AU-DELÀ DU VISIBLE : L’ŒUVRE DE LUC BRUN-PERASSO
Du 04-03 au 27-03-22 l’ESPACE ART GALLERY (Rue de Laeken, 83 à 1000 Bruxelles) a eu le plaisir de vous présenter l’œuvre du peintre français, Monsieur LUC BRUN-PERASSO, intitulée ENTRE OMBRES ET LUMIÈRES.
L’œuvre de LUC BRUN-PERASSO est bâtie, comme le titre l’indique, entre ombres et lumières. Force est de constater que l’artiste ne triche pas lorsqu’il ajoute un « S » aux mots « ombre » et « lumière ». D’emblée, nous sommes taraudés par une question : y a-t-il plus d’ombre que de lumière dans son œuvre ou le contraire ? Rien de tout cela. Tout est équilibré. Spatialement équilibré. Ombres et lumières appartiennent chacune à des sphères spatiales différentes. Une constante, néanmoins : à quelques exceptions près, le sujet placé au centre de la toile absorbe l’ensemble de la lumière et la renvoie au regard du visiteur. Cela s’applique, essentiellement, aux portraits féminins, lesquels constituent la presque totalité de l’œuvre exposée. À un point tel que l’on peut carrément parler d’une « ode à la Femme ». La Femme, elle, se décline souvent dans son intimité. Que ce soit dans une nudité retenue ou à l’intérieur d’une sensualité cachée, la Femme brille, triomphante de l’ombre, à partir de laquelle elle émerge, lumineuse. Les œuvres exposées ont été réalisées à l’encre de Chine.
TATOO (64 x 49 cm - encre de Chine)
Cette œuvre nous dévoile un visage de femme « en gestation », en ce sens qu’elle nous présente un visage féminin en pleine construction esthétique : la construction du maquillage, outil identitaire de la Femme, par excellence. L’artiste pense cette construction, non pas dans l’aboutissement du masque mais dans l’« inachevé » de sa création, laissant l’œuvre en suspens. Le visage est traité comme une plage vierge sur laquelle tout se réfléchit.
Un léger pointillé noir, indiquant les ombres, saupoudre les contours du faciès. Ces ombres sont réalisées de façon magistrale, telle celle du crayon se réfléchissant sur le derme comme sur un miroir. Les yeux ne sont pas terminés. L’œil droit (gauche par rapport au visiteur) n’est même pas commencé. En réalité, il est carrément inexistant. L’œil, en tant qu’organe et composante du visage, n’existe pas. Du moins, pas encore, il est en phase de construction. Le regard de la Femme, de son œil ouvert, ne fixe pas le visiteur. La Femme se regarde. Son acte se déroule devant un miroir, en apparence imaginaire, lequel se matérialise à la fin du parcours du regard.
La Femme se voit se regardant. Il s’agit donc d’un acte réflexif. Son visage, carrément lumineux, est compris dans une aura d’ombre.
Une partie de son cou est laissée ostensiblement en pleine lumière pour séparer le visage du tronc qu’on ne voit pas mais que l’on devine. L’œuvre se lit ainsi : la Femme se voit se regardant. Détail principal : l’œuvre se détache d’un miroir discrètement posé derrière la toile, lequel, vu l’espace qu’il laisse entre lui-même et l’œuvre qu’il « projette », permet au visiteur d’obtenir des bribes de sa propre image. Le miroir quitte la sphère symbolique pour se matérialiser dans l’image du visiteur à son tour se regardant dans le même acte réflexif. La boucle est symboliquement bouclée. Remarquons qu’en ce qui concerne la partie droite du visage, tout est incréé, en ce sens que tout reste à faire. Néanmoins, le geste apporté par la main agissante, nous indique que l’œuvre (le visage de la Femme) est en phase de création. De toutes les femmes exposées, cette toile, aux dires de l’artiste, constitue le seul « portrait » de l’ensemble. Peut-être est-ce à cause de cette intériorité magnifiée qui nous interpelle dans cet acte, simple et quotidien.
LA GUETTEUSE (64 x 49 cm - encre de Chine)
Cette œuvre est, tout simplement, une affaire de stries. La Femme, bariolée d’ombres et de lumières, n’est pas sans évoquer, même inconsciemment, un corps zébré. Sur la droite de la toile, nous constatons, concernant la lumière, que l’évolution s’amorce en « crescendo », en ce sens qu’elle débute sur la droite, en bas, pour se propager, en hauteur, jusqu’à atteindre un haut degré de pénombre. À l’opposé, la partie gauche de l’œuvre plonge totalement le mur dans une totale obscurité, permettant à la lumière puissante, venue de la partie droite, de dénuder le bras de la Femme que les stries blanches illuminent de façon vivace. Le visage est un condensé de lumières et d’ombres, surmonté d’une chevelure noire en cascade. Ses parties saillantes émergent de la lumière. Le tronc, pratiquement inexistant, est caché par une cassure rythmique, amorcée par le bras droit du personnage (gauche par rapport au visiteur), occultant les seins. L’ensemble du corps n’est constitué que de la hanche et de la cuisse gauche (droite par rapport au visiteur). L’ensemble s’affirme dans une torsion d’une grande sensualité.
BLACK MUSIC (105 x 156 cm - encre de Chine)
Cette composition est un véritable hymne à la culture, principalement, afro-américaine.
Partant de l’origine des expressions musicales des Noirs d’Amérique, l’artiste remonte le temps à partir du Blues pour arriver à nos jours.
À partir du guitariste de Blues ROBERT JOHNSON (1911-1938 / 2ème en haut, à partir de la droite), le peintre explore une panoplie de chanteurs et de musiciens Noirs qui, malgré les apparences, ne sont pas tous Américains. Nous retrouvons, notamment, le saxophoniste camerounais MANU DIBANGO (1933-2020) ainsi que YOUSSOU N’DOUR (1959-) ou bien encore HENRI SALVADOR (1917-2008). Mais si on laisse flâner le regard, on remarquera, entre autres, la présence de DUKE ELLINGTON (1899-1974), CAB CALLOWAY (1907-1994) et ISAAC HAYES (1942-2008). L’ensemble est sublimé, au centre de l’espace, par la présence de DIANA ROSS (1944-) qui capte le regard du visiteur. Au-dessus d’elle est juché MARVIN GAYE (1939-1984). Les personnages représentés sont au nombre de 83 ! Dès lors, même si le terme est, du point de vue de l’Histoire de l’Art, parfaitement inadéquat, l’on peut parler d’une « fresque ». Ce terme étant, bien entendu, compris dans son acception symbolique. Ici encore, c’est la Femme, en la personne de DIANA ROSS, qui ferme la parade. Son jeu des mains est symbolique. Sortant d’une robe à mailles, ses mains donnent le sentiment d’être « entravées », voire enchaînées.
Serait-ce une réminiscence, non seulement de l’esclavage mais également des tensions raciales du sud des États-Unis, au cours des années ’60 ? Néanmoins, ses mains sont tendues, comme libérées. Cela nous ramène à l’époque de TAMLA MOTOWN, la compagnie de disques spécialisée dans la Soul Music, laquelle a fortement contribué à l’émancipation de la culture afro-américaine.
Lorsque nous interrogeons l’artiste sur sa démarche, il nous répond que cette interprétation n’est pas de son fait et qu’il s’est inspiré d’une photographie existante montrant la diva américaine dans cette attitude. Dès lors, la question concernant l’exégèse de cette symbolique reste ouverte.
UP OR DOWN ? (109 x 109 cm - encre de Chine)
Cette œuvre peut être considérée comme un « résumé » des horreurs dont l’Homme s’est rendu capable. Autour d’un cercle en forme de labyrinthe, évolue une série d’épisodes qui ont bouleversé (et qui bouleversent encore) l’Histoire de l’Humanité. L’artiste nous montre, notamment, la traite négrière, le génocide des Indiens d’Amérique, le nazisme, le terrorisme islamiste ou la faim dans le monde.
Ces épisodes sont illustrés par des personnages conçus comme des allégories : le Ku Klux Klan (4ème image, à droite de la toile), Adolf Hitler et sa clique, tendant le bras à côté du général chilien Augusto Pinochet. La misère sociale avec ces clochards, au premier plan, à gauche. Donald Trump (ancien Président des USA) et Kim Jong-Un (actuel Président de la Corée du Nord), souriant de façon cynique, au premier plan, à droite. Mais également l’image de la mafia, personnifiée par l’acteur Al Pacino dans le rôle du Parrain. Remarquez, à cet effet, la présence de ces deux mains, remuant telles des pieuvres sur les deux extrémités supérieures de la toile, manipulant via des cordes invisibles les pantins agissant à leur solde. Deux personnages féminins sortent du centre du cercle en tirant la langue.
L’artiste nous a spécifié que ce sont des amies comédiennes. Cette posture est extraite de l’une de leurs pièces portant sur la faim dans le monde. Elles évoluent au centre du labyrinthe et la question est la suivante : vont-elles en sortir ou sombrer ? D’où le titre du tableau. Leur jeu de mains rappelle celui de DIANA ROSS, concernant l’œuvre précédente, par leur grande expressivité. Parlons, à présent, de ce labyrinthe compris dans sa forme classique du cercle. Chaque tronçon de celui-ci est entrecoupé par des gradins conduisant aux girons inférieurs, jusqu’à atteindre le centre. Remarquons qu’en tant qu’œuvre, celle-ci dépeint la réalité psychanalytique du labyrinthe. Elle s’inscrit dans le lien entre l’agitation psychotique de l’ensemble pictural et la rationalité que le labyrinthe, dans sa conception circulaire géométrique, exprime. Le cercle est un symbole de vie et d’énergie intérieure ainsi que la conception cyclique du temps. Il revêt également une dimension féminine. Le cercle annonce le centre comme but ultime des épreuves à atteindre, que tout être humain affronte. Le titre de cette œuvre pose une interrogation : va-t-on survivre ou sombrer ? Les personnages féminins « surfant » au-dessus du cercle nous interrogent. Ils sont comme en lévitation au-dessus du cercle, hurlant le scandale à la face du Monde. D’un point de vue technique, cette toile nous dévoile la dextérité du peintre, concernant la modération des gris. Cela se manifeste à l’intérieur de chaque cercle. Vous remarquerez qu’il développe trois sillons comprenant trois nuances de gris. Chaque cercle est séparé de l’autre par un tracé noir de dimension variable. À l’intérieur de chaque cercle, se superposent trois types de gris :
- un gris clair
- un gris à peine prononcé agissant sur le blanc de la toile
- un gris carrément foncé
L’artiste utilise ses deux instruments de prédilection, à savoir un crayon pour le tracé et un pinceau de calligraphie à la pointe extra fine. Il lui arrive même d’abîmer volontairement le pinceau pour obtenir une pointe plus épatée, particulièrement usitée pour concevoir les gris.
L’opération se déroule ainsi : l’artiste travaille par « balayage ». Une fois le pinceau chargé de matière, il commence à peindre les zones conçues en noir profond. Au fur et à mesure que le pinceau n’est plus assez chargé, la matière devient grise. C’est alors qu’il traite les zones destinées à devenir claires. Mais alors, l’artiste doit agir vite car cela ne dure pas longtemps étant donné le peu de matière restante sur le pinceau. C’est précisément cet acte qui sanctionne la finalité de chaque cercle. Une fois le cercle traité, il recommence l’opération sur un autre cercle.
SANTA MARIA DELLA SALUTE (59 x 79 cm - encre de Chine)
Nous sommes face à un travail d’une grande précision. Un travail qui respecte avec une très grande minutie les proportions des édifices par rapport à l’échelle de la toile.
À la vue d’un tel travail, une question émerge à l’esprit : l’artiste traduit-il quelque velléité d’architecte ? On peut le soupçonner, tellement son travail est proche du dessin architectural. Néanmoins, lorsqu’on lui pose la question, il avoue avoir eu l’envie de se diriger vers l’architecture mais que les exigences de la vie ont eu raison de ce projet. Force est de constater que l’artiste est un funambule évoluant sur la corde raide séparant le peintre du dessinateur. À l’analyse de son œuvre, l’on arrive à la conclusion que l’un ne l’emporte pas sur l’autre. Les deux se complètent et l’on remarque que, contrairement à bien des cas, ce n’est pas un peintre qui dessine ni encore moins un dessinateur qui peint. Tout en conservant la sensibilité et la technique personnelles de l’artiste, cette toile est, d’un point de vue de la stylistique architecturale, fort proche des vues de Venise du peintre CANALETTO. Cela se remarque dans la mise en relief des ordres architecturaux. Les volutes, à la base de la coupole, les colonnes palmiformes soutenant le fronton de l’édifice, surplombant une rangée de gradins, à gauche de l’arrière-plan de la toile, prouvent un amour certain pour le maître vénitien. Les frémissements de l’eau, créant les remous, sont l’œuvre d’une savante opposition entre le noir et le blanc, à l’origine d’un splendide effet de scintillements, épars et répétitifs.
La présence des deux gondoliers, transportant chacun un passager, n’est pas là par hasard. Ils se trouvent au centre d’une rangée de piliers : deux à droite et sept à gauche. Au lieu de gêner l’espace, ils obligent le regard à dépasser les limites visuelles pour atteindre le cœur du sujet.
LUC BRUN-PERASSO, malgré une année passée aux Beaux-Arts, se définit comme un autodidacte. Comme le témoigne l’ensemble de son œuvre exposée, il s’exprime principalement à l’encre de Chine. Très jeune, il a abordé la création artistique par le dessin. Un laps de temps de quinze ans a mis son activité artistique en suspens. En effet, il a travaillé pendant tout ce temps dans le social, avant d’avoir l’opportunité de revenir à l’art. Comme précisé plus haut, son œuvre est une ode à la Femme. Son discours pictural se base sur une dualité chromatique, à savoir l’opposition essentielle entre l’ombre et la lumière, par conséquent, entre le noir et le blanc, consubstantiels à l’émergence plastique de l’image. La Femme devient alors, sous le pinceau de l’artiste, le filtre de cette fusion magique faite d’ombre et de lumière.
François L. Speranza
Collection « Belles signatures » (© 2022, Jerry Delfosse)
(Mars 2022 – photo Jerry Delfosse)
LUC BRUN-PERASSO et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le réputé carnet de notes Moleskine du critique d’art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires au cours des deux derniers siècles.
Photo de l’exposition à l’ESPACE ART GALLERY
N.B. : Ce billet est publié à l'initiative exclusive de Jerry Delfosse, cofondateur et nouvel administrateur général du réseau Arts et Lettres. Il ne peut être reproduit qu'avec son expresse autorisation, toujours accordée gratuitement. Mentionner le lien d'origine de l'article est expressément requis.
Jerry Delfosse
Galeriste
Espace Art Gallery
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