(...)
- Ah, vous êtes seuls enfin...nous étions là à trépigner...on vous voyait si décontenancés...incapables de comprendre...on mourait d'envie de vous révéler...c'était si amusant, si surprenant...
- Vous savez ce que c'était, ce mot qu'ils vous avaient envoyé?
- On vous le donne en mille.
- C'était, le croirez-vous...
- Oui, figurez-vous que c'était un mot kidnappé...
- Kidnappé? Un mot kidnappé?
- Eh oui, ces braves compagnons si innocents l'ont un jour attrapé Dieu sait où, quand il était en train de se promener en toute liberté...
- Ils l'ont saisi et emmené chez eux...
- Et là ils l'ont examiné... Et ils ont vu tout de suite que ce qu'ils ont capturé, c'est ce qui se nomme un mot "savant"...
- Savant, lui ! mais ce n'est pas vrai...
- Mais eux, c'est ainsi qu'ils l'appellent...
- "Savant" est son signe distinctif, l'insigne qui sera cousu sur ses vêtements de prisonnier pour qu'on sache aussitôt qui il est...
- Et en tant que mot "savant", il sera soumis au sort de tous ceux comme lui qui ont été capturés et enfermés...
- Il doit d'abord se débarrasser de tout ce qu'il possède...sortir tout ce qu'il porte sur lui...on le houspille..."allons, dépêche-toi, qu'on voie un peu tout ce que tu as là"...
- Et docilement, que faire d'autre? il le montre...
- C'est tout d'abord son sens...
(...)
- Ils constatent tout de suite que ce sens n'est pas le bon sens...
- Ca ne les étonne pas de sa part...ils s'y attendaient...son sens ne pouvait pas être le "bon"...
- Et ce sens-là, qui n'est pas le bon, il ne pourra plus s'en servir chez eux...il faut qu'il s'en débarrasse...
- Il faudra qu'il se résigne à ne pas avoir de sens.
- Il restera chez eux dans ce triste état...
(...)
- Jusqu'à ce qu'un beau jour, ses geôliers s'avisent qu'il pourrait encore servir...
- C'est ainsi que ce pauvre prisonnier, un jour, a été appelé, ils lui ont fait remettre ses vêtements, ils l'ont soigné comme ils ont pu pour qu'il reprenne au moins son apparence...
- Ils auraient même voulu lui rendre son sens...mais comment le retrouver? Ils s'en étaient débarrassés en le jetant dans cette énorme décharge où ils jettent en vrac tous les non-sens.
- Alors ils lui ont injecté ce qu'ils ont pu trouver, un faux sens, pour lui donner meilleure mine...
- Enfin ils l'ont rafistolé...dopé..
- Et ils vous l'ont amené...
(...)
Nathalie Sarraute, Ouvrez, Extrait p 54.
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