D'accord avec toi, grâce à tes explications qui replacent cette phrase dans un ensemble plus vaste et plus documenté.
Je me suis essayé à un exercice de pure analyse d'une phrase tirée de son contexte (comme on dit) mais également d'une "brutalité" qui m'a posé question.
Présentée telle quelle ex nihilo, elle risque de laisser ses lecteurs déstabilisés.
Je me demande dès lors, sauf à croire que chacun l'analysera comme tu l'as fait (ce dont je doute), si cette phrase convient bien comme sujet de forum.
Votre question sur la prétention de Gauguin à être réellement un sauvage m’amène à me poser trois autres questions : 1. Est-ce bien cela qu’il prétend ? Sinon, comment faut-il interpréter aujourd’hui son affirmation après l’avoir remise dans son contexte ? 2. En est-il pour autant "inimitable" ? Comment et pourquoi ? 3. Un sauvage sait-il (ou ne sait-il pas) qu’il est sauvage ? Comment peut-il le savoir ? et comment pourrions-nous savoir s’il le sait ?
Gauguin n’a vécu en Polynésie française qu’une petite douzaine d’années (deux séjours coupés par un retour de quelques mois à Pont-Aven). Cela a-t-il suffi pour faire de lui un véritable "oviri" (du nom d’une divinité tahitienne qui signifie littéralement "foncièrement replié sur son être") ? Je doute que ce soit le cas. Gauguin avait déjà 43 ans quand il débarque à Tahiti pour la première fois. C’est donc un homme d’âge mûr, d’un tempérament très exigeant, qui a déjà cinq enfants et va prendre comme compagne et modèle une jeune fille à peine âgée de treize ans ! Il semble d’ailleurs être resté peu apprécié des Polynésiens en général, et des Marquisiens en particulier, qui ont eu l'impression d'avoir affaire à un homme qui se servait surtout de leurs femmes. Gauguin utilise donc ici une expression à l’emporte-pièce qui correspond parfaitement à son caractère, mais une fois replacée dans son contexte, elle perd son caractère de "prétention" et me paraît exprimer bien plus que le simple fait de "s’ensauvager". L’expérience de l’altérité peut être décapante et transformer profondément "l’imprudent qui va trop loin". (J’en ai fait moi-même l’expérience durant mon séjour de 16 ans au Japon.) Je pense que Gauguin a pris totalement conscience de cette transformation liée à l’expansion ou l’approfondissement d’un sujet. La subjectivation implique une relation d’altérité, le rapport à quelque chose qui n’est pas soi mais qui nous fait découvrir un mode d’être soi autre que celui auquel nous portaient nos habitudes et notre culture. L’être humain n’est ni plein ni vide. Il possède des virtualités que seules des interactions concrètes avec d’autres milieux lui permettront de développer. Si le séjour de Gauguin en Polynésie n’a pas fait de lui un "sauvage polynésien", il a achevé de le transformer. Transformation double, puisqu’elle a radicalement transformé son regard occidental sur une altérité que sa propre identité l’empêchait encore de voir. Et transformé par là son rapport à sa propre histoire. Il y a là beaucoup plus qu’un affinité ou une influence.Ce fut une véritable rencontre créatrice. Son œuvre y a gagné en force, et il a peint alors ses plus beaux tableaux. En est-il pour autant inimitable ? Non, dans le sens où on peut imiter son style, sa forme, et peindre "d’après Gauguin". Oui dans le sens où il y a une historicité. Non une forme, mais l’invention d’un nouvelle intériorité, l’accomplissement d’un procès historique de subjectivation. Ce par quoi se définit la modernité de la modernité. Reste la question du "sauvage" qui ne sait pas qu’il l’est. J’ai été moi-même surpris au Japon d’être parfois considéré comme un "barbare occidental" quasi "sauvage" par des orientaux dont le raffinement dans les manières d’être et de communiquer m’a longtemps laissé rêveur. Comme si chacun était toujours le sauvage de quelqu’un d’autre. Je ne crois pas que les Polynésiens de 1900 aient été des sauvages ou des êtres sans histoire. Leur "art primitif" implique des artistes, des personnes individuées, des êtres tout autant "cultivés" que Gauguin. Ils s’inscrivent dans une histoire, appartiennent à une civilisation et possèdent une culture en propre. Même si leur histoire n’est pas la même que la nôtre ou celle des Japonais par exemple, ils ont la même ancienneté. Chez eux aussi, il existe donc des sujets de l’art, au sens où ce sont des personnes qui sculptent, qui évaluent ce qu’elles font, qui valident leur travail et l’achèvent. Pourquoi devraient-ils savoir ou même penser qu’ils sont sauvages ? Et de qui seraient-ils alors les "sauvages" ? Ce qu’on appelle chez nous "une personne cultivée" n’est vraisemblablement qu’une forme d’individuation possible, historiquement située. On peut imaginer qu’il en existe mille autres.
Daniel Moline
Dominique Dumont a dit :
Je suis, comme beaucoup, un fervent admirateur des oeuvres de Gauguin.
Mais je trouve qu'il aurait pu se passer de cette déclaration. Qu'il soit à la recherche du primitif, de ce qui n'a pas encore été déformé par d'autres cultures, c'est évident, courageux, supérieurement audacieux pour son époque, etc...
...D'où cette phrase que je ne connaissais pas du tout et m'a laissé perplexe. Je ne sais pas si l'explication que je tente tient la route. Je voudrais qu'elle soit partagée avec d'autres pour éviter que je me mette à penser que je suis un "critique" inimitable !
Je suis, comme beaucoup, un fervent admirateur des oeuvres de Gauguin.
Mais je trouve qu'il aurait pu se passer de cette déclaration. Qu'il soit à la recherche du primitif, de ce qui n'a pas encore été déformé par d'autres cultures, c'est évident, courageux, supérieurement audacieux pour son époque, etc.
Quant à proclamer lui-même qu'il est un sauvage, je me permets de penser qu'un sauvage ne sait pas qu'il l'est. Il me semble que, s'il a la géniale intuition que l'art le plus vrai, le plus authentique a laissé dans des contrées peu explorées des traces non recouvertes par des couches d'autres cultures et que c'est là qu'il faut courir pour les rencontrer, il a parfaitement raison artistiquement (et pour d'autres raisons liées à l'étude des civilisations). Mais cela ne veut pas dire pour autant qu'il soit un sauvage. C'est une auto-assimilation que je trouve abusive, sans doute due à une admiration sincère et éperdue. Quant à la suite, l'expression d'un tel orgueil laisse pantois dans sa formulation. Je pense que Gauguin n'est pas un sauvage et qu'il entend déclarer à la face des cultures artistiques de son époque qu'il a découvert "la pierre artistique", lui, Gauguin. A partir de là, le voici inimitable. Mais ce n'est pas parce qu'il était un sauvage lui-même mais bien parce qu'il a poursuivi une recherche et découvert des créations vierges, sauvages, jamais imitées, sauf peut-être par un certain Gauguin qui se devait d'être lui-même de la famille des sauvages pour ne pas être considéré comme un vulgaire pilleur. Bien sûr qu'il ne l'est pas mais il a d'autant plus besoin de se justifier aux yeux des cultureux de son époque.
D'où cette phrase que je ne connaissais pas du tout et m'a laissé perplexe. Je ne sais pas si l'explication que je tente tient la route. Je voudrais qu'elle soit partagée avec d'autres pour éviter que je me mette à penser que je suis un "critique" inimitable !
J’ai écrit vendredi dernier que je considérais Gauguin comme un artiste majeur de la modernité, condamné à l’exclusion et l’exil pour avoir mené jusqu’au bout la transgression culturelle commencée dans l’insu et l’inconscient de Manet. Sortie voulue d’une tradition pluriséculaire, sortie du système de référence de l’art occidental, pour la première fois assumée. C’est lui qui, avec Cézanne et Van Gogh, par sa peinture enfin accessible, va ouvrir les yeux de Matisse, Vlaminck et Derain, les premiers à reconnaître de l’art dans des masques nègres ! Picasso a reçu lui aussi l’impact de Gauguin par le céramiste Paco Durrio et par Charles Morice qui lui a donné Noa-Noa. Le primitivisme de Gauguin est exaltant parce qu’il décape la routine de la vision. En quelques mois, l’art de ces peintres va se radicaliser. Tous sont en révolte contre une société bloquée, et ils jouent leur vie contre elle, exactement comme leurs aînés impressionnistes, mais Paris ignorera tout de ce bouleversement et de l’ampleur des ruptures.
Il est important ici de souligner une confusion très souvent faite entre l’état des choses à un moment donné du temps et le processus y ayant abouti : autrement dit l’oubli de la variable temporelle qui, j’y reviendrai, est capitale pour comprendre le rapport entre le modernisme et le primitivisme. Quand le mot primitivisme apparaît, il renvoie d’abord aux primitifs italiens et flamands des XIVe et XVe siècles. Puis l’expression d’art nègre se répand. La sculpture africaine apparaît chez les Fauves. Gauguin ne l’a pas connue. Il y a donc plusieurs primitivismes, puisque que le rapport aux diverses sortes de primitif fait partie des œuvres qui se sont réalisées au fil des rencontres. Il y a enfin l’art naïf du douanier Rousseau qui est un primitivisme de réception. Le douanier Rousseau est un peintre académique raté qui réalise autre chose que son intention. Il est à part. Complètement. En soi, il n’a rien d’un "primitiviste".
Le primitivisme fut d’abord une transformation, une invention qui a transformé le regard occidental sur une altérité que sa propre identité l’empêchait de voir, et par lequel le "nègre" et le "sauvage" ont accédé au rang d’homme. Il a déclenché dans la modernité un effet d’altérité qui mène désormais notre histoire et sans lequel il ne peut plus y avoir de modernité. Voilà sans doute pourquoi l’anti-moderne n’est d’abord et surtout que la peur même de l’altérité.
Pour en revenir à l’émotion dont parlait Gil, il me semble qu’un de ses moments les plus forts passe par le sens que l’on peut avoir de l’inconnu qui est en train de naître et de ce qui, dans le même temps, est en train de se défaire dans toutes les formes de prise sur le présent. Et cela sans même que ceux en qui la transformation opère en soient conscients. A-t-on jamais su d’avance vers quoi on va ? Sait-on pourquoi, en ce point précis, certains se vident et d’autres tiennent ? Quoi qu’il en soit, il y a là une expérience forte, à la fois excitante et quasi effrayante, pour laquelle il n’y a pas de retour, même si on se retrouve tout à coup presque nu et comme dépourvu devant le prodigieux entassement d’envies et de soucis qui nous interdit d’être à nous-mêmes.
D’accord avec vous, Gil, pour l’émotion. C’est fondamental. Les idées et les images ne peuvent passer que si passe en elles la vibration des émotions. En 1924, l’année du premier Manifeste du surréalisme, Klee a écrit l’essentiel à ce sujet: « Que chacun se dirige selon les battements de son cœur. Ainsi, les impressionnistes, nos antipodes d’hier, avaient-ils en leur temps pleinement raison ». Cependant, je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui, comme vous le dites, de marche arrière ni que la création en toute liberté soit menacée par la tyrannie des concepts ou une carence d’émotions ressenties. Certes, il est plus facile de feindre délivrer un concept que de créer une œuvre d’art véritable, et plus aisé de donner l’apparence de sérieux à un topos d’idées qu’à un poème ou un roman. Mais c’était déjà comme cela au temps d’Homère et de Virgile. Les récits de ces poètes nous émeuvent toujours, alors que les traités de théologie byzantine sont devenus de l’archéologie idéologique. Relisez la lettre de Rimbaud à Paul Demeny en 1871. Relisez le Manifeste du surréalisme de 1924. Liberté, vérité, refus des dogmes et des habitudes de pensée sont au centre des préoccupations. Suivez la chasse aux clichés de Beckett, Adamov et Ionesco. Tous trois sont étrangers en France. Ils refusent la logique aristotélicienne comme principe formel. Ils s’opposent à l’académisme et à la facilité. Chaque pièce est un cas particulier qui requiert sa propre solution. Le rire y est bien présent en même temps que l’inquiétude. Là est toute la différence entre la modernité, individuelle et plurielle, et l’avant-garde, collective et exclusive, sinon dogmatique. Nous n’allons pas recommencer l’histoire ni nous plaindre du monde pourri dans lequel nous sommes nés. Les avant-gardes de la fin du 19ème et des années 1910-1920 voulaient sortir d’un passé académique qui faisait le présent officiel. D’où la recherche des primitifs, contre la répétition de la Renai-Renai-Renaissance. A relire Eluard, Breton, Soupault, ces jeunes des années 20 avaient un pouvoir de révolte qui n’a pas vieilli. Cela fait d’autant plus ressortir ce que notre époque marchande a de mou. A la fin de son œuvre, Lévi-Strauss écrit qu’il faudrait retrouver des chemins que notre modernité triomphante et brillante, qu’il ne s’agit pas de renier, a laissés de côté. Retrouver aujourd’hui ces chemins archaïques constitue une tâche colossale que nous ne faisons qu’entamer.
"La peinture moderne apparaît depuis lors comme pouvant être exécutée par n’importe qui et, donc, comme une destruction pure et simple de l’art. Ce qu’il y a de plus savant dans l’art de Matisse, de Picasso, de Kandinsky et de Klee sera perçu comme de simples barbouillages par un public nécessairement fait de regards passés sur des œuvres au présent. Mais il en était déjà ainsi de Cézanne…
N’en est-il pas encore ainsi aujourd’hui ?"
La peinture de l’époque, n’était pas une destruction pure et simple de l’Art… mais une destruction de l’académisme.
L’artiste comprenait progressivement que toute règle, méthode, moyen… était une gêne à l’expression de sa sensibilité.
Cette évolution est une avancée, dans le sens où le ressenti, est ce qui prime avant tout dans l’art. Une œuvre nous touche, par l’émotion qu’elle provoque en nous, peu importe le moyen, le support, le sens, les références… seule l’émotion compte, mettant l’artiste dans une liberté totale.
Aujourd’hui, c’est une marche arrière, qui est opérée : L’artiste invente un concept, et réalise son "oeuvre" en fonction de critères qu’il a préétabli… il réintroduit des règles.
La création en toute liberté, mais guidée par la sensibilité de l’artiste… à été remplacée par la liberté de choisir ses règles. Et ce choix n’est pas guidé par l’émotion ressentie, mais par des critères qui peuvent varier à l’infini… nouveauté, commercialisation, répétition, provocation, dénonciation…
La sensibilité, n’intervenant plus (puisque l’artiste est guidé, limité, par son concept)… il n’y a plus d’émotion.
Ce n’est pas une question de regards aveuglés par notre passé… mais bien une carence d’émotions ressenties.
Le document sur Gauguin publié le 1er juin par Robert Paul nous présente quelques pensées et œuvres de cet artiste majeur de la modernité. Et la phrase mise en exergue "Je suis un sauvage et c'est pourquoi ce que je fais est inimitable" me semble pointer assez exactement vers ce qui est au coeur même de la modernité. Arrêtons-nous d’abord sur le terme de sauvage, «oviri». Parce que le siècle qui nous sépare de Gauguin nous interdit pratiquement d’en saisir la connotation d’alors. A l’époque, il s’agit de sauvages dont on suspecte simplement l’appartenance à l’humanité. Quand Gauguin proclame «je suis un sauvage», on ne peut imaginer rupture plus complète avec la culture du monde civilisé dont Paris est toujours le centre. Ce que nous appelons encore parfois «art nègre» s’y vendait alors comme «fétiches de cannibales» ! Gauguin payera de sa vie cette véritable trahison culturelle impensable par les bien-pensants. En 1892, il écrit à sa femme : «Je suis un grand artiste, et je le sais. C’est parce que je le suis que j’ai tellement enduré de souffrances. Pour poursuivre ma voie, sinon, je me considérerais comme un brigand. Ce que je suis du reste pour beaucoup de personnes… Tu me dis que j’ai tort de rester éloigné du centre artiste. Non, j’ai raison, je sais depuis longtemps ce que je fais et pourquoi je le fais. Mon centre artistique est dans mon cerveau et pas ailleurs…» Le primitivisme de Gauguin est une critique du naturalisme et du classicisme refermé sur lui-même. Dans le schéma dualiste de l’anthropologie occidentale du XIXème siècle, il est la seule issue au rationnel académisé. Maudit par la misère, l’exil, la syphilis, Gauguin est l’anti-héros par qui la transgression culturelle commencée dans l’insu et l’inconscient de Manet est revendiquée comme libération. De Montaigne et Rousseau à Gauguin, le sauvage est un anti-modèle. Social. Gauguin est la premier à l’avoir mis dans la peinture. Segalen dans l’écriture. Van Gogh désignait comme sauvages les Aztèques, les Egyptiens anciens et les Japonais. Gauguin se proclame lui-même «sauvage». Avec Gauguin, le primitivisme comme rejet d’une histoire de la raison devient une part constitutive de la modernité. Le rapport des peintres aux «fétiches» et à «l’art nègre» fut toujours un rapport non d’imitation mais d’invention permanente. Il fut producteur d’historicité et se poursuivit sous d’autres formes et avec d’autres références, depuis les Fauves et les expressionnistes jusqu’aux primitifs modernes, Dada et les surréalistes. La peinture moderne apparaît depuis lors comme pouvant être exécutée par n’importe qui et, donc, comme une destruction pure et simple de l’art. Ce qu’il y a de plus savant dans l’art de Matisse, de Picasso, de Kandinsky et de Klee sera perçu comme de simples barbouillages par un public nécessairement fait de regards passés sur des œuvres au présent. Mais il en était déjà ainsi de Cézanne…N’en est-il pas encore ainsi aujourd’hui ? Les œuvres au présent n’ont pas le choix. Si elles se font en fonction des regards et de l’écoute, elles sont d’avance défuntes.
Réponses
Je vous remercie pour ce documentaire ;
Gauguin avait aussi dés son enfance un goût pour l'exotisme;
Sa grand-mére maternelle, Flora Tristan, était alors la fille d'un colonel, né au Perou, d'origine espagnole,
D.Tristan Moroso, riche propriétaire à Lima et à Arequipa. Gauguin y a vécu jusqu'à environ l'age de 7 ans;
il n'hésitait pas à dire que du sang inca coulait dans ses veines!
"Màrio Vargas Losa" originaire d'Arequipa rendit hommage à cette femme dans le "Paraïso en la otra esquina";
La maison familiale de Gauguin existe encore à Arequipa;
Bonjour Daniel,
D'accord avec toi, grâce à tes explications qui replacent cette phrase dans un ensemble plus vaste et plus documenté.
Je me suis essayé à un exercice de pure analyse d'une phrase tirée de son contexte (comme on dit) mais également d'une "brutalité" qui m'a posé question.
Présentée telle quelle ex nihilo, elle risque de laisser ses lecteurs déstabilisés.
Je me demande dès lors, sauf à croire que chacun l'analysera comme tu l'as fait (ce dont je doute), si cette phrase convient bien comme sujet de forum.
Dominique
Bonjour Dominique.
Votre question sur la prétention de Gauguin à être réellement un sauvage m’amène à me poser trois autres questions :
1. Est-ce bien cela qu’il prétend ? Sinon, comment faut-il interpréter aujourd’hui son affirmation après l’avoir remise dans son contexte ?
2. En est-il pour autant "inimitable" ? Comment et pourquoi ?
3. Un sauvage sait-il (ou ne sait-il pas) qu’il est sauvage ? Comment peut-il le savoir ? et comment pourrions-nous savoir s’il le sait ?
Gauguin n’a vécu en Polynésie française qu’une petite douzaine d’années (deux séjours coupés par un retour de quelques mois à Pont-Aven). Cela a-t-il suffi pour faire de lui un véritable "oviri" (du nom d’une divinité tahitienne qui signifie littéralement "foncièrement replié sur son être") ? Je doute que ce soit le cas. Gauguin avait déjà 43 ans quand il débarque à Tahiti pour la première fois. C’est donc un homme d’âge mûr, d’un tempérament très exigeant, qui a déjà cinq enfants et va prendre comme compagne et modèle une jeune fille à peine âgée de treize ans ! Il semble d’ailleurs être resté peu apprécié des Polynésiens en général, et des Marquisiens en particulier, qui ont eu l'impression d'avoir affaire à un homme qui se servait surtout de leurs femmes. Gauguin utilise donc ici une expression à l’emporte-pièce qui correspond parfaitement à son caractère, mais une fois replacée dans son contexte, elle perd son caractère de "prétention" et me paraît exprimer bien plus que le simple fait de "s’ensauvager". L’expérience de l’altérité peut être décapante et transformer profondément "l’imprudent qui va trop loin". (J’en ai fait moi-même l’expérience durant mon séjour de 16 ans au Japon.) Je pense que Gauguin a pris totalement conscience de cette transformation liée à l’expansion ou l’approfondissement d’un sujet. La subjectivation implique une relation d’altérité, le rapport à quelque chose qui n’est pas soi mais qui nous fait découvrir un mode d’être soi autre que celui auquel nous portaient nos habitudes et notre culture. L’être humain n’est ni plein ni vide. Il possède des virtualités que seules des interactions concrètes avec d’autres milieux lui permettront de développer. Si le séjour de Gauguin en Polynésie n’a pas fait de lui un "sauvage polynésien", il a achevé de le transformer. Transformation double, puisqu’elle a radicalement transformé son regard occidental sur une altérité que sa propre identité l’empêchait encore de voir. Et transformé par là son rapport à sa propre histoire. Il y a là beaucoup plus qu’un affinité ou une influence.Ce fut une véritable rencontre créatrice. Son œuvre y a gagné en force, et il a peint alors ses plus beaux tableaux. En est-il pour autant inimitable ? Non, dans le sens où on peut imiter son style, sa forme, et peindre "d’après Gauguin". Oui dans le sens où il y a une historicité. Non une forme, mais l’invention d’un nouvelle intériorité, l’accomplissement d’un procès historique de subjectivation. Ce par quoi se définit la modernité de la modernité.
Reste la question du "sauvage" qui ne sait pas qu’il l’est. J’ai été moi-même surpris au Japon d’être parfois considéré comme un "barbare occidental" quasi "sauvage" par des orientaux dont le raffinement dans les manières d’être et de communiquer m’a longtemps laissé rêveur. Comme si chacun était toujours le sauvage de quelqu’un d’autre. Je ne crois pas que les Polynésiens de 1900 aient été des sauvages ou des êtres sans histoire. Leur "art primitif" implique des artistes, des personnes individuées, des êtres tout autant "cultivés" que Gauguin. Ils s’inscrivent dans une histoire, appartiennent à une civilisation et possèdent une culture en propre. Même si leur histoire n’est pas la même que la nôtre ou celle des Japonais par exemple, ils ont la même ancienneté. Chez eux aussi, il existe donc des sujets de l’art, au sens où ce sont des personnes qui sculptent, qui évaluent ce qu’elles font, qui valident leur travail et l’achèvent. Pourquoi devraient-ils savoir ou même penser qu’ils sont sauvages ? Et de qui seraient-ils alors les "sauvages" ? Ce qu’on appelle chez nous "une personne cultivée" n’est vraisemblablement qu’une forme d’individuation possible, historiquement située. On peut imaginer qu’il en existe mille autres.
Daniel Moline
Dominique Dumont a dit :
Je suis, comme beaucoup, un fervent admirateur des oeuvres de Gauguin.
Mais je trouve qu'il aurait pu se passer de cette déclaration. Qu'il soit à la recherche du primitif, de ce qui n'a pas encore été déformé par d'autres cultures, c'est évident, courageux, supérieurement audacieux pour son époque, etc.
Quant à proclamer lui-même qu'il est un sauvage, je me permets de penser qu'un sauvage ne sait pas qu'il l'est. Il me semble que, s'il a la géniale intuition que l'art le plus vrai, le plus authentique a laissé dans des contrées peu explorées des traces non recouvertes par des couches d'autres cultures et que c'est là qu'il faut courir pour les rencontrer, il a parfaitement raison artistiquement (et pour d'autres raisons liées à l'étude des civilisations). Mais cela ne veut pas dire pour autant qu'il soit un sauvage. C'est une auto-assimilation que je trouve abusive, sans doute due à une admiration sincère et éperdue. Quant à la suite, l'expression d'un tel orgueil laisse pantois dans sa formulation. Je pense que Gauguin n'est pas un sauvage et qu'il entend déclarer à la face des cultures artistiques de son époque qu'il a découvert "la pierre artistique", lui, Gauguin. A partir de là, le voici inimitable. Mais ce n'est pas parce qu'il était un sauvage lui-même mais bien parce qu'il a poursuivi une recherche et découvert des créations vierges, sauvages, jamais imitées, sauf peut-être par un certain Gauguin qui se devait d'être lui-même de la famille des sauvages pour ne pas être considéré comme un vulgaire pilleur. Bien sûr qu'il ne l'est pas mais il a d'autant plus besoin de se justifier aux yeux des cultureux de son époque.
D'où cette phrase que je ne connaissais pas du tout et m'a laissé perplexe. Je ne sais pas si l'explication que je tente tient la route. Je voudrais qu'elle soit partagée avec d'autres pour éviter que je me mette à penser que je suis un "critique" inimitable !
J’ai écrit vendredi dernier que je considérais Gauguin comme un artiste majeur de la modernité, condamné à l’exclusion et l’exil pour avoir mené jusqu’au bout la transgression culturelle commencée dans l’insu et l’inconscient de Manet. Sortie voulue d’une tradition pluriséculaire, sortie du système de référence de l’art occidental, pour la première fois assumée. C’est lui qui, avec Cézanne et Van Gogh, par sa peinture enfin accessible, va ouvrir les yeux de Matisse, Vlaminck et Derain, les premiers à reconnaître de l’art dans des masques nègres ! Picasso a reçu lui aussi l’impact de Gauguin par le céramiste Paco Durrio et par Charles Morice qui lui a donné Noa-Noa. Le primitivisme de Gauguin est exaltant parce qu’il décape la routine de la vision. En quelques mois, l’art de ces peintres va se radicaliser. Tous sont en révolte contre une société bloquée, et ils jouent leur vie contre elle, exactement comme leurs aînés impressionnistes, mais Paris ignorera tout de ce bouleversement et de l’ampleur des ruptures.
Il est important ici de souligner une confusion très souvent faite entre l’état des choses à un moment donné du temps et le processus y ayant abouti : autrement dit l’oubli de la variable temporelle qui, j’y reviendrai, est capitale pour comprendre le rapport entre le modernisme et le primitivisme. Quand le mot primitivisme apparaît, il renvoie d’abord aux primitifs italiens et flamands des XIVe et XVe siècles. Puis l’expression d’art nègre se répand. La sculpture africaine apparaît chez les Fauves. Gauguin ne l’a pas connue. Il y a donc plusieurs primitivismes, puisque que le rapport aux diverses sortes de primitif fait partie des œuvres qui se sont réalisées au fil des rencontres. Il y a enfin l’art naïf du douanier Rousseau qui est un primitivisme de réception. Le douanier Rousseau est un peintre académique raté qui réalise autre chose que son intention. Il est à part. Complètement. En soi, il n’a rien d’un "primitiviste".
Le primitivisme fut d’abord une transformation, une invention qui a transformé le regard occidental sur une altérité que sa propre identité l’empêchait de voir, et par lequel le "nègre" et le "sauvage" ont accédé au rang d’homme. Il a déclenché dans la modernité un effet d’altérité qui mène désormais notre histoire et sans lequel il ne peut plus y avoir de modernité. Voilà sans doute pourquoi l’anti-moderne n’est d’abord et surtout que la peur même de l’altérité.
Pour en revenir à l’émotion dont parlait Gil, il me semble qu’un de ses moments les plus forts passe par le sens que l’on peut avoir de l’inconnu qui est en train de naître et de ce qui, dans le même temps, est en train de se défaire dans toutes les formes de prise sur le présent. Et cela sans même que ceux en qui la transformation opère en soient conscients. A-t-on jamais su d’avance vers quoi on va ? Sait-on pourquoi, en ce point précis, certains se vident et d’autres tiennent ? Quoi qu’il en soit, il y a là une expérience forte, à la fois excitante et quasi effrayante, pour laquelle il n’y a pas de retour, même si on se retrouve tout à coup presque nu et comme dépourvu devant le prodigieux entassement d’envies et de soucis qui nous interdit d’être à nous-mêmes.
Daniel Moline
D’accord avec vous, Gil, pour l’émotion. C’est fondamental. Les idées et les images ne peuvent passer que si passe en elles la vibration des émotions. En 1924, l’année du premier Manifeste du surréalisme, Klee a écrit l’essentiel à ce sujet: « Que chacun se dirige selon les battements de son cœur. Ainsi, les impressionnistes, nos antipodes d’hier, avaient-ils en leur temps pleinement raison ». Cependant, je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui, comme vous le dites, de marche arrière ni que la création en toute liberté soit menacée par la tyrannie des concepts ou une carence d’émotions ressenties. Certes, il est plus facile de feindre délivrer un concept que de créer une œuvre d’art véritable, et plus aisé de donner l’apparence de sérieux à un topos d’idées qu’à un poème ou un roman. Mais c’était déjà comme cela au temps d’Homère et de Virgile. Les récits de ces poètes nous émeuvent toujours, alors que les traités de théologie byzantine sont devenus de l’archéologie idéologique. Relisez la lettre de Rimbaud à Paul Demeny en 1871. Relisez le Manifeste du surréalisme de 1924. Liberté, vérité, refus des dogmes et des habitudes de pensée sont au centre des préoccupations. Suivez la chasse aux clichés de Beckett, Adamov et Ionesco. Tous trois sont étrangers en France. Ils refusent la logique aristotélicienne comme principe formel. Ils s’opposent à l’académisme et à la facilité. Chaque pièce est un cas particulier qui requiert sa propre solution. Le rire y est bien présent en même temps que l’inquiétude. Là est toute la différence entre la modernité, individuelle et plurielle, et l’avant-garde, collective et exclusive, sinon dogmatique. Nous n’allons pas recommencer l’histoire ni nous plaindre du monde pourri dans lequel nous sommes nés. Les avant-gardes de la fin du 19ème et des années 1910-1920 voulaient sortir d’un passé académique qui faisait le présent officiel. D’où la recherche des primitifs, contre la répétition de la Renai-Renai-Renaissance. A relire Eluard, Breton, Soupault, ces jeunes des années 20 avaient un pouvoir de révolte qui n’a pas vieilli. Cela fait d’autant plus ressortir ce que notre époque marchande a de mou. A la fin de son œuvre, Lévi-Strauss écrit qu’il faudrait retrouver des chemins que notre modernité triomphante et brillante, qu’il ne s’agit pas de renier, a laissés de côté. Retrouver aujourd’hui ces chemins archaïques constitue une tâche colossale que nous ne faisons qu’entamer.
Daniel Moline
Bonjour Daniel,
"La peinture moderne apparaît depuis lors comme pouvant être exécutée par n’importe qui et, donc, comme une destruction pure et simple de l’art. Ce qu’il y a de plus savant dans l’art de Matisse, de Picasso, de Kandinsky et de Klee sera perçu comme de simples barbouillages par un public nécessairement fait de regards passés sur des œuvres au présent. Mais il en était déjà ainsi de Cézanne…
N’en est-il pas encore ainsi aujourd’hui ?"
La peinture de l’époque, n’était pas une destruction pure et simple de l’Art… mais une destruction de l’académisme.
L’artiste comprenait progressivement que toute règle, méthode, moyen… était une gêne à l’expression de sa sensibilité.
Cette évolution est une avancée, dans le sens où le ressenti, est ce qui prime avant tout dans l’art. Une œuvre nous touche, par l’émotion qu’elle provoque en nous, peu importe le moyen, le support, le sens, les références… seule l’émotion compte, mettant l’artiste dans une liberté totale.
Aujourd’hui, c’est une marche arrière, qui est opérée : L’artiste invente un concept, et réalise son "oeuvre" en fonction de critères qu’il a préétabli… il réintroduit des règles.
La création en toute liberté, mais guidée par la sensibilité de l’artiste… à été remplacée par la liberté de choisir ses règles. Et ce choix n’est pas guidé par l’émotion ressentie, mais par des critères qui peuvent varier à l’infini… nouveauté, commercialisation, répétition, provocation, dénonciation…
La sensibilité, n’intervenant plus (puisque l’artiste est guidé, limité, par son concept)… il n’y a plus d’émotion.
Ce n’est pas une question de regards aveuglés par notre passé… mais bien une carence d’émotions ressenties.
Cordialement,
Gil.
Le document sur Gauguin publié le 1er juin par Robert Paul nous présente quelques pensées et œuvres de cet artiste majeur de la modernité. Et la phrase mise en exergue "Je suis un sauvage et c'est pourquoi ce que je fais est inimitable" me semble pointer assez exactement vers ce qui est au coeur même de la modernité. Arrêtons-nous d’abord sur le terme de sauvage, «oviri». Parce que le siècle qui nous sépare de Gauguin nous interdit pratiquement d’en saisir la connotation d’alors. A l’époque, il s’agit de sauvages dont on suspecte simplement l’appartenance à l’humanité. Quand Gauguin proclame «je suis un sauvage», on ne peut imaginer rupture plus complète avec la culture du monde civilisé dont Paris est toujours le centre. Ce que nous appelons encore parfois «art nègre» s’y vendait alors comme «fétiches de cannibales» ! Gauguin payera de sa vie cette véritable trahison culturelle impensable par les bien-pensants. En 1892, il écrit à sa femme : «Je suis un grand artiste, et je le sais. C’est parce que je le suis que j’ai tellement enduré de souffrances. Pour poursuivre ma voie, sinon, je me considérerais comme un brigand. Ce que je suis du reste pour beaucoup de personnes… Tu me dis que j’ai tort de rester éloigné du centre artiste. Non, j’ai raison, je sais depuis longtemps ce que je fais et pourquoi je le fais. Mon centre artistique est dans mon cerveau et pas ailleurs…» Le primitivisme de Gauguin est une critique du naturalisme et du classicisme refermé sur lui-même. Dans le schéma dualiste de l’anthropologie occidentale du XIXème siècle, il est la seule issue au rationnel académisé. Maudit par la misère, l’exil, la syphilis, Gauguin est l’anti-héros par qui la transgression culturelle commencée dans l’insu et l’inconscient de Manet est revendiquée comme libération. De Montaigne et Rousseau à Gauguin, le sauvage est un anti-modèle. Social. Gauguin est la premier à l’avoir mis dans la peinture. Segalen dans l’écriture. Van Gogh désignait comme sauvages les Aztèques, les Egyptiens anciens et les Japonais. Gauguin se proclame lui-même «sauvage». Avec Gauguin, le primitivisme comme rejet d’une histoire de la raison devient une part constitutive de la modernité. Le rapport des peintres aux «fétiches» et à «l’art nègre» fut toujours un rapport non d’imitation mais d’invention permanente. Il fut producteur d’historicité et se poursuivit sous d’autres formes et avec d’autres références, depuis les Fauves et les expressionnistes jusqu’aux primitifs modernes, Dada et les surréalistes. La peinture moderne apparaît depuis lors comme pouvant être exécutée par n’importe qui et, donc, comme une destruction pure et simple de l’art. Ce qu’il y a de plus savant dans l’art de Matisse, de Picasso, de Kandinsky et de Klee sera perçu comme de simples barbouillages par un public nécessairement fait de regards passés sur des œuvres au présent. Mais il en était déjà ainsi de Cézanne…N’en est-il pas encore ainsi aujourd’hui ? Les œuvres au présent n’ont pas le choix. Si elles se font en fonction des regards et de l’écoute, elles sont d’avance défuntes.
Daniel Moline
merci de ce témoignage
cordialement
floh