Extraits :BIENTÔT on me mit en demeure de photographier le silence. C'était un vendredi d'été entre les couvertures bleues du ciel et les mouvements insolites d'un soleil qui de faible à ardent se jouait des ombres comme s'amuse un enfant. Dehors, le vrombissement lourd et répété des voitures avertissait que pour d'aucuns le week-end commençait et avec lui toutes les joies d'un repos consenti par l'effort de la semaine. Je connaissais peu quant à moi l'agrément des week-ends de-puis que L'Express du Monde m'avait accueilli dans ses rangs. C'était il y dix ans. Une voix charmante au téléphone m'avait tracé le chemin qui menait à mon nouvel employeur : « En entrant, il vous faudra monter au dixième étage ; au sortir de l'ascenseur vous prenez à gauche, et là vous vous trouverez face à trois portes, celle du directeur est la première en par-tant de la droite, il vous y attend pour 8 heures. Ne soyez pas en retard ! » L'immeuble était impressionnant de hau-teur, le dixième étage séduisant quoique peu coquet et le directeur un homme charmant qui m'accueillit avec courtoisie et entrain.Même lieu et place dix ans plus tard, la lassitude en plus. Le désintérêt croissant pour la presse d’opinion avait conduit L’Express du Monde à multiplier les errances éditoria-les et à vouloir se démarquer de ses concurrents par un souci constant d’originalité, fût-il exagéré et sans fondement. Mettre le silence en image n’était qu’un pas de plus dans l’extravagance et à mon sens peut être le dernier.Le silence n’avait aucun trait, seul son murmure était per-ceptible et parcourait parfois les bois déserts ou les plages sans caprice ; encore que ce bruissement sauvage, dans le-quel j’osais voir l’incarnation sonore d’une chose pourtant habituellement vouée au mutisme, et qu’infatué de mon bon mot j’appelais voix du silence, d’autres l’auraient nommé très humblement zéphyr, alizé, aquilon ou le vent et se seraient gaus-sés de la prétention de mon langage. Au jeu où l’imagination se tire à la courte paille, le premier désert à tendre les bras aurait sans doute gagné l’œil de bien des photographes mais pas le mien : je m’engageai à donner forme à l’informe et dé-cidai que du silence seule l’allégorie se prêtait à la pose ! Et pour se voir doté d’un visage, autant que celui-ci soit d’une jeune fille, une jeune fille vierge, pure en ses idées comme en ses gestes, inconsciente de sa féminité, car le silence n’a pas de sexe ; une jeune fille étrangère au monde et pourtant s’y baignant harmonieusement, tout empreinte de sérénité ; une jeune fille qui pourrait être la voisine que l’on n’a jamais vue, mais que l’on sait toujours présente ; une jeune fille mystérieuse, dont la physionomie aspire au secret ; une jeune fille, enfin, que n’a su s’approprier la grimace de la parole. Hélas ! ce visage me semblait aussi indiscernable que celui qu’il était censé personnifier… J’en étais arrivé à ce point de mes réflexions quand un bruit se fit entendre venant droit du couloir. C’était la femme de ménage avec qui j’avais en commun d’œuvrer habituellement en ces heures tardives. D’un simple hochement de tête nous nous échangeâmes les bonsoirs et sans plus de mots elle commença à nettoyer les vitres d’un geste apprêté, quasi mécanique.Qu’y a-t-il, me dis-je alors, de plus mystérieux qu'une fe-nêtre dont la pure géométrie cache bien souvent plus qu'elle ne dévoile. Baudelaire les aimait fermées, occultées, propices à ouvrir l'imagination, tandis que Rilke les voulait amoureu-ses. Il y concevait tout un monde où l'éternité se mesure à l'attente et l'attrait à l'espace qui sépare l'arrivée du départ. Ecoutons-le nous dire : « Celle que l'on aime n'est jamais plus belle que lorsqu'on la voit apparaître encadrée de toi ; c'est, O fenêtre, que tu la rends presque éternelle. »La voilà ma photo : une fenêtre entrouverte…
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