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Publications de marcelle dumont (23)

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Un souffle d'hiver en plein été

Si vous souffrez de la chaleur, voici de quoi vous rafraîchir. Je vous propose "Brumaire".

                                                       BRUM AIRE

 

Il est quatre heures et déjà le soir tombe.  On est aux plus mauvais jours de ce mois que le calendrier républicain rebaptisa brumaire.  Et, depuis le matin, le brouillard ne décolle pas.  Sa présence glacée farde les fenêtres. Simone qui tricote au coin du feu, en remuant les lèvres, évite de regarder de ce côté, comme si un visage maléfique allait se matérialiser sous ses yeux.

D'ici un moment elle quittera son fauteuil, en s'accrochant à la barre tiède du poêle de Louvain et elle fermera les rideaux, pour exorciser la menace extérieure.  Mais alors elle sera encore plus seule, livrée à ses propres ombres.  Ses obsessions, ses vieilles rancunes, le contentieux de soixante années d'amertume, la frôleront du coude, pèseront sur sa poitrine, comme si elle s'était pris un mauvais catarrhe.

Allons, il est temps d'aller voir comment "il" va.  Elle glisse sur ses chaussons jusqu'à la pièce voisine où "il" végète depuis sa congestion.  Trois mois se sont écoulés depuis son refus de l'envoyer à l'hôpital.  Elle se le garde.  C'est son mari, n'est-ce pas ? L'infirmière qui vient, matin et soir, le changer et faire sa toilette, la félicite de son dévouement.

Simone renifle l'air vicié de la chambre, mi dégoûtée, mi jouisseuse.  Bien fait pour lui ! Est-ce qu'il lui a donné une quelconque satisfaction ? Il était bien trop occupé à caresser sa bouteille.  Qu'il paie maintenant ! Mais il ne faudrait pas qu'il lui empoisonne la vie trop longtemps.

Simone, pourtant, en femme de devoir, fait ce qu'il faut.  Trois fois par jour elle lui enfourne un biberon d'une solution protéinée.  Et il faut voir comme il ouvre une bouche édentée et caverneuse quand il sent l'approche de sa mixture.  Simone s'amuse parfois à feindre de lui reprendre la bouteille mais il improvise alors de si horribles grimaces, ponctuées de grognements, qu'elle se dépêche à la lui rendre.  Normal ! Il a toujours été goinfre.  Elle devait se dépêcher à manger, avant qu'il  n’engouffre les meilleurs morceaux.

 

Simone regagne la cuisine où elle vit à présent confinée, dormant sur le vieux canapé dont elle a appris dans son sommeil à éviter le ressort le plus saillant.  Elle tisonne le feu, remonte son fichu sur ses épaules, gagne l'oratoire qu'elle a fignolé. Sur une étagère, recouverte d'un chemin de table brodé et surmontée d'un papier doré punaisé au mur,  se côtoient des figurines de plâtre peinturluré, quelques images pieuses et des fleurs en papier dans de tout petits vases, sentinelles soigneusement alignées dont le plumeau à poussières frôle de temps à autre la ligne de crête. Deux cierges allumés dans les grandes circonstances, entre autres lorsque l'orage se déchaîne, encadrent cet agencement que clôt, à l'extrême droite, la bouteille d'eau bénite. Le maigre corps convulsé d'un christ en argent noirci domine l'ensemble, berger hautain de ce modeste troupeau.

 

Simone contemple avec un brin de rancune la Vierge et l'Enfant Jésus, le Sacré-Cœur, Saint Ghislain, Saint Antoine, Saint Donat et Sainte Rita. Pour la Vierge, elle n'a pu se décider à laquelle se vouer car Marie a tant d'appellations, de miracles à revendiquer et de lieux de dévotion particulière que c'est la bouteille à encre. Pourquoi l'une, plutôt que l'autre ? Les neuvaines, jusqu'ici, n'ont rien donné, bien qu'elle s'y soit meurtri les genoux.

 

Cette fois elle a glissé un coussin sur le fond paillé et rugueux du prie-Dieu. Elle a décidé de s'adresser cette fois à Notre Seigneur Jésus. Elle a recopié  les neuf pages d'oraisons, de sa grande écriture maladroite, l'assaisonnant de quelques ratures qui viennent rompre la  monotonie du texte.  Elle lit le premier feuillet à mi-voix.

O Dieu, venez à mon aide. Seigneur, hâtez-vous de me secourir.  Gloire soit au Père, au fils et au Saint Esprit.

O très doux Enfant Jésus qui, pour notre salut éternel, êtes descendu  des splendeurs du Père et qui, conçu de l'Esprit Saint, n'avez point eu horreur du sein d'une vierge ; verbe fait chair, qui avez pris  la forme d'un esclave, ayez pitié de nous.

Elle marmonne encore quelques invocations  et court à la dernière page où elle a transcrit la prière au Divin Enfant Jésus, révélée par la Sainte Vierge au Père Cyrille.

O Enfant Jésus, j'ai recours à vous, je vous en prie, par votre Sainte Mère assistez-moi dans cette nécessité…

Elle bute sur la mention : exposez ici ce que vous souhaitez.  Peut-elle vraiment dire le fond de sa pensée ?  Alors, elle se lance très vite : Délivrez mon mari de cette vie de souffrance et que son trépas lui ouvre le Paradis.  C'est sans doute généreux de sa part de lui souhaiter le Ciel mais l'important, c'est qu'il soit ailleurs et non ici.  Pour elle, la santé ça va.  Elle est encore robuste et tient solidement à la terre.  Il coulera encore pas mal d'eau sous les ponts avant qu'ils se retrouvent face à face dans l'autre monde.

 

Un coup de sonnette vient interrompre son chuchotis  mais elle s'accroche, fait la sourde oreille.  Elle lui faut dire la prière d'une traite et elle ne tient pas à devoir tout reprendre dès le premier verset.  Mais l'autre aussi s'accroche, sonne une nouvelle fois et, pour faire bonne mesure, tambourine sur la fenêtre. D'un geste brusque l'orante  se lève, écarte un peu l'étoffe brun sombre.  Un visage blafard, au nez camus, s'écrase contre la vitre, auréolé d'une toison hirsute,  blanche comme neige.

Simone soupire, mi exaspérée, mi heureuse de la distraction qui s'offre. Elle va à la porte, fait glisser les verrous, abat la barre transversale qui la persuade que son abri est inexpugnable, tourne deux fois la grosse clé dans la serrure, tire enfin à elle la lourde porte dont la face interne est peinte en faux bois.  Un gnome femelle se faufile prestement dans la pièce, emballé d'un châle noir qui descend jusqu'aux mollets.

-          Pas de dérangement, m'fille ?

-          Asseyez-vous, Charlotte. J'étais à ma sieste mais on ne peut pas fermer sa porte à une voisine quand on est malheureuse comme moi.  Seule au monde, comme qui dirait.

 

La visiteuse n'est pas dupe.  Elle a remarqué la marque des genoux dans le coussin.  Elle n'en dit mot mais elle s'arrange pour que son regard parle pour elle.  Un regard sombre, étonnamment vif, dans un visage finement ridé.  Ensuite c'est un assaut de politesses.  L'offre d'une jatte de café qu'elles sirotent, en faisant un canard et dans laquelle elles trempent des biscuits secs à  l'arrière-goût de savon. 

Simone se lamente.  Elle envie, dit-elle, sa voisine, veuve depuis si longtemps qu'on se souvient à peine comment était fait son mari.  Charlotte peut donc aller et venir à sa guise, manger des gaufres plutôt que d'éplucher des patates et de cuire des biftecks qui n'ont plus le goût d'avant, se verser  une petite liqueur si le cœur lui en dit. 

Charlotte se récrie.  Et la solitude, qu'est-ce que Simone en fait ?  Les nuits sans sommeil tant les genoux et les reins font mal. Personne pour un petit massage.  Personne pour réchauffer une tasse de tisane.  Personne pour une petite caresse.

Simone prend une mine sévère.  Elle ne tient pas à ce que Charlotte se mette à raconter des insanités.  C'est honteux, à son âge, d'être toujours si portée sur la chose.  Si on ne l'arrêtait pas, elle glisserait sur les souvenirs de sa maturité quand elle tenait une Maison, toujours pleine les jours de quinzaine. Elle la tenait d'une poigne de fer, donnant un coup de gueule par-ci par-là, pour garder le pot droit.  Et même un coup de main, s'il faut la croire, lorsqu'il y avait affluence et que les filles ne suffisaient plus à la besogne.

Et quand elle s'était rangée, vers les cinquante-cinq ans, elle avait épousé un homme largement plus jeune qu'elle. Le pauvre ! Elle l'avait si bien épuisé qu'il était mort au bout de dix ans, lorsque la poudre de cantharide qu'elle lui prodiguait dans son café ne lui faisait plus aucun effet. On le sait, elle connaît les hommes comme sa poche, ainsi que la manière de prendre ces animaux-là.

 

Mais il vaut mieux être en bons termes avec Charlotte.  Elle passe pour être un peu sorcière, connaît les simples, joue à l'occasion les rebouteuses. Simone préfère l'accueillir, plutôt que de verser du sel sur le seuil, pour lui interdire sa porte. D'autant qu'elle peut être utile à l'occasion, si on ne la rebute pas et si on satisfait sa curiosité.

Et justement la voilà qui demande comment va le pauvre homme, si on peut lui dire un petit bonjour.  Même s'il n'a plus tout à fait sa connaissance, ça pourrait lui faire plaisir.  Simone n'a pas le temps de dire ni oui, ni non, la visiteuse déjà trottine vers la porte, qu'elle pousse de ses petites mains crochues, en avançant son museau pointu de belette.  Elle regarde le malade sous le nez, le flaire, lui pétrit la main, marmonne des mots tendres, les mêmes qu'elle aurait pour un petiot.  Elle l'observe un long moment, dépose la main flétrie sur le drap, se retourne vers Simone qui se tient derrière elle, hoche la tête d'un air de compassion.

Les deux femmes retournent à leur jatte de café. 

- Ma pauvre, il n'est pas près de passer, tu peux me croire.  Tu n'as pas fini tes mauvais jours.

- Je le sais.  Jusqu'au bout il m'aura esquinté le tempérament.  Ce n'est plus une vie.  Pas un instant de répit. L'infirmière, c'est très bien mais qui fait la lessive, qui le débarbouille quand il remet sa bouillie, qui l'entend geindre ou ronfler comme une basse, toutes les nuits, qui respire son odeur, qui ne couche plus dans un vrai lit ? C'est moi, pas vrai ?

- Allons, allons, calme-toi.  Ne te bile pas ainsi. Une bistouille dans ton café, ça te ferait du bien, ça te calmerait les nerfs. Dis-toi que tout a une fin, même quand on trouve le temps long.

La fine mouche se délecte à l'avance car elle sait que Simone n'attend que ce conseil pour sortir sa bouteille de péket  et en verser une lampée dans l'épais café à la chicorée qui laissera des traces brunes sur la faïence.  Emoustillées par l'odeur âcre de l'alcool, les deux femmes égrènent à présent les derniers potins.

 

On a beau faire, le sexe et l'argent, il n'y a que ça dans la vie.  C'est la femme du boulanger qui vient de mettre les voiles avec le mitron. Oui, mais attends, tu n'as pas tout vu.  Cette autre pimbêche, que sa mère et sa grand-mère font dans le grand genre, toujours avec un chapeau, même pour un saut chez l'épicier, elle a épousé il n'y a pas un an l'héritier de la plus grosse ferme du village. Tu y es ? Eh bien, elle vient de tout planter là. Son mari, pourtant si bien de sa personne et si gentil, n'a plus que ses yeux pour pleurer. Elle s'est acoquinée avec l'un des valets.  Paraît même qu'elle a vidé le compte en banque commun.  Elle a pris le train pour Bruxelles avec son gaillard. Au guichet ils se tenaient bras dessus bras dessous sans vergogne. Ils n'ont pas attendu d'être en première classe, pour se lécher le museau devant tout le monde.

 

Charlotte glisse à un autre sujet, tout aussi friand. Les gamines qui fréquentent l'école communale prétendent qu'un vieux saligaud les suit en exhibant sa marchandise.

- Elles sont tellement dévergondées qu'on se demande si c'est bien vrai.  Et pourquoi alors, il ne se passerait rien du côté des Enfants de Marie ?

- Eh, eh, s'égaie Charlotte, peut-être bien qu'elles baissent les yeux mais qu'elles n'en perdent pas une miette.

-  On s'en va-t-on, vraiment, embraie Simone. Quelques voyous ont vidé les caisses de la Superette.  Tous masqués mais ils se sont faits prendre quand même. Le plus jeune avait treize ans ! De la graine de potence !  Ils ne pensent qu'à s'amuser, à voler, à se mettre au chômage ou sur la mutuelle.  Moi, toute gamine j'ai arraché le lin, j'ai fait des briques, jusqu'au moment où je suis entrée en service chez un notaire. 

-  Là, j'étais logée, nourrie et blanchie, c'est vrai. Mais je n'arrêtais pas du matin au soir, avec cinq ou six moutards dans les jambes. Je n'avais pourtant pas 16 ans. Et la lessive, c'était pour moi, même que c'était moi qui cassais le petit bois et allumais le feu sous la bouilleuse. En voilà pour deux jours.  Une tournée au savon noir, une au savon blanc, rincer et tordre que je ne sentais plus mes mains et mettre à blanchir sur la prairie.

-  Puis venait le repassage.  Il fallait chauffer les fers sur le poêle qui allait un train d'enfer. Puis tu en prenais un que tu l’approchais de ta joue pour voir, qu'à la fin elle te cuisait. Alors je crachais sur la semelle. Si ça chuintait avec des petites perles tourbillonnantes, j'étais dans le bon.  Ca durait des heures debout à suer, avec mes pieds qui gonflaient. Tout y passait, jusqu'au moindre mouchoir et aux « cravates de curé » de Madame.  Le plus dur, c'était les chemises au plastron plissé et leurs saloperies de nappes amidonnées parce que ces bourgeois, ça reçoit à n'en plus finir.  Et les tapis à battre et que je te bouffe la poussière, parce qu'il n'y n'avait pas d'aspirateur en ce temps-là ! Rien d'électrique d'ailleurs ! Tout à la main. Toute l'énergie, comme on dit aujourd'hui, c'était ton corps que la produisait.

-  Et faire briller les parquets avec une grande et lourde brosse, plus haute que moi.  Comme je ne m'en sortais pas la première fois,  Madame m'a montré comment faire, en récitant l'Ave Maria en cadence. Que soit disant je gagnais mon Ciel, tout en me cassant les reins !

- Et qui sonnait à la porte, avec toutes sortes de salamalecs, les jours de quinzaine, pour empocher ma paie ? Ma mère, qui ne s'est jamais retournée de moi jusqu'à ce que je lui rapporte un peu d'argent.

 

Charlotte a laissé parler Simone, sans l'interrompre.  Elle sait que lorsqu'elle est partie sur le chapitre de sa vie de fillette martyre, elle est intarissable. Les misères que son homme lui a fait endurer dès le début de leur vie commune, ce sera pour demain.

 

Les jours suivants Simone reprend sa neuvaine, à une heure où elle est sûre que Charlotte ne viendra pas l'interrompre.  Pas de changement du côté de l'impotent. L'infirmière, avec ses airs sucrés, retourne le fer dans la plaie quand elle dit que si le cœur est solide, les choses pourraient traîner des mois, voire des années.  Tous les jours Charlotte y va de sa visite.  Elle branle la tête, plaint Simone, insinue qu'il y aurait peut-être un moyen. 

-          Je ne peux pourtant pas lui donner le bouillon d'onze heures, éclate Simone.

-          Qui te parle de ça ?  Si tu le souhaitais très fort,  si tu avais la foi, les choses finiraient bien par s'arranger. Il suffit d'y penser, jour après jour.  A nous deux on y arriverait.  Réfléchis.  Fais-moi signe. 

Simone se remue, mal à l'aise.  Il lui semble qu'une odeur de soufre émane de l'ample jupe noire de la vieille.  Et, qui sait, ses pantoufles fatiguées  cachent peut-être des pieds fourchus.

Les jours passent et rien ne bouge.  On est bientôt à la Noël et il ne veut toujours pas décarrer. Simone se met à ses cartes de vœux.  Elle calligraphie comme elle peut des souhaits de bonne et sainte année.  Elle trempe sa plume dans l'eau de mélisse, faute de pouvoir la tremper dans le bénitier. On n'écrit pas aux curés et aux bonnes sœurs comme on écrit à sa famille. 

Elle recevra en retour des sentences tout aussi douceâtres, la louant de sa piété et de sa générosité car, bien sûr, elle n'est pas avare de ses oboles.  Elle donne aux missionnaires, parraine un orphelin, cotise pour la Fondation Damien et les îles de Paix, verse son écot à l'entretien des églises dédiées à la Vierge et aux Saints faiseurs de miracles. Parfois elle se prend à douter, se demande si ça sert à quelque chose de thésauriser des centaines de jours d'indulgence.  N'y a-t-il pas de la tromperie là-dessous ?  Toute cette engeance s'y entend à vous soutirer vos picaillons.  A peine cette idée-là l'a-t-elle effleurée qu'elle se confond en prières de repentance, accusant le diable de l'avoir induite en tentation.

 

Le mois de décembre est déjà bien avancé et il gèle dur.  Les rues miroitent de verglas. Le froid et le vent coupant ne dissuadent pas Charlotte d'accomplir sa visite quotidienne.  De temps en temps elle apporte un petit gâteau ou une boîte de biscuits.  Une fois même elle s'est fendue d'un flacon de rhum. Dans le café, avec du miel, rien de tel pour vous dégager la poitrine quand il fait si froid.

Simone se languit après sa chambre à coucher qu'elle a soigneusement aménagée, avec un protège matelas bien chaud, des oreillers moelleux et un super sommier qu'elle n'a pas encore fini de payer.  Elle a repris pour elle la couette en vrai duvet.  Des fois qu'il la saloperait ! Elle a empilé sur le lit du malade toutes les vieilles  couvertures de la maison. Heureusement, elle est économe et ce n'est pas son genre de jeter. Mais la couette est trop large pour le canapé et tout un pan traîne par terre.

 

Les deux femmes sont devenues de plus en plus proches.  On ne peut pas dire qu'elles s'aiment mais enfin elles se comprennent.  Complices et vigilantes, les antennes en action pour démêler toutes les arrière-pensées.  Elles se traitent mutuellement in petto de vieille canaille, mais si elles ne se voyaient pas tous les jours, elles seraient en manque.  Chacune se dit qu'elle est loin d'atteindre le degré de cynisme de l'autre.  Pouvoir se murmurer tout bas : elle est pire que moi, ça rassure.

Finalement, pour la première fois, elles décident de réveillonner ensemble. Quelques bouteilles de mousseux, un demi mètre de boudin noir aux raisins, du bon beurre salé, une cougniole, une bûche moka, voilà pour le festin.  Et des biscuits au fromage à grignoter en regardant la messe de minuit à la télévision.

Simone a cédé aux instances de Charlotte.  Elle l'a laissée décorer la cuisine de quelques branches de pin synthétique.  Un petit sapin tout aussi artificiel, quelques boules colorées, un nuage de cheveux d'ange, une guirlande de loupiotes qui clignotent, on a beau dire, ça crée de l'ambiance.  Oui mais l'odeur du vrai sapin ?  T'en fais pas, on a ça en spray ! Cette Charlotte a réponse à tout.

 

Le soir du Réveillon, la voilà qui s'amène sur le coup de huit heures. Ma parole, elle a natté ses cheveux qui sont encore abondants et les a relevés en chignon. Sur ce chignon tremble une petite étoile d'argent.  Des escarpins rouges pointent sous la longue jupe de satin noir.  Sur le corsage blanc à volants s'étale toute une bimbeloterie de faux brillants.  Quelle menteuse ! Elle avait parlé d'un petit tête-à-tête sans cérémonie et la voilà  sur son trente et un.

Heureusement Simone avait prévu le coup.  Elle n'est pas à la mendicité !  Elle arbore une robe habillée, d'un bourgogne très chic, commandée en grand secret aux Trois Suisses et des mules neuves à bordure de fausse fourrure.  Noël ou pas, elle tient à avoir les pieds à l'aise. Seigneur ! Ils en ont tant vu, les pauvres, depuis qu'elle les oblige à la porter, elle et ses quatre-vingt kilos.  Ils ont tant trotté, grimpé tant d'escaliers, battu et rebattu tant de carrelages, planchers et parquets, qu'ils sont tout déformés et fourbus.

Au fond, elles sont bien bêtes de se mettre ainsi en frais, alors que l'élément mâle et valide leur fait défaut. La rivalité en est diminuée.  Elles se contemplent d'un air bonhomme et se complimentent.  Te voilà bien jolie !  Et toi, donc !  Que tu parais dix ans de moins, arrangée ainsi. Lorsqu'elles se sont embrassées – Noël oblige – un nuage de poudre de riz s'est répandu dans l'air, aggravant la prégnance antagoniste du Soir de Paris de Charlotte et de l'eau de toilette musquée dont Simone s'est aspergée.  C'est peut-être pour hommes mais elle ne va pas laisser ce machin si cher tourner à rien puisque "il" n'en mettra plus jamais !

Elles se sont attablées pour l'apéritif.  Au mousseux, pour éviter les mélanges.  Elles piochent dans les mendiants, les Apéricubes et les chips.

Charlotte n'est pas longue à attaquer. 

- As-tu pensé à ma proposition de te donner un coup de main, pour libérer ce pauvre homme qui souffre tellement  ?

- Dis plutôt que c'est moi qui dépéris !

Et les voilà parties ! Simone finit par avouer qu'elle craint de commettre un péché en recourant à la sorcellerie.  Quelle sorcellerie ?  Il s'agit tout au plus de décupler la force qui est en nous.  En  priant, qui plus est !

 

Entre Noël et Nouvel An, Simone digère le message.  Après tout, pourquoi pas ?  Que risque-t-elle à essayer ?  A la mi-janvier elle donne le feu vert à Charlotte qui commence par se faire prier.  Il faut, paraît-il, attendre la lune descendante. 

Elle est enfin là, cette lune descendante et Charlotte se pointe vers les dix heures du soir, munie de tout un attirail qu'elle extrait de son cabas.  Apparaissent un brûle-parfum dans lequel elle dépose quelques bâtonnets d'encens, deux bougies blanches, un grand papier immaculé sur lequel elle a tracé un pentacle, tête en bas. 

Simone dégage, à sa demande, une petite table ronde qu'on pousse contre le lit du malade et Charlotte installe sa panoplie. Elle allume les bougies et l'encens.  Elle trace en marchant quelques cercles concentriques, sa tête, à l'expression recueillie, dodeline.  Enfin elle s'arrête, un peu chancelante, et se met à réciter un charabia que Simone écoute avec stupéfaction. Tout en continuant son baragouin, Charlotte s'est approchée du lit, a décroché le crucifix qui le somme, l'a déposé sur la table et couvert d'un chiffon noir.  Puis elle a tiré des profondeurs de sa jupe une croix de paille qu'elle a accrochée au mur, juste à l'endroit où le crucifix se trouvait depuis si longtemps que ses contours sont comme gravés sur le papier peint. 

La figure de l'officiante grimace et ses yeux flamboient. Elle reprend haleine, éponge son visage laqué de sueur, se laisse tomber sur une chaise, comme une personne épuisée, prête à s'évanouir.  Un verre d'eau, chuchote-t-elle à Simone, qui s'empresse, les mains tremblantes.

Un ange passe, Lucifer peut-être, tandis que les deux femmes se taisent.  Au bout de quelques minutes, lourdes comme du plomb, Charlotte s'ébroue, éteint bougies et brûle-parfum puis elle range son matériel, avec exactement les mêmes gestes que la pédicure rassemblant ciseaux, emplâtres et limes.  L'air attentif, pour ne rien oublier.

Elle donne ensuite ses instructions à Simone. Lorsque le malade aura passé, il faudra brûler sans tarder la croix de paille. Le crucifix doit reposer sur la table, jusqu'à ce que tout soit fini et le pauvre homme dans sa tombe.  Pour tout paiement, elle ne demande qu'un peu de reconnaissance et la porte toujours ouverte. Pas d'argent entre elles, car ça ferait tout capoter. Puis la voilà partie, dans un grincement de porte.

 

Simone se retrouve seule, face à la pendule qui marque déjà minuit. N'a-t-elle pas rêvé ? Un coup d'œil à la forme voilée du Crucifix gisant sur la table la détrompe, ainsi que l'odeur de cire et  d'encens. Elle s'oblige à s'allonger sur le canapé, bien qu'elle n'ait pas du tout sommeil, comme si elle avait bu un pot de café fort. Elle presse la main sur son cœur qui bat la chamade pendant un moment.  A la fin la fatigue l'emporte et elle sombre dans une somnolence agitée. Rêves confus et cauchemars se succèdent pendant quelques heures tandis qu'elle se tourne et se retourne sur son fichu canapé.

 

Vers les six heures elle se réveille avec le sentiment d'un grand vide. On n'entend plus que le bruit de la pendule. Tout fait silence dans la chambre voisine. Finis les soupirs, les ronflements, la respiration rauque. Elle s'est traînée jusque là, après avoir passé son peignoir par décence. Elle a versé quelques larmes en lui fermant les yeux. Quelques instants plus tard elle a entrouvert le poêle, y a jeté la croix de paille qu'une grande flamme a dévorée en rugissant tandis qu'une lueur sanglante dansait au plafond. Simone en a frissonné.  Elle se hâte à présent de tout ranger avant l'arrivée de l'infirmière.  Elle relègue la table ronde dans le débarras.  

 

Dans quelques jours tout sera rentré dans l'ordre. "Il" dormira sous la terre et le Crucifix regagnera sa place au-dessus du grand lit de Simone, dans lequel elle reprendra tous ses aises.  Parfois, vers minuit ou deux heures elle se réveillera, les yeux pleins de larmes qu'elle écrasera des deux poings. Va-t-elle s'avouer qu'"il" lui manque un peu malgré tout ?

 

                                                                                                                          MARCELLE DUMONT

    

 

 

 

 

 

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Un pas plus loin

Comme mon billet initial le laisse supposer l'écriture est toujours vitale pour moi. J'écris des nouvelles inspirées des petites choses de la vie ou de personnages du passé qui se sont gravés dans ma mémoire. En témoigne "Une vie... si on veut" que je vous propose en lecture.

 

 

 



Elle avait été belle, dans les années cinquante. Cette beauté ne venait pas seulement de la fraîcheur de ses vingt ans mais aussi de son côté miniature car elle était petite mais bien proportionnée, avec des attaches très fines, surtout aux chevilles et aux poignets. Le New Look de Christian Dior, aux robes très féminines, à la jupe dansante dont l’ampleur s’arrêtant à mi mollet était soutenue par un jupon à froufrous, lui allait à ravir. Le corsage ajusté et décolleté mettait en valeur la poitrine menue et les épaules sans salières. Les longs cheveux châtains d’Alberte, lustrés et brillants, cascadaient jusqu’à sa taille. Cette chevelure à elle seule attirait l’œil et la singularisait. Ses grands yeux verts, candides dans leur vacuité, exprimaient une réserve un peu hautaine. On aurait dit un petit chien de dame, tenu en laisse par un dromadaire, tandis qu’elle s’ébrouait aux côtés de sa mère, grande femme solennelle, massive comme une tour.

On ne les voyait jamais l’une sans l’autre et la génitrice avait l’air d’exhiber un trésor sur lequel elle faisait bonne garde. L’imagination pouvait dessiner dans l’air un dais enchâssant la belle fille, à l’égal de la Vierge ou du Saint Sacrement. Les galants se tenaient donc coi, comme à la procession. La mère, comme la fille, n’étaient pas prêtes à se commettre avec le premier venu. Pourtant toutes deux se déridaient lorsque l’un de leurs jeunes voisins les abordait avec une plaisanterie. Il était si cordial et si naïf qu’on l’accueillait comme le bon enfant qu’il était. Et si drôle que la jeune fille pouvait se laisser aller de temps à autre à un éclat de rire aigu qui la défoulait, soulevait sa poitrine comme une houle, lui renversait la tête et faisait frémir l’épais manteau de sa chevelure.

Si le cœur d’Alberte a battu parfois un peu plus vite en croisant tel ou tel jouvenceau, elle a su rejeter la tentation d’un coup d’épaule, le même qu’elle produisait pour dompter sa chevelure lorsque quelque mèche folle venait serpenter sur son corsage. On lui avait appris à se maîtriser, à ne pas déchoir, à viser haut, à se proclamer un morceau de choix, promis aux plus fins becs. « Nous autres », professait-on dans la famille, nous ne sommes pas comme tout le monde, nous avons des principes, de l’éducation, du bien au soleil et une moralité à toute épreuve.

Ainsi Mademoiselle Alberte promenait son insolente jeunesse par les rues de la petite ville, satisfaite d’elle-même, de sa mise et des saluts respectueux des passants… et consciente des espérances qu’elle pouvait légitimement entretenir, vu son rang social et la fortune de ses parents.

Le temps passait doucement et sans heurts. Un ou deux prétendants, bien sous tous les rapports, furent autorisés à approcher la déesse, en gardant toutefois la distance réglementaire que Madame Mère imposait implicitement et inexorablement car elle ne quittait pas les promis d’une semelle. Mais à chaque fois quelque chose clochait. « On » n’était du même monde. La réserve et le respect – parfois les deux à la fois – laissaient à désirer. « On »  n’offrait guère d’espérance de réussite matérielle, en contrepartie du don d’une belle fille bien dotée et les projets tournaient court.

Alberte – à peine se l’avouait-elle à elle-même – se prit un moment à soupirer en secret pour l’époux de sa cousine mais elle n’allait pas perdre son pucelage d’une manière si indigne. L’objet de son désir qui venait parfois hanter ses rêves était un militaire haut gradé, plein de morgue et d’appétits. Il avait remarqué la façon d’Alberte de le regarder droit dans les yeux, le menton levé et en s’efforçant de ne pas rougir. Il l’aurait bien croquée mais que d’ennuis en perspective ! Sa femme qui ressemblait à Alberte, mais avec une tête en plus et encore plus de cheveux, était bourrée de talents. Bonne musicienne, elle chantait à ravir, était polyglotte et d’une activité infatigable. Cette force de la nature fut pourtant emportée en quelques mois par une banale leucémie. Le veuf supputait les chances qu’il aurait auprès d’Alberte mais il fallait laisser passer une période de deuil décente, entre acte qu’il occupa agréablement en compagnie de filles faciles. Si encore il avait été discret mais non, ses frasques étaient de notoriété publique. Cela Alberte ne le lui pardonna jamais. Lorsqu’il jugea qu’il pouvait songer à se remarier, il se déclara. Alberte le prit de haut et le repoussa, sous prétexte qu’en souvenir de sa cousine bien aimée – en réalité elle l’avait toujours jalousée et détestée – elle ne pouvait consentir à cela. Elle, au moins, lui restait fidèle par delà la mort. Le fringant militaire eut le front d’éclater de rire, avant de claquer la porte, en la traitant de mijaurée.

Alberte mit plusieurs mois à digérer l’affront. Si elle avait parfois des rêves brûlants et pratiquait un certain auto-érotisme qui n’était que le prolongement du culte qu’elle se rendait à elle-même, personne n’en sut jamais rien. Elle pouvait se dévêtir, contempler avec orgueil son corps intact dans la psyché, soutenir amoureusement ses seins dans ses mains mises en coupe, tomber en pâmoison à la renverse sur le lit, c’était des choses inavouables qu’elle tut, même à son confesseur. Elle atteignit ainsi la trentaine, continuant à porter épandue sur le dos sa longue chevelure et restant fidèle aux toilettes de ses vingt ans. Elle continuait, bien entendu, à sortir avec sa mère, pour courir les magasins de mode, aller de temps à autre au cinéma ou au théâtre. Le père, depuis longtemps avait disparu, réduit à néant dans le bain-marie conjugal. Et si falot que nul se souvenait de l’aspect de sa personne.

Alberte se jugeait parfois bien malheureuse. Elle avait eu une amie lors de son adolescence, une seule amie qu’elle dominait et qui eut le mauvais goût de périr d’une pneumonie. Quel choc devant ce petit cadavre, perdu dans sa robe blanche de communiante, sous laquelle pointaient deux tout petits seins naissants ! Le nez aussi pointait au milieu du visage et, sous la peau fine des tempes, on distinguait un réseau de fines veines bleues, qu’elles s’amusaient toutes deux à savonner très fort, comme si cela avait eu le pouvoir de les faire disparaître. Alberte avait eu une crise de nerfs devant ce visage de marbre tel un couvercle à jamais rabattu et cette bouche pâle qui prenait tout à coup un pli narquois. La mère de la défunte se précipita pour lui bassiner les tempes à l’eau froide.

Dans la chambre voisine des pommes avaient été mises à mûrir et leur odeur la soûlait. Elle prit ces fruits en grippe et refusa désormais d’en manger car, à chaque fois que leur parfum frappait ses narines, elle revoyait Huguette sur son lit de mort, revivait toutes les avanies qu’elle lui avait fait subir, comme le jour où elle l’avait obligée à manger un ver de terre, pour lui prouver son amour. La pauvre petite l’avait fait en pleurant avec un haut-le-cœur dont le souvenir à présent donnait aussi la nausée à son bourreau.

A part cela, Alberte s’ennuyait ferme. Sa mère ne permettait pas qu’elle s’abîme les mains à tenir le ménage. Alors elle lisait des romans à l’eau de rose, s’attelait à des puzzles géants qu’elle ne terminait jamais, se mettait une demi heure au piano, à moins qu’elle ne se rabatte sur sa broderie mais au bout d’une heure, elle grinçait des dents et rejetait la nappe dont le tissu souillé par la sueur alignait d’innombrables points de croix qui, tout à coup, se mettaient à grouiller, à danser une gigue hallucinante qui faisait mal aux yeux. Elle courait alors au bout du jardin en mordant son mouchoir. Elle se meurtrissait la poitrine à l’écorce du grand chêne, en se retenant de hurler puis elle remontait vers la maison, le visage souillé de larmes, de morve et de salive.

Sa mère la débarbouillait comme une enfant, l’aidait à quitter sa robe qu’il fallait mettre à tremper tout de suite si on ne voulait pas qu’elle soit irrémédiablement gâchée. Puis elle lui préparait une tisane sédative qu’elle l’obligeait à boire, malgré son dégoût.

C’est les nerfs, soupirait la mère monumentale. Cette petite – elle avait alors dans les trente ans – est une sensitive.

La maison s’emplissait, peu à peu, d’ouvrages de dames inachevés : tricots, tapisseries, napperons ou têtières festonnées. Madame Mère se décida un jour à mourir. Enfin ! se dit simplement l’orpheline, en jetant à la poubelle la grande nappe qu’elle n’était jamais parvenue à finir. Ce n’est pas qu’elle n’aimait pas sa mère mais en somme elle l’avait trop « vue », comme les bouquets répétitifs du papier peint de sa chambre qu’elle s’obstinait parfois à dénombrer le soir.

Le soulagement que procurait à Alberte sa soudaine solitude ne dura pas. Elle n’avait pas assez d’imagination pour remplir toutes ces heures vides et la présence imposante de Madame Mère continuait à remplir à bloc la maison. Il semblait parfois à Alberte qu’en ouvrant une porte elle allait la découvrir, vêtue de gris comme de son vivant et prête à lui demander des comptes. Cette statue du commandeur se profilait à l’occasion derrière son épaule dans le miroir d’une vitrine quand elle se risquait à une petite promenade dans la grand’rue. Elle courut chez une diseuse de bonne aventure qui la persuada de fréquenter plus souvent le cimetière si elle voulait recouvrer la paix de l’âme. Alberte s’y appliqua et commanda une inscription pour le caveau familial, une épitaphe flatteuse, à la fin de laquelle elle se déclarait inconsolable d’une si grande perte. Et, peu à peu, le fantôme de Madame Mère consentit à perdre du terrain, pour se résoudre finalement en fumée.

Voilà Alberte maîtresse de sa vie à cinquante ans… mais pour en faire quoi ? Elle n’a ni métier, ni talents. C’est vrai, elle est rentière, « pas réduite à la mendicité », comme disait Madame Mère mais elle se sentait bien démunie.

Si au moins mes parents avaient fait de moi une secrétaire, je pourrais gagner ma vie, au lieu de courir après les loyers impayés, prendre des avocats et assigner les locataires fautifs devant le juge de paix. Tout compte fait, me voilà à la portion congrue, se répétait-elle en boucle.

Elle congédia la femme d’ouvrage et se mit en tête d’entretenir elle-même la maison. Cela consista surtout à se couvrir la tête d’un foulard et à se casser les ongles. Le ménage ne lui réussissait pas plus que la broderie. Ses cheveux avaient viré au gris. Elle les portait toujours très longs, un peu fourchus depuis que sa mère n’était plus là pour y veiller. Par goût ou par nécessité, elle portait toutes les vieilles robes qui encombraient deux armoires à glace. Elles ne les avaient guère usées dans sa vie de parade et, chaque année, on la rhabillait de la tête aux pieds, au printemps et pour l’hiver. Certaines de ses toilettes préférées étaient devenues un peu étroites mais comme ses soucis la faisaient maigrir et qu’elle mangeait de moins en moins, elle parvenait à s’y glisser.

A la Toussaint, pour se rendre au cimetière, traînant une grosse potée de chrysanthèmes or sur un caddie déglingué, elle portait des bottillons démodés et un manteau d’opossum un peu pelé, sa chevelure grise et terne étalée sur le dos, étendard poignant du temps qui passe. Chacun remarquait ses yeux cernés et un peu fixes, sa façon de répondre aux saluts d’un petit coup de tête, sa hâte à s’éloigner pour que personne ne s’aventure à lui parler.

Mademoiselle Alberte ressemble à une folle à présent, constatait in petto l’un ou l’autre, en la croisant mais le respect demeurait pour la survivante d’une de ces familles bourgeoises honorablement connues par tous dans une petite localité. Même mariée et centenaire, elle serait restée Mademoiselle Alberte, du clan un tel. On avait été tellement habitué, du temps de sa jeunesse, de ne la voir jamais sans sa mère que certains reconstituaient en esprit les deux silhouettes si dissemblables.

Peu à peu la maison, jadis si claire, si bien entretenue, aux vieux meubles cirés, aux voilages immaculés, grisonna elle aussi. La poussière, les toiles d’araignée, la fine brume de l’abandon s’en firent maîtres.

Alberte se mit à parler toute seule. Elle reprochait à ses parents ce qu’elle était devenue, s’abreuvait à la nostalgie de ses vingt ans. Comment imaginer alors qu’un jour elle serait vieille… La vie passe si vite et est faite de tant de jours creux. Cette montagne de riens finit par créer un vide abyssal qui menace de vous avaler.

Quelques jours heureux flottent sur la mémoire d’Alberte. Des jours de grand soleil ou de neige absolue, de givre aux fenêtres, des sonores nuits de gel où le ciel est de cristal. Elle se souvient d’un compliment qu’elle a longtemps savouré comme un bonbon. Il lui revient à la mémoire la Saint Nicolas où elle a reçu une si jolie poupée, avec de vrais cheveux et un visage en biscuit. La poupée qu’elle a soustraite aux griffes de sa mère quand celle-ci a décidé de donner tous ses jouets aux pauvres, sous prétexte qu’elle était grande maintenant.

Cette poupée trône toujours dans sa chambre, vêtue de soie qui fut rose. Le temps a foncé son teint si délicat – c’est à présent presque une poupée nègre – et pâli le bleu de ses yeux de porcelaine.

La santé d’Alberte s’est dégradée mais elle ne consulte aucun médecin. Tous des charlatans, disait sa mère. Elle se soigne avec des tisanes dont elle lit la recette dans le livre tout dépenaillé que compulsait avec respect Madame Mère, comme s’il s’agissait des Evangiles. Elle a de petits ennuis qu’elle essaie d’oublier. Elle s’essouffle pour un rien et a décidé de dormir sur le canapé du salon dont les coussins empoussiérés la font éternuer.

Au dessus de sa tête dorment ses robes, ses manteaux, ses chaussures, les vieux bijoux de famille qu’elle a tout à fait oubliés. Elle porte longtemps la même robe, toujours à cause des escaliers, se lave quand elle y pense – et ce n’est pas souvent.

Quelques années passent encore. Une nuit elle se sent si mal que, dans un sursaut, elle va réveiller la voisine qui loue un de ses biens. On l’assied dans un fauteuil, enveloppée qu’elle est dans un vieux manteau, beaucoup trop long, peut-être celui de sa mère, oublié à la patère du corridor. Elle demande un verre d’eau, affirme que ça va passer mais le médecin de garde puis l’ambulance sont là, avant qu’elle ait pu se retourner. La voisine inspecte son fauteuil. Grâce à Dieu, elle ne l’a pas souillé mais comme elle sentait mauvais !

A l’hôpital on la baigne, on coupe ses cheveux qui ne forment plus qu’une masse embroussaillée. Le jour où elle entend que, lorsqu’elle ira mieux, il lui faudra entrer dans une maison de repos et de soins, elle décide de se laisser mourir. Elle y emploie toute l’énergie dormante qui sommeillait en elle. Elle refuse le boire et le manger. On lui impose un goutte à goutte qu’elle parvient à arracher. Il faut l’endormir pour parvenir à lui poser une sonde nasale. Pour la première fois de sa vie, elle se bat pour gagner. Et elle gagne ! Le but, c’est la mort, la délivrance, c’est passer de vie à trépas. Elle sourit quand elle touche la ligne d’arrivée, hors d’haleine, comme il se doit. Il se peut qu’on l’acclame, qu’on lui tende un bouquet.

La maison revient à un parent éloigné qui s’empresse de la vendre, dégoûté par la crasse qui y règne. Mais il faut d’abord la vider de ses meubles, de sa vaisselle, de ces mille choses qu’on accumule au cours d’une vie. Malgré tout l’héritier a eu un petit choc en ouvrant les garde-robes pleines de robes diaphanes et fanées, semblables à de grands papillons morts dont les ailes perdent peu à peu leur éclat. A la poubelle ! Ces brassées de tissus meurtris, aux faibles cris soyeux dont le parfum ranci nuance un peu l’odeur de poussière qui règne à chaque étage. Il n’a pas le courage pourtant de décrocher les voilages qui pendent de travers, les stores à demi retroussés, les doubles rideaux gorgés de mites.

Un passant qui a bien connu Alberte soupire quand il longe cette maison à l’agonie. Il lui semble distinguer un peigne cassé sur un appui de fenêtre. Il revoit la belle fille aux longs cheveux. « Mon Dieu, qu’est-ce que c’est de nous ! », murmure-t-il. C’est peu, comme oraison funèbre. Il recule un peu pour prendre du champ et frissonne soudain. La fenêtre sous toit bée au bord du grenier dont on peut distinguer les poutres. Une poulie est installée pour descendre sans doute les vieilles malles et les défroques d’un passé déjà à demi enseveli sous la poussière. Il lui semble qu’une mince silhouette en robe fleurie se balance légèrement au bout de cette poulie. Il remue les épaules pour chasser cette vision. Mais non, mais non, se morigène-t-il, pauvre idiot, tu le sais pourtant que Mademoiselle Alberte est morte de sa belle mort, dans un lit.

 

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Pour me présenter

 

J'ai toujours écrit avec plaisir. D'abord, vers 14 ans, des petits poèmes, parfois satiriques. Ensuite, au fil du temps, des contes, des nouvelles, des romans dont un seul, "La Veuve" a été publié en 1969, par Pierre De Méyère.

J'ai commencé ma carrière de journaliste free lance en 1958; au moment de l'Expo, comme reporter pour Le Peuple et Germinal. Elle s'est clôturée en 2002, avec la fin de la rubrique de l'Ombudsman du Soir dont je fus titulaire pendant des années.

Je suis l'auteur d'adaptations théâtrales pour le Théâtre de l'Equipe, dont, en 1973, "Boule de Suif", adaptation reprise en 1993, dans une version nouvelle. L'Equipe a créé trois oeuvres originales "Les Menottes", en 1975, "Ceux de la Bécasse", en 1980 et "Regrets Eternels" en 1993.

J'ai écrit la plupart des dialogues et commentaires des films de mon mari, le cinéaste Jean Harlez, dont je fus l'assistante au cours de deux voyages au Groenland (1964 et 1965) et d'un séjour aux Iles Féroé en 1969, pour la réalisation de documentaires.

En 2009 la cinémathèque du la Communauté française a publié un  coffret intitulé "Des Marolles au Groenland - Jean Harlez, un homme qui voulait filmer à tout prix". Ce coffret contient deux DVD reprenant les principaux films de mon mari et un récit de voyage "Pour un fleuve de glace" dont je suis l'auteur. Il conte notre expédition commune pour approcher le glacier Ilulissat, le plus puissant glacier de la côte ouest du Groenland. Ce coffret est disponible dans les médiathèques et les bibliothèques de la Communauté française.

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