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Une vision héraclitéenne rappellera que l’homme n’est qu’un pion parmi d’autres à l’intérieur de l’infini jeu du monde.  Étudier les structures métalittéraires sans référence aux structures constitutives, normatives et évolutives, ne saurait garantir la compréhension de la littérature en soi, puisque ces codes décrivent les conditions de possibilité de l’œuvre sans véritablement l’expliquer. Ils n’indiquent pas comment la littérature parvient à remplir les différentes fonctions qui lui sont attribuées.

Conformément à la tradition philosophique de son époque, Kant privilégie la raison et donc le sujet et sa volonté. L’image de la révolution copernicienne qu’il a choisi pour symbole de sa philosophie —en affirmant qu’on devait cesser de voir le sujet tourner autour de l’objet et s’interroger plutôt sur l’objet tournant autour du sujet—, a d’ailleurs été très mal accueillie et sévèrement critiquée. Les excès d’une critique devenue ennuyeuse et vaine à force de se vouloir objective n’ont pas manqué de susciter des polémiques.

 

  1.               Déviation de la critique

Proust a prôné un retour à la subjectivité critique : en France, Albert Thibaudet, Charles Du Bos illustrent de manière exemplaire cette réhabilitation du subjectif par une « critique créatrice ». Influencés tout aussi bien par la philosophie bergsonienne que par la psychanalyse, ces auteurs ouvraient déjà la possibilité d’une « poétique », entendue au sens qu’apportait au mot « poétique ». Gaston Bachelard dans son exploration des thèmes de l’imaginaire, Georges Poulet, Jean-Pierre Richard, Jean Rousset, par leurs recherches thématiques, s’inscrivent dans cette même lignée. Par leur démarche, ces critiques et théoriciens essayent de montrer comment chaque écrivain, à travers des formes et des thèmes singuliers, exprime sa sensibilité et bâtit sa propre image du monde.

Au début du siècle, le plus insigne représentant français des études littéraires semble être Gustave Lanson, représentant d’un courant de l’histoire littéraire féru d’objectivité. Par la méthode historique et comparative, les spécialistes universitaires cherchent à resituer le texte dans son contexte biographique et littéraire d’origine.

Cependant, placées sous le sceau de l’événementiel, leurs enquêtes minutieuses se perdent parfois dans des reconstitutions biographiques plutôt anecdotiques, et le texte littéraire se voit souvent noyé par un appareil érudit plus soucieux des révélations philologiques ponctuelles que des visions d’ensemble.

Parallèlement à la constitution de la psychocritique, on a assisté au surgissement de la sociocritique, qui « interroge l’implicite, les présupposés, le non-dit ou l’impensé, les silences, et formule l’hypothèse de l’inconscient social du texte »[1].

La sociocritique, explique Pierre Barbéris, « contribue à constituer le texte comme l’un des lieux où s’élabore la réaction de l’homme au réel et comme l’un des discours qu’il tient sur sa condition parmi les êtres, les choses et les événements [...], elle est une conquête décisive de la modernité. »[2]. Parmi ses représentants les plus célèbres, on peut citer, entre autres, Paul Bénichou et Lucien Goldmann. À la différence de l’histoire littéraire, la sociocritique n’accorde nullement la priorité au sujet créateur ; son but consiste à resituer une œuvre dans l’histoire collective (intellectuelle, sociale, économique). Inspirée par la pensée marxiste, elle tente d’accomplir une synthèse entre l’approche sociologique (pour tenir compte de la « névrose objective » d’une époque, selon la formule de Jean-Paul Sartre) et l’approche psychologique (c’est-à-dire, les données d’une histoire personnelle). Axée sur ce que nous avons appelé les structures métalittéraires, et sur le contexte, la sociocritique ne semble pourtant pas avoir eu recours jusqu’à présent à la métaphore ludique de manière systématique.

En fait beaucoup d’approches littéraires dont le formalisme et le structuralisme ont placé le texte en première ligne jusqu’à aller prétendre « la mort de l’auteur » ainsi le « je » qui écrit ne saurait avoir de réalité que textuelle. Cependant cette approche a conduit les chercheurs à des impasses.  Les résultats les plus éclatants dépassent le cadre formel pour s’ouvrir à des disciplines  diverses.  Dès 1969, Paul Ricoeur, dans le Conflit des interprétations, établissait les conditions de réussite de l’analyse structurale :

  • le type d’intelligibilité qui s’exprime dans le structuralisme triomphe dans tous les cas où l’on peut :
  • travailler sur un corpus déjà constitué, arrêté, clos et, en ce sens, mort ;
  • établir des inventaires d’éléments et d’unités ;
  • placer ces éléments ou unités dans des rapports d’opposition, de préférence d’opposition binaire ;
  • établir une algèbre ou une combinatoire de ces éléments et de ces couples d’opposition.[3]

Sous l’influence des diverses disciplines qui s’y sont intéressées, le structuralisme a peu à peu évolué vers une nouvelle conception de la structure comme dynamisme réglé plutôt que comme inventaire clos. Il devient désormais possible, par exemple, d’inscrire parmi les objectifs d’une analyse structurale une meilleure compréhension de la manière dont fonctionnent le cadre et le pacte de lecture en tant qu’ensembles de règles virtuelles et implicites, en intégrant aussi des données autrefois considérées externes et donc non recevables.

Après avoir investi avec force le structuralisme, Roland Barthes a été l’un des premiers à en rejeter la canonisation et à explorer de nouvelles voies. Les propositions théoriques de Roland Barthes restent à exploiter pleinement, du moins en ce qui concerne la problématique du jeu. Il conviendrait sans doute de mettre en parallèle sa philosophie du Je comme sujet et objet de l’expérience —« une théorie du Je, trouvant son identité dans la reconnaissance de sa singularité »[4]— avec l’un des postulats majeurs qui sous-tendent notre propre analyse du jeu, à savoir, la possibilité de dissocier le(s) sujet(s) du jeu comme acte, comme pensée et comme énonciation. Il faudrait alors évoquer sa place parmi ceux qui, comme Jacques Lacan, Michel Foucault ou Louis Althusser, ont contribué à bâtir le mythe de l’antihumanisme structuraliste.

Étant donné notre objet d’étude, nous ne pouvons pas non plus négliger le rôle fondateur de Roland Barthes dans la « nouvelle critique », pour laquelle l’auteur « cède [...] le devant de la scène à l’écriture, au texte, ou encore au scripteur, qui n’est jamais qu’un “sujet” au sens grammatical ou linguistique, un être de papier et non une “personne” au sens psychologique : c’est le sujet de l’énonciation, qui ne préexiste pas à son énonciation mais se produit avec elle, ici et maintenant. »[5]. Cette nouvelle critique nous rappelle les interrogations de Husserl dans la relation entre l’objet, l’auteur et le monde.

 

2.   L’entreprise husserlienne et l’intentionnalité dans l’écriture

Science des phénomènes de connaissance, la phénoménologie est d’une part « science des connaissances comme apparitions, figurations, actes de conscience dans lesquels telles ou telles objectivités, se configurent », d’autre part elle est « science des objectivités, elles-mêmes, en tant que sens : il signifie à la fois ce qui apparaît et l’acte même d’apparaître. « Toute conscience est conscience de quelque chose », ce qui signifie que ce quelque chose est transcendant à la conscience, alors même qu’il se trouve bien en elle, c’est-à-dire qu’il lui est immanent (« transcendance immanente »). La phénoménologie ne se contente plus de considérer l’objet essentiel « apparaissant en personne », mais inclut dans la définition du phénomène aussi bien l’acte de connaissance (noèse) que le contenu de cet acte (noème).

La « réduction phénoménologique » entre au cœur même de la noèse, elle est amenée à examiner l’ « égo pur » (ou « je » transcendantal »), dont la sphère est la « vie intentionnelle ». La phénoménologie se trouve ainsi à la source, à la racine de toute «  constitution » (genèse) du monde. Seul le « je » qui accomplit la tâche ou qui vit l’expérience phénoménologique peut atteindre le moi « universel », « pur » et « transcendantal ».

Husserl renoue ainsi directement avec les questions relatives au sujet, qu’il n’avait jamais vraiment délaissées : « la phénoménologie ne nous a pas, en réalité, fait perdre le monde comme objet phénoménologique. Nous le gardons en tant que coagitatum ». la « vie transcendantale de la conscience » prise dans son « flux de devenir » et orientée alternativement vers le passé (rétention), vers l’avenir (protention) ou vers le présent  (intention actuelle) est en même temps immanente : c’est  une « transcendance immanente » capable de se déployer comme à l’infini dans les phénomènes, dans la « vie pure, avec l’ensemble de ses états vécus purs et de ses objets intentionnels » dans le « monde de la vie » (ou vie-monde)[6]

L’impressionnante entreprise création conceptuelle à laquelle s’est livré Husserl donne à  sa phénoménologie une allure de système clos sur lui-même. Mais par ses présupposés elle est en fait infiniment ouverte sur l’ « irréfléchi en fuite », comme l’a dit Maurice Merleau-Ponty.

L’entreprise husserlienne s’inscrit dans toute la tradition de l’histoire de la philosophie, à commencer par la philosophie et, au premier chef, l’idéal platonicien. Le concept d’ « intention » s’inspire de l’intensio médiévale telle que telle que Brentano l’avait interprétée pour ses élèves, et les Méditations  cartésiennes aborde explicitement le cogito de Descartes. De même l’ensemble de l’œuvre de Husserl se réfère au phénomène  et au transcendantal  kantiens. Quant au rejet de l’épistémologie « psychologiste » de son temps, ainsi qu’à son désir de fonder  par la phénoménologie une mathésis universalis, science universelle capable de mener à son accomplissement la philosophie, ils furent repris et repensés par des philosophes éminents : Marx Scheler, Martin Heidegger en Allemagne, Merleau-Ponty et Sartre en France. 

S’assignant l’objectif d’ « aller aux choses mêmes » et visant à retrouver et à décrire, par un effort théorique constant, « les phénomènes »_ masqués par l’usage habituel de la raison mais montrés par l’intuition, Husserl adopte une méthode rigoureuse pour faire apparaître et élucider ce « champ de la conscience  absolue », ces « eidétiques ». Cette méthode préconise le « suspens » (époché) et la « réduction » : elle consiste schématiquement  à mettre entre parenthèses, autrement dit à la suspendre, la vision rationnelle (vision « naturelle ») et à « réduire » le monde à ses sens essentiels, ce qui permet  de dévoiler la subjectivité transcendantale dans son être absolu. Pour cela, il faut procéder à des « variations imaginaires », c’est-à-dire qu’il faut varier par l’imagination les prédicats attribués.

Cette technique de la « variation » permet de saisir l’essence des objets, de leurs corrélats (spatialité, temporalité, rapports   de causalité). A travers ces « expériences  possibles », la phénoménologie établit les divers plans de l’être (« ontologie régionale ») : les « régions » de la géométrie, de la logique, de la psychologie…

Selon la phénoménologie husserlienne, la conscience n’est pas un réceptacle passif, mais « elle tend intentionnellement » vers les essences qu’elle « vise » et qu’elle classifie en une architecture universelle de la conscience ; elle relève  d’une ontologie concrète  portant sur tout le domaine du « vécu » du je phénoménologique. La conscience est en effet « intentionnalité », elle se définit à la fois comme « tension » vers son objet et « intention » nourrie pour les objets qu’elle constitue.

 

3.         Quelle méthode pour approcher un texte ?

La méthode adoptée pour approcher un texte est un chemin de connaissance, une direction à prendre pour la suite d’une démarche. La méthode, au niveau épistémologique, est une conversation transdisciplinaire  à laquelle participent nombreux critiques, nombreux théories et disciplines. Réfléchir sur un texte s’avère alors une fresque de questions philosophiques qui s’importe d’y réfléchir. Le « texte » est un dispositif expérimental, l’œuvre et sa narration sont donc inscrites à l’intérieur d’un essai plus large qui cherche à réfléchir le problème épistémologique posé par la pratique artistique comme chemin de connaissance.

La pluridisciplinarité lui permet de surmonter un grand nombre des apories passées, tout en lui rappelant la nécessaire humilité du théoricien, condamné à ne jamais embrasser la totalité de son champ.

Il est indéniable que la phénoménologie a ouvert les études littéraires de réceptions sur une gamme de champs qui ont souligné le rôle de la conscience dans la lecture. La phénoménologie nous offre un exemple concret de cette osmose entre conscience de l’auteur et celle de lecture en donnant l’exemple de la toupie et que J-P SARTRE en résume : « pour la[toupie] faire surgie, il faut un acte concret qui s’appelle lecture, et elle ne dure qu’autant que cette lecture peut durer. Hors de là, il n’y a que des tracés noirs sur le papier »[7]

La vision transdisciplinaire est résolument ouverte dans la mesure où elle dépasse le domaine des sciences exactes par leur dialogue et leur réconciliation non seulement avec les sciences humaines mais aussi avec l’art, la littérature, la poésie et l’expérience intérieure[8]. Dans la perspective transdisciplinaire, on le voit, toutes les formes de connaissance devraient trouver leur place. On pense qu’une vision globale du monde, si elle était possible, ne serait concevable que par l’articulation dynamique des épistémologies et méthodologies conjuguées de toutes les disciplines scientifiques, des « sciences de l’humain » (anthropologie, sociologie, psychologie, etc.) et des modes plus interprétatifs, herméneutiques ou créateurs, comme la littérature, la philosophie, la psychanalyse, l’art, la théologie, le mysticisme, etc. Le mouvement transdisciplinaire accueille donc, évidemment, la contribution d’artistes à son projet

 

  •       Herméneutique pluridisciplinaire

Dans le cadre de ce panorama d’ensemble des poétiques qui, au XXe siècle, il nous a semblé pertinent de retenir trois approches : le dialogisme, inauguré par Mikhaïl Bakhtine ; la transtextualité, telle qu’elle est conçue par Gérard Genette, qui nous permettra ensuite de nous pencher sur différentes théories de la parodie au sein desquelles la métaphore ludique occupe un rôle particulier ; et enfin les jeux intertextuels

Maurice Blanchot insistent sur l’effacement du sujet et de la référence au monde dans l’écriture. Dans le Livre à venir (1959), Maurice Blanchot postule qu’il n’est d’œuvre que du mouvement de pensée et de langage qui mène vers elle, car l’œuvre est toujours questionnement sur son propre avènement. Ainsi mis en exergue, le caractère autotélique du texte semble légitimer l’usage du réseau métaphorique du jeu, d’autant plus que la pensée heideggérienne trouve des échos grandissants. On peut alors étudier à la lumière du jeu l’œuvre de ceux qui, comme Samuel Beckett et ses contemporains, ont annoncé l’irrémédiable déchirure entre le langage et le Je qui croyait en être l’origine.

La conception du texte comme « micro-univers sémantique fermé sur lui-même » lui confère une fonction de sui-réflexivité, c’est-à-dire « d’auto-référence, d’auto-représentation, qui le soustrait à toute relation sémiotique externe avec les référents extra-textuels [...]. Le dispositif structure clôture, qui, sur le plan de la référence, instaure l’autonomie du discours, sur le plan éthique définit la singularité et la subjectivité du discours poétique [...]. La fermeture par la structure a pour effet de spatialiser le discours, qui devient ainsi un objet de langage hors temporalité, achronique[9].

Inspirés par le structuralisme, mais résolus à le dépasser, deux théoriciens singuliers allaient contribuer, chacun à leur manière, à la réouverture du texte. Jacques Derrida développe son concept essentiel de différance, qui englobe aussi bien l’objet que la subjectivité de l’interprète. De son côté, Roland Barthes insiste sur l’importance du sujet sémiotique, sur l’écriture littéraire comme énonciation, sur la lecture comme participation.

Cette méthode contribue à mettre en évidence l’importance d’un phénomène longuement étudié par Mikhaïl Bakhtine, et qui reste lui-même associé au ludique : le dialogisme. Car, intentionnellement ou non, les discours critiques sur le jeu « entre[nt] en dialogue avec les discours antérieurs tenus sur le même objet, ainsi qu’avec les discours à venir, dont il[s] pressent[ent] et prévien[nen]t les réactions. La voix individuelle ne peut se faire entendre qu’en s’intégrant au choeur complexe des autres voix déjà présentes. »[10]

Le concept de dialogisme, forgé par Mikhaïl Bakhtine, repris ensuite par Julia Kristeva sous le nom d’intertextualité, et développé par Gérard Genette en tant que transtextualité, a profondément marqué la théorie littéraire de notre siècle.

 

  •       Le principe du dialogisme

Il nous fallait exposer ici dans ses grandes lignes le principe dialogique bakhtinien, en raison de son influence sur la critique littéraire de la fin du XXe siècle, en général, et sur la notion de transtextualité, en particulier[11]. La théorie du texte de Roland Barthes —fondée sur l’idée que le texte est une tresse, un tissu de voix et de codes 1179— doit elle aussi beaucoup à la réflexion de Mikhaïl Bakhtine sur l’écriture polyphonique. Ce n’est pourtant pas dans les textes consacrés au dialogisme que les métaphores du jeu vont être sollicitées par Mikhaïl Bakhtine, textes sur le carnaval et notamment dans l’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1965 ; 1970 pour la tr. fr.).

Le rôle des formalistes russes dans la constitution du structuralisme littéraire est bien connu ; il ne faut cependant pas oublier qu’ils ont également ouvert la voie aux recherches bakhtiniennes sur le dialogisme. En effet, dans un souci de prendre en compte la dimension historique de la littérature, les formalistes avaient érigé la discontinuité en principe de l’évolution littéraire : les formalistes russes avaient dégagé deux modes de fonctionnement de l’évolution littéraire : d’une part la parodie de procédés dominants, d’autre part l’introduction de procédés marginaux au centre de la littérature. [...] Suivant le second mécanisme, des procédés devenus familiers sont remplacés par d’autres procédés empruntés à des genres marginaux, dans un jeu entre le centre et la périphérie de la littérature, entre la culture savante et la culture populaire, qui annonce le dialogisme bakhtinien[12].

Le dialogisme bakhtinien repose sur deux postulats :

1. tout discours suppose, d’une part, deux sujets, l’un individuel (l’homme qui parle), l’autre collectif (le groupe social auquel il appartient) ;

 2. Chaque discours s’oriente toujours vers le « déjà dit » : « Sur toutes ses voies vers l’objet, dans toutes les directions, le discours en rencontre un autre, “étranger”, et ne peut éviter une action vive et intense avec lui »[13].  Selon Mikhaïl Bakhtine, « “au fond de l’homme”, n’est pas le “ça”, mais l’autre. »[14]. Sa réflexion littéraire aboutit ainsi à ce que Tzvetan Todorov appelle une «anthropologie philosophique »[15]où c’est l’être humain même, irréductiblement hétérogène, qui n’existe qu’en dialogue.

Ce constat va conduire Mikhaïl Bakhtine à établir une différence d’objet entre les sciences.  Or, Mikhaïl Bakhtine a établi une nette distinction entre sciences exactes et sciences humaines: là où les premières travaillent à partir de données fournies par l’objet de connaissance lui-même, les dernières ont pour objet le texte, au sens le plus large du terme, en tant que matière signifiante faite de pensées et d’expériences[16]. Dans Esthétique et théorie du roman, il explique cette dichotomie, pour montrer ensuite à quel point le principe dialogique est incontournable en poétique.

Tout l’appareil méthodologique des sciences mathématiques et naturelles s’oriente sur la maîtrise de l’objet réifié, muet, qui ne se révèle point dans la parole, qui n’informe en rien sur lui-même. La connaissance n’est pas liée à la réception et à l’interprétation des paroles ou des signes de l’objet connaissable lui-même.

Dans les sciences humaines [...] naît le problème spécifique du rétablissement, de la transmission et de l’interprétation des paroles « étrangères » [...]. Quant aux disciplines philosophiques, le locuteur et sa parole y apparaissent comme l’objet fondamental de la connaissance. [...] Dans les domaines de la poétique, de l’histoire littéraire (de l’histoire des idéologies en général), et [...] dans la philosophie de la parole, aucune autre approche n’est possible : dans ces domaines, le positivisme le plus aride, le plus plat, ne peut traiter la parole de façon neutre, comme une chose, et se trouve contraint ici à se référer à la parole, mais aussi de parler avec elle, afin de pénétrer dans son sens idéologique, accessible seulement à une cognition dialogique incluant tant sa valorisation que sa réponse[17].

Autrement dit, « en sciences naturelles on cherche à connaître un objet, et en sciences humaines un sujet. »[18] Il n’est pas question pour Mikhaïl Bakhtine d’idéaliser l’individualité psychologique, mais plutôt « d’insister sur le caractère unique, non réitérable des faits qui forment l’objet des sciences humaines. »[19]. Chez les théoriciens de la littérature, l’ignorance ou le refus de cette spécificité de l’objet-sujet des sciences humaines se traduit par une prédilection envers deux types d’objets empiriques : les objets formels, les objets psychiques. Apparemment contradictoires, ces deux empirismes se rejoignent pourtant dans leur volonté de séparer l’étude de l’œuvre de celle des participants à l’acte de communication qu’est la littérature. Pour sa part,

Mikhaïl Bakhtine défend la subjectivité non pas de l’individu mais de l’objet à connaître : « Les sciences de l’esprit : leur objet est non pas un, mais deux “esprits” (étudié et étudiant, qui ne doivent pas fusionner en un esprit unique). Leur véritable objet est l’interrelation et l’interaction des esprits »[20].

L’intertextualité, telle que la conçoit Mikhaïl Bakhtine, appartient donc au discours, non à la langue, tout comme l’interaction ludique appartient au jouer, non au jeu. Et le sens de ce discours ne peut être compris qu’en référence au contexte d’énonciation : « Le sens [...] implique la communauté. Concrètement, on s’adresse toujours à quelqu’un, et ce quelqu’un n’assume pas un rôle purement passif [...] : l’interlocuteur participe à la formation du sens de l’énoncé, tout comme le font les autres éléments, également sociaux, du contexte d’énonciation. »[21]

Une telle anthropologie philosophique, fondée sur l’indispensable altérité, pourrait être mise en rapport avec la réflexion de Jacques Derrida. En effet, le contexte d’énonciation n’est pas pour Mikhaïl Bakhtine une entité qu’il suffirait de dégager une fois pour toutes et qui figerait le sens ; en perpétuelle évolution, il s’inscrit de façon dynamique dans la « grande temporalité»[22]:

Il n’existe pas de premier ni de dernier discours et le contexte dialogique ne connaît pas de limites (il disparaît dans un passé illimité et dans un futur illimité). Même les sens passés, c’est-à-dire ceux qui sont nés au cours du dialogue des siècles passés, ne peuvent jamais être stables (achevés une fois pour toutes, finis), ils changeront toujours (en se renouvelant) au cours du développement ultérieur, à venir, du dialogue. A tout moment de l’évolution du dialogue, il existe des masses immenses, illimitées, de sens oubliés, mais, à certains moments ultérieurs, au fur et à mesure que ce dialogue avance, ils reviendront à la mémoire et vivront sous une forme renouvelée (dans un nouveau contexte). Rien n’est mort absolument : chaque sens aura sa fête de renaissance. Le problème de la grande temporalité[23]

la réflexion de Michael Riffaterre[24] est, à ce propos, exemplaire : Riffaterre appelle « illusion référentielle » : «  [...] l’erreur, courante à ses yeux, qui consiste à substituer la réalité à sa représentation [...]. Victime de l’illusion référentielle, le lecteur croit que le texte réfère au monde, alors que les textes littéraires ne parlent jamais d’états de choses qui leur soient extérieurs. [...] ».  Riffaterre concède que, dans le langage ordinaire, les mots réfèrent aux objets, mais c’est pour ajouter aussitôt qu’en littérature il n’en est rien. En littérature, l’unité de sens ne serait donc pas le mot mais le texte entier, et les mots perdraient leurs références particulières pour jouer les uns avec les autres dans le contexte et produire un effet de sens nommé signifiance.

Aujourd’hui, l’intertextualité désigne donc en sémiotique littéraire l’ « ensemble de relations existant avec d’autres textes (passés ou contemporains) qui se manifestent à l’intérieur d’un texte. » L’insistance sur l’intrusion inévitable des discours autres dans un texte est sans doute à mettre en rapport avec la notion de structure différante développée par Jacques Derrida.

Le terme même d’ « intertextualité » a été introduit en 1969 par Julia Kristeva, dans ses Recherches pour une sémanalyse, pour désigner aussi bien l’inscription d’un texte dans un autre que l’inscription d’un code culturel dans un texte donné. Elle reprenait ainsi le troisième aspect de l’écriture dialogique proposé par Mikhaïl Bakhtine, celui de la polémique cachée (discours d’autrui présent par ses réfractions dans le texte) 1240.

Substituant la notion d’intersubjectivité dialogique par celle d’intertextualité, elle remplace également la notion de « voix » —qui suppose une intentionnalité— par celle de texte. Celui-ci « se construit comme mosaïque de citations ; tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. [...] le langage poétique se lit, au moins, comme double » 1241 ; autrement dit, dans le dialogue textuel qu’instaure le langage poétique, toute séquence est tout à la fois orientée vers la réminiscence (évocation d’une autre écriture) et vers la sommation (transformation).

  •     Herméneutique et déconstruction

Du côté des philosophes post-heideggeriens qui ont eu recours à la notion de jeu, nous retiendrons deux noms capitaux : celui de Hans Georg Gadamer (1900-) et celui de Jacques Derrida (1930-). Leur présence ici est d’autant plus nécessaire que l’herméneutique et la déconstruction ont profondément marqué l’âge d’or que furent pour la théorie littéraire française les années 60 et 70. Gadamer et Derrida peuvent également être considérés comme les principaux représentants des deux grandes voies de l’héritage heideggerien sur le langage, l’un assurant une certaine continuité de la tradition philosophique, l’autre la déconstruisant.

Gadamer et Derrida pensent tous deux qu’il n’y a pas d’expérience pure du monde possible ; néanmoins, tandis que le premier tente de concilier interprétation et expérience, le second affirme qu’il n’y a pas d’expérience qui vaille : il n’y a que des interprétations qui se succèdent sans fin, impossibles à référer à un quelconque centre ontothéologique.

Voyons de plus près en quoi consiste l’apport de ces deux philosophes au champ littéraire, ainsi que leur influence possible sur la critique et la théorie littéraires d’aujourd’hui.

Chez Gadamer, la problématique du langage est étroitement liée à celle du sujet. Gadamer, à la différence de Derrida, considère que le fait de s’inscrire dans une tradition ne limite pas la liberté de connaissance mais au contraire la rend possible. Car s’il est vrai que toute tentative de compréhension est inévitablement précédée par des préjugés, ces préjugés vont faire l’objet d’une transmutation dynamique. Par exemple, les idées préconçues du lecteur face à un poème ou un roman iront en se modifiant, en se déplaçant sans cesse durant le processus de lecture, dont le lecteur lui aussi sortira transformé. Le texte est ainsi conçu comme une œuvre: « la transformation par laquelle le jeu humain atteint son véritable accomplissement, qui est devenir art, je l’appelle la transmutation en œuvre. »[25]

Discutant la phénoménologie de Husserl, et s’inspirant des théories linguistiques de Saussure, Derrida va donc élaborer une théorie du signe comme producteur de sens, et de l’écriture comme différance. En effet, le principe saussurien de différence exige de considérer tout procès de signification comme un jeu formel, un échange dynamique supposant « des synthèses et des renvois qui interdisent qu’à aucun moment, en aucun sens, un élément simple soit présent en lui-même et ne renvoie qu’à lui-même. »[26].  Puisque toute identité signifiante implique l’inscription de la signification dans un code et le renvoi à d’autres traces ou « grammes », la différance sera définie comme « le jeu systématique des différences, des traces de différences, de l’espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres. »[27]. Ce jeu sans fond aboutit à une annulation du sujet, car il n’y a pas « de sujet qui soit agent, auteur et maître de la différance et auquel celle-ci surviendrait éventuellement et empiriquement. La subjectivité —comme l’objectivité— est un effet de différance. »

Gilles Deleuze a essayé de rendre compte de ce déséquilibre entre deux séries structurales —celle de « l’événement par nature idéal » et celle de « son effectuation spatio-temporelle dans un état de choses »[28] — en parlant, à la suite de Claude Lévi- Strauss, de « signifiant flottant » et de « signifié flotté ». Il s’agit de conceptualiser une valeur dont l’unique fonction est de combler l’écart entre le signifiant et le signifié, c’est-à- dire un « différentiant », une « case vide » en déplacement constant dont dépend le fonctionnement même de la structure. Cette case vide a pour fonction « d’articuler les deux séries l’une à l’autre et de les réfléchir l’une dans l’autre, de les faire communiquer, coexister et ramifier »[29]. Grâce à la réflexion structuraliste, le sens n’est plus conçu comme apparence, mais comme « effet de surface et de position, produit parla circulation de la case vide dans les séries de la structure »[30]. Ni principe ni origine, le sens est produit : « il n’est pas à découvrir, à restaurer ni à re-employer, il est à produire par de nouvelles machineries. »[31]

Le XXe siècle, pourtant caractérisé comme le siècle de l’incertitude et du flou dans les sciences, réserve une place croissante aux modèles et aux modélisations les plus diverses —songeons par exemple à l’impact de la théorie mathématique des jeux—. Y a-t-il une véritable contradiction entre ces deux tendances ? La concomitance a priori paradoxale entre flou et modélisation n’est pas sans rappeler la dichotomie propre au jeu mécanique, dans lequel le fonctionnement optimal d’un rouage exige tout à la fois une grande latitude et une grande précision.

Dans tout ce brassage, ce foisonnement d’idées, on peut retenir la mise en examen de la fonction de l’art et particulièrement la fonction de l’œuvre, de même que des principes liés à son autonomie et à sa décontextualisation ; la possibilité, entre autres, que l’œuvre ne soit plus forcément une fin en soi ou l’aboutissement ultime obligé de toute création.

 

Bibliographie

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    COMPAGNON, A.- Le Démon de la théorie, Éditions du Seuil (La couleur des idées), 1998.

    DERRIDA, J. Positions, Edition de Minuit, coll. Critique, 1972.

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    RIFFATERRE, M.- La Production du texte, Seuil, coll. Poétique, 1979.

-Sémiotique de la poésie, Seuil, coll. Poétique, 1983

    SARTRE, J.-P.- Qu’est-ce que la littérature ?, Idées Gallimard, Folio, 1948

    TODOROV, T.- Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique, Seuil, coll. Poétique, 1981.



[1] DUCHET, C.- « Introduction. Positions et perspective », Sociocritique (Paris : Nathan, 1979), p. 4, apud

HAMON, Ph.- « Texte et idéologie. Pour une poétique de la norme », p. 109.

Plus récemment, et en s’inspirant de cette première définition, P. Barbéris écrit : « Sociocritique désignera donc la lecture de l’historique, du social, de l’idéologique, du culturel dans cette configuration étrange qu’est le texte. » [« IV. La sociocritique », BERGEZ, D. (dir.).- Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Armand Colin, coll. Lettres Sup, 2005. p. 123]

[2] BARBERIS, P.- « IV. La sociocritique », BERGEZ, D. (dir.).- Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, op. cit, p. 152.

[3] Paul RICOEUR, « La Structure, le mot, l’événement », le Conflit des interprétations, ed. Seuil, coll. Esprit, 1969, p. 80.

[4] HESS, R.- « BARTHES Roland, 1915-1980 », HUISMAN, D.- Dictionnaire des philosophes, PUF, 2009,  p. 219.

[5] COMPAGNON, A.- Le Démon de la théorie, Le Démon de la théorie, Éditions du Seuil (La couleur des idées), 1998, p. 53

[6] Concept développé par Husserl  à la fin de sa vie.

[7] J.-P SARTRE, - Qu’est-ce que la littérature ?, Idées Gallimard, Folio, 1948 p. 48.

[8] (Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu, Charte du CIRET, art. 5 Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires (CIRET). Le projet moral [en ligne]. http://nicol.club.fr/ciret/projfr.htm (consulté le 4 novembre 2008). 

 

[9] Gérard DESSONS, Introduction à la poétique. Approche des théories de la littérature, Armand Colin, 2005, p. 166-167.

[10] T.TODOROV, - Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique, Seuil, coll. Poétique, 1981, p. 8.

[11] La notion de transtextualité, développée par G. Genette à partir de celle de l’intertextualité, elle-même dérivée du dialogisme, repose en partie sur le réseau métaphorique du jeu, comme nous aurons l’occasion de le constater ci-dessous.

[12] Le Démon de la théorie, op.cit, p. 224-225.

[13] M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Coll. Tel, 1987, p. 102.

[14] T.TODOROV, - Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique, op. cit p. 55.

[15] Tel est le titre que T. Todorov a donné au septième chapitre de Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique. Pourtant, M. Bakhtine ne semblait guère apprécier cette discipline, à propos de laquelle il écrit, dans l’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance : « L’anthropologie philosophique avec sa méthode phénoménologique n’a rien à voir avec la science historique et sociale véritable et ne peut donner de solution à ce problème [vaincre le pessimisme de la conception existentialiste] ; de plus, elle est braquée sur la notion de fête détériorée de l’époque bourgeoise. » (p. 276)

[16] « Le texte est cette réalité immédiate (réalité de la pensée et des expériences) dans laquelle seule peuvent se constituer ces disciplines [les sciences humaines] et cette pensée. Là où il n’y a pas de texte, il n’y a pas non plus d’objet de recherche et de pensée. » [BAKHTINE, M.- « Problema teksta v lingvistike, filologii i drugikh gumanitarnykh naukakh. Opyt filosofskogo analiza » (« Le Problème du texte en linguistique, philologie et dans les autres sciences humaines. Essai d’analyse philosophique », Estetika slovesnogo tvorchestva (Esthétique de la création verbale, Moscou, 1979), p. 281, apud TODOROV, T.- Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique, p. 31)]. T. Todorov ajoute : « Ce n’est donc pas simplement l’homme qui constitue l’objet des sciences humaines ; c’est plutôt l’homme en tant qu’il est un producteur de textes. » (Idem)

[17] M.BAKHTINE, - Esthétique et théorie du roman, op. cit, p. 169-170.

[18] T.TODOROV, op. cit., p. 33.

[19] Ibid., p. 34.

[20] BAKHTINE, M.- « Iz zapisej 1970-1971 godov » (extraits des notes des années 1970-1971), Estetika

slovesnogo tvorchestva (Esthétique de la création verbale, Moscou, 1979), p. 349, apud TODOROV, T.- Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique, op. cit,  p. 38.

[21] T.TODOROV, op. cit., p. 50.

[22] M. BAKHTINE,- « K metodologii gumanitarnykh nauk » (« À propos de la méthodologie des sciences humaines »), Estetika slovesnogo tvorchestva (Esthétique de la création verbale, Moscou, 1979), p. 373, apud

TODOROV, T.- Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique, p. 170.

[23] M.BAKHTINE, - « K metodologii gumanitarnykh nauk », op cit.

[24] Cf. RIFFATERRE, M.- La Production du texte, Seuil, coll. Poétique, 1979. Et Sémiotique de la poésie, Seuil, coll. Poétique, 1983.

 

[25]Ibid, p.128.

[26] J. DERRIDA, - « Sémiologie et grammatologie », Positions, Edition de Minuit, coll. Critique, 1972, p. 37.

[27] Ibid, p.38.

[28] G.DELEUZE, - « Neuvième série. Du problématique », Logique du sens, Editions de Minuit, coll. Critique, 1969, p. 68.

[29]G.DELEUZE,- « Huitième série. De la structure », op. cit., p. 66.

[30] G.DELEUZE,- « Onzième série. Du non-sens », op. cit., p. 88.

[31]G.DELEUZE,.- « Onzième série. Du non-sens », op. cit., p. 90.

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