RENDEZ-VOUS Á AUSCHWITZ.
Se rendre à Auschwitz
En revenir
Pourquoi ?
N’ai-je rien d’autre à faire ?
N’ai-je rien d’autre à gagner ?
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Et si demain je perdais tout
Mes vêtements, mes lunettes, ma montre
Mes cheveux, mes poils, mon nom
Mon rire, mes dents, mes os, mes cendres ?
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Et si hier, je m’étais rendu à Auschwitz
Pour ne pas en revenir ?
Serais-je du passé, du présent ou de l’avenir ?
Le passé n’existe plus, le présent passe, et l’avenir n’existe pas encore
Où suis-je alors, qui suis-je ?
Quelqu’un, je suis quelqu’un, quelconque, anonyme, brin d’herbe qui brûle à l’occasion…qui brûle ?
Je brûle de vie, comme brûlaient de vie les anonymes qui pénétrèrent nus comme des vers dans les chambres à gaz, et qui brûlèrent ensuite, à la suite les uns des autres, enfournés.
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La dernière fois que je fus nu comme un ver, c’était ce matin, sous ma douche, et je brûlais de vivre, parce que le matin annonçait une belle journée, et que je partais en voyage, avec mes copains et mes copines, en autocar de luxe quatre étoiles service vidéo et prof sympa (pas trop tôt !), je partais en autocar pour me rendre à Auschwitz.
J’en reviens pas, j’ai du bol, quatre jours sans école !
*
Du bol de soupe fétide, quatre années sans lumière. Et je suis revenu d’Auschwitz, je suis un survivant, on dit aussi un rescapé, et je n’ai rien à vous dire maintenant, ma visite intérieure n’est pas finie, et puis je n’ai pas les mots sous la main, je n’ai pas de mots, je n’ai plus de mains, je n’ai plus de demain, il a disparu hier…mais je plaisante, je présente, je me présente, je suis le matricule 37.976.
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Demain nous serons en Pologne. Coups de GSM, mais pas de réseau ! Recomposer le numéro…Oublier le numéro ? Non, il est gravé là, pas sur mon bras mais dans ma mémoire. Mémoire…réseau…réseau de chemins de fer, réseau de résistance…résistance.
Je ne résiste pas à l’envie de m’asseoir à côté de Marianne dans l’autocar de luxe 7 étoiles à cinq branches, à six…je ne sais plus…soit, je ne sais plus combien une étoile a de branches…mais peu importe, mon étoile c’est Marianne, et l’autocar de luxe, il est tellement de luxe qu’il y a un lecteur DVD incorporé dans le fauteuil d’en face, c’est écrit dans le programme du voyage. Alors je lui ferai la cour à Marianne, je l’appellerai « Mariaaaanne » et je lui garderai une place…cour…place…appel, place d’appel, Appelplatz, sirènes, miradors, chiens policiers qui déchirent les couilles…
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Pourquoi les mots se mélangent, pourquoi les images en noir, blanc, couleur, pourquoi j’ai perdu mon temps, en allant à Auschwitz, pourquoi je me suis perdu dans le temps ?
Je suis à la recherche de mon temps perdu…Je me rends, ne tirez pas ! Je me rends à Auschwitz, je me tire, rendez-moi mes vêtements, mes lunettes, ma montre
Mes cheveux, mes poils, mon nom
Mon rire, mes dents, mes os, mes cendres
Sinon je suis perdu, je suis perdu, je ne serai qu’une ombre du passé, un objet d’histoire trouvé sur le chemin du passé, et que personne ne réclamera dans un an et un jour.
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Se rendre à Auschwitz, se rendre compte que l’on est vivant, parce qu’on y est pas allé, parce que les nazis ont été vaincus, et qu’ils ont des comptes à rendre.
Ca tombe bien, je veux être comptable, si, si, pour gagner de l’argent, pour jouer avec lui, et m’offrir tous les billets de train que je veux -j’ai peur en avion on sait jamais ce qu’ils rencontrent sur leur chemin- j’aurai les billets pour m’offrir tous les billets que je veux, même pour aller à Auschwitz. Je pourrai compter sur moi…et compter les morts ?…Ah non, ça je ne pourrai pas, même un comptable ne le pourrai pas, même leurs cendres ne sont plus là. Mais je compte bien revenir d’Auschwitz, parce que j’ai plein de trucs à faire ici. Attendez, je regarde dans mon agenda électronique :
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-Aller au cinéma avec Marianne pour voir Le Pianiste
-Aller écouter Marianne jouer du piano
-Supporter Marianne me faire son cinéma
-L’écouter jouer avec moi quand elle me regarde
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Je n’en reviens pas qu’elle m’aime, l’amour, il n’y a que ça qui compte non ?
« Quand on a que l’amouuur…pour parler aux canooons »
Ca n’a pas marché avec Hitler, hein ! il a fallu lui tapisser la gueule de bombes, pour qu’il la ferme, et pour que s’ouvrent les portes du camps d’extermination d’Auschwitz…Moi je me serai bien vu pilote…comme dans Pearl Harbor, ou Game Warrior sur ma console…mais il faut que je me console, je ne serai jamais pilote, je suis myope, et en plus j’ai laissé mes lunettes à Auschwitz, dans l’espace souvenirs-librairie-boutique…
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J’y ai laissé aussi mes vêtements, ma montre
Mes cheveux, mes poils, mon nom
Mon rire, mes dents, mes os, mes cendres
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Ca recommence !
Mais laissez-moi donc tranquille tous autant que vous êtes, c’est pas ma faute si je suis né 46 ans après votre saloperie de deuxième guerre mondiale…c’est pas ma faute.
Alors lâchez-moi les baskets…mais je n’ai plus de souliers…
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Je n’ai plus de vêtements, de lunettes, de montre
De cheveux, de poils, de nom
De rire, de dents, d’os, de cendres
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Je suis nu comme un ver sous la douche, j’ai froid, j’ai le tournis, je ne suis pas seul !…Je ne suis pas seul sous ma douche, des corps s’entrechoquent, on me pousse de partout donc je reste sur place…Laissez-moi respirer, j’étouffe, je veux monter sur vos têtes pour laper l’air…au sec…Marianne !
C’est toi ?…un câlin sous la douche…je rêve. Merci la vie.
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Marianne, tu veux bien que je m’assois à côté de toi dans le car ? Tu veux bien que l’on fasse la route ensemble ? Qu’on se rende à Auschwitz ensemble ? Je t’aiderai pour le bouquet, on cherchera le mémorial ensemble, c’est là hein, pour les membres de ta famille, le père et la mère de ton père, la mère et le père de ta mère, les frères, et les sœurs, et les cousins, et les autres.
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Oui c’est là…et je te prendrai par la main, si j’ose.
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Philippe RAXHON.