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Publications de Jean-François Foulon (15)

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Aube d'hiver

 
L’aube se levait.
Sur la vitre, une buée opaque occultait le monde.
Je me suis approché
et, délicatement, j’ai fait glisser mon doigt
sur la vitre froide.
Le jardin est apparu,
Brillant de givre.
Sur la branche dénudée d’un pommier,
Un oiseau inquiet frissonnait sous l’hiver.
 
 
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Page blanche

On hésite toujours à écrire certains mots au bord de la page,

Des mots qui diraient la vie et la mort,

Et puis le grand calme de la nature, le soir,

Quand s’éteint le soleil derrière une rivière pourpre.

 

On hésite à dire les amours d’autrefois,

Les amours adolescentes,

Quand les corps nus et chauds

Se découvraient différents dans la paille jaune d’une grange ancestrale.

 

On hésite à se souvenir de ceux qui ont disparu,

Ceux qui un jour avaient compté,

Puis qu’on a oubliés,

Improbables fantômes dans la nuit de nos songes.

 

On hésite à décrire la peau tendre et parfumée,

La peau sauvage et nue

D’une fille aux cheveux noirs et au regard de feu

Qu’on allait immoler sur l’autel de l’amour.

 

Oui, on hésite à écrire le livre de la mémoire,

Le livre qui dirait nos songes et nos espoirs.

Alors on reste au bord de la page,

Rêvant à des amours fantômes le long des rivières pourpres.

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Les chevaux arabes

Sous les remparts de Grenade, quand vient la nuit

Et que la lune est pleine,

Entendez-vous le trot des chevaux arabes ?

 

S’en vont-ils vers la lointaine Syrie, par la route des califes,

Pour rejoindre Damas,

Ou montent-ils la garde dans la torpeur andalouse

Pour défendre les forteresses omeyades ?

 

Entendez-vous le fracas des sabots

Dans la nuit étoilée de rêves,

Quand le vent soulève le sable ardent en gémissant ?

 

Est-ce Abd al-Rahman qui s’en revient de Cordoue

Dans son habit d’or,

Suivi par ses guerriers abbassides,

Ou n’est-ce que le vent de la sierra

Qui rend fous les étalons

Quand sur le désert tombe le crépuscule ?

 

Dans le quartier de l’Albaicin, une femme voilée écoute à sa fenêtre

Les chevaux arabes qui trottent dans la nuit.

Elle rêve au prince des sables sur son alezan

Qui viendrait la ravir et l’emporter dans la nuit.

Dans cette course folle au rythme des sabots

Elle tiendrait la taille de l’homme

Et sous son voile, elle serait déjà nue.

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Charles Plisnier

Charles Plisnier est né à Ghlin, près de Mons en 1896 et est mort à Bruxelles en 1952. Sa mère est une ouvrière du textile et son père un intellectuel socialiste. On peut même dire que ses parents sont profondément attirés par la France révolutionnaire et républicaine. Enfant précoce, il commence ses humanités anciennes à l’Athénée de Mons alors qu’il n’a pas encore dix ans. Il publie ses premiers poèmes dans la revue Flamberge, publie déjà "L'Enfant qui fut déçu" et "Voix entendues" et sera encouragé par Émile Verhaeren (qui lui habite à Roisin). Il fait des études de droit à l’ULB et adhère au parti communiste. Il travaille à la Cour d'Appel de Bruxelles et se fixe dans cette ville, où il ne plaide que pour les ouvriers. A cette époque, son travail et ses activités politiques lui font un peu délaisser l’écriture. En effet, il est fasciné par la révolution russe de 1917 et devient même directeur du Secours Rouge international. Il est donc bien dans la mouvance de ceux qui agissent internationalement pour permettre l’avènement du communisme en Europe. Pourtant, il sera fortement déçu par un voyage qu’il fera en Russie et deviendra trotskiste, ce qui lui vaudra d’être exclu du Parti communiste (1928). En fait, au Congrès du Parti communiste qui venait d’avoir lieu à Anvers, il avait défendu des thèses contraires à celles de l'Internationale. Admirons donc son courage pour oser s’exprimer à l’encontre des thèses officielles (voir aussi mon article sur Victor Serge, qui aura la même attitude et connaîtra le même sort)

Rallié au POB, cet homme toujours en recherche se convertit au christianisme. On pourrait donc le qualifier de chrétien de gauche, car il n’abandonne pas du tout ses idées socialistes.

"Les communistes me haïssent, pour eux je suis un renégat. Ils m'appellent le trotskyste qui s'est fait moine. Or, le trotskysme est dépassé et je ne suis pas moine. Je ne vais même pas à la messe."

On le retrouve au Congrès national wallon de Liège en 1945, où il est clairement pour un rattachement avec la France. Dans sa « Lettre ouverte à ses concitoyens » (qui paraîtra à titre posthume), il s’oriente pourtant davantage vers une sorte de fédéralisme. Pour ceux qui l’ignoreraient, ce Congrès national wallon qui se tient à la sortie de la guerre tente de réfléchir à l’avenir de la Wallonie. Léopold III était soupçonné d’avoir collaboré avec les Allemands, certains Flamands avaient eu eux aussi une position plus qu’ambiguë et en France, De Gaulle, l’homme du 18 juin, était à l’apogée de sa gloire. Quarante-six pour cent des congressistes se prononcèrent en faveur de la réunion de la Wallonie à la France (ce dont on parle peu dans les manuels scolaires d’aujourd’hui). L’option suivante était l'autonomie dans le cadre belge (quarante pour cent des suffrages) et enfin l'indépendance pure et simple de la Wallonie (quatorze pour cent) Finalement, puisqu’il fallait être raisonnable et réaliste, c’est l’autonomie dans un cadre fédéral qui l’emporta suite au discours de  Fernand Dehousse. Le Congrès se termina par l’allocution de Charles Plisnier qui estima que le fédéralisme était la dernière tentative d’entente dans le cadre belge et que si celle-ci échouait, il conviendrait d'« appeler la France au secours ».

Il ne faut point s’étonner de sa position. Charles Plisnier rapporte que lorsqu’il était enfant, leur mère les conduisait, sa sœur et lui, sur les hauteurs de Spiennes, au sud de Mons. « Les champs s’étendaient à l’infini devant nous, vers le sud, et nous ne voyions que des blés. Mais ma mère levait la main vers ces étendues et, d’une voix toute changée par l’amour : « Regardez, mes enfants, disait-elle, là, là, la France ». On a donc ici un écrivain wallon et francophile et son point de vue est donc forcément différent de celui des autres grands classiques belges comme De Coster, Marie Gevers, Ghelderode, Rodenbach ou Maeterlinck qui, s’ils sont eux aussi issus de la bourgeoisie et s’expriment en français, sont d’origine flamande (et ne s’expriment en français qu’en raison de leur appartenance aux classes sociales aisées). Une autre différence entre Plisnier et ces auteurs, c’est son engagement politique en faveur des plus humbles. Vivant dans l’aisance matérielle, il sera choqué par la misère de celles et ceux qui vivent dans les faubourgs de Mons et dans les communes du Borinage.

Après la guerre, qui a vu l’affrontement des Etats-Nations, il s’intéresse à l’idée de la construction européenne et participe à tous les congrès et toutes les conférences (Paris, Berlin, Genève).

Penchons-nous maintenant sur sa carrière d’écrivain. Après sa rupture avec le communisme il se remet à écrire et en moins de six ans, il publie onze volumes, surtout de la poésie (vers libres,  ponctuation absente). On retrouve dans ces poèmes la nostalgie d'un idéal dont finalement il avait fait le combat de sa vie. En 1936 paraît « Mariages ». En 1937, il est élu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. La même année, il obtient le Goncourt pour « Faux Passeports », où il fait le bilan de son expérience de militant : est-il artiste ou politique ? Ce prix est exceptionnel pour deux raisons : c’est la première fois qu’il est attribué à un auteur qui ne possède pas la nationalité française et outre « Faux passeports », il couronne avec retard le roman « Mariages ». Du coup Plisnier est le premier auteur belge à remporter le Goncourt. Ce succès lui permet de réaliser un de ses rêves: il renonce au Barreau, quitte la Belgique, et s'installe en France, où il se consacre exclusivement à l’écriture. Plus tard il sera proposé au Nobel (mais ne sera pas lauréat) par l’Académie, l’Association des Écrivains belges et le Pen club (1951). En fait, c’est le jury du Nobel qui demande à chaque pays de proposer des écrivains. Vu la notoriété et l’importance qu’avait Plisnier à cette époque, il était donc assez logique qu’il ait été proposé par la Belgique.

Il faut aussi souligner le fait qu’il est à l’origine de plusieurs revues : Ferveur en 1913, Haro (à la fois littéraire et révolutionnaire) en 1919, Communisme en 1919, Prospections en 1929 (avec Albert Ayguesparse), L’Esprit du temps en 1933, et Alerte en 1939.

Le style de Charles Plisnier est classique et l’auteur, omniscient, ne dissimule rien au lecteur et voit ce qui se passe dans les pensées de ses personnages, à qui il ne laisse aucune liberté (un peu comme chez Balzac et les romanciers du XIXème). « Mariages », c’est en fait l’histoire d’une famille riche, dont la fille Fabienne va épouser un jeune homme ambitieux et capable, mais d’origine populaire. Habile, il va dépouiller son beau-père (profitant de l’absence de réaction de son épouse). Tout lui appartient désormais : l’usine familiale et Fabienne. Cette dernière est sexuellement insatisfaite, tandis que son mari multiplie les conquêtes. Fabienne finit par découvrir son infidélité mais s’aperçoit qu’il va aller refaire sa vie à l’étranger après avoir emporté toute la fortune. Elle prévient ce drame en l’empoisonnant, ce qui permet à la vie de continuer.

Dans « Mariages » Plisnier dénonce donc le monde bourgeois où tout repose sur les apparences et où il y a peu de sentiments. Seul compte l’argent. Il dénonce surtout le mariage en lui-même et prédit l’échec quasi certain qui attend tous les couples. Autrement dit, au-delà du discours « social », ce roman s’interroge aussi sur la place de l’amour dans la vie d’une femme et même sur l’amour physique auquel celle-ci aspire. Jeune fille, elle en rêve, et une fois mariée, elle essaie de se rassurer en se disant que ce n’était qu’une illusion et que tout cela n’avait finalement aucune importance. Mais quand l’héroïne croise sa cousine Christa (qui a vécu une histoire d’amour scandaleuse avec un homme marié) et qu’elle se rend compte que celle-ci est heureuse et déborde de joie, la question qu’elle se pose est : est-ce possible qu’elle aime, qu’elle aime avec son corps ?  Et elle prend alors conscience qu’elle-même vit avec un homme que finalement elle n’aime pas et à qui elle se soumet chaque nuit sans aucun plaisir. Cela reviendrait-il à dire qu’il faut choisir entre être riche et sans amour ou être pauvre et vivre un grand amour ?

Notons que l’action de ce roman semble bien se dérouler à Mons, ville natale de l’auteur, même si le nom n’en est jamais cité.

Dans « Faux Passeports » Plisnier nous parle de son rêve politique brisé, de cette espérance collective en un monde meilleur qui s’est terminée par le stalinisme et les camps en Sibérie. Il s’est donc bien inspiré de son itinéraire personnel pour écrire ce récit aux personnages torturés. Les héros et le parti s’affrontent, ce dernier en demandant toujours plus et allant jusqu’à exiger de ses membres de se sacrifier pour lui. On pense à ce qu’a écrit sur le même sujet Victo Serge, dont nous avons parlé dans un autre article. Dans « Faux Passeports », on relate par exemple la vie de Ditka, une terroriste serbe torturée par la police (elle n’avait plus que des cicatrices rouges à la place des seins) et qui finira par être pendue à Sofia ou celle de Carlotta, qui sacrifie son amour au parti le jour où elle découvre que l’homme qu’elle aime a trahi la cause commune. Elle n’hésite pas alors à le dénoncer.  

Dans « Meurtres », est abordé le problème de la spiritualité. En fait, c’est surtout à travers l’œuvre poétique qu’on peut suivre l’itinéraire spirituel tourmenté de Plisnier et ses combats intérieurs, comme dans « Sacre » (1938) ou « Ave Genitrix » (1943).

En conclusion, je dirai que pour comprendre Plisnier, il faut se rendre compte que pour lui le roman, la poésie et la politique ne furent que des moyens pour atteindre la vérité et la justice, ces deux rêves auxquels il aspirait vraiment. Il pouvait être à la fois communiste et croyant, romancier et poète. Evidemment, il fut critiqué par la droite bourgeoise quand il fut communiste et par la gauche socialiste quand il devint chrétien. Mais son comportement n’est contradictoire qu’en apparence. C’est un homme avant tout assoiffé de justice.

« J'exècre le lion, mais j'ai tué la biche.

J'ai blasphémé Jésus, mais je prie en secret.

J'ai supplié l'amour, mais j'écarte le trait.

Je célèbre le lot du pauvre, et je suis riche. »

(Prière aux Mains coupées)

 

*****

 

Extraits

Charles Plisnier adorait sa ville de Mons. Pour la décrire à ses lecteurs, il se place de préférence  au pied du beffroi, ce  « belvédère du ciel ».

Ainsi, « j'assiste » à ce pays, je le capte, je le respire, je m'en gorge. Je lui appartiens, il est à moi. La nostalgie qu'il me donne forme le meilleur de moi-même. Car on peut, avide, aller demander à tous les horizons, leurs climats et leurs couleurs; on peut aller ailleurs, prendre et aimer: mais on trahit quand on trahit sa terre. Voilà pourquoi, souvent vagabond et souvent exilé, je vais parfois rêver autour du Beffroi de Mons-ma-Ville.

Ce point de vue fait de ce monde ceint par son boulevard, un lieu pourtant ouvert sur l'espace, et, par un deuxième mouvement, permet de pénétrer aussi par le rêve et la pensée dans les ruelles et les maisons. Un regard circulaire, et voici la ville : sous une symphonie d'ardoises bleues et de tuiles passées, ces rues, ces venelles, ces places dont chacune a une signification adorable, recèlent un souvenir, une exaltation, un songe. [...]

 

Si vous regardez au-delà de cet anneau vert, du côté de l'Ouest, vos yeux rencontrent cette terre étrange, mystérieuse, pleine de tragédie et de gentillesse, ce Borinage de terrils noirs et de fumées, que Verhaeren aima, et qu'enfant, venu des villages de prés et de forêts, je ne parcourais pas sans angoisse. Ils sont loin, ces corons. Mais d'ici, par pensée, je les vois et ceux qui tout à l'heure sortaient de terre comme des démons ténébreux, sont accroupis devant leurs seuils, bien lavés et s'interpellent d'une voix qui chante. Vers le Sud, c'est le mont Panisel, les collines très douces chargées de céréales et les chemins qui, sous les arbres, vont tendrement vers la France. Au Nord, enfin, ces villages de champs et de bois où, depuis des siècles, fidèles, naissaient les pères et les mères de mon père et de ma mère.

*****

Faux Passeports (Corvelise)

Etrange destinée qui a fait de Saurat un chef de parti. C’est pour les émeutes qu’il est taillé, les corps à corps, les coups de feu.

Il ne pouvait consentir à voir les autres se battre à sa place. Cette situation le faisait souffrir à un point extrême. Sans cesse, il se levait.

Mais Feuerlich le contraignait doucement et sans cesse lui rappelait qu’il ne pouvait, non, compromettre sa vie pour son plaisir.

A sept heures, il vint un émissaire du parti.    

L’entreprise était manquée. Que le guet-apens fût admirablement préparé, cela éclatait aux yeux. Partout où ils avaient provoqué l’adversaire, les hommes du Rote Front, inférieurs en nombre, avaient dû reculer. Maintenant les schupos occupaient la rue, plaçaient des piquets aux carrefours.

Alors Saurat, qui trop longtemps s’était contenu, renonça à se maîtriser. Je connaissais ces colères furieuses où il devenait exactement un autre homme, capable d’abattre, s’il s’opposait à lui, son meilleur ami.

– Cela suffit, criait-il. J’en ai assez. On est en train de gaspiller le sang des nôtres dans cette comédie. Donnez-moi mon manteau, ma valise : je pars.

Ce fut une véritable lutte. Feuerlich et l’émissaire du parti seraient aux poignets Saurat qu’une sorte de rage enivrait.

On entendit distinctement, sous les fenêtres, deux coups de feu.

Tous trois, soudain, furent immobiles.

Blême, les yeux révulsés, Saurat cria :

– Corvelise…

Corvelise n’était plus derrière le rideau.

De la rue montait un coup de sifflet strident, une sourde rumeur. Au milieu de l’asphalte, des gens entouraient un corps étendu.

– L’imbécile dit Saurat. Ah ! l’imbécile !

Et il se mit à pleurer.

(Charles Plisnier, Faux passeports, Babel, 1991, pp.226-227.)

 

*****

Si Plisnier est très classique dans ses romans, il est plus audacieux dans ses poésies.

Don du jour (fragment)

 

Tu manges un beafsteck américain devant un journal volumineux qui sent l’encre, les courses, les révolutions, les voyages et les beaux assassinats. Ton âme est un planisphère. Le jazz-band souffle par-dessus comme une tempête jaune. Théâtre : microscope. La seconde nuit descend avec le rideau de fer. C’est l’heure où les femmes qui passent au long des façades et des lauriers en pot et des vestibules du vertige luisent par en-dedans comme des poupées électriques, comme les poulpes des eaux profondes. Les tapis en fleurs sont étendus sur le monde. Les talons jouent au domino. L’idée tourne en équilibre sur une aiguille électrisée. Les abîmes emplissent les hommes pleins d’alcools et de lumières. On commence à s’éveiller, à s’endormir. Bois du café. Lave tes dents pleines de soir. Écris deux télégrammes. Fais un poème avec les arabesques de l’automne, la main coupée du nègre hawaïen, toutes les portes ouvertes qui continuent sans cesse à battre, sans cesse à battre comme des yeux.

Fertilité du désert, 1933

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Silence nocturne

Nous avons été jeunes sous tes frondaisons, ô forêt.

Je me souviens de tes clairières mystérieuses et des lacs bleus sous la lune.

Les branches entremêlées de tes arbres étaient plus noires que la nuit et de curieux oiseaux traversaient  le néant en appelant la mort.

Parfois, la brise s’élevait dans le grand bois sonore et c’était là une musique étrange, comme venue d’un autre monde.

Dans l’obscurité, nous parlions à demi-mots de choses impossibles, t’en souviens-tu mon amour ?

Nous avions cet âge où l’on croyait encore qu’une caresse sur une peau nue pouvait ouvrir les portes de l’impossible. Ta voix était douce et inquiétante comme celle de la forêt, pleine des mystères de ta féminité.

Ta voix était la nuit et depuis toutes ces années j’en cherche encore le chemin.

Par les sentiers sinueux, j’erre en vain, troublé à l’idée qu’un soir, peut-être, je te retrouverai là, assise en silence au bord du lac bleu. Sur tes épaules nues la lune tracera la marque de l’au-delà et moi je me cacherai dans l’ombre pour mieux contempler celle que j’ai tant aimée et que je n’ai jamais revue.

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Nocturne

Je voudrais dire le bruit de la pluie dans les petits matins,

Quand le café noir fume encore dans les tasses

Et que son goût âcre m’emporte bien loin.

 

Je voudrais dire les figures tristes croisées dans le métro

Quand les rêves se sont trompés d’aiguillages

Et que j’ai oublié le goût de tes baisers.

 

Je voudrais dire les grands bateaux blancs qui se perdent en mer

Quand le soleil se couche

Et engloutit tous nos espoirs.

 

Je voudrais dire.

 

Mais enfermé dans le silence immobile,

Je contemple les dernières étoiles mortes

Qui brillent au milieu de nulle part.

 

Là-bas, dans la brume nocturne,

On entend la rivière,

La belle rivière de nos enfances

Qui n’en finit plus de ronger les paysages.

 

Insomniaque à ma fenêtre

Je rêve du temps passé.

La nuit d’août s’achève.

Bientôt, les cerfs brameront dans les clairières de feu

Et l’automne venteux s’infiltrera sous les portes de ma mémoire.

 

Je voudrais dire, encore une fois,

L’immensité de la forêt,

Sa rumeur, ses soupirs et son éternel mystère.

 

Je voudrais dire les chemins parcourus par les aventuriers

Depuis les ruines de Carthage

Jusqu’aux steppes infinies de l’Asie centrale.

Je voudrais dire tant de choses…

 

Mais qui entendra ma voix ?

J’aurai beau crier du haut de la falaise,

Le bruit des vagues, toujours, l’emportera,

Monotone et éternelle clameur des mondes.

 

Demain est aussi loin qu’un pays étranger.

Seule existe la rumeur des feuillages dans la brise d’été,

Rumeur semblable au ressac de l’océan

Contre les murs du temps.

 

Tout près de moi, un oiseau de la nuit a frôlé les cimes

Puis s’est perdu dans l’immensité,

Emportant avec lui son cri mystérieux

Chargé de tous nos désespoirs.

 

Il faudrait dormir.

Minuit est passé depuis longtemps

Et la lune elle-même s’en est allée,

Poursuivant son éternelle course incompréhensible.

 

Le ciel, maintenant, est vide et noir.

Seule subsiste dans mon cœur une petite musique intérieure,

Sonate composée de quelques notes seulement,

Mais qui me dit de croire à la vie.

 

Alors je me souviens que les yeux des femmes brillent

Parfois, dans la pénombre des chambres.

Je voudrais dire leurs gestes tendres et gracieux,

Le son de leur voix,

Et le parfum qui imprègne leurs vêtements

Quand lentement elles se déshabillent

Et s’avancent nues dans l’immensité du monde.

 

 

Le vent se lève et il fait plus froid.

Bientôt le beau chêne près de la fenêtre perdra ses feuilles.

Celles-ci tomberont une à une, inexorablement,

Comme les minutes qui avancent au cadran de la vie.

Dans le ciel passeront des oiseaux en partance

Vers des cieux improbables.

 

Tout n’est que départ, mouvance et éternel recommencement.

Seul je demeure au milieu du silence.

Une ancienne blessure s’est rouverte,

Blessure d’amour qui saigne au milieu de la nuit

Et qui colore l’horizon d’une encre rouge.

 

Voilà le soleil qui se lève au-dessus des abîmes.

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Marie

Cela faisait trois jours qu’ils se retrouvaient sur un banc, dans le parc communal. Trois jours qu’il la découvrait petit à petit, lui posant mille questions sur sa vie. Et elle, elle répondait ingénument, le plus honnêtement du monde, ce qui la rendait encore plus attrayante. Car il n’y avait pas à dire, elle était belle à croquer et quand le soir tombait et qu’ils se séparaient, il mourait d’envie de l’embrasser. Mais bon, ce n’était encore qu’une connaissance, même pas encore une amie et il ne fallait pas brûler les étapes. Et puis tout ce jeu de l’approche et de la conquête était délicieux et il convenait de le faire durer. Pourtant, une fois seul sur le chemin qui le ramenait chez lui, il n’arrêtait pas de rêver au moment où il la prendrait enfin dans ses bras pour l’enlacer.

Aujourd’hui, il avait appris son nom : Daverdisse. Son prénom, Marie, il le connaissait déjà. Marie Daverdisse ! Il se répétait ces syllabes avec délectation et il lui semblait que plus il les prononçait, plus la jeune fille lui devenait proche et familière. C’était comme si en apprivoisant son nom, il devenait intime avec la personne elle-même.

Tout en marchant, il tentait de se remémorer l’histoire qu’elle venait de lui raconter, une histoire qui avait eu lieu il y a très longtemps, pendant la guerre de 14-18. Il ne savait pas très bien pourquoi elle lui avait parlé de cela, ni même comment elle avait eu connaissance de ces faits horribles. S’il avait bien compris, un officier allemand avait été tué par des résistants et en représailles les soldats avaient rassemblé toute la population du village sur la place de l’église. Ensuite, ils avaient tiré dix numéros au sort et avaient fait sortir des rangs ceux qui occupaient la place correspondant au numéro. Ils étaient donc dix, neuf hommes et une jeune fille, qu’on avait poussé sans ménagement vers le mur de l’église. Pour les hommes, ce fut vite réglé : il y eut quelques détonations et ce fut tout. Pour la fille, ce fut un peu plus long, mais quand elle ressortit de l’église, les vêtements déchirés, elle n’eut pas le temps de raconter ce qui lui était arrivé : une balle derrière la tête la fit taire à tout jamais.

Voilà l’histoire lugubre que Marie lui avait racontée, sans qu’il sache exactement pourquoi. Le lendemain, qui était un jeudi, elle ne vint pas s’asseoir comme d’habitude sur le petit banc, dans le parc communal. Le vendredi non plus, ni les jours qui suivirent. Redoutant un malheur, le pauvre amoureux se mit à sa recherche, mais il eut beau interroger les passants, personne ne semblait connaître son amie. Le village n’était pourtant pas si grand que cela ! Complètement désemparé, ne sachant où aller, il finit par se réfugier près de l’église. Assis, le dos appuyé contre le fameux mur où avaient été fusillés les habitants de 1914, il regardait distraitement les tombes qui s’alignaient devant lui. Soudain, mu par un pressentiment, il se leva d’un bond et se dirigea vers la tombe la plus proche. L’inscription gravée dans la pierre le laissa sans voix et le plongea dans une grande perplexité :

Marie Daverdisse

1898 -1914

Assassinée par l’occupant.

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Al Andalus

Il est là-bas des palais de rêves qu’ont construits des génies.

Dans la nuit andalouse, quand monte la lune dans le ciel noir,

Se découpent les créneaux d’une forteresse d’un autre temps.

Dans les jardins endormis, si tu prêtes l’oreille,

Tu entendras le murmure des fontaines

Et le doux chant de l’eau qui retombe en pluie dans les vasques bleues.

Murmure magique, douce mélodie

Dont les syllabes ressemblent aux paroles de celle que tu aimas.

Celle-là qui un soir s’en alla, magicienne du silence,

Au travers des arceaux arabes des palais andalous.

Reste la mémoire et les sanglots de la fontaine.

Mais parfois, quand la lune resplendit,

Il me semble voir une ombre qui se glisse, féminine et svelte,

Le long des murs de l’Alhambra.

Ce n’est sans doute qu’un rêve.

Pourtant, dans les jardins du Generalife, l’odeur entêtante des roses

Parle encore d’amour dans la chaleur enivrante de la nuit andalouse.

littérature

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Premier amour

Il l’attendait chaque jour à la sortie de son lycée. Il l’observait de loin, sans rien dire et surtout sans oser l’approcher. Lui, il était d’une autre école, de l’enseignement laïque et son père était socialiste.  Elle, cela se voyait, était d’un autre monde, plus beau, plus aisé, et chaque dimanche elle accompagnait ses parents à la grand-messe, cela il le savait. Deux mondes différents et entre eux un abîme qui interdisait toute tentative. Comment aurait-il seulement osé l’aborder ? Au fond de lui-même, pourtant, il savait que tout cela n’était que des prétextes qui lui permettaient de se complaire dans sa timidité. Eût-elle été du même niveau social que lui qu’il n’aurait pas fait un pas de plus. Mais comment aborder une jeune fille quand on a seize ans et qu’elle est belle comme l’amour ?

Alors il l’observait de loin. Une fois les cours terminés il plantait là tous ses copains et se ruait à travers les rues de la ville pour être là quand elle sortirait. Heureusement, dans ce lycée chic, on sortait dix minutes plus tard que dans les autres écoles, histoire sans doute de montrer une différence de classe. Le fait d’être élève dans cette institution prouvait qu’on n’était pas comme les autres. Elle, en tout cas, n’était pas comme les autres, ça c’était certain ! Fine, élancée, elle resplendissait dans son petit uniforme. Une jupe bleue avec de beaux plis et un chemisier blanc impeccable sur lequel on devinait de loin une chaîne en or avec un crucifix. Qu’est-ce qu’il aurait donné, lui le mécréant, pour être à la place de ce crucifix, bien positionné sur la poitrine de cette jeune fille. Parfois, chez lui, il imaginait non seulement qu’il lui parlait mais qu’il prenait dans sa main ce crucifix, pour lui prouver que tout agnostique qu'il fût, il n'en était pas moins disposé à faire un pas en direction des mystères qu’elle vénérait. Mais en fait de mystère, il songeait surtout à la chair blanche et tendre qui se trouvait sous le chemisier et qui s’élevait et s’abaissait à chaque respiration. A propos de respiration, quand de telles idées lui venaient en tête, il se retrouvait sans souffle, affolé et désemparé, ne sachant comment mettre un terme à ce trouble qui s’emparait de lui.

Il l’observait donc de loin, qui papotait avec ses copines, puis qui se dirigeait seule vers l’arrêt de l’autobus. Alors il se mettait à la suivre à une distance respectable, en ayant bien soin de  ne pas attirer son attention. De toute façon, même si elle s’était retournée (ce qu’elle n’avait jamais fait) elle n’aurait pas été étonnée de sa présence à lui (pour autant qu’elle le remarquât) puisqu’il prenait le même bus qu’elle. Elle le connaissait donc de vue et n’avait jamais manifesté la moindre inquiétude quand il passait devant elle, l’air indifférent,  pour aller s’appuyer au mur qui prolongeait l’abri de verre où elle se réfugiait, protégée du soleil comme de la pluie. C’était alors dix minutes de bonheur, dix minutes qui devenaient parfois quinze ou même vingt, quand la circulation du centre-ville retardait les transports en commun. Une nouvelle fois il l’observait à la dérobée. Assise sur un banc et plongée  dans un livre, elle ne remarquait pas à quel point il la dévorait des yeux. Ah, ces boucles de cheveux noirs qui descendaient en cascade jusqu’aux oreilles ! Comme il aurait voulu les écarter et de sa lèvre effleurer la peau du cou, qui devait être douce et blanche… 

Mais l’autobus finissait toujours par arriver, rompant le charme. Elle fermait son livre et d’un pas souple et nerveux pénétrait dans l’énorme véhicule. Il la suivait en retrait, se mêlant à la foule des autres élèves parmi lesquels il se noyait afin de rester invisible. On longeait le parc, puis le grand fleuve. Enfin, on pénétrait dans les quartiers aisés, là où des villas s’alignaient entre des bosquets de bouleaux ou de noisetiers. Elle descendait, son livre à la main, toujours de la même démarche souple et gracieuse. Une dernière fois, il essayait de la suivre du regard, mais déjà le bus virait à angle droit et amorçait la descente qui le ramenait vers les bas-quartiers, là où étaient les usines et les fabriques et où s’alignaient des rangées de maisons identiques aux briques noircies par les fumées.

Un jour, oui, un jour, il descendrait au même arrêt qu’elle et il l’aborderait. Il lui expliquerait que s’il avait laissé le bus continuer sans lui, c’était pour avoir l’occasion de lui parler. Alors, étonnée, elle l’écouterait et pour la première fois remarquerait sa présence. Il parlerait de tout, de rien, et elle sourirait en l’observant à la dérobée. Quand ils seraient arrivés devant sa maison, il prendrait un air détaché pour dire qu’il continuait sa route, mais elle, dans un mouvement spontané, viendrait gentiment l’embrasser sur la joue avec dans le regard un feu qu’elle n’avait jamais eu Elle lui dirait « A demain » et avant que la grande porte cochère ne se referme derrière elle, il verrait une dernière fois ses prunelles brillantes. Ce serait le bonheur absolu et c’est en sifflotant qu’il s’acheminerait vers la vile basse, tout simplement heureux et laissant ses seize ans déborder de joie.

Oui, voilà ce qu’il ferait. Mais pas aujourd’hui. Non, aujourd’hui il était trop tôt encore pour entreprendre une telle démarche. Et puis il risquait de pleuvoir et les gros nuages noirs qui s’amoncelaient dans le ciel étaient d’un mauvais présage. Non, il faudrait choisir un jour de printemps, quand l’air doux et les premiers bourgeons mettaient tout le monde en joie. Non, aujourd’hui, il se contenterait de l’observer en train de papoter avec ses copines devant l’entrée du lycée.

Allons, la voilà qui dit au revoir et qui prend la direction de l’arrêt de bus. D’où il se trouve, il voit une grosse voiture qui avance à vive allure sur la chaussée. Il voit aussi la jeune fille qui s’apprête à traverser. Distraite, elle n’a rien vu ! Alors, comme malgré lui et par réflexe, il crie son prénom de toutes ses forces : « Isabelle ! » Et la voilà qui s’immobilise au milieu de la route et qui regarde dans sa direction, étonnée. « Isabelle ! » crie-t-il encore. Pendant une seconde leurs regards se croisent puis la voiture arrive dans un hurlement de freins et percute la jeune fille.

C’est fini.

Pendant des années il repensera à cet événement. S’il avait pu, comme les autres jours, se taire et garder le silence, peut-être vivrait-elle encore. La première fois qu’il avait osé l’apostropher avait aussi été la dernière. La vie est vraiment cruelle parfois. Depuis il reste seul, sans rêve et la conscience remplie de remords. 

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Départs

Il était né au milieu de la mer

Sur une île de granite rose recouverte de genêts jaunes.

Parfois il prenait un bateau ivre pour partir au bout de ses rêves

Et affronter sa peur et tous ses démons intérieurs.

Il partait sous un ciel bleu quand le vent était fort

Et naviguait des jours durant

Se laissant bercer par l’océan, ses vagues et son chant.

Quand il avait dépassé tous les horizons

Et que ses voiles s’étaient perdues dans la nuit du temps

Il mettait le cap sur son île.

Dans les petits matins blafards celle-ci surgissait soudain de la brume,

Masse de granite rose surmontée de genêts jaunes.

Alors il accostait lentement et laissait sur le sable humide

Son bateau échoué, ses rêves et tous ses espoirs. 

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Sable

Sable

Le sable de la plage est comme une ardoise

Que la mer efface jour après jour

Et toujours les pas des amoureux disparaîtront

Dans les profondeurs océanes.

 

Quand il ne reste rien que quelques grains de sable

Que le vent emporte en tourbillons improbables

Comment croire encore que Roméo et Juliette ont pu se rencontrer

Et marcher ici même dans la brise marine ?

Comment imaginer qu’ils ont pu s’aimer devant l’immensité du monde

Et se faire des promesses éternelles sous le vol blanc des grands oiseaux de mer ?

 

A l’horizon passe un bateau en partance vers un Orient lointain.

Bientôt il aura disparu et il ne restera de lui qu’un souvenir

Qui s’effacera petit à petit dans la mémoire des vieux marins.

 

Et voilà la marée qui monte encore une fois à l’assaut de la plage

Et efface pour la millième fois les traces de tes pas.

Seule demeure la profondeur océane et la brise marine qui emporte tout

Absolument tout

Même les grands oiseaux blancs de nos rêves.

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Jean-Jacques Rousseau

Compte-rendu du livre de Raymond Trousson, "Jean-Jacques Rousseau. En 78 lettres, un parcours intellectuel et humain', Éditions Sulliver, septembre 2010, 304 pages, 22 €

Tous ceux qui ont aimé Les Confessions ou qui s’intéressent au « père » de la biographie ne peuvent qu’être intéressés par la correspondance du grand philosophe du XVIIIe siècle et par la sélection opérée par Raymond Trousson.

 

Certes, nous connaissions bien celui qui avait fait confiance à la nature humaine et qui avait inventé et défendu le mythe du « bon sauvage ». Nous avions lu ses livres, qu’ils traitent de politique (Le Contrat social), d’éducation (L’Émile), de sentiments (La Nouvelle Héloïse) ou d’amour de la nature (Les Rêveries du promeneur solitaire). Surtout, nous avions dévoré Les Confessions, ouvrage qui marque une date capitale dans l’histoire des lettres françaises puisqu’il peut être considéré comme la première autobiographie. Bien entendu, avant Rousseau, des auteurs avaient déjà parlé d’eux, mais jamais avec cette volonté de dévoiler la part la plus intime de soi-même au public. Rousseau fera fort, désirant se montrer tel qu’il est, sans mensonge aucun (1). En effet, se sentant rejeté et méprisé par tous, il tentera, dans cesConfessions, de prouver que la bonté fait partie de sa nature profonde. Pour ce faire, il ne dépeindra pas seulement son être social mais aussi sa vie intime et ses pensées secrètes… et c’est là que réside la nouveauté de cet ouvrage. Après la lecture d’un tel livre, nous croyions donc bien le connaître. Eh bien non. En fait, rien de tel, pour cerner un écrivain, que de prendre connaissance de sa correspondance. Là, ce n’est pas uniquement l’auteur ou le philosophe que nous découvrons (même s’ils ne sont jamais loin), mais surtout l’homme aux prises avec la vie quotidienne, l’individu avec ses grandeurs et ses faiblesses.

 

Évidemment, la correspondance de Rousseau a déjà été publiée autrefois et dans son intégralité, mais elle est si abondante que les lecteurs ont été découragés, depuis les simples passionnés jusqu’aux chercheurs les plus renommés. Il faut dire que cette correspondance ne comporte pas moins de cinquante-deux volumes (2)… La richesse du livre que nous propose aujourd’hui Raymond Trousson (professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles et spécialiste du XVIIIe siècle) réside précisément dans sa brièveté. Il est parvenu à repérer, dans cette correspondance foisonnante, soixante-dix-huit lettres majeures qui nous permettent en plus ou moins trois cents pages de mieux comprendre qui était vraiment Rousseau.

 

2 700 lettres en 48 ans

 

Tout d’abord, c’était un homme qui, malgré les apparences, n’avait pas l’écriture facile. Dans une lettre à Malesherbes (qui était le président de la Cour des aides et qui, à ce titre, donnait les permissions d’imprimer pour les manuscrits passés par la censure), il avoue que la moindre missive lui coûte des heures de fatigue et qu’il lui faut, pour en venir à bout, se promener dans la campagne afin de « bercer sa pensée ». Cette angoisse devant la page blanche ne l’a tout de même pas empêché de nous laisser 2 700 lettres écrites de 1730 à 1778, ce qui n’est tout de même pas rien, reconnaissons-le, et révèle bien le côté paradoxal de Rousseau.

 

Le livre de Raymond Trousson respecte l’ordre chronologique de la correspondance. Ainsi, nous faisons d’abord connaissance avec le jeune Jean-Jacques qui, après avoir fui sa ville natale à 16 ans, se retrouve fort démuni à 19. Il vient donc implorer l’aide d’un père qui ne s’est pourtant pas soucié de lui depuis pas mal de temps. On sait en effet que Rousseau avait perdu sa mère à la naissance et qu’il avait été élevé, dès l’âge de 9 ans, par un oncle, pasteur protestant, lequel le mit vite en apprentissage chez un maître graveur dès l’âge de 13 ans. Le moins que l’on puisse dire, c’est que son père ne fut pas très présent ni très aimant. Il fallait que notre jeune homme fût fort démuni pour se résoudre à la requête qu’il entreprend ici, mais c’est vrai que son avenir matériel était fort incertain.

 

« Triste sort que celui d’avoir le cœur plein d’amertume et de n’oser même exhaler sa douleur par quelques soupirs, triste sort que d’être abandonné d’un père dont on aurait pu faire les délices et la consolation, mais plus triste sort, de se voir forcé d’être à jamais ingrat et malheureux en même temps et d’être obligé de traîner par toute la terre sa misère et ses remords. »

 

Sans argent pour entreprendre des études, Rousseau ne peut guère envisager pour survivre que de devenir secrétaire ou précepteur chez des personnes fortunées. Il pense aussi à enseigner la musique, qu’il connaît bien. C’est ainsi que nous le retrouvons à Neufchâtel en 1730, en train de donner des cours dans cette discipline. En 1732, il est déjà à Chambéry, où il occupe un poste aux services administratifs du duché de Savoie, puis il devient maître de musique de jeunes filles de la bourgeoisie. Bref, il fait de petits boulots et sa situation matérielle reste très précaire. Heureusement pour lui, il recevra l’aide de Madame de Warens dont il devient l’intendant en 1734. Il connaît cette personne depuis quatre ans déjà et c’est sous son influence qu’il s’est converti au catholicisme. Il parlera beaucoup de cette baronne dans Les Confessions, notamment lorsqu’il évoque « Les Charmettes », une propriété retirée dans les environs de Chambéry : « Ici commence le court bonheur de ma vie, ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu… » (Les Confessions, livre VI)

 

Bienfaitrice

 

Madame de Warens deviendra même sa maîtresse et l’initiera aux jeux de l’amour. Pourtant, plus tard, il l’appellera « sa chère maman » (treize années les séparaient), ce qui laisse tout de même supposer que leur relation était ambiguë. Il s’adressera souvent à la baronne pour demander de l’aide, mais sa protectrice, qui à la longue s’est un peu lassée de ce jeune homme envahissant et qui a par ailleurs trouvé un autre favori, souhaite maintenant, et avant tout, que Rousseau prenne son destin en main. Celui-ci se sent trahi et il lui écrit de Montpellier (où il séjourne quelques mois afin de consulter des médecins, car il se croit gravement malade) pour se plaindre amèrement de son séjour dans le Languedoc et essayer d’attendrir ainsi sa bienfaitrice. Cette lettre contient des descriptions pour le moins étonnantes : « Je ne sache pas d’avoir vu, de ma vie, un pays plus antipathique à mon goût que celui-ci, ni de séjour plus ennuyeux, plus maussade que celui de Montpellier. […] Pour ma santé, il n’est pas étonnant qu’elle ne s’y remette pas. Premièrement, les aliments ne valent rien ; mais rien, je dis rien, et je ne badine point. Le vin y est trop violent, et incommode toujours ; le pain y est passable, à la vérité ; mais il n’y a ni bœuf, ni vache, ni beurre ; on n’y mange que de mauvais mouton, et du poisson de mer en abondance, le tout toujours apprêté à l’huile puante. »

 

D’autres lettres nous montrent un Rousseau éperdument amoureux. Parfois il est épris d’une jeune fille et lui demande une entrevue ou bien, au contraire, il a imprudemment déclaré sa flamme à une personne importante, qui tient un salon renommé, et il vient s’excuser d’avoir été aussi entreprenant. C’est donc un homme à la fois sensible et fougueux que nous découvrons, un homme qui connaîtra bien des passions et bien des déceptions aussi.

 

« Mais quoi, vous m’avez traité avec une dureté incroyable, et s’il vous est arrivé d’avoir pour moi quelque espèce de complaisance, vous me l’avez ensuite fait acheter si cher que je jurerais bien que vous n’avez eu d’autres vues que de me tourmenter ; tout cela me désespère sans m’étonner et je trouve assez dans tous mes défauts de quoi justifier votre insensibilité pour moi : mais ne croyez pas que je vous taxe d’être insensible en effet : non, votre cœur n’est pas moins fait pour l’amour que votre visage, mon désespoir est que ce n’est pas moi qui devais le toucher. »

 

Mais le grand amour de sa vie restera Thérèse Levasseur, une femme quasi illettrée qui partagera son existence et avec qui il aura plusieurs enfants, tous placés aux Enfants trouvés, comme on le sait. Ce sera pour notre philosophe une source de remords et nous trouvons dans notre recueil une lettre bouleversante (à Madame Dupin) dans laquelle il avoue cette erreur tout en tentant désespérément de la justifier : son manque d’argent, sa santé précaire (Rousseau croit toujours que sa fin est proche), l’impossibilité de concilier les soucis domestiques avec la tranquillité d’esprit nécessaire à un penseur. On notera également sa grande conscience des inégalités de classes : « La nature veut qu’on en fasse [des enfants], puisque la terre produit de quoi nourrir tout le monde : mais c’est l’état des riches, c’est votre état, qui vole au mien le pain de mes enfants. […] Vous prenez pour le déshonneur du vice ce qui n’est que celui de la pauvreté. »

 

Mise à l’Index.

 

Nous trouvons dans notre recueil plusieurs lettres à Thérèse Levasseur, certaines tendres et touchantes, d’autres carrément désespérées, notamment quand Rousseau est chassé de partout et que, ses ouvrages mis à l’index, il mène une existence de fugitif. À chaque fois, il perd son mobilier et ses livres, et sa situation matérielle est des plus précaires. Ce sont là des choses qu’il faut savoir et qu’on n’a pas toujours à l’esprit quand on lit les livres de Rousseau. Car derrière le penseur, il y a un homme réel, qui vit et qui souffre, persécuté pour ses idées. Rien d’étonnant, dès lors, s’il devient paranoïaque à la fin de sa vie et s’il imagine des complots contre sa personne, au point de se brouiller plus ou moins avec tout le monde, y avec compris les personnes qui lui veulent du bien. Il y a sur ce sujet des lettres édifiantes, comme celles qui relatent sa rupture avec Diderot.

 

Celle-ci provient en fait d’un malentendu. Dans un premier temps, Diderot regrette que Rousseau ait quitté Paris pour se réfugier à la campagne, car c’est avant tout dans la capitale que se défend le combat philosophique. En perdant Rousseau, il perd donc à la fois un ami et un allié dans le domaine des idées. Il ne se prive pas pour le lui dire, ou plus exactement pour le lui écrire. Rousseau, cependant, ne perçoit pas les regrets qui sous-tendent ces lettres. Tout ce qu’il comprend, c’est qu’on veut le faire remonter à Paris alors qu’il se sent mal dans la foule. Il a toujours dit qu’il n’était pas à l’aise dans les réunions mondaines et qu’il n’avait aucune répartie dans les conversations. De nature timide, il ne trouve jamais rien à répliquer à ceux qui lui font des objections et ce n’est que lorsqu’il rentre chez lui que ses idées jaillissent, un peu trop tard. Bref, c’est un solitaire qui a besoin de calme pour réfléchir et, dès lors, il n’entend rien aux arguments du fougueux Diderot. Ce dernier, dans Le Fils naturel, avait malheureusement écrit une phrase que Rousseau a prise pour lui : « Il n’y a que le méchant qui soit seul. » Petit à petit, le ton s’aigrit entre les deux hommes : « Je remarque une chose qu’il est important que je vous dise. Je ne vous ai jamais écrit sans attendrissement, et je mouillai de mes larmes ma précédente lettre ; mais enfin la sécheresse des vôtres s’étend jusqu’à moi. Mes yeux sont secs et mon cœur se resserre en vous écrivant. »

 

Paranoïa

 

À la fin, Rousseau est pris à son propre piège. Délaissé par ses anciens amis, la solitude dans laquelle il vit finit par lui peser. Il écrit alors des lettres dans lesquelles il se présente comme un innocent passablement naïf et fondamentalement bon. Se sentant incompris et victime d’une machination, il rompra définitivement avec Diderot.

 

« Il faut, mon cher Diderot, que je vous écrive une fois encore en ma vie : vous ne m’en avez que trop dispensé ; mais le plus grand crime de cet homme que vous noircissez d’une si étrange manière est de ne pouvoir se détacher de vous. Mon dessein n’est point d’entrer en explication […]. Prévenu contre moi comme vous l’êtes, vous tourneriez en mal tout ce que je pourrais dire pour me justifier. […] Je suis un méchant homme, n’est-ce pas ? Vous en avez les témoignages les plus sûrs ; cela vous est bien attesté. Quand vous avez commencé à l’apprendre, il y avait seize ans que j’étais pour vous un homme de bien, et quarante ans que je l’étais pour tout le monde : en pouvez-vous dire autant de ceux qui vous ont communiqué cette belle découverte ? »

 

Dans d’autres missives, Rousseau montre finalement le tempérament hargneux d’un homme blessé à mort, notamment quand il défend son honneur, qu’il estime bafoué par l’ambassadeur en poste à Venise dont il avait été le secrétaire. Derrière cet incident, c’est une nouvelle fois toute la problématique de l’injustice de classe qui fait son apparition. Comment comprendre l’auteur du Contrat social sans prendre connaissance de ces événements malheureux de la vie privée ?

 

Nous découvrons aussi ses relations avec Voltaire. Respectueux et admiratif au début, il se montre plus ferme quand il s’agit de répondre aux moqueries du grand homme à l’encontre de son Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité (Voltaire s’était exprimé de la sorte : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain. […] Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage… »). Cet ouvrage, qu’il avait écrit pour un concours organisé par l’Académie de Dijon, contribuera à le rendre célèbre à cause de la polémique qu’il suscita. Cinq ans auparavant, en 1750, il avait déjà écrit un Discours sur les Arts et les Sciences, suite à un autre concours organisé par la même Académie. Il y avait expliqué que le progrès était synonyme de corruption, ce qui avait déjà attiré l’attention sur lui, comme on peut s’en douter, et lui avait valu le premier prix. Ici, dans ce deuxième discours, Rousseau se servira de la notion d’état de nature pour entreprendre en fait une critique sociale. Il démontrera que rien ne justifie en soi l’inégalité que l’on rencontre parmi les hommes qui vivent en société, ce qui pour l’époque où il vit, dans cet Ancien Régime finissant, est tout de même un point de vue révolutionnaire. Mais Voltaire, semble-t-il, n’a pas compris la portée politique du discours de Rousseau et a voulu réduire ses propos à une vision utopiste et un peu ridicule de l’état de nature. Forcément, le maître de Ferney ne jurant que par le progrès, il ne pouvait qu’être en désaccord avec le pauvre Rousseau. Rousseau gagnerait à être relu dans cette perspective car alors que toute l’intelligentsia de son époque ne jurait que par la science et le progrès, il avait su, déjà, voir les limites de ce type de raisonnement. Nous qui aujourd’hui sommes confrontés à la pollution, au réchauffement climatique et à une société essentiellement technicienne qui nous coupe petit à petit de toute réflexion spirituelle ou artistique, il serait peut-être bon de nous demander si les fondements mêmes de la pensée qui nous anime depuis plus de deux siècles étaient les bons. Quelqu’un comme Jacques Elull, avec son Bluff technologique n’aurait sans doute pas désavoué notre philosophe.

 

Indépendance

 

Mais celui-ci ne se laisse plus intimider par la gloire et la renommée de Voltaire et lorsque ce dernier fait paraître son Poème sur le désastre de Lisbonne (en 1755, un tremblement de terre avait fait 100 000 morts et avait quasiment détruit la capitale portugaise), il s’opposera à lui de manière très virulente, lui répondant point par point. Là où Voltaire se pose des questions sur la supposée bonté de Dieu et tient un discours sceptique, Rousseau, lui, reste plus confiant. Les deux hommes ne se rejoignent en fait que dans leur mépris des églises et des dogmes : « J’appelle intolérant par principe tout homme qui s’imagine qu’on ne peut être homme de bien sans croire tout ce qu’il croit, et damne impitoyablement quiconque ne pense pas comme lui. »

 

La dernière lettre adressée à Voltaire date de 1760. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le timide Rousseau s’est bien affranchi : « Je ne vous aime point, Monsieur ; vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. […] Vous avez aliéné de moi mes concitoyens [c’est-à-dire les habitants de Genève] pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigué parmi eux ; c’est vous qui me rendrez le séjour de mon pays insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère. […] Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect que je leur dois, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu Monsieur. »

 

S’il est pauvre et banni, Rousseau n’en aura pas moins fréquenté les grands et aura parfois reçu leur protection. C’est le cas du Maréchal-Duc de Luxembourg, qui deviendra un véritable ami pour Rousseau. Dans leur correspondance, on devine cependant que notre philosophe est mal à l'aise. S’il est sensible à l’amitié, il craint qu’on ne lui reproche de côtoyer les grands, ce qui serait contraire à ses principes et à ce qu’il a développé dans ses écrits. Il a peur, surtout, en acceptant leur aide matérielle, de perdre son indépendance intellectuelle, aussi le dit-il honnêtement mais fermement à son protecteur.

 

Pour le reste, on notera encore la présence, dans ce recueil de lettres, des quatre célèbres missives envoyées à Malesherbes et qui peuvent être considérées comme le véritable prélude des Confessions. Rousseau tente en effet d’expliquer qui il est vraiment. Il relate qu’il est mal à l'aise dans la compagnie des hommes, qu’il n’a pas de répartie dans la conversation et qu’il préfère de loin la solitude (ou alors la présence discrète de quelques amis fidèles). Il rappelle aussi sa passion d’enfant pour les livres et son désabusement quand, plus tard, il ne rencontrera pas dans la vie des êtres dignes de ses héros.

 

Trahisons

 

La correspondance de la fin de la vie de Rousseau est plus triste. Réfugié provisoirement en Angleterre auprès du philosophe Hume, qui lui a ouvert sa porte, Rousseau se croit espionné et sa paranoïa le plonge dans une sorte de délire de persécution. Même sa femme, Thérèse Levasseur, prend ses distances. Il lui écrit une lettre touchante dans laquelle il lui rend sa liberté.

 

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« Ma chère amie, non seulement vous avez cessé de vous plaire avec moi mais il faut que vous preniez beaucoup sur vous pour y rester quelques moments par complaisance. Vous êtes à votre aise avec tout le monde hors avec moi, tous ceux qui vous entourent sont dans vos secrets excepté moi, et votre seul véritable ami est le seul exclu de votre confidence. […] Si vous étiez heureuse avec moi, je serais content ; mais je vois clairement que vous ne l’êtes pas, et voilà ce qui me déchire. Si je pouvais faire mieux pour y contribuer, je le ferais et je me tairais ; mais cela n’est pas. Je n’ai rien omis de ce que j’ai cru pouvoir contribuer à votre félicité ; je ne saurais faire davantage, quelque ardent désir que j’en aie. […] Je n’aurais jamais songé à m’éloigner de vous […] si vous n’eussiez été la première à m’en faire la proposition. […] Il est sûr que, si tu me manques et que je suis réduit à vivre absolument seul, cela m’est impossible, et je suis un homme mort. Mais je mourrais cent fois plus cruellement encore si nous continuions de vivre ensemble en mésintelligence, et que la confiance et l’amitié s’éteignissent entre nous. »

 

En 1778, le marquis de Girardin offre l’hospitalité à Rousseau dans un pavillon de son domaine d’Ermenonville, près de Paris. Thérèse le suit mais le trompe bien vite avec un domestique. Malade et ayant deviné l’infidélité de sa compagne de toujours, Rousseau mourra le 2 juillet de cette même année, probablement d’une crise d’apoplexie.

 

 

(1) Voir, sur ce besoin de Rousseau de se montrer tel qu’il est, l’admirable livre de Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Gallimard, col. « TEL », 1976.

(2) Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, édition critique établie et annotée par Ralph. A. Leigh, Genève, Institut et Musée Voltaire, puis Oxford, The Voltaire Foundation, 1965-1998, 52 vol.

 

Jean-François Foulon

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