Ce 12 août, au festival Classissimo, le tango nuevo d’Astor Piazzolla s’est glissé entre les murs accueillants du Théâtre Royal du Parc avec "de vrais musiciens dans l’âme".
L'ensemble Astoria a fait vibrer ce lieu jusqu’aux larmes, entre étreinte et vertige, offrant un vaste bouquet de vibrations des tropiques venant d'outre-mer, un mélange de rock, latino, Groove et jazz exhalant des sonorités et des rythmes uniques et inimitables. Astoria a ainsi ouvert pour nous les portes de El Mundo de Piazzolla (1921-1992), et le bandonéon de Christophe Delporte a su trouver tout de suite le chemin de nos cœurs.

Le programme débute avec une saison chargée de mélancolie, l’automne, Ottono porteno – Savourez ! Rien a-à voir avec Vivaldi ! Il est des concerts qui vous laissent un goût de sel sur les joues, sans que l’on sache si c’est la mer d’Argentine ou la mer intime de nos émotions qui l’y a déposé.
Astor Piazzolla, né à Mar del Plata en 1921 de parents italiens, façonné par New York, amoureux de son bandonéon et génie du tango nouveau, bouscule les frontières musicales en y mêlant le classique, le jazz, le rock et la mélodie populaire argentine. Plus on l’écoute, plus cette musique se fait intense et dramatique, elle chavire l’âme comme une étreinte soudaine et imprévue.
Astoria c'est Christophe Delporte (bandonéon, accordéon), Isabelle Chardon (violon), Dino Anglani (piano), Adrien Tyberghein (contrebasse) et ce soir, une jeune chanteuse, la soprano Fany Julien. Ensemble, ils ont incarné ce souffle musical nouveau de Buenos Aires, rarement représenté sous nos frais climats mais réchauffement bienvenu des cœurs. On se sent très vite happé par une énergie qui flirte avec des transes inconnues. C'est toute la magie du spectacle vivant !
Bien sûr il y a l’alchimie Astoria à la clef ! Depuis 2004, Astoria adapte et transcrit l’œuvre de Piazzolla en conservant ses sortilèges rythmiques et mélodiques, tout en lui donnant l’ampleur de la salle de concert. La rigueur classique se marie à l’instinct du tango : précision millimétrée, mais cœur palpitant à chaque mesure. En prime, lors du spectacle, cet humour incoercible et débordant qui anime Christophe Delaporte, le meneur de jeu, à chaque interstice du programme. Le rire généré dans le public est tellement désarmant que l’ensemble n’a plus qu’à cueillir nos âmes friandes d’émotions. Ou comment rendre une soirée inoubliable. Invierno –, encore une saison, s’est envolée avec des échos de Pachebel ! Enfin, le très attendu Libertango – (1974), dans un arrangement pour le bandonéon, emplit la salle de cette tension particulière, entre urgence et retenue. C’est beau comme une prière. Et c’est l’ovation. Et puis… Christophe Delporte enchaîne avec une surprise : Oblivion – (1984), joué de manière bouleversante sur un acordina, sorte de petit clavier dans lequel on souffle chacune de ses émotions. L'artiste à nu, a ôté ses lunettes et offre une sorte de valse lente … à pleurer. Life is short, but so beautiful!
La Voix. À chacune de ses apparitions, l’invitée, Fany Julien (jeune talent Imep), a offert sa voix, avec une sincérité presque crue, donnant à Piazzolla la présence et l’éclat d’une splendide et mystérieuse étoile. On la découvre avec Sera que estoy llorendo – et Regreso el Amor – deux chants splendides et merveilleusement habités. Et pour se remettre des émotions, pas d’entracte, bien sûr… Il faut bien une pause : Seul tout Seul –, avec le duo Contrebasse et Accordéon. Enfin, La Milonga sin Palabras – suspend véritablement le temps avec le pur ruisseau et la magnifique fraîcheur vocale de la chanteuse. Il est fait de vocalises de berceuse, de roucoulements, de presque silences, de vibratos envoûtants posés comme par un heureux hasard sur la Contrebasse et la respiration du Bandonéon.
Côté instrumental, c'est l'heure de gloire de Leonardo Anglani, l’infatigable pianiste qui explore son clavier sur toutes ses facettes. C’est brillant, vigoureux et débordant d’énergie, ponctué parfois de vertigineux coups de balayage du clavier pour la finale. Le seul à utiliser des partitions papier ?
Le violon d’Isabelle Chardon, violoniste soliste à l’Orchestre National de Belgique et chargée d'enseignement à l'Imep, s’est livré à des miaulements de toit brûlant, des plages de tendresse, de piquantes envolées expérimentales. Tantôt pleurant comme une mémoire ancienne, ou chantant comme une espérance nouvelle, Isabelle Chardon, danse sa passion sur son siège et ses ensorcellements entortillent l’oreille !
L’immense contrebasse d’Adrien Tyberghein (diplômé du prestigieux Conservatoire National de Musique et de Danse de Paris et de l’école Didier Lockwood.) a déroulé des tapis de velours sombre, elle a fait bourdonner ses pizzicati tantôt farceurs, tantôt douloureux. Son archet a parcouru des mélodies du plus pur romantisme, alors que le formidable bandonéon respire tout comme une puissante et tragique voix humaine. Au fait, si Christophe joue les yeux fermés, a-t-il vraiment besoin de partitions ?
Le public se voit totalement transporté dans leur Concerto pour Quintet–, lancinant, beau et incantatoire avec ces quatre musiciens full colours ! L’ailleurs était partout sur scène, pour se fondre ensuite dans un soupir. Silence.
Mais c’est avec le tango Adiós Nonino – (1969) la composition la plus célèbre de Piazzolla que les yeux n’obéissent plus et se remplissent de larmes. Les nombreuses variations de tempo contiennent l'irréparable perte de son père lors d'un accident de bicyclette subie en 1959 et la terrible puissance du destin. Chaque note semble embrasser l’amour perdu, mais évoque aussi la fierté et la colère. Un fil invisible relie le musicien à ceux qui l’écoutent.
Des bars enfumés de la rue au théâtre, sans rien perdre, a réussi l’exploit de ne pas trahir l'âme charnelle de Buenos Aires. Chaque respiration, chaque accent, chaque silence a un poids et une raison. On voyage d’un faubourg de tango à une salle de bal rêvé, du cri du bandonéon au murmure du violon. Ce soir, Piazzolla n’est plus une légende lointaine : il était là, assis parmi nous, jouant à travers les interprètes de son œuvre et on sort de la salle émerveillée, avec l’étrange impression d’avoir été embrassée par la musique. Yo soy Maria – a conclu la chanteuse !

Dominique-Hélène Lemaire, Deashelle pour le réseau Arts et lettres
Astoria
MARDI 12.08.25 - 20:00
El Mundo de Piazzolla
Christophe Delporte, bandonéon, accordéon
Isabelle Chardon, violon
Dino Anglani, piano
Adrien Tyberghein, contrebasse
Invitée: Fany Julien, chant (Jeune talent )