout était important de ce qu’elle me disait. Elle a dû me dire, mais je ne l’avais pas entendu, que l’incohérence est l’ordre de la vie.

 

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Le mangeur de blanc

 

Mangeur de blanc. Je n’ai jamais su ce que cela signifiait précisément mais à travers la vitrine de « chez Marcel », le samedi soir, nous répétions dès que nous l’apercevions: voilà le cocu. Tout le monde peut être cocu mais lui c’était le cocu content. C’est peut-être la raison pour laquelle un d’entre nous l’avait qualifié de mangeur de blanc. Et nous éclations de rire.

Marcel nous servait une autre tournée, c’était à mon tour de payer.

C’était un homme sympathique. Grand, maigre, il avait les traits creusés d’un homme atteint d’anémie. Son regard respirait la bonté. Ses yeux si je peux me permettre cette image avaient l’air de vous tendre la main.  Je n’osais pas exprimer cette impression à haute voix parce que mes copains se seraient moqués de moi.

Joueurs de hockey, maniant le stick comme si c’était pour nous creuser un chemin parmi des adversaires déterminés à nous arrêter à n’importe quel prix, nous étions des hommes qui n’avions que faire de sensiblerie. Des yeux qui respirent la bonté, c’était une image ‘cucul la praline’, je n’ai pas besoin de traduire.

C’était le genre d’homme dont je me disais aussi à voir les cernes qui soulignaient ses yeux que ses nuits devaient être chaudes. Sa femme était séduisante. Raison de plus pour la surveiller.

Son nom était Edouard Belhomme, cela ne s’invente pas. Sa femme et lui tenaient le magasin de lingerie situé rue Royale. A chaque fois que nous passions devant le magasin, nous regardions à travers la vitrine pour voir la belle Cécile. L’un de nous avait dit un soir que nous étions chez Marcel, nous y étions pratiquement tous les soirs, est-ce que les clientes qui essayent des soutiens ou des culottes sortent de la cabine presque toute nue pour choisir un soutien ou une culotte d’une couleur différente ? Nous éclations de rire à cette idée. Marcel servait une autre tournée, c’était celle de Robert, notre goal, le fils du vitrier de la rue Notre-Dame.

Nous avions tous plus ou moins vingt ans à cette époque. Les Belhomme devaient en avoir entre quarante et cinquante.  Robert prétendait qu’une femme dans la quarantaine avait forcément acquis une maturité tant physique que spirituelle qu’aucune jeune femme ne pouvait égaler. Il avait connu, bibliquement connu, la voisine du magasin de son père, la mère d’un gamin de dix ans et il en avait conservé un souvenir inoubliable. A seize ans, disait-il, cela marque. Les jeunes filles que nous fréquentions, ajoutait-il, reconnaissaient en lui un expert, il le disait en toute modestie.

Personne parmi nous ne contredisait les propos de Robert, c’était le plus fort d’entre nous, mais chacun de nous savait à quel point il était vantard. Durant les matchs c’était pareil. Il allait d’un côté du goal à l’autre, le visage recouvert d’un masque protecteur en treillis pour effrayer nos adversaires. Nous perdions à chaque fois mais Robert affirmait que nous manquions de punch.

Cécile Belhomme plaisait beaucoup au jeune homme que j’étais. Je ne comprenais pas son mari. Si elle avait été ma femme, elle n’aurait pas eu à chercher ailleurs. Pauvre cocu !

Ils étaient mariés depuis près de quinze ans. Edouard avait hérité du magasin de ses parents à la suite d’un accident qui leur avait couté la vie. A partir d’un magasin vieillot, Cécile avait su construire une affaire bien achalandée dont ils vivaient largement tous les deux. Leur seule frustration, c’est qu’ils n’avaient pas eu d’enfant.

Edouard était le fils d’un commerçant établi, Cécile, en l’épousant, avait gravi un échelon de l’échelle sociale. En province cela compte. Elle n’était que la fille d’un contremaître de l’usine métallurgique du bas de la ville. De l’usine dont le fils du propriétaire avait été le condisciple d’Edouard si bien que depuis leur mariage il faisait partie des relations du couple Belhomme. Il appelait Cécile par son prénom et Cécile lui disait Pierre.

Edouard était très amoureux de sa femme. Qu’elle plaise à d’autres ne le gênait pas. Au contraire. Son amour pour Cécile n’en était que plus grand. Même ses amis, plutôt que d’en être jaloux, il les aimait davantage de la désirer. N’était-il pas le seul à pouvoir mettre cette jolie femme dans son lit ?

Malheureusement, Edouard était cliniquement impuissant. Durant les premières années de leur mariage, cela ne l’empêchait pas de désirer Cécile et d’en jouir lorsqu’elle était nue. Quant à Cécile, elle avait fini par apaiser elle même les pulsions de son corps tant son mari était maladroit.

Malgré cette morsure qu’ils éprouvaient chaque nuit tous les deux, elle l’aimait profondément. Mais aucun d’entre eux ne trouvait les mots pour les confier à l’autre.  Qui sait ce qui lie deux êtres dont la relation ne répond pas à une logique qui, seule, paraît naturelle aux yeux de la plupart.

Lorsqu’elle l’avait épousé, elle s’était réjouie d’être enfin chez elle. Combien d’autres jeunes filles s’étaient-elles mariées pour cette seule raison. Il était séduisant à sa manière. Grand et maigre, un peu vouté comme le sont souvent les hommes grands et maigres, il avait les yeux d’un bleu transparent. Il ne cessait jamais de lui sourire.

Il l’avait rencontrée un soir dans une discothèque. Parmi d’autres filles, il n’avait plus regardé qu’elle. Peut-être qu’ils avaient bu un peu trop ? En sortant, il lui avait entouré les épaules. Il avait dit comme dans un roman de gare :

- Epousez-moi.

- Ce soir ?

- Non, demain.

Il l’avait ramenée, et le lendemain il s’était rendu chez elle. Il avait dit au père de Cécile qu’il voulait épouser sa fille, est-ce que son père serait d’accord ?

Il y avait longtemps que les fiançailles commençaient autrement. C’était probablement ce style, elle le trouvait distingué, qui l’avait émue. Jamais il ne s’était permis les gestes osés auxquels elle s’attendait inconsciemment. Il l’aimait pour elle-même, avait-elle pensé. Elle était vierge lorsqu’ils s’étaient mariés. Lui aussi.

Un jour qu’il s’était absenté pour se faire couper les cheveux, en rentrant plus tôt que prévu il avait vu que le représentant d’un fournisseur sortait du magasin après l’heure de fermeture. Et Cécile, les cheveux mal repeignés, le corsage mal refermé, le saluait de la main. Elle avait le visage en paix, pensa Edouard. En paix, c’est le mot qui s’était imposé à lui tandis qu’il la regardait, dissimulé derrière une camionnette rangée le long du trottoir d’en face.

Il rebroussa chemin. Il avait la gorge sèche. Il poussa la porte du café de Marcel où comme tous les soirs nous bavardions entre nous. Marcel venait de servir une tournée de bière. C’était celle d’Oscar qui faisait des études universitaires. Il voulait devenir médecin ou

 à défaut vétérinaire, c’était un bon métier disait son père. Oscar se voyait plutôt psychologue, il prétendait qu’il était doué pour juger du comportement des hommes et des femmes.

- Dommage que tu ne le sois pas sur le terrain. En face des joueurs du camp adverse. Nous ne serions pas dans le bas du classement.

La venue d’Edouard Belhomme nous avait surpris. Il s’était assis à une table proche  du comptoir. Il nous avait fait un signe de la tête.

-Ce sont des joueurs de hockey ? Je les ai déjà vus. Ils jouent sur le terrain contigu à celui du Tennis Club.

Il dit à Marcel de nous offrir un verre.

- J’aime les jeunes gens. Ils me rappellent mon jeune temps.

- Hip, hip, hip, hourrah !

Nous avons levé nos verres à sa santé.

Décidément, c’était un brave type.  

Nous le savions que ceux qui étaient cocus étaient toujours les derniers informés. Sa femme, il suffisait de la regarder pour comprendre qu’une aussi jolie femme ne pouvait que susciter le désir. Et souhaiter donner et prendre du plaisir. Il n’y a pas de justice en amour. Chacun doit veiller sur son bien. Les amis ne sont pas assez courageux pour révéler à un ami que sa femme le trompe. Qu’elle n’est qu’une putain qui trahit son serment. C’est que probablement, leur morale était assez élastique, ou bien c’est qu’ils étaient sur les rangs. 

Il est sorti du café, et il est rentré chez lui. Cécile l’attendait dans la cuisine.

- Il y avait du monde chez le coiffeur. J’ai du attendre.

Ils ont dîné, et ils sont montés se coucher. La télévision, ils ne la regardaient qu’en mangeant, à l’heure des informations. C’était toujours le même spectacle : des morts nombreux à l’étranger. Si le nombre de morts était réduit, un crime par exemple, c’est qu’il s’était produit près de chez nous. Le journal en donnerait davantage de détails. Le lendemain certes, mais on pouvait s’y attarder plus longtemps. Ou attendre le crime suivant.

Depuis plus de dix ans, Edouard ne touchait plus sa femme que très rarement. Il avait consulté un sexologue à l’étranger. L’incapacité d’avoir une érection, comme s’il n’était doté que du sexe d’un bébé, n’était qu’un de ses problèmes. Depuis plus de dix ans, il ne désirait sa femme qu’après un exercice mental laborieux. La caresser ne servait à rien. Au contraire. Certaines caresses le heurtaient. Elles lui paraissaient répugnantes, proches du viol. Même si Cécile se serait prêtée à tout pour le satisfaire.

Ils n’étaient heureux ni l’un ni l’autre mais ils s’aimaient. C’est quoi l’amour, pensait-il ?

Une fin d’après-midi, peu de temps avant l’heure de fermeture du magasin, il vit à travers la vitrine de l’étalage que le représentant d’une firme de soutien-gorge exposait encore sa collection à Cécile. Elle l’écoutait, le regard absent, les joues rouges. Elle avait une main sur la poitrine.

Edouard fit demi-tour. Il ne revint qu’une heure plus tard. Cécile ne lui demanda pas ce qu’il avait fait. Ils bavardèrent assez longtemps après avoir dîné, cela ne leur était plus arrivé depuis longtemps.

 Depuis, il s’efforça d’être absent de chez lui lorsque devait se présenter un représentant. Soit en prolongeant le temps qu’il consacrait à des activités extérieures, soit en allant boire un verre chez Marcel.

Lorsque ceux qu’il nommait les jeunes y  jouaient aux cartes, il regardait par-dessus l’épaule de l’un ou de l’autre.

Si l’un des joueurs levait un regard interrogateur vers lui, il tendait la main dans un geste de refus.

- Les conseilleurs ne sont pas les payeurs.

Il offrait une tournée.

Nous nous étions habitués à lui. Il nous était de plus en plus sympathique et, de plus en plus, nous le plaignions. Robert était le plus véhément. Un jour, il avait tenté de séduire Cécile. Entré au magasin, il s’était fait montrer de petites culottes qu’il destinait à sa petite amie, avait-il dit.

- Vous ne voulez pas les essayer pour que je puisse juger ?

Il nous avait raconté qu’elle avait fait « sa fière », et qu’il était sorti.

- Pauvre type. Si j’avais voulu. Je trouve que c’est un scandale. Des femmes comme elles…

Oscar partageait son avis.

Le couple Belhomme était devenu l’objet de la plupart de nos conversations. Nous étions en plein drame et il ne s’agissait pas de télévision. Ni même de quoi faire la une de la page régionale du quotidien. Quoique, disait Oscar. Il s’agit de la dignité d’un homme, d’un homme que nous avions adopté.

-Il faudrait le lui dire, ça ferait un déclic.

- Il faudrait le lui montrer, là, ça ferait un déclic.

- Je vois déjà sa tête. Sa tête à elle.

- Avec son amant. En petite tenue, tous les deux.

- En petite tenue ? Pas de tenue du tout, oui.

Nous avons ri, et nous avons fait signe à Marcel.

- Encore une.

Le quatrième d’entre nous, celui qui sur le terrain était censé marquer les buts, c’était Jean Brillet, le fils du commissaire. C’est lui qui apporta le revolver.

- On ôtera les balles, hein ! C’est juste pour faire peur.

- On en laissera une. La roulette russe.

C’est moi qui l’avais dit. Je l’avais déjà répété à Oscar qui était mon ami: la vie, c’est une comédie. Mais, je raconte trop vite.

C’est le vendredi qu’elle recevait son amant. Vers sept heures. Edouard quittait le magasin à six heures vingt, il arrivait chez Marcel à six heures et demie et ne rentrait chez lui que vers huit heures. Il disait en faisant un signe à Marcel :

- En fin de semaine, il faut bien se défouler du stress de la semaine.

Du stress, si tu veux en avoir, rentre plutôt chez toi; pensions-nous. Nous avions découvert à cinq minutes près le jour et l’heure où la Cécile s’envoyait en l’air. Chaque jour de la semaine dès l’après-midi, l’un de nous venait chez Marcel et surveillait le magasin. Nous en parlions dès que nous étions réunis avant d’entamer notre partie de cartes. C’est ainsi qu’au bout de trois mois, nous connaissions tout des plaisirs de la dame. Et du malheur de notre ami.

Il faut croire que de la voir heureuse même si c’était un autre qui la comblait le rendait heureux. Quant à  Cécile, elle aimait Edouard à la manière dont on aime un frère. Bien plus encore, elle se serait tuée pour lui. Cette partie obscure de leur union était un ciment bien plus fort que les déclarations les plus emphatiques.    

C’était le jour et l’heure où Cécile cédait à son amant. Edouard était parmi nous. Chacun de nous, tour à tour, lui avait offert à boire sous différents prétextes

- Tu ne peux pas nous refuser ça.

Les yeux troublés, il était passablement ivre.

Je pensais comme mes copains qu’il fallait frapper un grand coup. Foutre aux deux amants qui ridiculisaient notre ami, et le symbole de l’amour, la frousse de leur vie.  

C’est Oscar qui s’écria :

- On te ramène.

- Non, pas encore. Je veux rester.

Oscar et moi, nous lui avons fait traverser la rue en lui tenant les bras. Les deux autres de nos amis nous regardaient à travers la vitrine, un verre de bière à la main. C’est moi qui ai ouvert la porte du magasin. Oscar a poussé Edouard.

Je ne sais plus qui, d’Oscar ou de moi, lui a glissé le revolver dans la main en disant :

- Sois un homme, Edouard.

J’ai refermé la porte derrière lui. Nous sommes restés sur le trottoir. Nous avons entendu le coup de feu. Nous sommes retournés chez Marcel.

Une heure plus tard, nous avons appris qu’Edouard avait glissé le canon du revolver dans sa bouche.

 

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Un peu d'amour et de mort

 

 

  

Assez souvent, durant la nuit, je faisais le tour de la ville à pieds, 16 kilomètres environ, en quelques heures. Parfois, nous étions deux, Pierre Orloff et moi, à discuter de poésie, des problèmes du monde, et parfois des filles. Pierre était mon meilleur ami. Celui dont on souvient longtemps encore après qu’on se soit perdu de vue.

A cette époque, nous étions âgés de dix-huit ans. Nés le même jour, nous fêtions notre anniversaire en même temps. Pierre était d’origine slave, polonaise ou russe. Il ne savait pas, se plaisait-il à dire, parce que la ville dont son père était issu avait été conquise par les russes, reconquise par les polonais, et reprise par les russes. C’eut pu être les allemands. La Pologne avait toujours été une sorte de promenoir pour des armées étrangères.

La prononciation de Pierre s’efforçait de laisser entendre qu’il avait une ascendance identique à celle de ces héros littéraires, ils étaient russes pour la plupart, qui se battaient jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou qui se plaçaient le pistolet sur la tempe pour un oui ou pour un non. L’âme russe ! Maître d’hôtel, faites venir les balalaïkas.

C’est lui qui épousa Isabelle. Elle m’avait dit que je n’étais pas un garçon sérieux, que je ne pensais qu’à la baiser, un soir que je lui avais proposé après avoir dansé de prendre l’air à l’extérieur de la boite. Isabelle était une fille très séduisante dont la silhouette enflammait tous les garçons, et dont le regard déclenchait le cinéma de leur imagination.

La cérémonie du mariage fut sobre, un repas pour une douzaine de personnes dans un restaurant de la Grand Place. A la fin du repas, Isabelle, un peu ivre, embrassa tous les convives, l’un après l’autre. Quand ce fut mon tour, elle s’assit sur mes genoux pour m’embrasser.

Peut-être qu’elle avait voulu me transmettre un message ?

Le voyage de noces avait été offert par le père de Pierre : 8 jours à Djerba au Club. Pierre et sa femme en revinrent transformés. Je me suis demandé si Isabelle n’avait pas eu raison, et si moi je n’avais pas eu tort de ne pas lui avoir pas fait une cour plus sérieuse.

C’est la vie, comme on dit. Pierre et moi étions restés amis. Le samedi soir, je dînais chez eux.

Je ne me suis pas marié. Je me sentais bien dans ma peau. Libre de mes faits et gestes. Rien qu’un sac à remplir lorsqu’il me prenait l’envie de voyager.

Lorsque je revenais, Isabelle et Pierre m’invitaient avec autant de chaleur que si je revenais d’un voyage lointain après une longue absence.

- Tu as fait bon voyage ?

Isabelle m’embrassait sur les joues. Je retrouvais son odeur.

Le cabinet du docteur Leroy se trouvait au rez-de- chaussée d’une villa toute blanche entourée d’un jardin bien entretenu. Une rangée de fleurs, de chaque côté de l’entrée, accueillait les patients. Le premier étage était celui de son appartement: salle à manger de réception, une autre plus petite réservée à un usage quotidien, un salon, une cuisine et un bureau quasi de ministériel.  Les trois chambres se situaient au second étage, là où il avait aménagé une salle de sport, une salle qu’il avait baptisée du nom de salle de fitness, et dont l’usage quotidien lui permettait de garder une ligne comparable à celle d’un athlète.

Les femmes, particulièrement, appréciaient le docteur Leroy. Il était bel homme. Le sourire éblouissant. Impossible de savoir si elles l’appréciaient parce qu’il était bel homme ou bon médecin, les deux sans doute.

Le jour où elle était venue le consulter, Isabelle s’était dénudé à l’exception de sa culotte. Impassible, André lui avait palpé les seins, lui avait demandé de tendre les jambes et, à l’aide du stéthoscope, il avait les yeux levés vers le ciel, -respirez très fort la bouche ouverte- il l’avait examinée soigneusement.

- Vous avez raison de vous livrer à un check-up. Selon moi, vous êtes parfaite.

- J’avais cru en me touchant les seins…

- Ils sont parfaits, eux aussi. Votre mari est un homme enviable.

Elle lui plaisait. De plus, elle était dotée d’une sorte d’animalité qu’il était incapable de définir. Une femme faite pour l’amour, pensait-il. Il avait l’impression que de son côté, il  plaisait à Isabelle. Ce sont des choses que l’on sent.

Cinq ans après leur mariage, les Orloff avaient quitté le petit appartement de leurs débuts pour une maison. Une façade de 6 mètres, en retrait des maisons contigües, un jardinet devant, ils l’avaient achetée lors de sa première augmentation de traitement. Pierre avait changé de voiture. Elle était plus puissante et plus représentative de son statut.

La seule et véritable tristesse qui avait gâché les toutes premières années de leur mariage, c’était l’impossibilité dans laquelle ils s’étaient trouvés d’avoir des enfants. Un enfant, c’était le maillon d’une chaîne qui aurait projeté la lignée des Orloff dans l’avenir. Pierre en serait le dernier représentant. Aucun des maillons de cette chaine n’aura été davantage qu’une parcelle infime, et anodine, de l’histoire.

Ce fut une pulsion irrésistible à laquelle elle avait résisté durant plus de trois mois. Avant de s’endormir, elle pensait à André. A ses mains sur sa poitrine. Ce n’est tromper personne que de rêver.

Un jour qu’elle se dirigeait vers la gare, une petite voiture s’arrêta à sa hauteur. C’était le docteur Leroy. Il lui fit un signe de la main. Il était descendu en souriant.

- Madame Orloff, comment allez-vous ? Ah, vous marchez ! C’est bien, cela entretient la forme. Si je pouvais en faire autant, mais c’est difficile pour visiter ses patients.

- Je n’ai pas le choix, c’est mon mari qui utilise la voiture.

- Cela me donne la possibilité de vous conduire où vous voulez. Si j’osais, je vous demanderais de le remercier pour moi.

Tous les deux savaient que les propos qu’ils échangeaient auraient pu être remplacés par d’autres. Leurs regards en disaient bien plus sans que ni chez l’un ni chez l’autre il n’y ait eu la moindre hésitation.

- On prend un café ensemble ?

A la lisière de la ville, une grosse villa, le Panier d’Or, servait de restaurant, de lieu de rendez-vous, et d’hôtel de jour. On pouvait s’y faire servir dans les chambres. Ils commandèrent deux cafés.

- Je vous ai rassuré lorsque vous êtes venue me consulter ?

Tous les deux savaient que c’est aux seins d’Isabelle qu’il faisait allusion, et pas à sa santé. Elle était flattée. Elle devinait ce qui allait suivre, elle y était prête. Mariage ou non, lorsque le désir ou la curiosité vous étreint, c’est tout naturellement qu’on se met au lit. Le plus difficile la première fois, c’est de l’imaginer.

Plus tard, debout auprès d’elle, tandis qu’elle enfilait son pantalon, le torse encore nu, il dit en souriant :

- Tu as aimé ?

André avait eu envie de connaitre Isabelle autrement qu’au lit ou à sa consultation. Depuis qu’elle était sa maîtresse, il passait assez souvent devant son domicile. Un dimanche, il vit Pierre qui se tenait sur le seuil. André le salua de la tête avec la politesse qu’un médecin témoigne envers le conjoint de sa patiente. Pierre lui paraissait moins svelte que lui. Il était plus jeune, sans doute mais, c’était visible, Pierre était un peu enrobé pour un homme de son âge.

-Il m’a semblé que c’est le docteur Leroy qui vient de passer. Il m’a salué.

- Il n’habite pas loin. On n’y a jamais fait attention avant.

Elle voulait dire :

- Avant que je ne le consulte.

Elle était heureuse. C’était comme si André, en passant, lui avait fait une caresse. Elle imaginait des caresses qui n’étaient pas éloignées de la réalité. Comment dire à Pierre que c’est lui, son époux, qui aurait pu en être l’inspirateur.

Elle savait d’André et d’elle ce qu’ils attendaient l’un de l’autre. Elle en avait envie. Elle aimait penser qu’elle en avait besoin.

Durant un mois, Isabelle avait retrouvé André au Panier d’Or plusieurs fois par semaine. Lorsqu’ils se séparaient, elle  se disait  que c’était la dernière fois. Le lendemain, elle attendait le moment de le revoir avec impatience. Ce phénomène étrange, on le décrit si bien par la formule : avoir quelqu’un dans la peau. Ils se mettaient au lit sans beaucoup de préliminaires.

André avait modifié l’horaire de ses consultations, il n’osait pas penser à ses rendez-vous qu’il respectait mal. Isabelle quant à elle devait rentrer pour attendre son mari. Ce n’était pas la situation idéale pour une relation amoureuse. Mais c’était le même piment que celui que procure la lente montée des escaliers.

Ce qui le flattait, c’était avant tout son pouvoir de séduction. Le nombre de ses aventures faisait sa réputation de don juan, cette réputation qu’il aimait bien plus que les jolies femmes qu’il mettait dans son lit.  

Peu à peu, Isabelle s’attachait à lui. André par contre éprouvait le sentiment de s’enfoncer dans une impasse.

Une après-midi, elle l’avait retenu plus longtemps qu’à l’habitude, et il avait manqué une obligation importante. Il se résolut à en parler :

- Je sais, c’est difficile mais il faut nous séparer Isabelle. Avant que cette délicieuse aventure ne devienne une aventure ordinaire. Je t’ai donné du plaisir, mais tu m’en as donné toi aussi.

Elle se rhabillait toujours en dernier. Elle aimait qu’il contemple ce corps qu’elle lui dissimulait peu à peu.

Elle était abasourdie.

- Je ne te plais plus ?

- Jamais aucune femme ne m’aura procuré plus de plaisir.

Il n’avait pas pu s’empêcher d’ajouter :

- Tu peux en être fière, tu sais.

Elle avait demandé qu’il la dépose près de la gare. Elle voulait marcher. Il avait voulu lui donner un léger baiser, celui d’un ami. Elle détourna la tête. Chez elle, lorsque Pierre était rentré, elle avait aussi détourné le visage qu’elle lui tendait auparavant. Elle ne savait pas pourquoi mais elle était fâchée contre Pierre.

Le corps d’André fut découvert au pied d’un arbre centenaire à proximité  du Panier d’Or. Une balle lui avait traversé le cœur. Il avait l’air surpris.   

Pierre avait été arrêté deux jours plus tard, à la sortie de son bureau. Il avait écouté les accusations de l’inspecteur Delrue. Il était resté silencieux. Alors même que son avocat lui répétait qu’il n’y avait aucune preuve que ce fut lui. Que d’autres pistes existaient que la police dès lors n’explorerait plus.

Durant son incarcération, c’est moi qui lui rendais visite le plus souvent. Lorsqu’Isabelle venait le voir, elle éclatait en sanglots presqu’immédiatement si bien qu’ils ne se disaient rien d’utile ni à l’un ni à l’autre.

L’inspecteur Delrue avait dressé une liste de femmes dont la rumeur disait qu’elles avaient été ou étaient encore les maitresses d’André Leroy. Celles qui avaient des raisons de souhaiter sa mort. Ne serait-ce que par mari interposé, ce qui assied une réputation. On le sait. Une femme pour laquelle on tue devient deux fois plus désirable.

Il n’y avait plus pour lui de raisons pour se mobiliser.

- Il méritait de mourir autant de fois qu’il a eu des maîtresses. Il n’aimait que lui.

C’est ce que Pierre m’avait dit la première fois.

- Ce n’est pas toi qui l’as tué.

- Peu importe qui l’a tué.

L’inspecteur Delrue n’avait pas cherché d’autre coupable. Pierre fut condamné à douze ans de prison.

J’allais le voir régulièrement. Soit seul, soit en accompagnant Isabelle. Il devenait de plus en plus sombre.

Un jour, Il saisit ma main.

- Promet le moi, Richard. Tu veilleras sur Isabelle.

J’étais chez elle tous les jours. Pas seulement les jours où nous allions visiter Pierre.

Un soir où je m’apprêtais à rentrer chez moi, c’est elle qui me retint.

- Ne me laisse pas, Richard. J’ai peur toute seule dans cette maison.

- Tu veux que je dorme ici ?

- Il y a la chambre d’amis. Ce n’est plus possible, je ne peux plus rester toute seule.

Nous sommes montés. Je me suis déshabillé dans la chambre d’amis, et je l’ai rejointe dans son lit.

Pierre devenait de plus en plus déprimé. Nous avions peur pour lui. Nous en parlions au lit avant de nous étreindre. Comme si la présence de Pierre, une présence invisible mais aussi évidente que si elle était réelle nous rapprochait et, je ne l’avouais pas, épiçait nos élans. Elle avait eu raison, Isabelle, avant son mariage avec Pierre, c’est moi qu’elle aurait dû épouser. Nous étions faits l’un pour l’autre. Elle pour moi. Moi pour elle.

Pierre s’était pendu dans sa cellule. Ce fut une découverte épouvantable. Ce fut une journée horrible. La nuit, nous nous sommes serrés l’un contre l’autre non pas seulement pour faire l’amour mais pour nous protéger comme des enfants apeurés.

- Je t’aime, Richard. Toi aussi, dis, tu m’aimes. Tu ne le dis jamais.

C’était un mois après les funérailles de Pierre. Elle était étendue sur le lit, j’avais les mains sur ses épaules.

C’est ce soir-là que je lui ai dit :

- C’est moi qui ai tué André Leroy. Je ne supportais plus l’idée de ses sales mains sur ton corps.

 

 

 

 

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Souviens toi, c'était un lundi soir.

 

Un détail stupide devient parfois le souvenir le plus marquant d’une union qui ne s’est défaite que par la mort.

Je me suis parfois demandé : Jusqu’où serais-je allé pour qu’elle soit encore en vie. A mes côtés ? Aux côté d’un autre ? L’ais-je aimée ou est-ce moi que j’ai aimé  lorsque je l’aimais ?

« Souviens-toi Azziza, c’était un lundi  soir » était une réplique du théâtre d’Armand Salacrou, un auteur très réputé lorsque nous étions jeunes. C’est à Paris, nous étions à peine mariés d’une semaine que nous l’avions entendue. Et, je m’en souviens encore.

Thérèse  est morte vingt ans plus tard. J’étais convaincu que je ne lui survirais pas. C’est cette certitude qui m’a retenu de me tuer moi-même.

Julie était seule elle aussi. C’était une amie que son mari avait abandonnée sans qu’elle  n’en ait jamais compris la raison.  Elle était séduisante et fort amoureuse à en juger par les caresses dont elle le comblait, même au vu de ses proches. Les hommes y sont sensibles, m’avait-elle dit un jour, Ils sont vaniteux.

Cela n’avait rien empêché.

- Moi aussi, j’aime ça. Les hommes sont des séducteurs, les femmes sont des nymphomanes. Chez les femmes, c’est méprisable. 

Un jour que j’étais chez elle, elle est entrée dans sa chambre à coucher. Lorsqu’elle est revenue, elle ne portait sur elle que son peignoir qu’elle dénoua devant moi.

- Julie !

C’est vrai qu’elle était séduisante.      

Etrange femme ! Elle faisait l’amour toute seule. Elle se servait de son corps et du corps de son partenaire pour  jouir.

Un peu plus tard, elle s’endormit la main sur une de mes cuisses.

Souviens-toi, Azziza . C’était un Lundi soir.

Ce n’était qu’une réplique de théâtre. Pourquoi me suis-je souvenu de celle-là ?

La vie avait recommencé.

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Un rêve

 

J’ai fait ce soir un rêve curieux. Nous étions, Julie et moi, dans une voiture, il me semble que c’était une décapotable, et nous roulions sur une route de campagne  pour nous rendre chez un de mes amis.

Julie, parce ce qu’elle était seule elle aussi, était la compagne de certaines de mes nuits. J’ignore qui de nous deux avec les gestes de l’amour comblait la solitude de l’autre mais nous y mettions tant d’ardeur que c’était une façon de nous efforcer tous les deux de survivre.

C’était la première fois que je me rendais chez Marc avec Julie mais elle semblait connaître la route aussi bien que moi.

C’était une côte sans fin. Le moteur peinait tellement que j’avais peur que la voiture ne s’arrête. Elle nous aurait entraîné en arrière, et j’aurais été incapable, je le savais, de la retenir. J’appuyais sur la pédale avec une obstination de maniaque.

La villa de Marc est apparue au sommet de la côte sous le soleil immobile de midi. C’était un bâtiment de béton gris et de verre bleu, une large terrasse l’entourait, il n’y avait ni arbre ni verdure, on aurait dit un dé tombé au milieu du désert.

Nous avons abandonné la voiture, et Julie s’est avancée vers les marches de l’entrée, la tête haute, la poitrine tendue, les yeux brillants, comme devait s’avancer l’avant-garde d’une armée conquérante lors d’une guerre sans merci.

Dans le living il n’y avait personne. C’était une pièce immense, presque vide, seule une table de marbre en occupait le centre comme l’autel d’une église des temps futurs. Les murs étaient blancs. A l’un d’eux, sur presque toute la largeur, pendait un tableau qui représentait une femme nue peinte en ocre, une jambe repliée, le visage inexpressif et les yeux sans iris. Le fond du tableau était vert sous l’effet phosphorescent d’un néon de dancing.

J’ai regardé Julie. Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point elle était blonde. Son regard était dur, elle avait le visage creusé comme à l’instant le plus aigu de nos étreintes.

Nous sommes entrés dans une autre pièce. Un homme était en train de peindre tandis qu’un autre, derrière lui, le regardait avec une fixité de mannequin. J’ai demandé si Marc était là. L’homme qui peignait a répondu sans détourner la tête :

- Marc a du s’absenter, il va revenir d’un instant à l’autre.

Julie s’est approchée de la toile. Les deux hommes se sont tournés vers Julie. Comme à chaque fois que des inconnus l’observaient, elle a souri avec ce lent mouvement de la tête qu’ont les oiseaux de proie avant de prendre leur envol.

C’est alors qu’un troisième homme est entré dans la pièce. Un homme jeune, la poitrine nue sous une veste de toile, je me souviens qu’il n’était pas rasé.

Il s’est dirigé vers Julie, il l’a regardée intensément, et puis seulement il a souri à son tour.

- Vous êtes une amie de Marc ?

Julie s’est tournée vers moi. Ses yeux avaient cette palpitation inquiète que je lui avais déjà vue, et qui me donnait à chaque fois l’impression que quelque chose d’important la bouleversait. Je me suis  avancé et j’ai dit que j’étais un ami de Marc.

- Marc n’est pas là. Il ne va pas tarder.

Mais c’est Julie qu’il continuait de regarder.

- Vous avez bien fait de venir.

Julie s’est redressée inconsciemment.

- Venez, nous allons attendre Marc sur la terrasse. Il fait si beau aujourd’hui.  

Il lui a pris la main et Ils sont sortis.

- Reste, je reste bien moi.

C’était celui qui regardait peindre son ami qui me parlait. J’ai secoué  la tête.

- Non, je vais y aller.

En même temps je pensais: qu’ai-je besoin de lui répondre mais je ne bougeais pas.

- Où est Marc ?

Le peintre avait cessé de peindre et nous nous sommes regardés tous les trois.

C’est alors que Marc est apparu. Il portait une chaise et il a traversé la pièce sans nous voir.

J’ai crié :

- Marc!

Il n’entendait pas. J’ai regardé les deux autres.

- Viens.

Le peintre a posé la main sur mon épaule, et il m’a entraîné vers le living.

Dans le living, la table était toujours nue mais il y avait désormais des chaises tout autour. La main du peintre a pesé plus fort sur mon épaule.

Jacques, je savais qu’il s’appelait Jacques mais je ne sais pas comment je le savais, Jacques est entré avec Julie. Il lui a demandé de s’asseoir. Moi, c’est le peintre qui m’a demandé de m’asseoir. Marc était là, lui aussi. Nous sommes restés silencieux un moment.

- Je vois que vous vous connaissez tous.

J’ai répondu :

Non. Nous allons partir, nous reviendrons une autre fois.

 Jacques s’est  mis à rire.

- Et vous nous priveriez de la présence de Julie ?

J’avais le sentiment étrange que nous étions les personnages d’une pièce de théâtre dont j’étais le seul à ne pas connaître le texte.

- Tu ne trouves pas qu’elle a de beaux yeux ?

Il a pris les mains de Julie dans les siennes.

Sans qu’aucun mot ne sorte de ma bouche j’ai voulu dire que ce n’était pas vrai, que Julie n’avait pas de beaux yeux, qu’elle avait des yeux transparents qui ne reflétaient que la seule couleur de ses passions : calcul, abandon et haine tout à la fois. Je le savais, moi. Pourquoi disait-il qu’elle avait de beaux yeux ?

Julie scintillait comme si le soleil l’avait embrasée. Elle a détaché de son cou son foulard, elle a posé une main sur sa poitrine, et elle a demandé au peintre pourquoi il avait peint une femme belle mais sans yeux ?

- Ce n’est pas une femme, c’est un tableau. Vous, vous êtes une femme.

Puis il a demandé si nous étions mariés, Julie et moi. Julie a saisi ma main.

- Nous sommes des amis, de grands amis.

Le peintre a éclaté de rire. Julie avait les joues en sang. Jacques s’est penché vers elle, il lui a dit quelque chose à l’oreille, elle a serré ma main.

J’avais chaud et je me sentais ridicule soudain dans mon complet. J’ai tiré sur mon nœud de cravate.

- Ote donc ta cravate.

Julie avait l’air excédée.

Ils avaient tous les yeux fixés sur moi.

Lorsque Julie faisait l’amour, c’était comme si elle naissait à chaque fois. Ses forces étaient bandées pour un destin dont elle pressentait que l’amour était la seule raison d’être. Son corps était la face lumineuse de son sexe, et son sexe était la source de sa vie. Et moi, je savais maintenant combien il m’était nécessaire.

- Il a bien de la chance. Est-ce qu’il en est conscient ?

Je me suis levé et j’ai dit à Marc que nous allions partir.

- Pourquoi, pourquoi? Ce n’est qu’un jeu. Un simple jeu. Demande-lui si elle veut, elle ?

Je n’ai pas répondu. Julie ne me regardait pas. Autant que ses mains, sa bouche, ses seins, le regard des hommes était la preuve de son existence, et avec ou sans moi, elle voulait continuer d’exister.

C’est alors que je me suis réveillé.

 

 

 

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Le retour de Golem

 

 

 

Je me souviens du film dans lequel jouait Harry Baur. C’était en 1932, j’avais quatre ans. Depuis j’ai appris que ce n’était pas Harry Baur qui tenait le rôle du Golem, ce monstre né de l’argile pour défendre le peuple juif.

Harry Baur, je l’ai revu 10 ans plus tard. En juin 1942, à la gare de Lyon à Paris. Il m’a regardé avec une intensité presque physique. J’ignore ce qu’ont pu se dire au travers de leur regard cet homme désespéré et l’enfant qui le matin même avait fui son pays. C’est ce jour-là que j’ai pris conscience que je serais comédien.

Il était retenu par le bras par deux hommes en manteaux  de cuir, le chapeau droit sur la tête, des agents de la Gestapo qui l’entraînaient alors qu’il continuait de fixer le jeune garçon fasciné que j’étais.

-Viens. Viens vite.

C’était mon père.

Le temps a passé. Et voici que le vent de la haine se lève à nouveau.

- Il faut réveiller le Golem. De la terre dans laquelle on enterre les morts, avec la même glaise un nouveau Golem sera crée. Il sauvera le peuple juif aujourd’hui comme il l’a sauvé dans le passé.

Mon ami Michel aimait les formules amphigouriques.

Moi j’éprouvais une étrange sensation. Une nuit,  après le théâtre, j’avais dîné comme je le faisais souvent dans une brasserie proche, j’avais bu du vin, un peu trop peut-être. Je ne me suis endormi que très tard.

Je venais d’avoir 64 ans, je ne montais plus sur la scène que pour montrer à d’autres comment je voulais qu’ils s’expriment. Je leur montrais l’attitude du corps, le geste, et les traits du visage. Et la voix, surtout la voix, le rythme de la voix. Cette façon de dire qui n’est pas celle qu’on utilise dans la vie réelle.

La phrase et la ponctuation qui est la respiration du texte, plus que l’action, est le moteur de la pièce.

Tout le monde prononce les mêmes mots. Tous les auteurs racontent la même histoire sans cesse recommencée que La Bible, en premier, a  racontée. Mais la phrase de l’un n’est pas celle d’un autre. Ne serait-ce que la virgule dans le corps d’une phrase, et la pièce se termine en chef d’œuvre ou en four.

Le Golem auquel je pensais n’était pas un personnage de théâtre. C’était un personnage réel qui avait l’apparence d’un personnage de théâtre. Il serait double. Ne verraient son visage que ceux qui subiraient sa loi. Ils ne le verraient qu’une seule fois. A la dernière seconde de leur vie.

Son rôle serait d’être le poing du peuple juif. Vaincre ou périr, c’est la loi de la vie.

Comme au théâtre cependant, le Golem renaîtrait chaque soir jusqu’à ce qu’il soit rendu à la glaise parce que la paix aura été rendue aux hommes de bonne volonté.

Le lendemain, j’en ai parlé à Cécile. Cécile avait été ma femme durant 20 ans, nous étions séparés depuis 10. Peut être que nous nous remarierons dans 10 ans, il y a des couples qui fonctionnent par cycles.

Je ne me souviens plus du motif de notre séparation. En revanche, je me souviens de plus en plus souvent de ce qui m’avait plu en elle au point que je serais prêt à n’importe quoi la remettre dans mon lit. On appelle ça la passion.

Je me demande à quoi on pense quand on parle de la passion du Christ. Je ne me moque pas. La mort devrait être l’aboutissement de chaque passion. C’est trop dur, après.

Cécile écrivait les pièces que je montais, j’étais trop exalté pour écrire. Ma main était incapable de suivre ma pensée. Cécile, au travers de l’incohérence de ma pensée, en saisissait la trame, la mettait en forme, et le texte s’exprimait sans qu’on dut en changer un seul mot.

Au début de notre mariage je lui faisais souvent l’amour après qu’elle ait écrit. Quelle que soit l’heure.  Habillés ou non. Dans la fièvre. J’y mettais la rage qu’on éprouve lorsqu’on se venge. Et j’avais le sentiment que l’auteur de la pièce, c’était moi.

- Jamais, je n’ai joui aussi fort.

 Ces jours-là, à table, elle me regardait manger et veillait à ce que mon verre ne soit jamais vide.

Il m’arrivait de la tromper parce que je voulais me détacher d’elle. Mais aucune autre ne m’étreignait le ventre comme la silhouette de Cécile lorsqu’elle me tournait le dos.

Je lui ai parlé du Golem.

- Le personnage, soit. Mais comment frappe-t-il ces crapules sans se faire prendre tout en se désignant ? Je ne vois pas la scène.

- Gorki, tu te souviens ? Brecht, les mendiants professionnels ? Hugo, Shakespeare, et d’autres. La lie de la société donne une représentation d’elle-même qu’aucune autre catégorie humaine n’est à même d’égaler. Et que faisons-nous tous les soirs sinon montrer ce que nous sommes ?

- Peux être que tu as raison. Tu le sais, je crains les bons sentiments au théâtre. Ils sont fort applaudis, et la pièce est vite oubliée.

Deux jours plus tard, la presse relatait que dans une banlieue de la capitale, on avait trouvé les corps étranglés de deux caïds suspectés d’avoir détruit des stèles juives, et d’avoir battu un rabbin, presqu’à mort, à proximité de sa synagogue.

On ignorait qui en était l’auteur. Même dans le quartier, personne n’avait eu envie d’en parler. Un policier, pour la forme probablement, avait noté sur un procès-verbal qu’un vieillard qui avait l’habitude de regarder la rue du haut de sa fenêtre du sixième étage, avait vu, lui semblait-il, un homme trapu, les bras ballants, marcher comme un automate.

Le policier avait écrit que la description était confuse, le vieillard était à moitié saoul, l’heure était imprécise. En tout cas, il ne ressemblait à personne de connu dans le quartier. Il n’avait pas ajouté que ça faisait deux crapules de moins.

Le lendemain, pour la première fois depuis longtemps, j’avais dormi jusqu’à dix heures du matin. Puis, j’ai cherché sur internet des photos d’Harry Baur. Je pensais que ça aiderait Cécile à peindre son personnage.

Lorsqu’il est mort, il était âgé de soixante trois ans. J’en avais soixante quatre, je sentais son personnage davantage que je n’en avais jamais senti d’autres que j’avais incarnés. Mais c’est vrai qu’un comédien dit toujours la même chose lorsque, pour la première fois, un personnage prend possession de lui.

Je voulais être le Golem, je voulais être Harry Baur. Je voulais dominer ce public qu’on devine sans le voir. Ah, la jouissance que je ressentais lorsque je jouais. Cette rumeur qui monte de la salle est faite, malgré le silence de chacun d’entre eux, de la respiration de tous les spectateurs. Certains soirs, cette rumeur me faisait frissonner. Je sortais de scène vidé mais heureux. J’avais bien joué, je le savais.

Je m’étais exalté devant Cécile qui griffonnait sur un carnet. Parfois elle ne traçait qu’un trait, ou la forme d’un visage qu’elle noircissait ensuite, ou mettait quelques mots qu’elle seule et Dieu étaient à même de relire, je lui en avais souvent fait la remarque.

Cécile avait un compagnon, et elle en changeait souvent. C’était la cause de son indifférence à mon égard. Elles sont nombreuses, les femmes qui raisonnent avec leur ventre. Un jour, elle se trainerait à mes pieds pour que je consente à lui faire l’amour à nouveau.

- Tu vois ce que je veux dire ?

C’était le lendemain du jour où la police avait découvert dans une décharge un cadavre enroulé d’un drap marqué d’une croix gammée. Là encore, il n’y avait eu chez une fille qui se promenait la nuit qu’une description confuse. La silhouette d’un homme trapu qui marchait lentement, les bras ballants.

- On aurait dit : un robot.

Il s’agissait du Golem, je le savais. Le temps d’aujourd’hui et celui du passé pouvaient être le même.

Cécile avait revêtu ce qu’elle appelait son bleu de travail. Un cache-poussière gris de deux tailles plus ample que nécessaire. Au début, c’était une façon de manifester qu’écrire était un travail d’artisan. Ecrire chaque jour, ne serait-ce qu’une page, quelques lignes même. Mais tous les jours. Comme l’ouvrier qui se rend chaque jour devant son établi.

C’était devenu un rite. Lorsque nous étions de jeunes mariés, son tablier était blanc et serré, pareil à celui des infirmières qui le portent à même le corps.

- J’ai le sentiment que tu es en train de monter deux pièces dans la pièce. Je ne vois pas encore l’articulation qui les relierait. C’est toi auparavant qui exigeait des auteurs de s’en tenir à l’unité d’action, qu’elle soit apparente ou non.

- Je t’ai dit que tu étais belle ?

- Rentre chez toi, Pierre. Et réfléchis à ce que je t’ai dit.

Je suis rentré chez moi. Ce studio que je baptisais avec un sourire de dérision de garçonnière parce que des filles, avant de se mettre au lit, disaient :

- C’est gentil, chez toi.

Et pourquoi pas deux pièces jouées simultanément ? Sur la même scène. Avec les mêmes comédiens. Chaque spectateur verrait la pièce qu’il veut voir.

La première scène se passerait en Tchécoslovaquie dans la cave du rabbin qui avait modelé le Golem. Je ferais le rabbin. Puis, je ferais le Golem recrée.

Le décor était encore flou. Quant aux comédiens, je pensais à l’un d’entre eux en particulier, un certain Thierry que le théâtre saoulait, l’un porterait une veste d’officier nazi et un autre un long manteau de cuir. A notre époque. Dès lors la tragédie irait de soi.

Cécile paraissait incrédule. Moi, j’usais d’une certaine emphase pour donner plus de poids à l’histoire que je lui déclamais. J’avais retrouvé l’énergie de mes débuts, quand je subjuguais les filles qui ne savaient plus qui elles désiraient, l’homme ou le comédien. Etre visible, quel puissant aphrodisiaque ! Je me sentais investi.

Un soir, nous avions travaillé assez tard, je lui ai dis que je n’avais pas envie de rentrer chez moi.

- Je suppose que ça ne t’ennuies pas que je passe la nuit ici ?

- Dans mon lit ? Il ne faut pas, Pierre. Nous allons gâcher quelque chose.

Elle me poussa vers la porte. Dehors, je me suis dis que j’avais eu tort de ne pas insister. J’aurais dû la brusquer. Elle avait hésité. Les femmes aiment les vainqueurs.

Un mois plus tard, la pièce était écrite, les rôles distribués, et le jour de la générale était fixé. Mais Cécile était éloignée de moi tout autant que la première fois que je lui avais parlé du Golem. Alors que moi, étrange phénomène, j’étais de plus en plus obsédé par l’envie de redécouvrir ce corps que je connaissais.

Je me souviens d’un temps où j’affirmais qu’à choisir entre un tableau de Rembrandt et la plus jolie des filles, s’il fallait que l’un ou l’autre disparaisse, être humain ou non, c’est la fille que je sacrifierais. Aujourd’hui, je sais que c’est faux.

La pièce serait un succès, je le sentais au travers de chacune des parcelles de mon corps. A nouveau, je serais l’homme qu’on admire, et Cécile me désirera à nouveau. Les faims de l’âme ou de l’esprit, c’est le corps qui les apaise.

A la fin de la dernière répétition, je l’avais prise à part.

- Demain soir, tu seras à moi à nouveau. Dans l’Antiquité, les vainqueurs avaient droit au triomphe. Tu seras mon triomphe à moi.

- Tu parles comme on parlait dans la porteuse de pain. Je croise les doigts pour toi.

Ce fut un four. Des spectateurs avaient quitté la salle discrètement. Les applaudissements de courtoisie retentissaient d’autant plus forts que l’acoustique de la salle faisait de chacun d’entre eux l’écho parfait de l’autre. Le battement d’ailes d’un seul papillon pouvait, parait-il, provoquer un séisme à l’autre bout de la planète. Du four d’aujourd’hui pouvait naitre le succès de demain. L’histoire du théâtre est pleine de ces métamorphoses. Peut-être. Mais que pensait ce seul et unique papillon qu’on écrase entre les doigts ? J’aurais voulu mourir.

Je suis sorti dans la rue. Je retenais à peine mes larmes. Cécile est sortie à son tour. Je suppose qu’elle me cherchait, elle est venue vers moi dès qu’elle m’a vue. Je n’ai pas pu les retenir. A quoi bon, d’ailleurs ! Les larmes coulaient sur mes joues.

Elle a entouré mes épaules. Elle s’est serrée contre moi.

- Ne pleure pas. Viens.

Nous avons passé la nuit chez elle. Les femmes aiment les combattants qui, le soir d’une bataille perdue, viennent chez elles, et y déposent leur armure.

 

 

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Une conquête amoureuse




Cela remonte si loin. J’ai été terriblement malheureux. Ne riez pas, je souhaitais mourir. Aujourd’hui, je souris, c’est vrai. Pas du jeune homme niais que j’ai été mais de l’impossibilité dans laquelle je me trouve d’être aussi malheureux à nouveau.
J’avais vingt ans. Je me rendais à Paris pour y passer le week-end chez ma tante. Elle avait mis à ma disposition  une chambre de bonne gentiment meublée dans le quartier de l’Odéon.
J’avais l’intention de me promener à travers le quartier latin, de visiter un musée, d’aller au théâtre le soir. Le samedi, j’avais rendez-vous avec Julien Lenoir, un ami que je m’étais fait, à peine plus âgé que moi, un séducteur-né.
Nous devions passer la soirée dans ce qu’on qualifierait aujourd’hui de discothèque, le « bal à Jo », rue de Lappe. On y dansait le tango et la java entrainé par des joueurs d’accordéon qui enchainaient les danses sans répit. Les filles en devenaient soûles et les garçons, légers comme des bulles, s’élevaient vers le ciel de toutes les espérances.
Julie se serrait contre moi et lorsque la danse cessait, elle me prenait la main jusqu’à ce qu’une autre recommence.
- Tu as une touche.
Julien avait dansé avec d’autres filles. Quelques fois, il invitait Julie.
- Elle est drôlement bien foutue. J’imagine que tu vas la mettre dans ton lit, veinard.
Finalement nous sommes restés à trois, assis à une table, devant un verre de vin pour Julien et Julie, un whisky pour moi. Julie dansait avec chacun de nous, l’un après l’autre, elle était infatigable.
Elle avait la joue contre la mienne en dansant le tango. De la langue, elle me mouillait l’oreille en parlant.
- Je veux rester avec toi.
- Et Julien ?
- Julien, ça m’est égal.
J’étais devenu profondément amoureux. Nous avons bu quelques verres encore, ma timidité avait disparu, et nous sommes sortis. Julie, entre Julien et moi, nous tenait par le bras. En marchant, de la cuisse, nous nous frottions contre les siennes.
Lorsque nous sommes arrivés dans ma chambre, Julie s’est tournée vers moi.
- Nous restons tous les trois ?
Julien avait commencé de se déshabiller. J’étais paralysé. Julie me fixait sans sourire. Elle avait ôté son pull, et dégrafé son soutien-gorge. J’ai ôté mon pull moi aussi. Julien s’était glissé sous les draps à l’extrême bord du lit.
- Vous venez, il ne fait pas très chaud.
- Tu viens ?
Julie était en culotte, les seins dressés qu’elle caressait d’une main en me tendant l’autre.
- Je ne sais pas ce que j’ai, c’est le whisky, j’ai besoin de prendre l’air.
- Reviens vite. Nous allons réchauffer le lit en attendant.
Je suis sorti. Rue Croix des petits champs, au rez-de-chaussée de l’immeuble, il y avait un café où tous les matins lorsque je logeais chez ma tante je prenais un œuf dur, puis un café et un croissant. Ou un verre de vin blanc comme le faisaient d’autres consommateurs. Le café était fermé.
J’étais prêt à remonter dans la chambre mais j’avais besoin de boire ne serait-ce qu’un verre d’eau. Il suffisait de marcher un peu, l’air était tiède et le ciel particulièrement clair, je trouverais facilement un café encore ouvert.
Paris, la nuit, était à cette époque une ville merveilleuse. A croire qu’il y avait deux villes qui se substituaient l’une à l’autre en fonction du jour ou de la nuit. Peut être que c’est le cas de toutes les villes ? Ou à cause de ceux qui marchent la nuit et qui sont différents de ceux qui marchent le jour.
J’étais exalté. J’avais envie de rire. Julie était nue devant mes yeux. Les seins dressés, elle me tendait la main. J’ai marché jusqu’au pont de l’Alma. Puis plus loin encore en longeant la Seine. Peu de gens se promènent la nuit. Ceux qui le font se croisent parfois mais ne se voient pas. C’était comme si la ville ne se déroulait que pour vous au fur et à mesure de vos pas. A un certain moment, il était trois heures du matin, je me suis senti fatigué. Je voulais rentrer mais il n’y avait pas de rame de métro avant six heures. Je me suis assis sur un banc pour l’attendre. Sur le quai d’en face un homme était assis qui somnolait. Il aurait pu être mon reflet.
Il était près de sept heures lorsque je suis arrivé rue Croix des petits champs. Le café du coin était déjà ouvert. Je suis monté directement à ma chambre. La porte était fermée mais je n’ai eu qu’à la pousser.
Il n’y avait personne. Le lit avait été refait. Je suppose que Julien et Julie étaient rentrés chez eux après m’avoir vainement attendu.
Je me suis assis sur le bord du lit. Soudain, la tête entre les mains, je me suis penché en avant et je me suis mis à pleurer.

 

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La tribu perdue

J’ai toujours été préoccupé par ce que certains apôtres de Jésus et leurs descendants ont prétendu. Mais longtemps après que les événements se sont produits.

Et davantage encore depuis qu’un grand nombre d’hommes  a dit que cette petite partie de Palestine a été la leur alors que des juifs, ces derniers siècles, n’y avaient trouvé qu’un désert. Ils sont nombreux à être morts pour que d’autres qu’ils ne connaissaient ni d’Eve ni d’Adam puissent s’y faire enterrer.

L’un des apôtres toutefois, mais il s’est fait jeter par sa hiérarchie déjà bien assise à l’époque, se demandait, après que la tombe de Jésus ait été découverte vide, si plutôt que d’être monté au Ciel pour y rejoindre son père, l’histoire était jolie mais peu crédible, si Jésus était mort en réalité, mort et bien mort, ou s’il n’avait pas été épargné à la suite de dieu sait quelles tractations, et poussé à quitter Israël qui portait un autre nom à l’époque, après avoir promis de ne jamais plus y revenir.

Déjà, des hommes n’aimaient pas d’autres hommes. Alors même qu’ils se disaient frères.

Bref, d’après lui, ils étaient partis. Ils étaient partis vers le Sud. Pourquoi vers le Sud ? Pourquoi pas vers le Sud ?

Ils étaient douze, eux aussi, comme les apôtres qui figurent sur la Cène. Si je peux me permettre cette réflexion : ils sont toujours nombreux lorsqu’il s’agit de se mettre à table. Moitié femmes, moitié hommes. Le Sanhédrin, s’il s’agissait de lui, avait bien fait les choses. Ou était-ce le représentant des romains ?  

Ponce-Pilate était un soldat de métier, il ne tuait qu’à contrecœur. Lorsqu’il avait besoin de davantage de morts, Il laissait les hommes s’entretuer. Il ne fallait pas les y forcer.

-Les hommes ont besoin de femmes, avait-il dit. Ou bien c’est le représentant du Sanhédrin qui l’avait dit, je ne m’en souviens plus.

Pourquoi me suis-je posé la question ? Je me suis toujours posé des questions qui paraissent absurdes à beaucoup. Six hommes. Six femmes. Et les autres apôtres ?

Lesquels des apôtres ont-ils suivi Jésus. Lesquels ont fait semblant de ne rien savoir ? Ils se sont enfermés pour méditer, ont-ils répondu à celui qui le leur a demandé.

- N’était-il pas celui que vous aviez choisi pour être votre roi ?

Ils avaient haussé les épaules. On peut choisir un Roi alors même qu’on est républicain au fond de l’âme.

Hommes et femmes. D’instinct, Jésus s’était rangé aux côtés de Myriam. Judas, quant à lui, avait saisi la main de Madeleine, elle avait baissé les yeux vers le sol. Cela signifiait, je suppose :

-Je te suivrai les yeux baissés.   

Six couples s’étaient formés. D’instinct. Déjà, le sexe quel que soit le nom qu’on lui donne, aujourd’hui on le baptise amour, prévalait sur tous les sentiments.   

Je ne serais pas sérieux si je prétendais connaître  le chemin qu’ils ont choisi. Je présume sans le garantir qu’ils ont choisi le soleil à son déclin pour se diriger vers ce qui pouvait apparaître comme un but lointain. Bien qu’on puisse se demander : cela veut dire quoi lointain ? On est toujours loin d’un but. A plus forte raison lorsqu’on l’ignore. Le continent sur lequel ils se trouvaient n’avait pas de limites à leurs yeux.

Ce que j’affirme en revanche, c’est qu’aujourd’hui on peut imaginer leur chemin et les péripéties de leur odyssée en voyant des hommes dans diverses contrées du monde qui s’expriment dans un idiome proche de l’araméen et, ces mêmes hommes, respecter certaines coutumes religieuses et culinaires proches de la religion et de l’histoire juive.

Des Chinois, des Jaunes !, qui prétendent  être juifs.

Des africains noirs, leur nom est Tutsi, qui se prétendent juifs ou descendants de juifs eux aussi. Des Indiens, des brahmanes, paraît-il.  Et combien d’autres peut-être…

Est-ce une plaisanterie ? On m’a laissé entendre que l’un des premiers papes de la chrétienté était juif.  A y bien réfléchir, à l’époque, une certaine confusion a pu exister jusqu’à ce que des règles se soient étables. Des règles juives.

Au Moyen-Orient, soit, direz-vous. Mais si loin de leur terre d’origine.

 Longtemps, longtemps après, le marchand Marco Polo atteignait la Chine par ce qu’on appelait la route de la Soie. En réalité, à l’instar des juifs, il a marché et marché sans être certain d’arriver.

Certes, son convoi était loin d’être rudimentaire. Etre un gros marchand, à son époque comme à la nôtre,  supposait une véritable richesse.

Mais ces douze juifs qui n’avaient qu’un bâton pour s’aider à marcher ?

Je n’avais jamais imaginé qu’il pût se trouver des juifs ailleurs que dans ces pays où on en rencontrait depuis des siècles à ce que disaient les juifs eux-mêmes. En Espagne par exemple où ils étaient si nombreux que les autorités avaient exigé qu’ils changent de religion et de nom. Je me suis laissé dire que Mendès était devenu le nom de ces Marranes.

Tout compte fait, c’était plus estimable que de les porter au bûcher, leurs livres et eux, comme le firent les pays à la religion mal affirmée, souvent en guerre avec un souverain au pouvoir instable parce qu’il était soutenu par des barons qui ne souhaitaient que prendre sa place. 

C’était en Juillet durant les vacances. Je m’étais rendu en Tunisie à destination d’un club de vacances mais je  m’y étais ennuyé. J’avais pris la décision de rentrer.

A Tunis, je m’étais promené dans la vieille ville. 

Soudain dans une rue étroite à proximité des souks, j’ai vu un homme assis devant la porte de son magasin, une boucherie, sur la vitrine de laquelle était peinte en bleu une croix de David.

-Vous êtes juif ?

Il parlait mal le français. Il avait opiné de la tête.

-Juif ? Yid ?

-Oui. Vous êtes un Yid ?

Il a haussé les épaules. Il a détourné les yeux. Il s’est penché sur le journal qu’il avait dans la main.

J’ai lu hier, étrange coïncidence, un texte rédigé par un historien qui relatait la dispersion du peuple juif depuis qu’il avait été chassé de chez lui, il y avait trois millénaires.

La tribu dont je parle n’était qu’une infime partie de ce peuple dispersé. Cette tribu, à cause de la fatigue sans doute, s’était scindée à de nombreuses reprises.

Plus drôle encore si je puis dire, mais je le dis avec un certain émoi, les prénoms que je porte, j’en porte trois, me posent question.

Le premier reprenait celui de mon grand-père décédé. C’est de tradition chez nous. En revanche, le second était choisi par mes parents : Lazare en l’occurrence. Mais l’un d’eux, mon dernier prénom, qui se transmettait depuis toujours sans que personne ne sache pourquoi, m’a troublé soudain. Mon dernier prénom est celui que portait ce juif qui avec Judas avait dirigé la tribu perdue, ce juif qui avait été crucifié : Jésus.

Est-ce que par hasard je serais son descendant ?

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Hommes, mes frères !

 

 

 

C’est dans la maison de retraite où ses enfants l’avait placé à la mort de sa femme qu’il me l’a raconté.

Jerry qui fût son ami d’enfance avait été parmi les premiers à étrangler un soldat allemand pour lui prendre son arme. D’autres juifs l’ont fait après lui. Et la révolte du ghetto de Varsovie a éclaté.

Ce sont des juifs qui craignaient pour leur vie qui l’ont dénoncé. Il leur en restait si peu en réalité. Ils le savaient mais l’espoir fait vivre. Peut être lui ont-ils rendu service.

Les Allemands l’ont collé  contre un mur. Un officier a crié : feu ! L’un des soldats s’est retourné, la main au ventre, et a vomi. Il a dit : j’ai du manger quelque chose que mon estomac n’a pas supporté, saleté de nourriture polonaise. 

Ils l’ont abandonné. Il est resté replié contre le mur jusqu’à ce que la nuit tombe. Les rares passants s’écartaient. L’un d’eux s’est approché et a craché sur son visage.

- Un juif aurait été dénoncé par un autre juif ? Il le condamnait à mort ?

- Oui.

- Un juif ? Un autre juif ? Son frère ?

Il secoua la tête.

- J’y ai beaucoup réfléchi. C’est quoi un juif ?

Il y eut un moment de silence.

- Niemeyer, un pasteur je crois, en a accompagnés au camp, une femme, elle aussi en a accompagnés au camp.

Il se tut à nouveau.

- Cela ne compte pas qu’ils fussent juifs ou non. Ce qui compte, c’est qu’ils soient des hommes, des frères. Oui, je sais. Ceux qui l’ont dénoncé, celui qui a craché, jusqu’à ceux qui ont tiré et jusqu'à l’officier qui a crié feu avant de lamper une rasade de schnaps, tous étaient des hommes. Ses frères !

- Tous les hommes se ressemblent depuis toujours.

 

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Jonathan

 Jonathan était né à Gdynia en Pologne. Lorsque les  allemands envahirent la Pologne, il était âgé de quatorze ans. Il fréquentait le collège depuis trois ans, et prévoyait d’entrer plus tard à l’Université de Cracovie pour y apprendre la philosophie.

C’était un adolescent intelligent, fort séduisant, qui retenait le regard des jeunes filles autant que celui de leur mère.

Le soir, Jonathan se rendait à la Yeshiva, une école dirigée par des rabbins, où il apprenait l’hébreu et la Thora. Dans chacun de ces établissements, il apprit le plaisir de la discussion et l’importance qu’il y avait à chercher et à trouver les bons arguments. Il faisait la joie de ses parents. Orthodoxes, ils respectaient les rituels prescrits, et toutes fêtes étaient motifs à se ranger aux côtés des élus. Aux yeux de leur dieu, ils étaient des modèles vraisemblablement.

Son grand père, Salomon, était un rabbin respecté de la communauté. Souvent, Jonathan lui rendait visite pour lui parler de ses études ou lui demander conseil. Avec son grand père, il ne craignait pas d’avoir les sujets de conversation qu’il ne pouvait pas avoir avec son père. Au sujet des filles par exemple. Il faut bien le reconnaitre, juives ou non, aux yeux d’un jeune garçon, elles avaient toutes des attraits qui donnaient à rêver, la nuit généralement, et même alors qu’on ne dormait pas encore. 

Jonathan avait un frère, Samuel, de deux ans son cadet, et beaucoup moins préoccupé de religion. Lorsqu’il jouait avec ses amis, juifs ou non, les coups pleuvaient fort de part et d’autre. Samuel avait appris très tôt que les coups étaient beaucoup plus convaincants que les arguments les mieux élaborés lorsqu’on avait affaire à des interlocuteurs que la philosophie n’intéressait pas.

Qui peut dire lequel des deux frères avait raison ?

Avant la guerre déjà, il y eut  des pogroms encouragés par les autorités. Tuer ses semblables défoule, a dit je ne sais plus quel sociologue. Un soir que Jonathan était auprès de son grand père, un groupe dont personne n’eut été capable de dire quel en était le plus soûl des participants, deux d’entre eux, munis d’une hache, fracassèrent la tête du rabbin tandis que les autres le tirèrent hors de chez lui, et l’abandonnèrent en criant mort aux juifs. Cette frénésie à tuer les avait empêchés de voir Jonathan, pétrifié derrière l’armoire où le grand père rangeait la Thora.

C’est ce jour-là vraisemblablement qu’il apprit à se taire, et que ses yeux prirent cette couleur de noir qui fit dire, longtemps après encore, qu’il avait de beaux yeux dans lesquels ont se serait noyé.

Ses parents et lui furent arrêtés un peu plus tard. Ils furent mis dans des camps de concentration, séparés et, probablement, brûlés dès que les premiers fours furent construits. A l’exception de Jonathan parce que le commandant du camp avait été séduit par sa beauté. Et par son intelligence, affirmait-il.

Les commandants de camps étaient des officiers. Des gens qui sortaient des bonnes écoles. Ils étaient sensibles à l’intelligence et à la beauté. Il fît de Jonathan son domestique personnel, et son amant. Jonathan voulait vivre. A tout prix.

A la libération du camp, il vivait en effet. Il émigra en Belgique. Mais il n’était plus orthodoxe, il avait un compte à régler avec le tout puissant ; disait-il.

Saisi d’une fringale de connaissances, Jonathan entama des études de droit. Il voulait devenir avocat. Sa femme trouva un poste dans un Grand Magasin de sorte qu’en se serrant au maximum ils purent subsister. Le soir et le week-end Jonathan donnait des cours de français à des compatriotes. Ce n’était pas un français impeccable mais il était amplement suffisant pour des gens dont la plupart ne parlaient qu’à leurs compatriotes.  

Jonathan faisait les choses systématiquement. Il disait qu’il était nécessaire de se tracer une route à suivre et de la suivre scrupuleusement si on voulait atteindre le but qu’on s’était fixé.

A la fin de ses études, il entra en stage dans le cabinet d’un de ses professeurs. Il s’exprimait désormais parfaitement en français. Seul, un léger accent révélait ses origines. Et la langueur de son regard, typiquement slave, disait ses interlocutrices.

Lorsque sa femme mourut d’un cancer, il décida de mourir à son tour. Il n’avait rien oublié. Il avait un compte à régler avec le très haut.

Il n’y eut personne à ses funérailles.

Comme si Jonathan n’avait jamais existé.

 

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Une mère

J'ai assisté aux funérailles de Pierre. A regret. Pour sa mère qui se trouvait au bord de la tombe sans regarder personne, sans regarder la tombe.

Elle se tenait droite, les yeux fixés devant elle, les traits tendus, la bouche serrée, les bras le long du corps, un peu en arrière, on eut dit qu'elle allait prendre son élan. Elle était belle.

Lorsque Pierre était absent, elle m'invitait à prendre un verre chez elle, café ou thé, ou vin ou alcool, selon l'heure. Mais c'était pour parler de Pierre. Elle savait que j'étais son ami le plus proche. Celui à qui il ferait des confidences, de celles qu'on s'interdit de faire à sa mère. A celle, cependant, qui donnerait tout pour être la confidente de son fils.

Elle était veuve depuis plus de dix ans. Elle ne s'était jamais remariée. C'est seule qu'elle avait élevé Pierre, ce fils unique qu'elle idolâtrait.

Avait-elle eu des amants? Elle était jeune, désirable, les

prétendants ne devaient pas lui manquer. Mais on ne lui connaissait personne. Et quand une amie trop curieuse lui posait la question, elle répondait:

- N'ais-je pas l'homme le plus beau et le plus attachant qu'une femme puisse rêver?

C'était une réponse banale mais je n'étais pas certain qu'elle ne représentait pas la vérité pour elle.

Pierre n'avait que dix-huit ans lorsque je l'ai connu. J'en avais vingt-trois. Il s'était inscrit à un cours d'histoire dans un institut privé qui préparait à l'entrée dans les grandes écoles. J'y faisais office de surveillant, de répétiteur, de n'importe quoi pourvu qu'il y ait quelqu'un qui parcourait la salle de classe pendant que les élèves travaillent.

Entre Pierre et moi, s'était installé un climat de sympathie réciproque puis d'amitié réelle après que nous nous soyons promenés ensemble à la sortie des cours. Je l'accompagnais chez lui puis, plutôt que de nous quitter, c'est lui qui me raccompagnait jusqu'à mon domicile. Le plus souvent ce manège qui avait fini par nous amuser tous les deux se déroulait plusieurs fois avant que nous nous séparions. Jusqu'au lendemain.

Lorsque son père mourut, Pierre qui n'avait que huit ans fit des cauchemars toutes les nuits. Il se dressait en hurlant. Sa mère le prenait dans son lit et lui parlait à voix basse pendant qu'il se calmait et, apaisé, finissait par s'endormir, le corps contre celui de sa mère et le visage contre sa poitrine.

- Dors, mon petit chéri. Dors.

Elle fermait les yeux mais ne dormait pas. Elle continuait de murmurer:

- Dors, mon petit chéri. Dors, mon petit homme.

Il avait pris l'habitude de dormir auprès de sa mère. Le soir, lorsqu'il était l'heure de se coucher, c'est dans le lit matrimonial qu'il se glissait. A l'heure où elle-même allait se coucher, elle le trouvait recroquevillé au milieu du lit. Dès qu'elle était au lit, il se poussait contre elle. Il s'agitait jusqu'au moment où elle le prenait dans ses bras. Et sa respiration devenait régulière.

Le matin elle se levait avant lui pour lui préparer son petit déjeuner, puis il faisait sa toilette pendant qu'elle préparait son cartable. Le dimanche en revanche, c'est elle qui lui donnait son bain.

Elle lui savonnait le corps entier, jusqu'à son sexe et son derrière qu'elle savonnait avec le plus de vigueur. C'étaient des endroits qui doivent être immaculés. Elle se réjouissait lorsque le sexe de Pierre  durcissait dans sa main.

- Mon petit homme.

Elle était pratiquement nue quand elle le lavait. En slip et soutien-gorge. A l'âge qu'il avait, cet aspect de sa mère ne devait pas perturber son fils, pensait-elle. Et durant de nombreuses années elle avait pris l'habitude de faire sa toilette devant lui. De cette façon, pensait-elle, il ne prendrait pas l'habitude de fantasmer sur le corps des femmes. Un corps est un corps, rien de plus. Si elle en avait eu le pouvoir, dès le début de l'humanité, elle aurait interdit qu'on cachât le corps des humains. Est-ce que les animaux, mammifères ou autres, se couvraient? Cela ne les empêchait pas de procréer. Ni d'y prendre du plaisir. Ce sont les vêtements qui sont à la source de la perversité.

Après ces vigoureuses professions de foi, elle passait beaucoup de temps devant la coiffeuse de la chambre à coucher. Elle se peignait et se maquillait, en regardant dans le miroir le petit Pierre immobile qui contemplait sa mère.

- Mon petit homme.

C'est une expression qu'elle utilisait souvent. Et la portait à lui tendre les bras pour le serrer contre sa poitrine.

- L'homme de ma vie. Tu le sais que tu es l'homme de ma vie.

Pierre me disait :

- Jusque fort tard,  j'ai plus souvent dormi auprès de ma mère que dans mon lit. De toute manière, la porte de ma chambre, elle était voisine de la sienne, était toujours ouverte. Quand je ne dormais pas, je l'entendais me dire:

- Tu dors?

Et parfois c'est elle qui me réveillait quand elle me demandait si je dormais.

Pierre me parlait de sa mère avec l'air résigné et malheureux de parents qui ont un gosse handicapé mental. Parfois j'avais le sentiment qu'il la haïssait.

- Qu'elle me laisse vivre. Et si j'ai envie d'être malheureux.

- Elle n'a jamais été tentée de recommencer sa vie? Ta mère est très belle. Je suppose que comme toutes les femmes, elle a des besoins.

- Des besoins?

Je changeais de sujet. Je me demandais si en recueillant les confidences de Pierre, je pensais réellement à lui.

- Elle est belle, non?

Il avait dix-sept ans quand sa mère et lui avaient rencontré la fille d'une amie de sa mère. Pierre avait détourné la tête en rougissant.

- Pierre.

Il avait rougi plus fort encore, et avait baissé les yeux. Cette timidité maladive en face des filles, elle devait la constater à de nombreuses reprises depuis lors. Et elle s'en désolait.

Une nuit qu'il était étendu auprès d'elle, elle lui entoura les épaules et le serra contre elle.

- Tu es un bel homme, tu sais. Elles seront nombreuses, les filles qui voudront t'avoir dans leur lit. Je peux te le dire, tu es toujours mon petit homme chéri. Il n'y a pas de mot tabou, tu peux me croire. Un sexe comme le tien, mon chéri, ferait le bonheur de toutes les femmes.

Elle l'avait à peine touché, et il avait durci, le ventre soudain en feu.

- Ce n'est pas ce que tu crois.

Il était sorti du lit, il était entré dans sa chambre et il avait fermé la porte.

Comment dire à sa mère que les filles ne l'attiraient pas.

- Ce jour-là, je crois qu'elle ne se serait pas refusée.

- Elle croit bien faire, Pierre. Elle t'aime. Dis-lui que ce ne sont pas les filles que tu aimes. Il faudra bien qu'elle s'y fasse.

- Elle en deviendrait malade.

Un soir qu'il était rentré tôt, il entendit des gémissements qui venaient de la chambre de sa mère. Inquiet, il poussa la porte. Nue, haletante, elle était assise sur le ventre d'un homme qui lui serrait les hanches.

Au bruit de la porte, elle avait tourné la tête.

- Pierre.

Pierre avait refermé la porte.

- Vas-t' en.

Elle rejeta la couverture, mit sa robe de chambre, prit les vêtements le l'homme, et les lui mit dans les bras. Elle répétait:

- Vas-t' en.  Vas-t' en.

Elle l'avait presque ramassé dans la rue parce qu'il fallait qu'ils sortent, Pierre et elle, de cette situation qui s'était créée il y avait longtemps, et qu'elle n'avait pas pu maîtriser.

Elle se rendait compte que c'était son petit Pierre qui en était la victime. Ca avait été sa façon à elle, encore une fois, de se sacrifier pour lui, de lui manifester son amour. Et, une fois de plus, elle avait été maladroite. Est-ce que l'amour ne suffit pas pour distinguer le bien du mal?

Pierre avait retrouvé au grenier le pistolet de son père. Bien emballé dans un morceau de toile grise, et glissé dans une sacoche de cuir souple, il était resté à l'endroit où son père l'avait déposé. Peut-être par superstition, personne n'y touchait jamais.

Jusqu'au jour où Pierre l'avait glissé dans la bouche.

 

 

 

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Sammy Lebienheureux

 

 

A Radomsk qui, comme chacun sait, à quelques cent mètres près, est situé à 15 kilomètres de Czestochowa, en Pologne, il se nommait Shlomo Glichlich. Quand on parlait de lui, il suffisait qu’on dise Shlomo le grand con pour qu’on sache de qui il s’agissait.

Un jour, il décida d’émigrer en Belgique parce que c’était un pays multiculturel, on y parlait deux langues, aussi mal l’une que l’autre à l’époque, mais pourvu qu’on n’y ennuie personne, personne ne vous y ennuyait. Il se fit prénommer Salomon puis, pour être plus intégré encore, et adoucir un peu le caractère biblique, et judaïque, de son nom, il se fit appeler Samuel qui donnait lieu à Sammy ou à Sam. Ce prénom que portaient de nombreux américains ne déterminait pas qu’ils étaient juifs - libéraux, réformés ou non -, chrétiens - protestants, méthodistes ou non -, ou encore adeptes des dieux de leurs ancêtres qui répondaient Hug, en levant la main droite, aux injonctions des cow-boys qui leur disaient de foutre le camp.

Il arrivait à Shlomo de penser que deux mille ans auparavant, dans un coin de Palestine dont personne à l’exception des juifs, et encore ce n’est pas sûr, ne savait où il se situait, des romains avaient décidé que cette terre bénie des dieux n’était plus celle des juifs. Oust, avaient-ils dit eux aussi. Rien ne change lorsqu’il s’agit de la nature humaine. Il suffit d’attendre et tout finit par arriver.

Sammy soit, mais Glichlich cela ne faisait pas goy assez. A Rome, il faut vivre comme les romains. Donc, plus de Glichlich non plus. Désormais, ce serait Sammy Lebienheureux, la traduction allait de soi.

J’ai fait la connaissance de Sammy Lebienheureux dans le magasin de confections féminines que tenait mon père à Tournai.

J’y étais vendeur parce que je ne savais rien faire d’autre. D’utile en tout cas. J’étais davantage au courant des évènements qui se déroulaient en Union Soviétique ou en Chine. Les noms de  Jdanov, Mao-Tsé-toung et Chu en Lai m’étaient plus familiers que ceux de nos fournisseurs habituels.

Un jour que nous nous trouvions, mon père et moi, sur le seuil du magasin, il faisait très ensoleillé, nous étions en juillet, un monsieur qui portait deux pièces de tissus sur l’épaule, s’arrêta devant mon père.

- Comment va un juif ?

- Comme ci comme ça.

- Je reviendrai vous saluer si cela ne vous ennuie pas. Cette ville est une ville très bonne pour le commerce.

J’ai appris que Sammy était un marchand ambulant. Ses deux pièces de tissus sur l’épaule, il les achetait chez le grossiste de l’avenue Clémenceau, il sonnait aux portes et prétendait qu’il était un marin, qu’il avait perdu tout son argent aux cartes, et que pour rentrer chez lui, là-bas, très loin, il était résigné à vendre une pièce de tissus anglais véritable au prix qu’on voudrait bien lui donner.

Il se trouvait toujours une âme généreuse pour lui acheter une de ces pièces de tissu anglais au prix d’un vulgaire chiffon qui rétrécira au premier lavage. Parfois, elle achetait les deux pièces si Sammy acceptait de réduire son prix. Personne n’était volé. Le prix donné n’était pas un prix convenable pour un tissu anglais mais le tissu anglais n’était pas anglais.

Il arrivait parfois, avait-il confié à mon père, que des veuves, sans lui acheter une pièce de tissu dont elles n’avaient que faire, lui ouvraient leur lit. Naturellement, il ne se faisait pas payer. Sammy ne paraissait pas d’une très grande intelligence mais il était manifestement robuste et honnête. En l’occurrence, c’était suffisant.

Mon père lui offrait un verre de thé brulant qu’il serrait avec précaution entre ses mains jointes et qu’il buvait à petites lampées.

- Voyez-vous, je suis surpris qu’un juif puisse vivre ici, sans avoir un juif à qui parler. Si vous n’étiez pas juif, je ne pourrais pas penser que vous l’êtes.

C’est vrai que de juifs, ici, il n’y avait que nous. Mais

je ne comprenais pas la nature de son raisonnement. Il  me paraissait soit irrationnel soit d’une profondeur singulière .Il me plongeait dans une aussi profonde perplexité que lorsque j’avais lu, pour la première fois, l’Etre et le Néant. En ce temps-là, ce livre passait pour le summum de la philosophie française. J’avoue que, comme beaucoup d’autres sans doute, lorsque je ne comprenais pas les détours d’un raisonnement, qu’il fut celui de Sammy Lebienheureux ou celui de Jean-Paul Sartre, je reconnaissais trop vite, comme beaucoup d’autres encore, qu’il était vraisemblablement trop subtil et qu’il méritait le respect.

Sammy appréciait ma présence. Celle d’un jeune étudiant qui avait vraisemblablement beaucoup à apprendre de la vie. Et Sammy avait beaucoup de choses à enseigner. Hélas, beaucoup de gens ignorent ce qu’ils ignorent de sorte que c’était parler en vain la plupart du temps.

Sammy nous rendit visite durant un an environ, il venait tous les lundis. Je suppose qu’il ne se reposait pas le reste de la semaine. Il y avait vraisemblablement d’autres villes de province qui disposaient d’amateurs de tissu anglais et de veuves en mal d’amour.

Surpris de ne plus le voir, il n’était plus venu depuis six mois, mon père lorsqu’il se rendit à Bruxelles, interrogea des marchands de tissus.

- Sammy Lebienheureux ? Tu es sûr qu’il s’agit d’un juif ?

L’un d’eux leva les bras au ciel.

- Shlomo, le grand con ? Pourquoi ne le disais-tu pas.

Il va très bien. Il ne vend plus des pièces de tissu comme un marchand ambulant mais des costumes pour hommes qu’il fait fabriquer par des tailleurs à domicile.

Oui, Oui, il va très bien. Tu le connais ?

- Un peu. Dis-moi, il est marié ?

C’est une question quasi rituelle quand on se renseigne au sujet de quelqu’un.

- Tu es au courant alors ? Ne le répète pas. Il va épouser la femme d’Armand.

- Armand va divorcer ?

-.Non. Il va épouser la veuve d’Armand.

- Veuve ? Armand est mort ?

- Armand est très malade. Et il est très fortuné. Rita est un beau parti.

Deux ans plus tard, mon père apprit que Sammy ne fabriquait plus de costumes. Il avait investi une partie de son argent, celui de Rita, dans deux magasins situés dans deux des artères les plus commerçantes de la ville. La rue Neuve dont il s’occuperait personnellement, et l’avenue Louise que dirigerait Rita.

Selon les résultats, Il déciderait de la voie à emprunter. Le luxe ou le volume. Les vêtements étaient les mêmes pour la plupart mais on pouvait les distinguer les uns des autres. Ils avaient des étiquettes et des prix différents. De sorte que le client qui s’achetait un costume de semaine chez Sammy à la rue Neuve pouvait acquérir le même, plus cher, à l’avenue Louise. Compte tenu du prix, il était destiné à être porté le dimanche et les jours de fêtes.

Hésitant quant à la voie à suivre, les deux magasins étant rentables, l’argent qu’il gagna, plutôt que le réinvestir dans ses affaires, il l’immobilisa dans les briques, comme tout bon belge est censé le faire. Ce fut son premier appartement. Lorsqu’il en eut cinq, il cessa de vendre des vêtements pour vendre des appartements.

Au même moment, c’est un phénomène assez répandu, ses amis cessèrent de dire Shlomo le grand con pour dire : Shlomo, il n’est pas con, cet homme-là.

Le temps s’est écoulé. Je croyais avoir oublié Sammy Lebienheureux. Mais quelques années plus tard, j’ai rencontré un homme dont la silhouette était identique à la sienne et qui portait sur l’épaule deux pièces de tissus. Je me suis avancé, j’ai dit :

- Vous êtes Sammy Lebienheureux ? Vous me reconnaissez ?

Il a eu l’air surpris. Il a secoué la tête.

- Je m’appelle Salomon. Salomon Glichlich.

- Mais non ! Vous êtes Sammy. Vous possédez des magasins, des appartements, vous êtes fortuné, et votre épouse, la belle Rita…

- Pauvre garçon. Oui, oui, oui. Il me semble que je vous reconnais en effet. Vous êtes le jeune garçon dont m’avait parlé un juif de province. Un garçon rêveur, m’avait-il dit, qui rêvait d’écrire des histoires. Mais qui était incapable de distinguer le rêve de la réalité.

Des magasins, des appartements, pourquoi pas ? Cela ne doit pas être désagréable que d’être riche. Sais-t-on jamais. Quand je raconterai à ma femme, Dora, ma rencontre d’aujourd’hui, je suis certain qu’elle dira :

- Que Dieu vous entende !

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Un suicide manqué.

 

Lorsqu’Hélène est morte, il avait demandé à René de dire à leurs amis qu’il ne souhaitait pas qu’ils assistent aux funérailles. Ni recevoir de lettres de condoléances. A l’exception de l’un d’entre eux dont la femme était morte d’un cancer quinze jours auparavant et incinérée deux jours plus tard.

Ce matin là, Pierre avait eu le sentiment d’assister à la répétition générale d’une pièce dans laquelle il ne tarderait pas à jouer un rôle. Il avait pleuré.

Depuis, il avait appris que trois mois plus tard Gilbert avait épousé sa secrétaire. Elle était sa maitresse depuis longtemps.

Une heure plus tard, le desservant  lui avait remis un galet qu’il ajouta à leur anneau de mariage, à un collier d’ambre qu’elle aimait et au morceau de pièce d’identité qui lui avait été remis la veille. Il voulait les conserver pour que, au delà du souvenir, il puisse rester une trace matérielle de leur union.  

Revenu chez lui il s’était étendu tout habillé sur le lit. Il voulait mourir. Il y avait dans l’armoire à pharmacie un grand nombre de médicaments sous forme de pastilles à avaler. En avaler une poignée d’un seul coup, lui avait-on dit un jour, pouvait assommer un bœuf. Mais tuer un homme ?

Se réveiller quelques heures plus tard, l’estomac barbouillé, le cerveau engourdi, vomissant peut être mais incontestablement vivant, il fallait bien le reconnaitre, ce n’était pas la solution.

Il était resté trois jours dans cette position larvaire sans se laver, sans se raser, sans se peigner. Au bout de trois jours, il avait ressenti un élancement à l’estomac mais ce n’était pas le symptôme de la mort, c’était celui de la faim. 

Il avait pris dans le frigo un morceau de pain, il l’avait décongelé et il l’avait mangé. Puis il s’était levé, il avait pris un bain, il s’était rasé soigneusement, et il était allé au supermarché pour acheter de quoi se nourrir.

Il avait aussi acheté un livre donc le titre était explicite : suicide, mode d’emploi. Vous avaliez un tube complet de barbituriques et il était probable que vous ne vous réveilliez plus. C’est le mot « probable » qui l’avait arrêté.

Il le constatait, il est plus simple de mourir à la suite d’une maladie incurable ou lors d’un grave accident.  Alors même que vous est laissé le choix du moment et de l’environnement, même les idées peuvent êtres exprimées par ceux qui aiment à se justifier, mourir de sa propre main était singulièrement difficile. Bien plus qu’on ne l’imagine dans les ténèbres de sa détresse.

Il se donna quelques jours pour réfléchir à la solution la plus adéquate.

Une autoroute passait à proximité de la maison sous le viaduc qu’il empruntait depuis des années. Juste après un virage en épingle à cheveux assez mal conçu à son sentiment. Il le répétait souvent : il fallait faire attention et ne pas rouler trop vite. Un moment d’inattention, une vitesse excessive, et vous pouviez franchir d’un bond le monticule sous lequel se trouvait le viaduc. Et vous retrouver sur l’autoroute, mais en quel état !

Pierre avait trouvé la solution. Boire un verre d’alcool de trop pour anesthésier le cerveau, puis fermer les yeux en appuyant à fond sur l’accélérateur. Il suffirait de quelques secondes pour dégringoler de vingt mètres, et s’écraser sur le bitume dans une voiture devenue un tas de ferraille. Il était soulagé.

Il ne faut pas trop trainer lorsqu’on à l’intention de se suicider. C’était la faute à Julie s’il n’avait pas mis son projet à exécution.

Julie était une de leurs amies. Hélène et elle avaient fait leurs études ensemble. Julie avait perdu son mari, un charmant garçon, lors d’un accident de chemin de fer. Il y avait eu trois morts, la presse n’en avait pas fait sa première page parce que c’était au moment des élections présidentielles américaines mais l’un d’eux était Albert, son mari.

Elle avait téléphoné le lendemain de l’incinération d’Hélène. Elle avait dit qu’elle avait compris, Pierre ne savait pas encore ce qu’elle avait compris mais elle souhaitait le voir. Il ne pouvait pas le lui refuser.

Pierre avait souvent pensé à Julie lorsque sa femme était vivante. Julie était séduisante. Depuis qu’elle était morte il avait cessé d’y penser. C’est Julie qui s’était rappelée à lui.

Quant à l’idée de suicide, de son suicide, elle se ramena soudain à une idée dont on débat avec sa conscience mais sans s’efforcer de la matérialiser. Et dont très vite, on ne débat plus : la vie continue.

Ce livre qu’il avait laissé ouvert à la page qui recommandait d’avaler un tube de barbiturique, il l’avait fermé et  rangé dans un tiroir. Ce virage à proximité de la maison dont le dessin lui semblait aussi tranchant et dangereux qu’une lame, il suffisait de faire preuve d’un peu de prudence avant de l’aborder. D’ailleurs il l’empruntait depuis plus de dix ans, quelque soit l’état de la route, et sans y penser.

Suicide ? C’était trop simple. Il fallait être stoïque et courageux. Accepter sans fléchir le sort que le sort vous réserve.

Le soir même après le coup de téléphone de Julie, il avait pris un bain, il s’était légèrement parfumé, il avait mis une tenue dont il savait qu’elle l’avantageait. Il s’était offert un double whisky pour se donner un coup de fouet. La nuit était tombée lorsqu’il était monté en voiture.

Une heure plus tard, il était dans le lit de Julie. Peut être n’y a-t-il pas de justice immanente ? Dieu doit détourner la tête.

C’est en rentrant chez lui aux premières lueurs de l’aube qu’il avait manqué le virage, et qu’il s’était écrasé sur l’autoroute.

 

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La cinquantaine

 

 

C’est quoi, la vie ? Je venais d’avoir cinquante ans. Cet âge sinistre qui remet votre vie en question.

A ma mère, lorsque j’avais quinze ans, à la moindre dispute  je criais : je n’ai pas demandé de vivre. Un jour, exaspéré par l’amour qu’elle me portait, j’ai saisi un couteau qui se trouvait à ma portée, et j’ai cloué ma main sur la table. C’est moi qui me suis évanoui lorsque le sang a giclé.

Julie venait d’avoir cinquante ans, elle aussi. Bernard, son mari, avait proposé que l’on fête les deux anniversaires le même jour.

Bernard, Julie, Thérèse ma femme et moi, nous nous connaissions  depuis notre jeunesse. Pour dire la vérité, Bernard ou moi aurait pu épouser soit Julie soit  Thérèse et quant à elles, elles auraient pu épouser Bernard ou moi sans voir de différence notable. Même durant la nuit.

Je suppose que durant la nuit les hommes, les femmes aussi, se conduisent au lit comme la plupart des couples. Les différences de comportement tiennent du fantasme d’époux fidèles.

Tous les quatre, nous avions tout pour être heureux.

Jeune, du temps que j’étais à l’école secondaire, je rêvais de devenir comédien. A la campagne ou au milieu de la forêt, je lançais à haute voix, les yeux levés vers le ciel des tirades apprises par cœur. Je ne rêvais pas d’un auditoire. Au contraire il m’effrayait, je rêvais de jouer la comédie.

Aujourd’hui, je regrettais de n’avoir pas persisté dans ce qui était peut être une vocation. De ces vocations qui sortent les êtres humains de ces vies qui s’achèvent avant même d’avoir commencé. J’avais décidé de partir.        

 - Je vais partir Julie.

Je savais que Bernard ne serait rentré que le lendemain. A Thérèse j’avais dit que je ne rentrerais que le soir. Je voulais demander à Julie de partir avec moi. Si elle s’y refusait, je ne sais pas ce que je souhaitais en réalité, je partirais seul, le soir même.

J’avais fait le plein d’essence et emporté quelques vêtements dans une mallette.

- Qu’est-ce que tu veux dire ? Partir. Pour de vrai ?

- Je ne supporte plus cette vie.

Elle s’était levée. Jamais, elle ne m’avait paru aussi séduisante.

- Et moi ? Tu m’abandonnes ?

Je l’ai serrée contre moi. J’ai cherché sa bouche qu’elle détournait tandis qu’elle poussait son ventre contre le mien. C’est elle qui a dit :

- J’ai envie de toi, Pierre.

Elle m’a entrainé vers leur chambre. C’est elle qui m’a déshabillé, et tout le temps que nous étions corps contre corps, elle ne me parlait pas. Comme si elle faisait l’amour toute seule.

- Tu m’aimes Julie, dis-moi que tu m’aimes ?

-  Ne me quitte pas, Pierre. Ne me quitte pas.

Les sens apaisés, j’ai compris qu’elle ne quitterait ni Bernard ni le confort qu’il lui apportait. Si je voulais changer de vie, je devais me décider sans attendre et partir seul.

Lorsque je l’ai laissée après un maigre baiser, j’ai quitté la ville pour ne plus y revenir. Jamais, je n’avais ressenti une telle ivresse.

 J’ai pris l’avion pour les Etats-Unis. J’y suis resté près de trois ans. Je les ai sillonnés de long en large. Puis j’ai eu peur. Entre la ville de mon enfance et moi, il y avait une sorte d’osmose. Entre l’Amérique et moi, il n’y avait rien.

A Houston, une ville sans trottoirs, un ami que je m’étais fait m’a conseillé de louer une salle et d’annoncer dans la presse qu’un acteur français y lirait des extraits de théâtre. Le soir de la représentation j’ai vomi dans ma chambre et j’ai pleuré comme un enfant.

J’ai regardé la paume de ma main gauche. La trace du coup de couteau que je m’étais donné y avait tracé une ligne de vie de plus. J’ai décidé de rentrer. Cinquante ans, c’est trop tard pour recommencer.  

Peu de choses avaient changé dans cette ville qui était la mienne. Bernard et Julie avaient quitté la ville et s’étaient séparés.

Le magasin qui avait été le mien était toujours là. J’ai vu Thérèse qui se trouvait dans le bureau de bois vitré que mes parents avaient construit pour surveiller le personnel. Elle rangeait des papiers.

En sortant du cabinet, elle m’a vu à travers la vitrine.

Nous étions immobiles tous les deux. J’ai souri et je suis entré dans le magasin.

- Tu es revenu. Tu as l’air fatigué.

-  Le trajet est long.

Elle a souri.

- Monte te reposer avant de dîner. Je vais dire à Daniel de fermer le magasin sans moi.

Dans la salle à manger, la table était mise pour deux. J’ai supposé que le second convive auprès de Thérèse était Daniel  à présent.  Lorsque que Thérèse est arrivée, elle a remplacé le second couvert par un autre.

- Tu ne m’as pas embrassée ? J’ai tellement changé ?

Elle n’avait pas tellement changé. Seules les hanches s’étaient épaissies mais la rendaient plus désirable.

Les choses, je le voyais, rentraient dans l’ordre.

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Une réunion d'anciens.

 

Je n’ai pas eu de leurs nouvelles durant vingt-cinq ans. Une carte postale de José  à chaque fin d’année me souhaitait une heureuse année ‘ de tout mon cœur ‘. J’imagine que c’était à ce point mécanique, et que ca lui était à ce point indifférent, qu’il recommençait à chaque année sans même s’être rendu compte que je ne lui avais jamais répondu.

Ils sont quelques uns, je suppose, dont la vie est réglée jusque dans les plus infimes détails. Petits ou grands, ils constituent l’ossature de la vie de la plupart d’entre nous. Sinon les incertitudes du destin, ce que j’appelle le sel de la vie, on pourrait en écrire le scénario du début à la fin. Plusieurs même, ils se ressembleraient tous.

Il y a trois mois, José m’a envoyé une lettre. Lucien avait eut l’idée de réunir tous ceux qui avec le jeune Juan qui s’était suicidé parce qu’il refusait de vieillir avaient été de ces révolutionnaires disposés à donner leur vie pour contribuer à la chute du franquisme. Y compris le jeune Français ; avait-il ajouté, qui avait transporté les armes à travers la frontière. Celui qu’ils avaient surnommé Saint-Bernard. Saint-Bernard, c’était moi, Bernard Lepoivre.

A l’époque, il y a vingt-cinq ans, j’étais membre de la cellule Bergère du Parti. Aujourd’hui encore, je ne me suis pas départi de cette propension que j’ai à dire le Parti lorsque je veux désigner le parti communiste.  

Le soir où nous nous étions réunis pour la première fois chez José, nous étions six. Il y avait José bien entendu, Isabelle avec laquelle j’avais passé la nuit il y a vingt-cinq ans, Jordan, un étudiant en Architecture si je me souviens bien, Lucien qui faisait des études de médecine et le jeune Juan qui avait cherché à tuer un garde-civil le jour où le franquisme avait basculé définitivement.

C’est long vingt-cinq ans. J’ai écris à José que je viendrais.

Barcelone avait bien changé. Elle avait conservé cette atmosphère austère que je lui avais trouvée en dépit du caractère  fantasque de la cathédrale de Gaudi. Je ne voyais pas ce qu’on lui trouvait de fou. C’était espagnol. Pas  très différent de Don Quichotte, une histoire toute ordinaire dès lors qu’on n’oubliait pas qu’il s’agissait d’une histoire espagnole.

Dans le centre de la vile, dès qu’on s’éloignait des Ramblas pour se diriger vers les avenues qui font de Barcelone une étoile de béton, on pouvait se trouver n’importe où.

José avait un appartement à la lisière de la ville sur les hauteurs de Monjuich. Il était célibataire.

- Cela n’empêche rien.

Il me tendit un doigt sévère.

- Si tu me vois accompagné d’une femme, ne lui fais pas de compliments à la française. Tu ne la verras peut être jamais plus, et tu auras rendu plus pénible notre séparation.

Curieux garçon. Il me parlait comme si nous nous étions quitté la veille. Je l’ai souvent remarqué, les liaisons qui datent de l’adolescence, si elles ont eu caractère particulier, en tout cas différent de celui qu’on peut attendre de jeunes gens de vingt ans qui n’ont rien de commun entre eux ou avec l’évènement qui les réunit, créent entre eux des liens étranges. Ils ne sont pas faits pour durer mais ils sont profonds comme s’ils avaient toujours existé.

- Tu te souviens d’Isabelle ?  Isabelle de feu, disions-nous.

Il me fit un clin d’œil.

- Elle a divorcé depuis trois mois.

José était le chef d’une administration qui dépendait du Ministère de l’Intérieur. Proche des renseignements généraux. Pour le dire simplement, il était un ponte de la police. De ceux qu’il combattait lorsqu’ils étaient les chiens franquistes comme il disait.

Au début, il s’était promis d’en faire le tri. D’éliminer sans pitié les moins honorables d’entre eux. Hélas, il faut bien le reconnaitre, c’était les plus habiles. Peu leur importait le chef qu’ils servaient, ils le servaient bien.

Jordan, l’élève un peu fou des étudiants en architecture était à la tête d’un bureau d’urbanisme que la municipalité interrogeait avant d’entreprendre le moindre travail. Quant à Lucien, directeur d’un important service médical de l’Hôpital Régional de Catalogne, il était professeur à l’Institut de médecine.  De sa jeunesse, il avait conservé le souci du malade quelle que soient ses revenus ou sa position sociale. En prêtant serment, il avait eu la sensation que le froid le saisissait. Même le jour de son mariage, il n’avait pas ressenti cette impression.  

Mais tous, hauts fonctionnaires ou non, enrichis ou non, personnages en vue ou non, les jeunes gens qu’ils avaient été restaient des modèles dont ils étaient fiers.

- Et Isabelle ?

José pointa le doigt vers moi pour la seconde fois.

- Elle t’a laissé des souvenirs, non ? Elle a divorcé il y a trois mois. Tu la verras jeudi, elle a promis de venir.

Jeudi, nous étions tous chez José, et je regardais avec curiosité ces hommes, et cette femme, que j’avais connus l’espace de quelques jours il y a vingt-cinq ans. A l’exception de José, ils me regardaient eux aussi.

Le premier qui ouvrit la conversation qui devint vite générale, ce fut Jordan.

- Comment vas-tu saint- Bernard ? Je l’avoue, j’ai été surpris lorsque José nous a dit que tu serais parmi nous aujourd’hui. Je crois que je peux le dire au nom de tous. Bonjour mon frère.

J’avais les larmes aux yeux. Nous nous sommes mis à rire. Je me suis rendu compte que c’est à cet instant même que l’atmosphère venait de se détendre. Notre aspect physique ne comptait plus. Vingt-cinq ans venaient de s’écouler en un instant.

- Juan a laissé une lettre avant de se tuer. Il y disait qu’en vieillissant nous deviendrions comme tous ces gens que nous méprisions lorsque nous avions vingt ans. Il s’y refusait.

C’est Lucien qui s’exprimait en montrant une lettre que tous, à l’exception de moi, semblaient connaitre.

- Nous avons décidé que le jour anniversaire de sa mort, nous nous réunirions en pensant à lui. Voir, s’il avait eu raison.

Jordan avait rempli nos verres d’un vin de Rioja. Nous levâmes nos verres et nous les avons vidés d’un seul coup. 

- Santé !

Nous avons vidé quelques bouteilles en bavardant de tout et de rien. En réalité, nous marquions que rien n’avait changé en nous. L’âge, la corpulence pour Jordan, nous déformait mais l’idéal romantique de notre jeunesse restait intact.  Vive la Révolution permanente !

Je suppose que nous étions ivres. Jordan était parti. José, ça se voyait attendait, de nous voir partir.

Isabelle s’était levée. En me serrant la main, elle me dit :

- J’ai ma voiture, je te dépose ?

 Dans la voiture, elle s’est tournée vers moi.

- C’est pour eux que tu es revenu ? Où c’est pour moi ?

- C’est pour toi.

Elle a garé sa voiture devant chez elle. Nous sommes montés dans son appartement. Elle a écarté les draps, et elle s’est déshabillée avec simplicité.

- Tu viens ?

Je me suis déshabillé à mon tour. Nous nous sommes glissés sous les draps. Une mince lueur émergeait de la fenêtre. Nous étions étendus côte à côte sans dire un mot. Je devinais que l’un et l’autre nous avions les yeux au ciel.

A un certain moment de la nuit, je me suis glissé sur elle.

- Pénètre-moi, dit-elle.

Puis, nous nous somme tourné le dos.  

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Un homme ordinaire

 C’était un brave garçon. Après avoir terminé des études de droit et de fiscalité, il avait intégré le Ministère de Finances. Lorsqu’il avait été nommé contrôleur, il avait dit à ses amis :

- Je préfère que vous me disiez : Monsieur. Dans ma position, on risque de penser que je suis en mesure de favoriser des amis.

Il n’avait pas osé leur demander de le vouvoyer.

Peut être avait-il raison ? Peut être faut-il qu’un certain nombre de citoyens se défasse des liens noués durant l’adolescence pour endosser la stature de l’homme d’Etat. De celui pour lequel il n’y a pas de communauté particulière mais des citoyens égaux devant la loi. Ce sont des conceptions de ce genre qui créent l’ossature d’une nation et de l’administration qui en est le bras.

Henriette qu’il avait épousée après sa nomination était la fille unique d’un chef de service à l’administration. Lui-même était le fils d’un gendarme. Il avait été amoureux d’Henriette mais qu’elle ait été la fille d’un fonctionnaire avait ajouté à son charme. Il aimait l’idée que l’administration constituait une sorte d’aristocratie qui se perpétuait au travers des familles qui en étaient les serviteurs. Dans la noblesse tout autant il y a les familles dont les titres étaient prestigieux mais combien de chevaliers et d’écuyers en étaient la trame depuis des siècles. Ils étaient à titre égal des membres de la noblesse.

Ils n’avaient pas eu d’enfant, ils n’en avaient pas voulus ni elle ni lui. C’est ce qu’il avait répondu à un ami qui lui avait posé une question.

En réalité, il était mu par une autre ambition.

Jean avait convaincu sa femme de ne dépenser que le strict nécessaire pour manger, s’habiller ou sortir.  Leurs économies leur servaient à payer la maison qu’il avait achetée dans le Midi en prévision de sa retraite. La retraite !

- Nous pourrons jouir de la vie sans restriction.

Malheureusement, Henriette était morte avant leur retraite et  n’avait pas eu l’occasion de jouir de sa frugalité. La maison et l’argent économisé, seul Jean en jouirait.

C’est à cette époque qu’il avait commencé à changer. Il avait compris que les projets n’étaient jamais que des rêves dont il n’était pas le maître.

Désormais, tout allait changer.

C’était peut être une attitude excessive mais pas plus que la manière dont ils avaient vécu, sa femme et lui. Il n’y a rien de mal à vivre modestement. Se marier, avoir des enfants, travailler et vieillir sans être trop affecté par le sort. Discrètement, sans attirer l’attention. Mais ça avait un prix, pas nécessairement le moins cher.

Un jour, il avait dit à une jolie femme :

- Je connais très bien votre dossier.

Elle avait dit par après :

- Je me demandais ce qu’il avait voulu me faire entendre. Nous étions assis à la terrasse d’un café, je portais une robe légère, il regardait mes jambes avec insistance, je n’osais plus bouger.

Ce fut un éblouissement. Il en était conscient, il disposait du vrai pouvoir, celui de disposer des autres.

Un jour, il téléphona à un gros commerçant de la ville dont le dossier fiscal présentait quelques interrogations.

Ce fut l’épouse qui lui répondit.

Elle possédait un magasin de lingerie très bien achalandé qu’elle dirigeait à l’aide de deux vendeuses. Aucune n’était particulièrement aguichante. Chacune de ses clientes pouvait se sentir belle auprès de ses vendeuses.

- Vous me surprenez, monsieur le contrôleur ?

- Ce n’est probablement rien. Mais il faut que je vérifie, c’est la routine. Mardi prochain, ça vous convient ?

-  Mon mari sera en voyage mais je serai là, bien entendu. Les livres sont à mon domicile.

Les rumeurs naissent et se répandent vite en province. Lorsque Jean s’était présenté chez Elvire Dubois, elle avait préparé ses livres et du café sur une table basse auprès du divan. Une bouteille de vin aussi. Au fond du salon, une porte entr’ouverte donnait sur la chambre à coucher. On pouvait apercevoir le lit.

Il n’y avait rien de répréhensible dans le dossier. Jean y apposa un paraphe. Elvire venait de faire l’économie de mille cinq cents euros d’impôt.

Une des ses clientes, c’est le nom qu’il leur donnait, avait évité une amende de quinze euros. La valeur de l’argent varie avec les gens.

Il eut trois aventures de la même nature mais à chaque fois, il en était plus amer.

Jean était fatigué, On n’endosse pas une nouvelle peau aussi aisément qu’on le souhaite. Henriette lui manquait. Etait-ce ce qu’on appelle l’amour ? Elle lui manquait le jour, et elle lui manquait la nuit. Du temps qu’elle vivait, il lui était arrivé de faire l’amour en évoquant une autre. Parce qu’il aimait sa femme, il évoquait une actrice qui n’était souvent qu’une image plutôt que la femme d’un de leurs proches. Ils sont nombreux les maris qui agissent de cette façon.  Ils comblent leur femme, et ne la trompent qu’à peine.

Peut être que des femmes agissent de la même manière par amour pour leur mari ? Bien sûr,  c’est un acteur masculin qu’elles imaginent.

Henriette lui manquait de plus en plus. Sans elle, il avait le sentiment d’être exilé sur la terre. Il voulait mourir. Qui donc se préoccuperait de son décès ?  Qui donc s’était préoccupé de sa vie ?

Il voulait mourir mais pas comme quelqu’un qui n’a jamais existé. Sinon, sa vie toute entière comme la plupart des vies humaines se résumerait aux quelques lignes de sa nécrologie. Il acheta une grosse corde qu’il attacha soigneusement à une poutre du grenier. Il glissa dessous une vieille chaise. Il n’aurait qu’à la pousser. Qui donc s’inquièterait de lui ? 

Le lendemain, un incendie s’était déclaré dans l’immeuble. On découvrit le corps de Jean dans les décombres. Les responsables se perdirent en conjectures. La télévision avait envoyé un caméraman et un journaliste. On parla de Jean Dereux le soir même, et le lendemain lors des informations de mi-journée. Le journal local en parla durant quelques jours. La personnalité de Jean Dereux, dit le journaliste, apparaissait comme un mystère.

A quoi tiennent les choses ? Ce n’était plus un homme ordinaire.

 

 

 

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Frieda la juive.

 

C’était quelques années avant la dernière guerre. C’était en Allemagne. Hitler était au pouvoir après que le peuple allemand en toute légalité eut renversé le gouvernement de Weimar, un gouvernement de  modérés que les communistes effrayaient.

Le Destin l’avait investi, il dominerait le monde. Dieu le voulait ! Gott mit uns.

Mais le peuple, les hommes sont comme ça, veut aussi de la viande à se mettre sous la dent, de celle qu’on produit dans les arènes après qu’il ait tendu le pouce vers le sol. A mort ! A mort !

Hitler allait lui en fournir. De la viande toute fraiche. Celle que dieu avait désignée, hurla-t-il en tendant le doigt vers les juifs, ces maudits de toujours. A mort !

Curieuse époque. Les élites allemandes méprisaient Hitler et sa clique. Mais la plupart d’entre elles s’y soumettaient. Tant les Junkers que les officiers à la joue marquée d’un coup d’épée.

Ils baissaient l’échine pourvu qu’ils puissent redresser la tête avec la morgue aristocratique des gens bien nés.

Que leur importaient les juifs. Des tailleurs, des coiffeurs, des usuriers qui ne prêtaient aux fils de bonne famille que contre l’assurance que leur argent leur serait rendu. Qu’ils crèvent si le peuple veut qu’ils crèvent.

Eric von Berger était différent. Je le reconnais : toutes les élites allemandes lorsqu’elles donnaient par prudence l’apparence de la soumission n’étaient pas les valets de ce petit sergent qui ameutait les foules avec des cris de dément. Tous les ouvriers allemands n’étaient pas des charognards assoiffés du sang des juifs. Mais, à cette époque, qui était en mesure de les distinguer ?

Eric von Berger était un hobereau issu de cette Prusse qui avait juré fidélité à l’empereur. Agé d’une quarantaine d’années, il servait dans l’armée avec le grade de commandant. C’est lui qui organisait les manifestations culturelles destinées à la troupe et au corps des officiers. Concerts, séances théâtrales, expositions de peinture, il se tenait au courant de la vie artistique et intellectuelle du pays.

Il connaissait le monde des artistes, les artistes officiels qui émanaient  des académies et ceux qui, quel que soit leur petit nombre, faisaient bouillonner les cerveaux. La peinture, en particulier, suscitait sa curiosité. C’était à ne plus rien comprendre de ce que ses années d’étude si conventionnelles en matière de culture lui avaient appris. Sur la peinture, et ces peintres dont chaque trait sur une toile prétendait révolutionner, et la peinture et la façon de voir.

L’un d’entre eux l’envoûtait plus que les autres, c’est le mot qui convenait. Un certain Groszberg, un juif. Et, pour d’autres raisons vraisemblablement, le modèle qui l’accompagnait constamment sous prétexte que l’inspiration et le besoin de peindre pouvait le saisir à tout instant.

Il peignait vite, à grands coups de brosse.

Son modèle, Frieda Lewitz, peignait elle aussi. A la différence de Groszberg, elle peignait des toiles aux couleurs tendres teintées de sensualité. Personne dans son entourage n’appréciait ces toiles qui n’étaient d’aucune époque imaginable.

- Ne sens-tu rien venir, Frieda ? Ce sont des années de sang, pas d’amour. Même la couleur rouge est trop tendre. Ajoute autant de couches que tu voudras, tu n’auras rien dit de ce temps. Il faut peindre avec du sang véritable.

Lorsque von Berger venait les voir dans son atelier Groszberg prétendait qu’il avait soif : 

- Je vais prendre une bière.

- Ce n’est pas moi qui vous chasse, j’espère ?

Il grognait quelques mots incompréhensibles, et il sortait.

- Il n’aime pas les militaires. Pourtant, il en faut quand il y a la guerre. Ils ne les perdent pas toutes.

- Je crois que ce sont les guerres qu’il n’aime pas.

Entre Frieda, la juive, et Eric von Berger, les relations étaient étranges. Mais, je le répète, qu’est-ce qui ne l’était pas à cette époque ?

Ce peuple allemand qui ne voulait ni voir ni entendre, et qui applaudissait lorsqu’on lui demandait d’applaudir ? Ce n’était pas normal. Avez-vous remarqué ? A la même époque, dans un même pays, parfois dans une même ville, il se passait des choses qui étaient généralement les mêmes mais lorsque vous interrogiez les habitants de la cité, des voisins en quelque sorte, ils racontaient la chose comme s’il s’agissait d’évènements tout à fait différents. A croire que le monde est constitué de cercles qui sont autant de planètes distinctes.

En d’autres temps, Eric et Frieda eussent été amants depuis le premier jour. Elle était belle d’une beauté qui séduisait sexuellement. Elle n’avait pas cet air farouche des jeunes femmes qui croient encore que le sexe n’est pas la première chose à quoi pense un homme. Pourquoi cet homme épouserait-il une fille dont il ne sait rien, alors ?

Eric était bel homme. De plus, c’était un aristocrate. On a beau dire, c’est doublement flatteur. Un homme à l’aspect fragile qui avait encore le visage d’un ange. Les femmes ont de la compassion pour ces hommes là. De la compassion aux abandons du corps il n’y a pas loin. 

C’était un officier allemand. Il craignait qu’elle ne cède par peur. Dans certains mess d’officiers, où il ne manquait pas d’homos qui ne savaient pas de quoi ils parlaient, on disait des juives qu’elles étaient de bonne baiseuses et on éclatait de rire. Eric ne voulait surtout pas que Frieda le soupçonne d’avoir des pensées aussi vulgaires.

Frieda n’osait pas se mettre au lit avec un allemand. Un officier allemand qui plus est. Aux yeux des siens, on aurait pu dire qu’elle n’était qu’une putain.

C’était le jour de cette fameuse nuit qui retentira longtemps encore du bruit des vitres brisées dans les rues de Berlin. La nuit de cristal. Je n’ai jamais compris pourquoi on lui avait donné ce nom. Il faut n’avoir jamais entendu se briser la coupe de cristal qu’un juif jette sur le sol. Le son du cristal est doté d’une musicalité singulière. Sa vibration tient du miracle. Cette fameuse nuit, ce sont les vitres des magasins juifs qui ont été brisées.

Dans les rues on entendait le martèlement des bottes  sur le sol, et le chant des nazis. Des chants ? Des vociférations d’ivrognes. Ils se dirigeaient vers les quartiers populaires, là où, pensaient-ils, se terraient les juifs. C’est dans ces mêmes quartiers, aux nombreuses arrière-cours, que travaillaient les peintres et les sculpteurs dans des ateliers qui avaient servis naguère à des artisans.

Lorsqu’ils étaient dans des cafés où on leur faisait crédit, les peintres passaient une bonne partie de leur temps à discourir à propos de la peinture. Ils inventaient des noms pour qualifier leurs mouvements. Ils pensaient qu’ils étaient en train de transformer la peinture. Nouvelle objectivité, Dadaïsme, Constructivisme, etc…Art dégénéré, disaient les membres éminents des académies.

-Il faut partir d’ici. Sur le champ.

Eric pressentait ce qui allait arriver. Il n’était pas bon d’être juif. En ce temps-là en particulier.

Et aujourd’hui, c’est mieux ? C’est un autre débat comme on dit quand on ne sait pas ce qu’il faut répondre.

Eric était en civil. Il avait sorti sa carte d’officier et la tenait en main. Au  cas où une de ces brutes le regarderait de trop près, il la lui mettrait sous le nez. Il avait raidi le cou, et accentué sa morgue d’officier. Il tenait Frieda par la taille.

-Bravo, mon prince. Il n’est pas nécessaire de vous souhaiter une bonne nuit.

Ils se mirent à rire parce qu’ils parlaient de sexe. Eric garda la main sur la hanche de Frieda même après qu’ils aient disparu.

- Dieu merci, j’ai encore ma chambre d’étudiant. Après, nous verrons.

L’homme fragile se révélait un homme déterminé. Frieda ne demandait rien d’autre que de se laisser guider par lui. C’était à la fois un sentiment de peur atroce et d’exaltation qui lui soulevait la poitrine.

Arrivés dans la chambre elle ouvrit les boutons de sa robe pour se dénuder. Elle s’étendit sur le lit, à même le couvre-lit, et tendit les bras.

Le lendemain Eric retourna à l’atelier de Groszberg.

Le peintre était en train de bourrer une sacoche de toile.

- Je pars, monsieur von Berger. Bientôt ils briseront des corps. J’ai eu la visite d’un certain Giraud.qui m’a acheté deux toiles, il y a trois mois. Il me conseille de partir. J’ai toujours rêvé de Paris. Berlin, c’est fini. Vienne aussi, c’est fini.

- Et vos toiles ?

- J’emporterai celles que je pourrai porter. Les autres, je les laisserai à ceux qui n’imaginent pas qu’on puisse emporter sa patrie à la semelle de ses souliers.

Il a raison, pensa Eric. Avec ce clown sinistre qui était le chef de l’Allemagne tout pouvait advenir.

Il ne voulait pas perdre Frieda. Fuir ! Il fallait fuir comme Groszberg se préparait à le faire.

Bientôt ce serait la guerre. L’Autriche. La Tchécoslovaquie. La Pologne. Demain la France  puis l’Angleterre. Puis…Cette armure d’officier qu’il portait sur le dos depuis des générations, est ce qu’il pourra la déposer un jour ?

Il avait jure de servir son pays. Si les militaires commençaient à se poser la question : c’est quoi mon pays, autant se tirer une balle dans la tête. Il y était prêt. Mais il n’était pas prêt de sacrifier Frieda. C’est drôle comme de simples discours vous font oublier que votre vie est unique et irremplaçable.

Il lui ferait passer la frontière. En France, elle ne risquait pas de se faire arrêter comme des milliers de personnes étaient en train de l’être. Les bureaux  de la caserne bruissaient des rumeurs les plus invraisemblables.

- Heil Hitler !

Jusqu’à son ordonnance qui le saluait en tendant le bras levé, et le commandant von Berger répondait de la tête mais n’osait pas le lui interdire.

Ce soir-là, dans sa chambre d’étudiant, sur son lit d’adolescent, témoin de tant de songes inavoués, il prit Frieda consentante avec tant de vigueur qu’il était incapable de mesurer ses ardeurs. Comble de torture, alors qu’il espérait lui faire l’amour jusqu’au bout de la nuit comme si c’était la dernière fois, il ne put la prendre qu’une fois à peine.

- Ce n’est rien. Je t’aime.

Elle caressait son sexe qui ne réagissait pas. Il était chaud, tendre et docile. On eut dit un oiseau blessé. Eric avait les larmes aux yeux.

- Ce n’est rien mon chéri, ce n’est rien.

A Frieda aussi, les larmes venaient aux yeux. Ils ne purent s’aimer qu’au lever du jour.

Berlin se trouve à près de cinq cents kilomètres de la frontière française. En train, c’était prendre de grands risques, les contrôleurs étaient vigilants. Par les routes encombrées, les risques étaient nombreux, eux aussi, Mais à cette époque, pour des juifs, vivre était tout aussi risqué.

Sa tenue d’officier pouvait donner le change. Quelques jours de congés octroyés par le  Général von Hauser, son supérieur direct, pouvait apaiser les suspicions. Plutôt que de se diriger directement vers la frontière française, il pouvait se diriger vers Stuttgart puis Karlsruhe. On y venait pour les eaux. On ne s’y étonnerait pas lors d’un contrôle qu’un officier supérieur en congé s’y rende accompagné de sa maîtresse. 

Fallait-il que le trajet soit court, c’était plus prudent, ou un peu plus long, et conserver Frieda plus longtemps auprès de lui ? Lui seul pouvait en décider, Frieda était prête à tout pour ne pas le quitter.

Groszberg lui avait communiqué l’adresse d’un passeur en mesure de faire passer la frontière à des juifs, des communistes, et d’autres cibles du nazisme. C’était une question d’argent pour le passeur et les garde-frontières qui devaient détourner les yeux.

- Tu iras à Paris. Groszberg m’a parlé d’un quartier appelé Montparnasse. De nombreux peintres y vivent. Bientôt, les Allemands occuperont Paris, c’est une question de mois. Je viendrai t’y chercher. Efforces-toi de changer de nom.

Avant la frontière durant la dernière nuit qu’ils passèrent ensemble ils s’aimèrent avec tant d’ardeur qu’ils auraient aimé mourir pour ne penser à rien d’autre. Mais ne meurt pas qui veut.

Dans la ferme Eric attendit que le passeur revienne avec une bague de Frieda. C’était le signe convenu pour dire que tout s’était bien passé. Il repartit pour Berlin. C’était en mars 1940.

Comment imaginer qu’en même temps, dans le sang et dans l’horreur, se mêlent l’histoire d’un peuple et le destin dérisoire d’un couple à peine constitué. Que le temps leur soit plus largement compté, et ils cesseront de s’aimer ou chacun d’entre eux en aimera un autre, et l’histoire sera différente ou il n y aura pas d’histoire du tout.

C’est l’Histoire de l’Humanité ? L’histoire de l’humanité, ce n’est que l’histoire de chacun d’entre nous.

Après l’armistice Eric von Berger avait été affecté aux services culturels du gouvernement militaire à Paris. Son rôle véritable, c’était d’acheter des objets de valeur pour les transférer en Allemagne.

Dès qu’il fut à Paris, il parcourut Montparnasse sur les conseils d’un collaborateur qui avait son pourcentage sur les œuvres achetées ou réquisitionnées.

-Une certaine Frieda, dites-vous. Une peintre ? Un modèle de Groszberg ? Groszberg a quitté la France. On dit que c’est pour les Etats-Unis.

Il avait promis de chercher. On se méfierait moins d’un Français que d’un Allemand. Durant plus d’un an, il n’y eut rien de nouveau.

Le 15 septembre 1941, le Français lui dit qu’il pourrait rencontrer le lendemain quelqu’un qui avait connu une peintre allemande.

Sorti du Lutétia, le quartier général du gouverneur militaire, Eric von Berger se dirigea vers l’avenue Montparnasse. Soudain un homme, un membre de la résistance française, un certain Rol-Tanguy, apprit-on plus tard dans les livres d’histoire, jaillit du porche d’un hôtel, se précipita vers lui un pistolet à la main,  et tira deux fois sur Eric qui s’écroula, la main sur la poitrine.

 

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l'ascenseur

                                                                                                                                

 

 

Julie était mariée depuis vingt ans, elle en avait quarante-cinq, et éprouvait pour son mari un amour qu’elle qualifiait de profond.  Ils vieilliraient ensemble, disait-elle,  parce-qu’elle n’imaginait pas qu’elle pût vivre avec quelqu’un d’autre.

C’était un homme affectueux, riant, qui aimait la vie et la bonne chère, et ce qu’elle appréciait plus encore, c’est qu’il était un amant qui excitait ses sens et qui lui avait appris à aimer son corps, c’est important, disait-elle, et elle avait appris auprès de lui à donner du plaisir et à en recevoir davantage à mesure qu’elle en donnait.

Tu n’es pas jolie, disait son mari, tu es belle. Julie avait conservé de son adolescence des traits que n’entamait aucune ride, des joues lisses et des lèvres pleines qu’elle soulignait soigneusement de son rouge à lèvres. Le corps à peine épaissi aux hanches, elle n’en était que plus désirable. Elle était heureuse de son corps.

Mais un jour quelque chose avait changé. Ils s’étaient rendus chez un couple dont ils avaient fait la connaissance durant les vacances et qui les avait invités pour le week-end. Les amitiés de vacances se dénouent généralement avec la fin des vacances, si bien qu’ils avaient été surpris quand les Peraux leur avaient téléphoné pour leur dire qu’ils avaient conservé de leur rencontre un souvenir si plaisant qu’ils souhaitaient les revoir.

Georges Peraux était un homme d’affaires prospère avec lequel, durant leurs vacances, ils avaient passé la plupart de leurs soirées. Sa femme était charmante et enjouée. Julie et elle s’étaient raconté un tas de choses, même des choses intimes qu’on ne raconte d’habitude qu’à des amies de longue date.

C’était des gens chaleureux. Ils étaient à peine arrivés que Georges avait entouré les épaules du mari de Julie pour faire, comme il disait, le tour du propriétaire et lui montrer sa cave. Pendant ce temps, dit-il,  Sylviane montrerait leur chambre à Julie, cela leur permettrait de se faire jolies, et eux, les hommes, choisiraient les vins qui accompagneraient leur repas. Un repas de retrouvailles.

A la fin du repas, Julie avait voulu se rafraîchir. Sylviane et le mari de Julie parlaient cuisine, et le mari de Julie avait à ce sujet une compétence de gourmet qui surprenait toujours la femme de ses hôtes. Georges dit qu’il allait la conduire à la salle de bains, il était inutile que Sylviane se dérange, après tout lui aussi savait où elle se trouvait.

Il entra dans la salle de bains avec Julie, prit une serviette de bain pour la lui donner mais la conserva dans la main.

Tu sais que tu es jolie, dit-il en s’approchant d’elle. Je l’avais déjà remarqué au bord de la piscine, et j’avoue que je te regardais souvent. Je le dis comme je le pense, j’enviais ton mari. Oui, dit Julie en souriant, mais c’est mon mari.

Georges s’était approché d’elle, il avait voulu l’embrasser sur la bouche, elle avait détourné la tête et elle avait mis la main sur sa poitrine pour le repousser. Il avait cherché son cou et il avait retiré la main de Julie de sa poitrine pour la poser sur son sexe tendu. Julie ne voulait pas créer un scandale, elle n’était plus une enfant, mais elle ne savait pas ce qui aurait pu arriver si on n’avait pas frappé à la porte. C’était Sylviane, et Georges, le visage en feu, avait dit qu’il cherchait une serviette propre pour Julie, et il était sorti en riant.

Cette nuit-là, Julie n’avait pas voulu que son mari l’approche, elle avait la migraine, avait-elle dit, c’était peut-être le vin, elle pensait qu’il valait mieux qu’ils rentrent chez eux, peut-être qu’elle avait un début de grippe.

A peine rentrés chez eux, Julie avait entraîné son mari dans la salle de bains, et elle lui avait fait l’amour comme l’aurait fait une putain, avait-elle pensé. Mais, et ça lui était venu à l’esprit comme à peine l’ombre d’une pensée, que, peut-être, c’était à Georges aussi qu’elle avait songé.

Julie n’avait jamais trompé son mari. C’est vrai qu’il lui arrivait d’être troublée  lorsque en dansant son cavalier la serrait de trop près, sa poitrine était particulièrement sensible, mais elle s’écartait sans aigreur. N’était-ce pas un hommage à sa beauté et à cette attraction qu’elle exerçait sur les hommes ?

Elle avait d’ailleurs le sentiment que son mari en était fier, et elle était heureuse qu’il le soit. Ce qu’elle lui réservait, pensait Julie, le don de son corps, plus encore que son corps, n’en avait que plus de valeur. Parfois, elle était tentée de le lui dire pour pimenter ces jeux où ils trouvaient leur plaisir tous les deux.

Julie et son mari formaient un couple heureux. Leur vie, Julie pensait parfois qu’elle était trop routinière. Adolescente elle avait rêvé de rencontres inédites, d’actions qui la porteraient à prendre des risques dont elle ignorait la nature mais dont son entourage serait surpris.  Mais leur vie se déroulait selon un schéma bien réglé. Trop bien?  Sereinement, pensait-elle. Que peut-on souhaiter de plus de la vie ?

Autre chose avait changé encore après un voyage qu’ils avaient fait en amoureux pour fêter l’anniversaire de leur première rencontre.

Au retour, ils s’étaient arrêtés dans une auberge de campagne pour y passer la nuit. Ils avaient fait l’amour pendant longtemps. Puis, elle avait eu envie de descendre dans le hall pour demander elle ne savait plus quoi, et son mari était resté allongé sur le lit. La chambre se trouvait au troisième étage, elle avait pris l’ascenseur vêtue d’un manteau qu’elle avait enfilé sur son pyjama.

Un homme se trouvait dans l’ascenseur. Le col de sa chemise ouvert, les cheveux dépeignés; manifestement il sortait de son lit. Ils se regardèrent un moment puis, gênés, ils détournèrent la tête. Mais Julie sentait sur eux, et il devait le sentir lui aussi, cette odeur épicée qu’ont les couples après avoir fait l’amour.

C’était une sensation curieuse et excitante. Il venait de faire l’amour, elle en était certaine, et c’était comme s’ils avaient fait l’amour ensemble. Et elle imaginait que sa compagne l’attendait dans leur chambre comme l’attendait son mari dans la sienne.

L’ascenseur s’était arrêté, l’homme était sorti mais Julie avait changé d’avis. Elle remonta dans la chambre. Son mari était toujours étendu sur les draps rabattus. Elle se coucha auprès de lui, elle posa la main sur sa jambe et, tout en le caressant, elle lui raconta sa rencontre de l’ascenseur. Ils avaient ri de cette coïncidence et de la jouissance singulière qu’elle leur procurait.

Depuis, est-ce qu’on sait pourquoi et comment ces idées-là vous viennent, comme si une main vous saisissait le bas du ventre, elle s’était mise à penser à des gestes que des inconnus pourraient avoir envers elle dans un ascenseur ou ailleurs. Et à ce qu’elle ferait s’ils le faisaient en réalité, et non pas dans ce jardin obscur de l’imagination.

Par exemple, ça pourrait arriver, si elle se trouvait dans une voiture avec un conducteur de rencontre. Au début, ils se tairaient tous les deux, puis parce-que ce silence serait devenu de plus en plus lourd, une sorte de tension indéfinissable se serait emparée d’eux et, tout en roulant et sans la regarder, son conducteur lui aurait entouré le cou, l’aurait obligée à baisser la tête jusqu’à son sexe, et aurait exigé d’elle qu’elle le mette à nu. Devait-elle se débattre ? N’était-ce pas une question de vie ou de mort ?

Ou bien encore, elle se trouvait dans une salle de conférence avec quelqu’un qui était son patron, un patron autoritaire. Elle n’avait jamais eu de patron mais c’était imaginable, non ? Ils avaient beaucoup travaillé et tard, tous les autres employés étaient partis. Le dos appuyé à la table de conférence, elle le regardait. Il s’était approché d’elle, il avait saisi ses hanches et, sans dire un mot, il avait soulevé sa jupe. Naturellement, elle n’aurait pas encore été mariée, et finalement ce n’était qu’un fantasme comme en ont la plupart des femmes

Julie avait rencontré Michel par hasard Elle se trouvait dans le bar d’un hôtel pour prendre un café avant de rentrer chez elle.

Michel était un homme d’une cinquantaine d’années, pas particulièrement séduisant et d’allure maladroite. Elle ne l’aurait pas remarqué d’ailleurs sans cette allure maladroite avec laquelle il cherchait une table où s’asseoir. Le bar était plein et il était passé deux fois auprès de celle de Julie.

C’est elle qui d’un sourire et d’un geste courtois l’avait invité à prendre place. Il l’avait remerciée, il avait dit que le bar était plein, ce qu’elle avait constaté elle aussi, avait-elle répondu.

Sans l’avoir cherché son pied avait rencontré celui de Michel. Il n’avait pas retiré le sien mais il avait dit qu’il faisait chaud. Puis, il avait avancé l’autre pied si bien qu’il avait le pied de Julie entre les siens.

Il y avait eu un moment de silence, elle voyait qu’il hésitait, elle ne savait pas ce qu’elle souhaitait elle-même, il se redressa et il dit qu’il allait demander une chambre. C’était autant une affirmation qu’une question. Et quand il était revenu de la réception, une clef à la main, elle l’avait suivi vers l’ascenseur, curieuse de sa propre réaction, en vérité elle n’en avait pas, et ils prirent l’ascenseur jusqu’à l’étage de leur chambre.

- Est-ce que tu es marié ?

Il avait paru surpris de la question de Julie. Puis, il avait dit que ça paraissait ridicule mais qu’il n’avait jamais trouvé chaussure à son pied, non il ne voulait pas le dire dans le sens où elle l’entendait mais affectivement, le travail, les voyages, enfin tout ce qui fait qu’on passe peut-être à côté de sa vie, tu vois ?

Elle voyait, avait-elle répondu, est-ce qu’on sait qui passe à côté de sa vie ? Et ils s’étaient promis de se revoir.

Les premières fois, ce fût dans le même hôtel. Parfois, elle arrivait avant lui, et elle l’attendait dans la chambre, déjà nue, étendue sur les draps. Elle aimait le regarder ôter ses vêtements selon une sorte de rituel érotique. Je suis le mâle, disait-elle en riant.

Après s’être aimés, elle partait la première, la tête baissée afin qu’on ne puisse pas la reconnaître, et s’émerveillait du plaisir qu’elle éprouvait du caractère clandestin de cette aventure. Au bout de trois semaines, il lui avait demandé de venir chez lui puisqu’il vivait seul, et elle avait accepté, étonnée de ce que le sentiment de culpabilité qu’elle en ressentait, Dieu sait où ça la mènerait ?, lui était agréable et, de manière étrange, lui donnait, pour la première fois, le sentiment de construire sa vie.

C’est Michel qui préparait le repas qu’ils prenaient avant ou après s’être aimés. Parfois même, en même temps. Ce fût un temps délicieux et exaltant.

Un jour, il lui offrit un cadeau, un parfum, celui qu’elle utilisait, et une surprise, avait-il dit, la clé de son appartement, tu pourras venir quand tu voudras

Elle venait sans prévenir dès qu’elle le pouvait. C’était une étrange sensation que d’avoir deux foyers. C’est drôle, avait-elle pensé, elle aimait toujours son mari. Et il lui avait même semblé lorsque Michel, peu à peu, se mit à l’attendre avec de plus en plus  d’impatience que c’est à son mari qu’elle pensait en se mettant au lit. Peut-être n’aurait-il pas dû lui remettre sa clé ? Peut-être auraient-ils dû continuer de se rencontrer à l’hôtel ?

La dernière fois qu’elle était venue, elle avait déposé sur la table du salon, bien en évidence, la clé de l’appartement. Et, sans se retourner, elle avait repris l’ascenseur.

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Un chat nommé Pirate

 

Pirate, lorsque nous l’avons recueilli faisait du stop au bord de la route.

- Attention, dit ma fille Catherine, il va se faire écraser.

Le temps de m’arrêter et d’ouvrir la portière pour le chasser de la route, il était monté dans la voiture et s’était installé sur les genoux de Maggy, mon épouse, qui occupait le siège du passager.

- Quel culot, dit-elle.

Il était déjà trop tard, nous avions un chat de plus.

C’est Catherine qui le baptisa.

- A la manière dont il est monté à bord de la voiture, dit-elle, il s’est conduit en véritable pirate.

Dès ce jour là, sous son aspect de tendre crapule, Pirate s’efforçât  de mériter son nom avec l’arrogance d’un émir du pétrole. Que vous le croyiez ou non, il imitait le comportement du prince Malko, dit S.A.S, ou celui d’Hubert Bonnisseur de la Bath, agent de la C.I.A.

Je ne sais plus lequel des deux, dans les manuels d’un certain Bruce, un spécialiste si j’en crois le nombre d’ouvrages dont il est l’auteur, est décrit comme étant un prince pirate. C’est une description assez courte, c’est vrai, mais tout aussi évocatrice, il me semble, que celle de Flaubert lorsqu’il dessine le portrait du jeune Bovary pénétrant pour la première fois dans une classe de sixième.

Peut-être Pirate, lui aussi, avait-il lu les nombreux volumes qui relatent les aventures de ces deux personnages de papier. Dans une vie antérieure, cela va de soi.

Les bouddhistes professent que tout être vivant dispose de sept vies et d’autant de réincarnations possibles. Autant que les chats, dit-on. Les bouddhistes savent de quoi ils parlent, ce sont des sages par définition. Sinon pourquoi portent-ils une robe qui dissimule leurs attributs masculins. Et leurs pensées par conséquent lorsqu’ ils sont en présence de femmes.

Sept vies ! A peine si on a le temps d’en remplir intelligemment une seule.

Jean Dufour, un ami qui se donne des allures d’intellectuel prétend qu’on ne peut être sûr de rien en cette matière. 

- On  manque d’imagination.

Curieux phénomène que celui de l’imagination. On affirme que les artistes ont de l’imagination. En réalité, ils n’ont pas d’imagination mais une acuité de vision que la plupart des êtres humains ont perdue. Rimbaud, le poète, vous savez : celui qui à tiré des coups de pistolets sur son amant et en a acquis une renommée universelle, affirmait qu’ils étaient des « voyants ».

- Il n’imite pas, il invente. 

Serge mon fils est ingénieur et s’exprime comme un philosophe.

- il invente comme ces artistes qui vivent toujours à moitié dans le rêve et à moitié dans la réalité. Ils me font penser aux singes que nous étions. Dotés d’une queue dont nous nous servions pour sauter d’une branche à l’autre des arbres.

Plus tard, bien plus tard, en devenant hommes et aptes à nous tenir sur nos jambes, nous avons perdu nos queues. Ne riez pas. Les artistes ont oublié qu’ils l’ont perdue, ils s’efforcent toujours de s’accrocher aux branches les plus hautes et ils se cassent la figure.

Est-ce que Pirate était un artiste ? En tout cas, son comportement ne me paraissait que trop naturel. Il tentait de faire croire aux chattes du voisinage qu’il était un chat extraordinaire. Il y a des hommes, à ce qu’on m’a dit, qui  font  exactement la même chose, sans autre motif et avec beaucoup de succès. Avec les femmes, pas avec les chattes, bien entendu.

Et Pirate, ce diable, y réussissait fort bien lui aussi, je m’en suis aperçu, un soir du mois d’août, en prenant le frais, assis sur un banc, dans le parc qui se trouve en face de notre maison.

Une amie que la vie a rendue experte affirme que tous les mâles se ressemblent en matière sexuelle. Chats ou non. Seules des inhibitions de nature culturelle, irrationnelles par nature, rendent certains moins aptes à affronter les représentantes du sexe opposé. Quels que soit le nom qu’on leur donne. Bonne éducation, pudeur, galanterie, ce ne sont que les cache-sexes de notre timidité.

- Les femmes sont sensibles au succès. Peu importe les moyens utilisés pour les conquérir.

Je ne sais pas si Pirate était dénué d’inhibitions. Le fait est que le jour où il se mêla pour la première fois à une assemblée amoureuse, il ne respecta aucune des règles dites civiles.

Il se dirigea vers la femelle sans se préoccuper des autres chats. Il tourna autour d’elle tandis qu’elle grognait puis, comme s’il ne lui portait plus aucun intérêt, il s’éloignât en se dandinant. Savez-vous ce qui arriva ? La chatte le suivit, quelques pas en arrière.   

Je l’ai très souvent constaté par moi-même. Dès que dans un cercle quelqu’un se porte vers le centre, il en devient le leader avec l’assentiment tacite du cercle soumis et soulagé. Honneur au vainqueur !

Le lendemain, je surveillais les chats du voisinage.  Ils étaient assemblés à l’endroit habituel mais aucune femelle ne se trouvait parmi eux. Je pensais : malheur aux vaincus ! Une seule femelle vous fait défaut, et toutes les autres femelles vous délaissent.

Ils avaient l’air de s’ennuyer à mourir. Ainsi va la vie.

 

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Xander ou Bibig, le nom d'un chien.

 

Bibig n’est pas son véritable nom. Bibig est le diminutif de Big Boss. Big Boss non plus n’est pas son véritable nom. Nous le lui avons donné par modestie. Et parce que dans la rue, les enfants se moquaient de lui. Son patronyme véritable, en effet, avait une connotation aristocratique qui, il faut le reconnaître,  fait toujours envie  aux gens du peuple. Il se nommait : Xander des Agasses.

 Bibig est un teckel à  poils courts qui est avec nous depuis près de dix ans.

Avant Bibig, nous avions un autre teckel qui portait le nom de Charlot. C’était un chien superbe à la poitrine large et aux pattes arquées comme des pieds de chaise Louis XVI.

Nous l’aimions beaucoup malgré une singularité assez gênante : il ne supportait pas le mouvement des volets de fenêtre. Chaque matin et chaque soir, pendant que je tournais la manivelle, il hurlait à la mort.

Lorsque nous étions en voiture, à chaque fois que nous avions le malheur de passer devant le magasin d’un commerçant qui ouvrait sa devanture métallique, Charlot se précipitait sur le pare-brise, par-dessus la tête de ma femme,  et se mettait à hurler une fois de plus. Ma femme était obligée de détourner la tête parce que nos voisins de colonne nous regardaient avec mépris. Avec d’autant plus de mépris que nous avions collé sur la vitre arrière une affichette qui disait : votre chien, c’est votre enfant, ne l’abandonnez pas durant  vos vacances !

A part ce trait de caractère, Charlot était charmant. Il était affectueux et ne se plaignait pas trop de la présence de nos enfants et de nos chats. Nous en avions quatre. Deux enfants et deux chats. Serge, Catherine, Nabuchodonosor. Et Puce que dans le langage familier des parents, nous appelions Sergeot, Cathy, Nabu et Pupuce .

Avez-vous remarqué ? Dans les familles aimantes, le prénom des proches subit toujours de curieuses altérations. Ma femme, je l’appelais mon petit poulet alors qu’aux premiers temps de notre mariage, c’était petit castor puis coco qui est assez commun. Plus tard, ce fût chou et enfin petit poulet. Je me demande si je l’ai jamais appelée : mon chéri !

Charlot et nos chiens s’entendaient très bien. Ils dormaient ensemble, ils jouaient ensemble et ils mangeaient ensemble. En fait, lorsque je dis qu’ils mangeaient ensemble, ce n’est pas tout à fait vrai. C’est Charlot qui mangeait avec eux.  Dès qu’il avait achevé son repas, il se ruait sur celui des chats. Néanmoins, parce qu’il n’était pas assez rapide pour vider à lui seul les trois écuelles à la fois, chacun des chats achevait tout de même un repas par jour.

A la mort de Charlot, Pupuce qui était maigre et farouche, nous pensions que c’était là sa nature, prit du poids et devint plus sociable. Il est probable que trois animaux, deux enfants et deux adultes constituent une population excessive pour l’épanouissement des chats et qu’il suffit que cette population se réduise pour que tout rentre dans l’ordre. A en croire les psychologues, il n’en va pas autrement pour l’espèce humaine. Dans un grand nombre de couples, il se produit des phénomènes analogues. L’un des deux est de trop.

Charlot était un chien plein de vitalité, il courait toujours. Dans les escaliers, dans la cuisine, dans les chambres, il passait d’un point à un autre à la vitesse de l’éclair. Lorsque vous souhaitiez vous rendre dans les waters, à peine aviez-vous ouvert la porte qu’il y était assis avant vous. Nous y étions habitués.

Malheureusement, il courait aussi dans la rue après tout ce qui le dépassait de la taille. Dobermans, Bergers allemands, facteurs, voitures, il les poursuivait tous, aveuglé par l’instinct du chasseur. Pour ce qui était des chiens et des facteurs, ce n’était pas trop grave, un peu d’intimidation suffisait à le calmer. En revanche, il les pourchassait jusqu’à ce qu’elles aient tourné le coin de la rue. Ce n’est qu’alors qu’il revenait, heureux, persuadé je suppose qu’elles ne repasseraient plus devant lui. Pauvre Charlot !

C’était au début du mois de Mai. Il faisait chaud, la porte-fenêtre du jardin était ouverte. Les cerisiers du Japon étaient en fleurs et, sur les trottoirs, l’éclat du soleil était tout rose. C’était une journée bénie pour le repos. Maggy travaillait dans la cuisine et moi, à moitié somnolent, je lisais dans le salon.

Soudain, nous avons entendu les hurlements d’une voiture, les aboiements rageurs de Charlot, des crissements de frein. Puis plus rien. Le temps d’arriver en courant, la rue avait retrouvé son calme et son éclat.

Charlot était étendu au beau milieu de la rue, irrémédiablement immobile sans l’apparence d’une blessure. Parfois, lorsque le soleil était trop fort, c’est dans la même position qu’il s’abandonnait dans le jardin pour dormir.

Que fallait-il faire ? Ce que chacun d’entre vous auriez fait. Nous avons décidé de reporter sur un de ses frères, l’affection que nous portions à Charlot.

 

Adopter un enfant est une tâche compliquée et grave. Si on réfléchissait autant au moment de le concevoir pour son propre compte, un grand nombre de nuits ne seraient pas ce qu’elles sont.

Faut-il s’’en plaindre ou s’en réjouir ? Serait-il souhaitables que des institutions philanthropiques, des assistants sociaux et des magistrats assistent les jeunes mariés au soir de leur nuit de noce, je ne sais pas. Mais, il y a là une sorte de discrimination à une époque où il paraît naturel de rendre compte aux autorités de tant d’aspects de notre vie privée.

Quoiqu’il en soit, s’il est moins compliqué d’adopter un chien que d’adopter un enfant, c’est cependant une démarche qui demande beaucoup de sérieux. Qui choisir ?

Des psychologues prétendent que le compagnon à quatre pattes est le fidèle reflet de son maître. A moins que ce soit le contraire ? Cela signifie que le choix d’un chien implique d’abord de bien se connaitre soi-même.

Les Romains qui ont tout dit, à moins qu’il ne s’agisse des Grecs ?, disaient que ce n’était pas fréquent de leur temps. Ce ne l’est pas davantage aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle, vous l’avez remarqué, ce sont les chiens qui choisissent leur maître. Plus perspicaces d’instinct, ils pèsent les avantages et les inconvénients d’une liaison avec tel ou tel individu dont aucun C .V. ne leur a été soumis.

J’ai souvent vérifié que lorsque l’être humain se montre dans son plus grand naturel devant un groupe de chiens, et qu’il accepte d’être élu par l’un d’entre eux, il se fait un ami qui de toute évidence lui était destiné. Bien plus que son épouse lorsqu’il se marie pour dieu sait quelles raisons frivoles, le nombre élevé des divorces le démontre tous les jours.

Maggy et moi, comme des adultes conscients, nous avons évoqué ce que nous attendions de lui. Il devait être gentil pour vivre en bonne entente avec les enfants et les chats. Grand et vigoureux pour effrayer les voleurs et nous défendre. D’un naturel tranquille, il resterait en place sur le siège arrière de la voiture. Naturellement, le mouvement des volets ne devrait pas l’effrayer.

Ce pouvait être un batard, nous n’étions pas vaniteux. Toutefois, il fallait songer à certains de nos amis qui pourraient trouver étrange que nous n’ayons pas un chien de race. D’autre part, j’avais vu à la T.V. des chiens français très amusants, des Briards qui rassemblaient les moutons sans qu’il soit nécessaire de leur en donner l’ordre. Un Briard, me disais-je, ce serait bien !

Maggy me fit remarquer :

  • Il y a peu de chances que nous ayons un jour des moutons.

Nous en avons discuté quelques heures sans grande conviction. C’est comme pour le choix d’une voiture. On joue avec l’idée de choisir une marque différente de celle que l’on a et finalement, on achète la voiture qu’on possède déjà.

C’est Cathy qui résolut la question après avoir longtemps pleuré dans sa chambre. Elle ouvrit la porte du salon en disant :

-J’en veux un comme Charlot.

Le choix était fait.

Madame VanSteen était la présidente du Teckel Club. Nous lui avons téléphoné. Elle comprenait l’importance de la décision que nous allions prendre et elle nous félicitât pour la gravité avec laquelle nous l’envisagions. Elle était confrontée quotidiennement avec les mêmes problèmes de conscience mais elle ne trouvait pas toujours en face d’elle notre pondération chez des couples bien intentionnés, certes, mais un peu légers. Ils choisissent leur Teckel en fonction de sa taille mais ils ignorent tout de sa psychologie. Puisque nous avions eu un teckel, elle nous encouragea à en adopter un autre. Ce n’était pas dire du mal des autres chiens que de dire que le teckel est particulièrement attachant. Sans parler de son intelligence qui est exceptionnelle malgré, parfois, des aspects troublants.

C’est vrai mais, à en croire madame Vansteen, c’était le signe d’une spiritualité quasi humaine. Je n’ai pas compris ce qu’elle entendait par spiritualité quasi humaine. Personnellement, je n’aurais pas songé à faire ce rapprochement.

Bref, elle connaissait un petit éleveur qui venait d’avoir une portée de champions. Il ne s’en défaisait qu’à contre coeur mais puisque nous étions des gens honorables, madame Vansteen était sûre qu’il nous confierait un chiot sans regret.

  • A quel prix ?

C’était une question stupide, semble-t-il. Je haussai les épaules et je dis à madame Vansteen qu’elle n’aurait pas à le regretter, elle non plus. Dès que je serais en possession de mon chien, je demanderais mon affiliation au Teckel Club et je lui enverrais le montant de ma cotisation.

Le soir même, tous les quatre, Maggy, Serge, Cathy et moi, nous étions chez l’éleveur en question.

A la périphérie de la ville, il occupait une petite maison comme en occupent les retraités. Elle était constituée d’une salle à manger qui fait office de hall d’entrée et de salon, d’une cuisine et, la partie essentielle de la maison, d’un appentis ouvert sur le jardin.

Chez la plupart des retraités, l’appentis sert d’atelier de bricolage. En réalité, c’est une sorte de réserve où les épouses relèguent leur mari pour ne pas l’avoir dans les pieds toute la journée ou, au contraire, un refuge pour les maris que la vie professionnelle  n’a pas habitué à vivre en commun avec celle qu’ils ont conquise lorsqu’ils étaient encore des jeunes gens sans expérience.

Les parents de Bibig quant à eux concentraient leur passion sur les trois chiens qu’ils possédaient. Trois teckels qu’ils élevaient comme on élève des enfants. Peut-être mieux. Il faut dire que ces enfants-là leur procuraient de nombreuses satisfactions. Lauréats de concours internationaux, chacune de leur saillie représentait un petit capital. Tout le monde ne peut pas en dire autant.

La mère de Xander, par exemple, était une chienne dont l’arbre généalogique avait de quoi faire pâlir d’envie des familles humaines à la noblesse souvent moins prestigieuse. Quant à ses  performances, ses diplômes étaient là pour en attester, si notre Serge, il n’est pourtant pas sot, voulait un jour les égaler, c’est le Prix Nobel qu’il devrait s’efforcer d’obtenir.

Au bout d’une demi-heure durant laquelle chacun d’entre nous parlât des siens, nous pûmes enfin voir les enfants.

J’avoue que je fus un peu déçu. Je ne sais pas très bien à quoi je m’attendais mais de voir côte à côte dans un panier, deux chiots pas plus gros que de grosses souris, les yeux fermés, pas plus longs qu’une paire de saucisses de Francfort sur une assiette m’inquiétait. Etaient-ce là les descendants d’une grande famille ? Et si la mère s’était mésalliée, nos éleveurs le reconnaîtraient-ils ?

Maggy les trouvaient ravissants tous les deux. Elle prétendit qu’on voyait rarement des chiots si beaux à leur naissance. Elle avait dit la même chose à la naissance de chacun de nos enfants. Je reconnais qu’en l’occurrence, elle ne s’était pas trompée mais je restais troublé. En outre, le problème était de savoir qui choisir des deux, de Xander ou de sœur jumelle ? Après les avoir réveillés, on les fît marcher. Ils étaient aussi patauds l’un que l’autre. Ils ressemblaient à de petits boudins en mouvement. Moi, je guettais les yeux. Je me disais : je prendrai celui dont le regard pétillerait d’intelligence, celui dont le regard en croisant le mien se ferait complice.

Ils n’avaient pas l’air de s’intéresser à nous. Leur seule préoccupation était de retrouver leur panier.

Cependant, l’un d’entre eux avait quelque chose que l’autre n’avait pas, c’était Xander. Lorsque  Catherine le prit dans ses bras, il eut cet air qu’il conservera, je présume, toute sa vie. Celui d’un être accablé par la fatalité et qui porte sur son visage toute la désolation du Monde. Est-ce qu’un si jeune chien pouvait éprouver de tels sentiments ? Cette expression de nature quasi métaphysique me mit mal à l’aise. 

Vous voyez comment sont les gens ? Ce qui me gênait était précisément ce qui attendrissait ma fille. Je me disais : est-ce qu’il n’a pas l’air bête ? Et Cathy pensait : Comme il a l’air malheureux. Peut-être avions nous raison tous les deux ? On peut être malheureux de se savoir bête.

Naturellement, je gardai mes réflexions pour moi tout en me demandant s’il était sage de s’encombrer d’un être qui à vos propres embêtements ajouterait les siens. Je tentai de dire :

-Une petite chienne nous apportera plus de joie. Elle sera plus docile aussi.

Maggy haussa les épaules.

-Tu as toujours été sensible au beau sexe, voilà tout.

Quant à Catherine, il y a longtemps qu’elle éclatait de rire lorsque je parlais de docilité féminine. Ce fut Xander qui gagnât.

Je signai un chèque au porteur, je mis Xander dans la poche intérieure de mon imperméable et nous rentrâmes à la maison.

Nous nous assîmes tous les quatre dans le salon et Xander fut déposé entre nous sur le tapis. Les deux chats, à peine intrigués, regardaient l’intrus qui paraissait si misérable.

Nous regardions Xander, assis sur son petit derrière qui ne regardait personne.

-Je me demande s’il se plaira parmi nous ?

Serge qui n’avait rien dit de la soirée remarqua soudain une petite flaque qui mouillait le tapis. 

  • Mais il fait pipi.

Il était offusqué.

-Tu vois, triompha Cathy, tu avais tort de t’inquiéter. Il vient de marquer son territoire, il accepte de reste.

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