El Nino de la espina |
Nouvelle |
Par Guy Rombeau |
El Nino de la espina
Jérôme pénétra dans le jardin, le cœur battant. Il y avait bien longtemps qu’il n’était pas venu ici. La chaleur du soleil, en cet après-midi d’été, brûlait la peau comme jadis. Seuls le bruit des jets d’eau et le gazouillis des oiseaux apportaient un peu de fraîcheur à cet endroit magique. En levant les yeux par-dessus les haies de rosiers, il pouvait encore apercevoir, au-dessus de la masse blanche des maisons, la terre ocre des collines qui entouraient la ville. A cette heure-ci, le parc était loin d’être calme. De nombreux touristes avaient envahi les allées. Il entendait les remarques énervées des parents agacés par la chaleur, courant derrière leurs bambins qui bondissaient partout comme des lutins en folie.
— Paco ! Aqui ! Y deja de golpear a tu hermana !
— Cristina ! No tocas este grifo !
— Que calor aqui ! Vamos, Antonio ! (1)
Il s’éloigna de la foule et se dirigea vers le jardin de la Isla. Cet endroit-là était plus tranquille, à l’abri des touristes qui généralement ne s’aventuraient pas jusque-là. Il s’approcha d’une fontaine qu’on appelait « La fontaine del Nino de la espina » (2) et tout ému, il s’assit sur un des bancs de pierre qui entouraient le lieu. Les souvenirs se bousculèrent dans sa tête. C’était précisément à cet endroit-là que jadis, assis sur le même banc, il avait vu Claudia pour la première fois. Comme un mirage merveilleux, elle était apparue soudain au travers des gerbes d’eau sublimées par les rayons du soleil.
C’était il y a vingt ans. Jeune cadre employé par une compagnie d’assurance belge, il avait accepté un poste à Madrid. On lui avait vanté la beauté d’Aranjuez et un dimanche d’été, il s’était décidé à visiter l’endroit. Il faisait chaud comme aujourd’hui et alors qu’il s’était assis sur ce banc pour se reposer, il avait eu le bonheur de la voir arriver, magnifique, vêtue d’une robe d’été blanche et légère, coiffée d’un charmant chapeau de paille, portant délicatement une ombrelle, sa longue chevelure noire tombant sur ses épaules. Lorsqu’elle avait pris place sur le banc à son côté, elle lui avait jeté un bref regard et c’est à ce moment-là, il s‘en souvenait, que le coup de foudre les avait saisis tous les deux. Pendant un long moment, ils n’avaient osé ni l’un ni l’autre s’adresser la parole puis c’est elle qui avait franchi le pas. Comme le soleil l’éblouissait un peu là où elle était, elle s’était rapprochée de lui en s’excusant :
— Disculpe, señor. Hace mejor aqui, no ? (3)
Ses grands yeux noirs et son sourire mutin l’intimidaient. Mais déjà il avait compris que quoi qu’il arrive, il ne pourrait l’oublier. Comme beaucoup d‘espagnoles, elle ne manquait pas de caractère et, après avoir conversé quelque peu, elle lui proposa de le guider dans les jardins qu’elle avait l’habitude de fréquenter, dit-elle. Tout en déambulant dans les allées, leur conversation prit un tour déjà plus familier. Elle avait vu tout de suite qu’il était étranger mais d’où venait-il ?
— Me llamo Jerôme, dit-il. Soy belga y trabajo en Madrid. Vienes siempre aqui ?
— Si, si. Mi familia es de Chinchon, muy cerca de aqui. Es por eso…(4)
Il avait trente ans, elle à peine vingt-trois et elle était encore étudiante. Très vite, ils surent qu’ils devaient se revoir, qu’ils deviendraient amants.
Jérôme et Claudia prirent l’habitude de se voir aux jardins d’Aranjuez. Parfois pour une belle après-midi dominicale qu’ils passaient à se promener parmi les bosquets au bord du Tage, parfois même pour toute une journée de bonheur dont ils profitaient alors pour aller déjeuner dans un petit restaurant de campagne reconnu pour son savoir-faire et la qualité de ses produits. C’est ainsi que Jérôme prit plaisir à découvrir les spécialités culinaires de la région : la soupe à l’ail, l’échine de bœuf grillée, le cochon de lait rôti, le faisan « al cazador » et les délicieuses fraises d’Aranjuez. Cependant, Claudia n’osa pas l’emmener à Chinchon de peur du qu’en-dira-t-on.
— C’est pour éviter les cancans, lui dit-elle en français avec son accent adorable. C’est dommage ! Tu verrais mon village, il est fabuleux. C’est le plus joli de toute l’Espagne ! ajouta-t-elle en riant.
Mais elle l’entraîna jusqu’à Tolède et dans un tas d’autres endroits qu’il n’aurait pas pu découvrir sans elle. Emportés par leur passion, ils s’embrassaient et faisaient l’amour partout où la bienséance le permettait, à l’ombre d’un chêne au bord d’un rio, sur un coin d’herbe au bord du fleuve et même un jour dans un secteur éloigné du jardin de la Isla, à l’heure où les touristes s’en sont retournés chez eux. Jérôme était fou d’elle et elle semblait heureuse d’être avec lui, d’avoir rencontré ce garçon calme, certes plus âgé qu’elle, mais qui la rassurait. Le sentiment qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre augmentait de jour en jour et plus ils se voyaient, plus l’idée germait en eux qu’ils pourraient unir leurs destins et faire route ensemble.
— Mi amor, te quiero, lui susurrait-elle de sa voix chaude.
Cependant, un samedi où ils s’étaient donné rendez-vous autour de la fontaine del Nino de la espina, Jérôme fut surpris de ne pas la voir arriver. Il attendit, longtemps, jusqu’à la fermeture des jardins, mais Claudia n’apparut jamais. « Elle a dû avoir un empêchement » se dit-il mais il était inquiet et il se rendait compte qu’il n’avait aucun moyen de la contacter. Il ne connaissait que son nom, Claudia Delgado Riovalle, et il ne connaissait même pas son adresse à Chinchon. Cette nuit-là, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Le dimanche, il retourna à Aranjuez et attendit toute la journée mais personne ne vint. Alors, rongé d’inquiétude, il monta dans sa voiture et prit la direction de Chinchon. Il se rendit sur la place, entra dans un bar et interrogea le patron.
— Connaissez-vous la señorita Claudia ? Claudia Delgado ? Vous la connaissez ?
L’homme le regarda dans les yeux. Il avait une mine sombre.
— Ah señor ! Vous ne savez pas ? La señorita Claudia a eu un accident hier sur la route entre Chinchon et Aranjuez. Se mato ! Que desgracia ! (5)
Assis devant la fontaine, Jérôme se revoyait effondré, laminé, anéanti comme il l’avait été jadis en apprenant cette nouvelle. Il sortit de sa poche un petit texte, un poème qu’il avait écrit en souvenir de Claudia.
Dans la vallée d’Aranjuez, par les soirées brûlantes,
Le rouge monte au front des terres avoisinantes.
La ville blanche au centre, mon amour,
Vert tendre et ocre pur les campagnes alentour.
A la tombée du soir, au détour des allées,
Tu pourras remarquer quelques ombres furtives
Cherchant quelque fraîcheur et surgies du passé
Ou de nos illusions quelque peu inventives.
La nuit là-bas est noire comme le deuil,
Calme, odoriférante et peuplée de fantômes.
Revenants de notre mémoire, si chers à notre cœur,
Gardiens de cet endroit soudainement monochrome.
Si tu marches au matin au travers des jardins,
La terre déjà sèche, les senteurs de jasmin,
Celles du chèvrefeuille audacieux et du thym
T’enivrent à profusion de leurs subtils parfums.
A midi, tout est blanc, de soleil écrasant,
Tout n’est plus qu’un mirage et tu ne perçois plus
Que la rose émouvante au rouge cardinal.
Jusqu’à la fin du jour, elle règne impériale.
L’après-midi est héroïque au sein de ces futaies.
On dort lascivement, l’abeille nous apaise.
Je songe à ta douceur, je ressens tes baisers
Et je voudrais t’aimer aux jardins d’Aranjuez.
(1) — Paco ! Ici ! Et arrête de frapper ta sœur !
— Cristina ! Ne touche pas à ce robinet !
— Quelle chaleur ici ! Allons-y, Antonio !
(2) La fontaine de l’enfant à l’épine
(3) Excusez-moi, monsieur. Il fait meilleur ici, non ?
(4) — Je m’appelle Jérôme. Je suis belge et je travaille à Madrid. Venez-vous souvent ici ?
— Oui, oui. Ma famille est de Chinchon, c’est très près d’ici. C’est pour ça…
(5) Elle s’est tuée. Quel malheur !