1. Le choc de la guerre
Le 4 août 1914, les Allemands envahissent la Belgique pour atteindre plus sûrement la France. Ils ne réussiront jamais à forcer la capitulation de l’armée belge, qui tient quatre longues années dans les tranchées de l’Yser. Dès la libération, la reconstruction du pays recommence, inaugurant paradoxalement une décennie de prospérité économique (les « années folles ») que vient interrompre la crise mondiale de 1929. La réduction de l’activité industrielle engendre alors un chômage qui s’accroît de façon inquiétante jusqu’en 1934. C’est l’année suivante seulement que l’économie du pays commence à se redresser, ce que symbolise l’Exposition de Bruxelles de 1935. Entre-temps, l’Europe assiste impuissante à la montée des fascismes : l’Allemagne quitte la Société des Nations en 1933, la Belgique elle-même connaît l’inquiétant succès d’un Léon Degrelle. Redoutée ou déniée, l’approche d’une nouvelle guerre est de plus en plus inéluctable.
La Belgique de l’entre-deux guerres se retrouve devant plusieurs problèmes non résolus en 1914. Le suffrage universel sans restriction (sauf pour les femmes) est instauré en 1919. Grâce à une égalité politique enfin complète, les socialistes envoient à la Chambre de nombreux députés, et participent à plusieurs gouvernements, ce qui permet d’améliorer considérablement le sort du prolétariat. Quant à la question linguistique, elle entre dans une phase décisive, grâce à la majorité flamande du Parlement : ainsi la flamandisation de l’université de Gand est-elle votée en 1930.
Sur le plan culturel, le choc moral provoqué par la guerre ébranle les modèles et les convictions qui dominaient l’avant-guerre. Deux phénomènes se sont produits durant le conflit : le pacifisme internationaliste (avec en France Romain Rolland, René Arcos, etc. Et en Belgique Clément Pansaers, Frans Masereel, etc.) qui contrarie le patriotisme officiel ; et surtout le communisme, victorieux en Russie avec la Révolution d’Octobre 1917. C’est pourquoi, de 1918 à 1939, deux grands tendances intellectuelles dominent :
-le rejet du monde d’avant-guerre et de ses valeurs, puisque c’est lui qui a « produit » le conflit et son cortège d’horreurs. La volonté d’instaurer une culture nouvelle prend deux directions distinctes, qui parfois se combinent entre elles :
a) esthétique (modernisme et surréalisme inspirent des formes radicalement neuves) ;
b) b) idéologique et politique (développement de la littérature engagée, du courant prolétarien).
-la reprise de formules « traditionnelles » (surtout dans le roman), mais au service de thèmes qui manifestent une profonde inquiétude quant à l’homme, à son identité, à son avenir : hantise de l’enfance, expérience de la folie, etc.
2. Esprit Dada et modernisme
De décembre 1917 à mai 1918 (soit encore en pleine guerre), à La Hulpe, Clément Pansaers édite un mensuel appelé « Résurrection », à teneur à la fois expressionniste, antimilitariste et internationaliste. On y trouve mêlés des textes d’écrivains allemands, belges et français, une étude de Pansaers sur « la littérature jeune allemande », etc. Après le n° 6, l’occupant interdit d’ailleurs la revue, tandis qu’à l’Armistice, son animateur est inquiété par des compatriotes zélés. Bien que son audience soit restée très limitée, « Résurrection » inaugure en Belgique la profonde mutation littéraire et artistique des années 20. Dès 1919, Pansaers écrit à Tristan Tzara pour lu signifier son adhésion au mouvement Dada.
La guerre finie, se développe à Anvers une intense activité intellectuelle qui se concrétise en 1920 par la naissance des revues « Lumière » (Roger Avermaete) et surtout « Ca ira » (sous l’impulsion de Paul Neuhuys). Sous ce titre « révolutionnaire » s’affaire une avant-garde quelque peu disparate, unie davantage par ce qu’elle rejette que par ce qu’elle poursuit. Le n° 16 (novembre 1921) est resté le plus célèbre : mené par Pansaers, intitulé « Dada - Sa naissance -sa Vie – sa mort », il fait le bilan du mouvement. « A plusieurs dadaïstes manquait certainement un critérium clair et net. Ne sachant pas très bien ce qu’ils voulaient, ils étaient entraînés dans le courant, qui essaya de rétablir l’ancien équilibre de 1914. Ils proclamaient la négation et passant à l’affirmation pour eux-mêmes, ils le faisaient à la remorque de Gide ou vaguement de Stéphane Mallarmé. Dada n’était plus, en dernière analyse, que Tam-Tam-Réclame » (p. 15).
Au même moment, Franz Hellens lance à Bruxelles les « Signaux de France et de Belgique », qui en 1925 prend le titre célèbre « Le Disque vert ». De tendance moins subversive que les prédécesseurs, ce périodique d’un excellent niveau se montre attentif à des phénomènes typiquement modernes, consacrant par exemple des numéros spéciaux à Charlot, à Freud, au suicide. Il constitue d’autre part un important trait d’union entre la France et la Belgique (on y trouve les noms d’André Malraux, de Jean Paulhan, de Jean Cocteau, de Blaise Cendrars, etc.), activant ainsi les indispensables échanges entre écrivains également soucieux de renouvellement. En 1923, Michaux en devient co-directeur.
Plusieurs autres publication littéraires et/ou artistiques voient le jour en cette période, lui assurant un dynamisme qui rappelle –le contenu excepté- celui des années 1880-1890. Toujours en 1921, Paul Vanderborght lance « La Lanterne sourde ». De 1922 à 1929, les frères Bourgeois dirigent avec Pierre-Louis Flouquet « 7 Arts », d’inspiration constructiviste, mais dépourvu de toute volonté d’engagement. Son titre le suggère, la revue milite seulement pour l’interpénétration des différentes pratiques artistiques et littéraires, et défend une conception de la poésie qui allie la rigueur et la sensibilité.
Bien entendu, les revues ne sont pas les seules en ces années 20 à proclamer le désir de renouveau né de la guerre. Il y a des récits provocants de Clément Pansaers « Pan Pan au Cul Nu du Nègre » (1920), « Bar Nicanor » et « Apologie de la paresse » (1921), le recueil « Salopes » et les collages de Paul Jostens, fortement marqué par le dadaïsme. Il y a d’autre part une série de plaquettes poétiques qui ne relèvent pas d’un courant particulier, mais témoignent d’une volonté commune de modernité –et qui, pour ce motif, peuvent se regrouper sous le terme générique de « Modernisme ». Ainsi « Le canari et la cerise » (1921° et « Le Zèbre handicapé » (1923) de Paul Neuhuys. « Des fragments du monde vivement colorés s’y trouvent (…) évoqués au gré de la fantaisie de l’écrivain, de même que des personnages aimés ou moqués, ou encore des bribes qui semblent toujours prêtes à dériver on ne sait quel inattendu » (Paul Emond) ». Plus classiques de facture, les poèmes de Norge ou d’Odilon-Jean Perier reflètent bien l’esprit du temps : poursuite vaine d’un idéal de pureté, rejet de ce qui est vil, étriqué, hypocrite. Mais là où Périer chante le décor citadin, avec ses toits et sa luie (« Notre Mère la ville », Norge évoque un désir d’évasion et de vérité inextinguible (27 poèmes incertains », 1923 ; « Plusieurs Malentendus », 1926.
Autre recueil caractéristique de l’époque : « Jazz-band », de Robert Goffin (1922), où perce nettement l’influence d’Apollinaire, de Cendrars.
Je me souvins jadis de chants d’église
Et ce soir j’écoute le jazz-band
Qui est le plus beau Te Deum du monde
Des nègres hurlent de tous leurs instruments
Et le jazz-drummer derrière son tambour
Est simple ainsi que Diogène.
Sans doute beaucoup d’autres titres pourraient-ils encore être cités, tels « La Courbe ardente », de René Verboom (1922). Il en est au moins un dont il faut souligner l’importance, notamment parce qu’il inaugure une carrière littéraire exceptionnelle : « Les rêves et la jambe », d’Henri Michaux (1923). Beaucoup des œuvres que nous avons qualifiées de « modernistes », il faut le souligner, sont éditées par « Ca Ira » ou « Le Disque vert », qui ne se contentent pas d’être des revues, mais construisent des foyers d’intense activité, où les rencontres et les discussions contribuent à former ce qui a manqué si souvent en Belgique : un milieu littéraire.
3. A l’enseigne du surréalisme
C’est dans le mouvement surréaliste que va, comme en France, se manifester de la manière la plus « organisée » le rejet de la culture et de l’esthétique traditionnelles. Il apporte sur la scène artistique et littéraire une cohérence théorique, une « logique » que les autres tendances novatrices, plus anarchiques, ne possèdent pas ou ne souhaitent pas. En 1919, André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault créent la revue « Littérature » où paraît le premier texte surréaliste, « Les Champs magnétiques ». Quant à la Belgique, il faut mettre en évidence une œuvre de Frans Hellens qui paraît en 1921 : « Mélusine ».
Sans être véritablement surréaliste, ce roman surprenant (seul antécédent peut-être qu’on puisse lui donner : « Impressions d’Afrique », publié en 1910 par Raymond Roussel) introduit dans le récit des éléments prémonitoires : le discontinu, la prédominance du rêve, l’image incongrue. Ainsi le tableau célèbre :
Après quelques heures de marche, nous aperçûmes une chose inattendue dans le vide accoutumé du désert. Devant nous se dressait une imposante cathédrale à deux tours carrées, sombres, presque noires. de loin, on pouvait la croire toute entière en bronze massif. Les rayons du soleil africain, avant de disparaître, embrasèrent un moment l’édifice.
Il faut attendre 1924-1925 pour qu’apparaissent les premières (et discrètes) manifestations surréalistes : une série de tracts intitulés « Correspondance », œuvre conjointe de Paul Nougé, de Camille Goemans et de Marcel Lecomte. Ce trio bruxellois est dominé par la forte personnalité de Nougé, communiste de la première heure, ami de René Magritte, esprit d’une rigueur et d’une profondeur remarquables, et dont le style à la fois lapidaire et légèrement énigmatique donne à ses textes polémiques un intérêt littéraire quasi supérieur à ses autres écrits.
Regarder jouer aux échecs, à la balle, aux sept arts nous amuse quelque peu, mais l’avènement d’un art nouveau ne nous préoccupe guère.
L’art est démobilisé par ailleurs, il s’agit de vivre. Plutôt la vie, dit la voix d’en face.
Nous poursuivions notre promenade, au passage délivrant de nos propres pièges quelques différences.
(« Correspondance », 22 novembre 1924).
Dispersés dans des publications confidentielles et devenus introuvables, les textes de P. Nougé sont restés longtemps inaccessibles. Grâce à Marcel Marien, ils ont été rassemblés et publiés, principalement dans deux volumes intitulés « L’expérience continue » et « Histoire de ne pas rire », où se traduisent les grandes préoccupations de l’écrivain : volonté de l’effacement de l’auteur, attention extrêmement perspicace au langage et à ses pouvoirs, refus de faire œuvre de « littérature », goût pour les aphorismes et les jeux de mots.
De telles options le montrent, les surréalistes bruxellois gardent leurs distances à l’égard de leurs homologues parisiens. Jamais ils n’adopteront les dogmes « bretonniens » de l’écriture automatique ou des hasards objectifs. Ainsi Camille Goemans, dont le recueil « Périples » paraît au Disque Vert en 1924, « La Lecture élémentaire » en 1929, etc.
Paysage fuyant
mobile comme l’eau
un arbre sous un arbre a fait un bond d’écume
les feuilles ont découvert les barques
et l’abîme l’abîme.
(La lecture élémentaire ».
Ainsi encore Marcel Lecteur, écrivain plus marginal qui ne se considère pas vraiment comme surréaliste, et dont les récits insolites en effet ne relèvent pas de cette école : « Applications » (1925), « L’homme au complet gris clair » (1931, « Les minutes insolites » (1936), « Le vertige du réel » (1936). Dans toutes ces nouvelles se joue un scénario privilégié : à force d’une attention extrêmement minutieuse aux détails les plus infimes de son environnement, le héros en arrive à découvrir une face cachée de la réalité ordinaire et bascule irrésistiblement dans cet « autre monde ».
C’est en 1932, au moment où des grèves violentes agitent la région de Mons et de Charleroi, que se constitue à La Louvière un deuxième foyer surréaliste : le groupe « Rupture », mené par Achille Chavée, et dont l’engagement politique est le souci principal. Il connaît en 1935 une année particulièrement féconde : premier recueil d’Achille Chavée (« Pour cause déterminée ), premier (et unique) numéro de la revue « Mauvais temps », où l’on trouve parmi d’autres les noms d’André Lorent, De Fernand Dumont, de Constant Malva. L’année suivante, Chavée s’engage dans les Brigades Rouges Internationales, tandis que deux recueils de lui paraissent aux éditions « Rupture » : « Le Cendrier de chair » et « Une fois pour toutes » (1937). Bien que moins connu, F. Dumont reste l’écrivain le plus attachant du surréalisme hennuyer, avec notamment « La région du cœur » (ensemble de tris contes paru en 1939). Il est en tous cas celui qui a le mieux assimilé et appliqué le « programme » littéraire défini par Breton, sans abdiquer toutefois sa sensibilité personnelle.
4. L’engagement de gauche
On l’a vu, l’engagement politique préoccupe beaucoup des écrivains qui se rattachent au dadaïsme, au modernisme et au surréalisme; pour être complet, il faut signaler dans les années 30 un certain nombre de groupes, de revues et d’œuvres qui, sans s’intégrer à l’un des courants précités, témoignent de l’aspiration à une littérature engagée, d’inspiration prolétarienne. C’est le cas pour la revue « Prospections », fondée en 1929 par Charles Plisnier et Albert Ayguesparse ; pour le « Front Littéraire de Gauche », instauré à Bruxelles le 24 juin 1934, où figurent les mêmes, Constant Malva, etc. Bien que relativement éphémères, ces créations manifestent une inquiétude partagée, qui sans doute doit être mise en relation avec la montée du fascisme dans l’Europe de l’époque.
Les œuvres les plus durables de ce courant sont sans conteste les romans de Charles Plisnier. Et d’abord « Mariages » (1936), tableau d’une société bourgeoise où la loi du profit aboutit à écraser les aspirations profondes de l’individu. Maus aussi « Faux passeports » (1937, recueil de nouvelles où sont évoquées diverses figures de révolutionnaires, et pour lequel la presse est encore plus élogieuse que pour « Mariages ». Plisnier reçoit à cette occasion le prix Goncourt.
Dans le même ordre de préoccupations, mais avec beaucoup moins de netteté idéologique, «Ma nuit au jour le jour », de Constant Malva (1938). Saisissant dans sa simplicité, ce « journal » décrit le travail au fond de la mine –accompli dans des conditions telles que, même dépeintes sans acrimonie particulière, elles constituent une sévère dénonciation de l’exploitation capitaliste.
En politique, parut en 1933 l'important ouvrage de Henri de Man "L'idée socialiste", un exposé sur la philosophie de l'histoire et du socialisme.
5. L’avant-garde dans l’isolement
De même qu’ Emile Verhaeren fut un « inclassable » pour son époque, l’entre-deux guerres voit s’accomplir une œuvre qui ne peut être rattachée à aucune autre : celle d’Henri Michaux. Ecrivain d’une originalité irréductible, comme en témoignent « Fable des origines » (1923), et surtout les premiers grands recueils édités à Paris : « Qui je fus » (1927), « Ecuador » (1929), « Mes propriétés » (1929), « Un barbare en Asie » (1933).
Sous-titré « Journal de voyage », « Ecuador » témoigne tout particulièrement des choix qui caractérisent, dès ce moment, le travail de Michaux : une exigence d’absolu, poursuivie au travers des aventures les plus risquées (en l’occurrence, une épuisante traversée de l’Amérique du Sud, des Andes à l’embouchure de l’Amazone) ; un mépris pour l’indigente « réalité » des choses, à quoi le narrateur préfère les pouvoirs mal explorés de l’univers mental ; l’image inquiétante du corps morcelé ; la diversité des registres stylistiques, qui alternent dans le texte, le poétique prenant le relais du narratif.
Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine,
Mais il y souffle un vent terrible,
Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance,
Il y a impuissance et le vent en est dense,
Fort comme les tourbillons.
6. Le populisme et alentour
Le populisme, qui cherche à décrire de façon réaliste la vie quotidienne des gens du peuple, est un courant littéraire et artistique sans frontières très nettes. Pour nous en tenir à la Belgique, il est certain qu’il a partie liée avec le régionalisme et avec la littérature prolétarienne, auquel on l’assimile quelquefois. Ce qui caractérise les récits populistes, c’est bien entendu l’évocation des humbles et même de la misère (son expression extrême : le « misérabilisme »), mais en l’absence de tout réquisitoire, de toute revendication. Là où le courant prolétarien implique l’insertion dans un combat essentiellement collectif, le populisme n’envisage que des destinées individuelles, et se complaît souvent dans un fatalisme qu’éclairent quelquefois l’une ou l’autre lueur d’espoir.
En premier lieu, il faut citer les livres attachants de Neel Doff, romancière dont l’enfance s’est déroulée à Amsterdam dans une misère noire ; dès avant la guerre, elle l’avait racontée dans « Jours de famine et de détresse » (1911). « Keetje » paraît en 1919, « Keetje trottin » en 1921- sans doute ses meilleures œuvres, scandées par les images de la faim, de la prostitution, de la cruelle dureté des nantis à l’égard des miséreux, mais aussi par une indomptable confiance dans la vie. Paru en 1926, « Campine » évoque la période où, ayant trouvé l’aisance, elle vient en aide aux frustes paysans d’une Campine arriérée.
Bien que le ton y soit plus caustique et l’univers plus égocentrique, ce sont un peu les mêmes thèmes que l’on découvre dans deux romans d’André Baillon : « Histoire d’une Marie » (1921) et « En sabots » (1922). Largement autobiographiques, ces deux récits évoquent la vie de la prostituée un peu naïve mais généreuse que Baillon épouse en 1902 ; puis leur existence campagnarde en Campine, où l’écrivain s’était passagèrement essayé à l’élevage des poules. Ce qui retient particulièrement l’attention, c’est le mélange d’extrême simplicité et d’humour parfois grinçant avec lesquels sont relatés les péripéties les plus quotidiennes, comme si l’auteur se tenait constamment à distance de sa propre histoire.
Plus dur est « La Bêtise », de Constant Burniaux (1925), où sont mis en scène avec un vérisme quelque peu expressionniste les enfants des quartiers misérables d’une grande ville –souvenir de l’époque où l’écrivain était instituteur dans les Marolles bruxelloises. On retrouve dans « Une petite vie » (1929) l’alternance imprévisible du narrateur entre une ironie cruelle et une compassion attendrie pour les déshérités, dont tout l’universel moral se ramène en une sentimentalité « bête ».
Mais le monde de la ville (le côté pauvre et âpre de la ville), s’il est en effet le thème préféré des romans populistes, cède parfois la place à celui du travail manuel. Témoin « Le village gris » de Jean Tousseul (1927), croquis de la vie campagnarde au pays des carrières, avec ses bonheurs et ses petits drames, mais qui frôle souvent la sensiblerie. Ce défaut est absent des deux livres de Constant Malva « Histoire de ma mère et de mon oncle Fernand » (1932), et « Borins » (1935), témoignages d’un ton sobre et d’autant plus saisissant sur les conditions d’existence dans le Borinage.
Beaucoup d’autres titres pourraient trouver place dans cette rubrique. Mais il faut bien reconnaître que, comme pour le régionalisme, il s’agit d’un genre dont les potentialités littéraires ne sont pas renouvelables à l’infini. Et qui, lui aussi, offre une fâcheuse propension au pitoyable et au larmoyant. Comme les chansons de la même eau, les récits populistes se contentent souvent d’émouvoir à peu de frais, et seules méritent d’être retenues les œuvres qui comportent autre chose que des clichés factices. A cet égard, il faut mentionner les premiers romans de Georges Simenon, tels « Pietr-le-letton » (1929, première apparitions du commissaire Maigret, ou « Le testament Donadieu » (1936). Certes, l’intrigue est ici pour l’essentiel de nature « policière ». Mais les décors et les personnages de Simenon sont le plus souvent tirés des quartiers et des milieux populaires imprégnés de grisaille et de malchance.
En 1933, Robert Vivier publie « Folle qui s’ennuie », où il chante la vie modeste et tranquille des petites gens, mais sans atteindre la force des romans de Marie Gevers « La ligne de vie » (1937) et « Paix sur les champs » (1941. Ces récits dépeignent avec finesse et exactitude la fruste existence des paysans campinois au début du siècle, avec leur âpreté au travail et au gains, les mœurs brutales sinon primitives, l’importance des superstitions ; mais aussi, en dépit des obstacles, la victoire de l’amour et de la vie sur le passé maudit.
7. Naissance d’un théâtre
L’entre-deux guerres est aussi une période qui voit apparaître en Belgique un théâtre nouveau. Au début des années 20, pourtant, la situation n’est guère propice : divertissement mondain réservé à la bourgeoisie aisée d’une part, salles subventionnées pour les pièces à vocation « littéraire » d’autre part. Ce divorce se double d’un problème de création : les œuvres symbolistes d’un Maurice Maeterlinck sont déjà loin, le renouvellement de l’imaginaire et de l’écriture dramatiques paraît malaisé.
C’est dans cette ambiance que surgissent deux des plus grands dramaturges belges : Fernand Cromelynck et Michel de Ghelderode. Le premier se fait connaître avec « Le cocu magnifique », farce grinçante créée à Paris en 1920 : torturé par la jalousie, le héros préfère tout plutôt que l’incertitude, et offre sa femme à qui la veut, ce qui bien entendu a pour effet d’accroître son désespoir. Viendront ensuite « Les amants puérils » (créé en 1921), « Tripes d’or » (1925), « Une femme qu’a le cœur trop petit » (1934), etc. Ce qui caractérise le théâtre de Crommelynck, outre un sens aigu de la scène et du dialogue qui lui donne une vivacité hors-pair, c’est le mélange intime de comique et de gravité : les ressorts les plus secrets de l’âme humaine s’y révèlent d’une façon d’autant plus frappante au « sérieux » encombrant du drame psychologique –ce qui justifie la comparaison souvent faite avec Molière.
Tout autre est l’atmosphère qui se dégage des pièces de Michel De Ghelderode, dont les premières « grandes » apparaissent à la fin des années 20 : « Escurial » (publié en 1928, créé en 1929), « Barabbas » (créé en 1929, publié en 1931). S’y trouvent déjà les caractères spécifiques de l’univers ghelderodien : irréalisme carnavalesque, figures grotesques ou masquées qui sont autant de « types » et non de « personnages », présence constante de la mort allié à la bouffonnerie, mise en relief des instincts les plus élémentaires. La démesure est ici plus accentuée encore que chez Crommelynck, et rappelle quelquefois la farce moyenâgeuse. La faconde s’accroît encore dans ces chefs-d’œuvre que sont « Sire Halewyn » (1934), « Pantagleize » (1934), « La ballade du grand macabre » (1934), « Magie rouge » (1935), pièces qui feront scandale à Paris après 1945.
D’autres dramaturges, bien que d’une puissance et d’une originalité moindres, méritent d’être mentionnés : Henri Soumagne, avec notamment « L’autre Messie » (1924) et « Bas-Noyard », pièces à coloration étonnamment expressionniste. Et Herman Closson, dont le « Godefroid de Bouillon » (1933), au-delà de l’argument « historique, s’attache à dévoiler les motivations les plus secrètes des personnages.
8. A la recherche du « moi »
Cette période littéraire se constitue aussi, et à un titre nullement accessoire, d’une série de romans « psychologiques » : récits à base le plus souvent autobiographique, où le narrateur se livre à une difficile investigation autour de son « moi », et plus généralement à une quête de l’identité personnelle. De facture généralement plus traditionnelle, ces œuvres insistent notamment sur le rôle primordial et subconscient de l’enfance dans la formation de la personnalité, explicitant avec plus ou moins de netteté ce que les psychologues appellent le « roman familial ».
A cette tendance se rattachent plusieurs romans de Franz Hellens, surtout « Le Naïf » (1926), « Frédéric » (1935), « Les filles du désir » (1930). Ils manifestent plusieurs constantes caractéristiques de l’écrivain : la volonté de reconstituer les peurs, les rêveries, les fantasmes dont se nourrit et se construit l’imaginaire enfantin ; l’importance donnée à l’image (bienveillante ou non) de la mère, qu’il s’agira de retrouver en d’autres femmes, ; l’élargissement de la « réalité » pure et simple par le rêve, qui ouvre à la vie mentale son territoire illimité, à la fois exaltant et inquiétant.
Une place un peu latérale doit être faite à certaines œuvres d’André Baillon. Non tant aux écrits franchement autobiographiques de la fin de sa vie, comme « Le neveu de Mademoiselle Autorité » (1930) ou « Roseau » (1932), où la relation anecdotique nuit souvent au drame de l’aventure intérieure. Mais surtout aux œuvres qu’on pourrait dire « de la folie » : « Un homme si simple » (1925), « Délires » (1927), « Le perce-oreille du Luxembourg » (1928) : ici se révèle de la façon la plus nue l’intransigeance névrotique d’un héros pour qui le simple fait de vivre constitue une épreuve quasi insurmontable, et dont la seule défense réside dans cet humour grinçant qu’il dirige autant vers lui-même que vers on entourage.
Figure un peu comparable, Jean de Bosschère publie « Marthe et l’enragé » en 1927, « Satan l’Obscur » en 1933 : thèmes de l’adolescence révoltée dans une petite ville de province, du rejet dont souffre la jeunes infirme, de l’individualisme forcené qui répugne à toute forme d’hypocrisie sociale… Certes, il n’y a rien d’aussi amer dans « Madame Orpha », publié par Marie Gevers en 1933. Mais ce roman n’est pas aussi innocent qu’on le croit généralement. L’idylle entre Orpha (par ailleurs épouse d’un respectable fonctionnaire) et le jardinier Louis est vue par les yeux d’une fillette au seuil de l’adolescence : de par la personnalité du témoin, cette aventure banale est revêtue d’une dimension discrètement initiatique, la découverte par l’enfant de la réalité terrible et douce de la passion amoureuse.
Histoire de la littérature belge
I. 1830-1880 : Le romantisme embourgeoisé
II. 1880-1914 : Un bref âge d’or.
III. 1914-1940 : Avant-gardes et inquiétude
IV. 1940-1960 : Une littérature sans histoire
V. 1960-1985 : Entre hier et demain
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créée en Belgique francophone après l'indépendance du pays en 1830, est né à
Munich d'un père flamand et d'une mère wallonne. Il passa l'essentiel de sa
vie à Bruxelles, dans des conditions matérielles souvent très difficiles. A
l'exception des trois années où il fut « employé de la Commission royale
chargée de la publication des lois anciennes » (1861-1864) _ ce qui lui permit
de perfectionner sa connaissance du français du XVIe siècle dont il imitera
bien des traits dans Ulenspiegel _ et d'un poste de professeur de littérature
à l'École de guerre à partir de 1870, il n'eut, en effet, d'autre occupation
que la littérature, mais ne connut guère de son vivant le succès ni la
renommée.
Il étudia chez les Jésuites, puis à l'université de Bruxelles, où il
acquit les idées démocrates et anticléricales qu'il ne cessa de professer par
la suite. En 1847, il fonda avec quelques amis « la Société des Joyeux », au
sein de laquelle il fit connaître ses premiers essais en vers et en prose. Il
eut également, à cette époque, une longue relation amoureuse, aussi passionnée
que malheureuse, dont on trouve le témoignage dans les Lettres à Élisa
(1894), publiées après sa mort.
Collaborant régulièrement, à partir de 1856, à
la revue Uylenspiegel , qui joua un rôle important dans les lettres belges de
l'époque, De Coster y publia notamment ses Légendes flamandes , dont il fit un
volume en 1857. De style archaïque déjà _ même si ce n'est pas encore la belle
langue singulière d'Ulenspiegel _, écrites en alinéas très brefs où abondent
les répétitions, ces adaptations du patrimoine légendaire flamand détonnèrent
fortement dans le climat réaliste qui régnait alors. D'une écriture moins
recherchée, les Contes brabançons (1861) n'ont pas l'originalité du premier
recueil. Mais l'écrivain, à cette époque, travaillait déjà à son
chef-d'oeuvre qu'il publia, avec des eaux-fortes de Félicien Rops, en 1867,
sous le titre La Légende d'Ulenspiegel , puis, en 1869 sous son titre
définitif, La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses
d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs .
L'accueil fut peu enthousiaste et abondantes les critiques formulées à l'égard de cette
oeuvre qui venait surprendre et déranger un milieu culturel belge habitué à
une littérature de forme beaucoup plus conventionnelle. Le jury du prix
quinquennal de littérature y vit un « capharnaüm pantagruélique » et préféra
couronner l'oeuvre d'un Potvin, écrivain aujourd'hui bien oublié, tandis que
d'autres reprochaient à Ulenspiegel qui son « obscénité », qui une difficulté
d'accès provoquée par la langue archaïsante forgée par l'auteur.
Il fallut attendre la génération des Jeune Belgique et des écrivains comme Lemonnier ou
Eckhoud pour que fût enfin proclamée, dans la dernière décade du siècle passé,
l'importance de ce livre.
Par la suite, De Coster publia encore un roman de moeurs, Le Voyage de noces (1872),
et des relations de voyage (La Zélande , 1874, et La Néerlande , 1878), mais ces textes
sont d'une qualité bien inférieure au chef-d'oeuvre qui fit sa renommée posthume. La Légende
d'Ulenspiegel fut traduite en de multiples langues et adaptée plusieurs fois
au cinéma. Quant aux plagiats divers que l'on en fit et aux adaptations pour
les enfants, on ne les compte plus.
Curieusement, ce grand livre est peut-être aujourd'hui mieux connu à
l'étranger qu'en France ou même qu'en Belgique. Faut-il en attribuer la cause
au fait qu'il s'insère mal dans les schémas traditionnels de l'histoire de la
littérature française (peu de traces de cette oeuvre par exemple, voire
souvent aucune, dans les manuels scolaires) ; D'inspiration plutôt romantique
à un moment où le romantisme est déjà passé de mode, La Légende d'Ulenspiegel
tient de l'épopée et du roman historique mais aussi du roman picaresque et de
la verve rabelaisienne, et ne manque pas non plus de traits réalistes. Si
l'oeuvre relate la lutte, au XVIe siècle, des provinces du Nord contre
l'occupant espagnol, le héros qu'elle met en scène n'apparaît jamais sous
l'aspect univoque d'un héros d'épopée valorisant une identité nationale. Car
le combattant qu'est Thyl Ulenspiegel est en même temps un esprit frondeur et
un farceur légendaire. De Coster en trouva le modèle dans des ouvrages dérivés
de vieilles compilations allemandes où étaient transcrits des récits oraux
bien plus apparentés aux fabliaux qu'à la tradition épique.
Personnage facétieux, peu scrupuleux de ses moyens, vagabond exubérant, Thyl est celui
qui, irréductible à toute institution des rôles, arrache tous les masques pour
présenter à chacun sa vérité profonde. D'où son nom Ulenspiegel, Ik ben ulen
spiegel (« je suis votre miroir »), dont on sait qu'il donna aussi en
français, dès le XVIe siècle, le mot espiègle .
Cette ambiguïté fondamentale, qui est une des grandes richesses de ce texte
mais qui le rend « inclassable », se retrouve en bien de ses aspects, comme
l'a signalé Marc Quaghebeur. D'abord si De Coster ressuscite une Flandre que
l'on dirait souvent sortie des tableaux d'un Breughel, c'est en français qu'il
écrit son Ulenspiegel . On peut également remarquer que les aventures du héros
se passent « en pays de Flandre », mais aussi, comme l'indique le titre, «
ailleurs ». Et, si le burlesque s'y mêle à l'épique, le légendaire y est sans
cesse relayé par l'évocation très concrète de certains faits historiques de
l'époque et par la mise en scène de plusieurs acteurs réels de ce siècle
sanglant (De Coster a d'ailleurs puisé abondamment dans certains ouvrages
d'historiens).
La construction du livre repose souvent sur un jeu de
contrastes et d'oppositions comme celle, sans cesse rappelée, des figures de
Thyl et de Philippe II d'Espagne, que l'auteur fait naître le même jour, l'un
grandissant « en joie et folies », l'autre croissant « chétivement en maigre
mélancolie ». Mais l'entrelacement des thèmes et la succession des épisodes
est d'une telle richesse et d'une telle complexité que jamais ces oppositions
n'apportent l'impression de répétition ou de stagnation que l'on ressent
souvent à la lecture de textes à caractère épique. D'autant plus que la langue
archaïsante inventée par l'écrivain, tout en gardant _ quoi qu'en aient dit
ses détracteurs _ un extrême degré de lisibilité, est d'une intense
expressivité et s'adapte parfaitement à l'univers très particulier que révèle
cette oeuvre.
Figure de proue du symbolisme européen, Fernand Khnopff était peintre, pastelliste, sculpteur, poète et photographe. Suivons ce démiurge dans un Bruxelles qui vers 1900 brillait de tous ses fastes et qu’il a incontestablement marqué de sa personnalité mystérieuse.
Dans les années septante, pour quelques milliers de francs belges, le collectionneur trouvait encore aisément sur le marché de l’art des dessins de Fernand Khnopff (1858-1921). Le peintre connaissait en effet un long purgatoire, comme la plupart des artistes de la Belle Epoque. La destruction de la Maison du Peuple d’Horta en constitue l’exemple le plus frappant. Europalia Autriche (1987) l’a remis en selle pour longtemps. La rétrospective des Musées royaux des Beaux-Arts, qui lui est consacrée, présente des œuvres inédites du Maître symboliste.
Fernand Khnopff passe sa prime enfance à Bruges, qui selon ses propres termes est alors " une réelle ville morte ". Son père vient d’y être nommé substitut du procureur du Roi. L’Hôtel ter Reien, Langestraat 1, qui offre une vue imprenable sur le célèbre Quai Vert (Groenerei), occupe de nos jours la maison d’enfance du peintre. Marguerite, la sœur admirée, le modèle favori, est née dans la Venise du Nord. Au faîte de sa gloire, Fernand Khnopff reviendra à Bruges à une ou deux reprises, calé au fond d’un fiacre et portant des lunettes noires pour ne pas subir les changements apportés à la cité de son Graal. Pris d’une même obsession, il refusera toujours de voir les Memling de l’Hôpital Saint-Jean dont l’influence sur son œuvre est pourtant sensible. Autre lien avec la ville flamande : il exécute le frontispice de Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach, son frère astral.
A nouveau promu, Edmond Khnopff installe sa famille dans un bel hôtel particulier de la rue Belliard, à proximité de la gare Léopold, quartier où réside une importante colonie britannique. Ceci expliquerait l’engouement du jeune artiste pour les préraphaélites anglais alors que ses compagnons ne rêvent que de Paris ! Après avoir abandonné des études de Droit décidées par son père, il ouvre son premier atelier rue du Luxembourg. Le gotha bruxellois en fait très vite son portraitiste favori. Ce qui suscite la jalousie d’un Rops vieillissant (l’on confond parfois Félicien Rops et Fernand Khnopff, alors que tout les oppose !). Avec sa plume au vitriol, Félicien fulmine : " L’exposition de la Rose+Croix du Sar Péladan s’ouvre aujourd’hui. Ah ! le joli fumiste ! Knoph, je ne sais jamais écrire ce nom, méritait comme plagiaire de faire partie de la Rose+Croix ! Comme son frère qui chipait Verlaine et les vers de tout le monde le Knoopht (ah ce nom !) chipe partout, photographie, croquis anglais, tout y passe !! Ce qui est bête, car il ne manque pas de talent ! Mais c’est un besoin, une seconde nature de ces deux animaux là ! ".
En 1888, le peintre suit ses parents à Saint-Gilles, rue Saint-Bernard 1. Ce clergyman en train de devenir dandy aménage un atelier discret parsemé de cercles, de masques et de voiles au premier étage de l’imposante demeure néo-renaissance.
" Si Fernand Khnopff est peu expansif, combien ne doit-il pas dans le seul à seul de l'étude, discuter avec lui-même : Pénétrer chez lui, c'est le diable " fait-il dire à Emile Verhaeren.
C'est là qu’il concocte le meilleur de son oeuvre et qu’il connaît la gloire internationale : expositions à Londres, Paris (salons Rose+Croix), Vienne et Berlin.
Par un fait curieux, Gottfried Benn (1886-1956), le meilleur poète expressionniste allemand, vivra durant la Grande Guerre des moments de création intense au même premier étage de la rue Saint-Bernard. En garnison chez nous, le médecin militaire soigne les prostituées belges qui contaminent " patriotiquement " les Prussiens en goguette. Extraordinaire jeu de miroirs à quinze ans de distance entre le peintre anglophile éthéré et ce poète nihiliste amateur de filles légères et de cocaïne. Gottfried Benn est le personnage central des Eblouissements de Pierre Mertens. Après la seconde guerre mondiale, l’angle de la rue Saint-Bernard et de la chaussée de Charleroi accueille un magasin de sanitaires. Plus tard, suprême dérive, ce lieu de mémoire n’est plus qu’une station service. Sauvé de la destruction, c’est devenu le " Khnopff ", un restaurant lounge-bar à la mode aux décors surprenants.
En 1900, le peintre préfère Edouard Pelseneer à Victor Horta, qu’on lui suggère, pour ériger un temple dédié à son Oeuvre, face au Bois de la Cambre. Il conçoit lui-même les plans de son nouvel atelier qui suscitera l’admiration de l’Europe entière. La mort de son père et le déménagement à Ixelles, qui le prive de la présence quotidienne de sa mère, l’ont-ils poussé à exécuter une série de vues de Bruges, déclinant des illustrations de Bruges-la-Morte ? Elles résonnent comme la profonde nostalgie d’une enfance idéalisée. Parallèlement, ce solitaire endurci s’affranchit d’un lien fusionnel avec sa famille en renonçant à une sexualité diffuse (on ne lui connaissait aucune liaison jusque-là). Dans les coulisses de la Monnaie, qui lui a commandé les costumes et les décors de plusieurs opéras, cet homme raffiné, marqué par l’humour anglais, séduit les jeunes cantatrices. Conséquence ? La veine artistique de la femme onirique, androgyne et lointaine, se tarit. Comme si les passades de la Monnaie lui avaient enfin ouvert les yeux sur d’autres " mystères féminins " que ceux dont il s’était fait le grand prêtre. Désormais, ses modèles sont plus charnels, à portée de la main. Elles décochent des oeillades, elles grillent des cigarettes, elles sont polissonnes, voire complètement dénudées…
A 51 ans, l’homme n’est pourtant pas au bout de ses paradoxes : il se marie à la maison communale d’Ixelles avec une jeune veuve qui a deux enfants. Le couple se domicilie au Boulevard Général Jacques, à une centaine de mètres de l’atelier de l’avenue des Courses mais le peintre en interdit formellement l’accès à son épouse ! " Je construis mon monde et je me promène dedans " tel est son credo. La séparation est prononcée trois ans plus tard… En réalité, le Maître privilégie le culte de sa sœur qui a quitté Bruxelles depuis longtemps. Ce " Fernand &endash; Faust ", privé de sa Marguerite mais sauvé de l’oubli pour n’avoir cessé de tendre vers l’idéal, conservera jusqu’à sa mort le magnifique portrait en pied qui la représente corsetée dans une robe quasi nuptiale et gantée de blanc pour éviter toute souillure.
Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer le chantre du silence confronté aux 13 millions de visiteurs de l’Exposition universelle de 1910 dont l’entrée principale donne sur l’avenue Jeanne… en face de son atelier. A-t-il esquissé un sourire en contemplant le site ravagé par un incendie quelques mois après l’inauguration solennelle ?
Pendant la Grande Guerre, l’artiste signe courageusement des pétitions contre certaines décisions allemandes. Dans le même temps, le symboliste suit l’enseignement de Swedenborg à l’Eglise de la Nouvelle Jérusalem, rue Gachard. On y accorde une large place au mystère : un monde invisible d’intersignes et de correspondances, d'anges gardiens et de démons, influence sans cesse le monde visible. La vie de l'homme, dès lors, ne se borne pas à la sphère terrestre. A la connaissance scientifique, s’oppose une connaissance intuitive fondée sur l'illumination individuelle. Mais la plupart des visages féminins de Fernand Khnopff ne sont-ils pas des miroitements de l’autre monde ?
Peu avant sa mort, il donne cours à Marcel-Louis Baugniet, précurseur de l’abstraction et futur compagnon de la chorégraphe Akarova. A l’atelier libre du Labor, situé rue Veydt (l’actuel restaurant Amadeus), il conseille au jeune artiste d’approfondir la construction géométrique. Un Khnopff, qui aurait été ouvert au constructivisme et au cubisme, voilà qui sort des sentiers battus !
Au bout du compte, il n’essuiera qu’un échec dans sa carrière artistique : lui qui se croyait doué pour la peinture monumentale n’emporte pas la commande du Palais Stoclet de l’avenue de Tervuren. Il doit se contenter d’une Recluse toujours encastrée dans le Salon de Musique Plus tard, la décoration de la Salle des Mariages de Saint-Gilles l’inspire à peine. L’Administration lui versera à titre posthume des honoraires qu’il n’avait pas daigné réclamer.
Le 12 novembre 1921, Khnopff décède dans une clinique privée de la rue Marie-Thérèse (n° 98). Les obsèques se déroulent à l’église de la place Saint-Josse en présence de Jules Destrée, d’Emile Vandervelde et de l’Ambassadeur de France. Dans la nef, des visages ailés, qui font penser à L'Aile bleue ou à l’Hypnos omniprésent dans son œuvre, forment avec l’inscription latens deitas (divinité cachée) un curieux rébus. Serait-ce l’ultime clin d’œil bruxellois de Fernand ?
L’artiste est inhumé dans le caveau familial du cimetière de Laeken (division 28). Seul le nom de son grand-père magistrat figure sur la dalle funéraire. Son maître des débuts, Xavier Mellery, qui est mort la même année, repose à quelques parcelles de lui. Moins de quarante ans après son édification, le splendide atelier du Bois de la Cambre est détruit pour une sombre affaire de succession qui oppose les neveux du peintre. Jacques Saintenoy, le fils de l’architecte de l’Old England, se charge de la triste besogne. Grandeur et décadence !
Fernand Khnopff a exercé une influence déterminante sur Gustav Klimt - celui-ci crée ses femmes mosaïques après les succès du Bruxellois à la Sécession viennoise - et sur… Magritte dont il préfigure l’univers décalé. L’homme au chapeau melon se ruait au Musée des Beaux-Arts pour admirer Une ville abandonnée qui voit Bruges, en bord de mer, dépossédée de la statue de Memling. On a découvert voici peu que l’artiste, évidemment peu loquace sur le sujet, s’adonnait avec talent à la photographie, celle-ci participant pleinement à l’alchimie de son Œuvre. Mais ce n’est sans doute pas le dernier secret transmis par le Maître du Symbole…
Joël Goffin
Chronologie
1922
André Breton rompt avec le mouvement Dada en publiant des textes critiques dans sa revue Littérature, et regroupe autour de lui quelques poètes comme Robert Desnos, René Crevel ou Benjamin Peret. Ils poursuivent les recherches entreprises par André Breton et Philippe Soupault dans les Champs magnétiques, texte écrit selon la méthode de l’écriture automatique et publié en 1919. Le groupe s’auto-désigne comme le "mouvement flou" jusqu’à l’officialisation du Surréalisme en 1924.
1924
Le mouvement est officialisé à Paris par la publication du Manifeste du Surréalisme, texte qu’André Breton avait initialement conçu pour préfacer la parution d’un recueil de poèmes automatiques, Poisson soluble. Il définit le Surréalisme comme "automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée". Breton tire ainsi les conséquences artistiques de la théorie psychanalytique, en particulier de l’interprétation des rêves par Freud. La Révolution surréaliste remplace Littérature et un "bureau de recherches surréalistes" est ouvert : "son but initial est de recueillir toutes les communications possibles touchant les formes qu’est susceptible de prendre l’activité inconsciente de l’esprit". Les peintres André Masson et Joan Miró rejoignent le mouvement.
1925
À la galerie Pierre de Paris, le 13 novembre à minuit, est inaugurée la première exposition de peinture surréaliste, regroupant des œuvres de Giorgio De Chirico, Hans Arp, Max Ernst, Paul Klee, Man Ray, André Masson, Joan Miró, Picasso et Pierre Roy. Max Ernst se consacre à ses premiers frottages. Les premières expériences de "cadavre exquis", expression d’une pensée à plusieurs voix, sont réalisées. Louis Aragon publie Le Paysan de Paris. À Bruxelles, un groupe réuni par les écrivains Paul Nougé et E.L.T. Mesens autour de la revue Correspondance se lie avec les surréalistes français. Le peintre belge René Magritte réalise ses premières œuvres surréalistes et devient le chef de file de ce Surréalisme belge.
1926
André Masson réalise ses premiers tableaux "presque uniquement faits de sable collé" qui mettent l’accent sur la matière et le hasard. En mars, à Paris, Jacques Trual et André Breton ouvrent la Galerie Surréaliste avec l’exposition Tableaux de Man Ray et objets des Îles (Océanie) qui établit pour la première fois un rapport entre la création surréaliste et des œuvres primitives. La presse est scandalisée par une statue océanienne, jugée indécente, choisie par Man Ray pour figurer en vitrine de l’exposition et en couverture du catalogue.
1927
En janvier, André Breton adhère au parti communiste. En juin, la première exposition personnelle du peintre Yves Tanguy est organisée à la Galerie Surréaliste. Ses peintures, héritant de l’univers de Giorgio De Chirico, présentent un monde qui semble flotter entre le milieu sous-marin et le milieu terrestre. André Breton écrit Nadja, portrait d’une jeune femme dont il a été amoureux et qui a sombré dans la folie. L’ouvrage s’achève sur l’affirmation désormais célèbre : "La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas".
1928
En février, paraît Le Surréalisme et la peinture, recueil d’articles d’André Breton sur Picasso, Giorgio De Chirico, Max Ernst, Man Ray, André Masson… Salvador Dali et Luis Buñuel réalisent le film Un chien andalou grâce au mécénat de Marie-Laure et Charles de Noailles, qui financent aussi au même moment un autre film surréaliste resté célèbre, Le Sang d’un poète de Jean Cocteau.
1929
En février, André Breton adresse un courrier aux collaborateurs du Surréalisme pour mesurer "le degré de qualification morale de chacun", ce qui le brouille avec Bataille, Leiris et Masson. Cette démarche aboutit à la mise au point théorique que constitue le Second manifeste du Surréalisme publié en décembre. Max Ernst réalise son premier roman-collage : Perturbation, ma sœur, la femme 100 têtes. En utilisant des gravures anciennes issues de l’imagerie populaire, Max Ernst présente un univers de rêve soumis aux caprices de l’inconscient. Du 20 novembre au 5 décembre, à la galerie Gœmans de Paris, se tient la première exposition parisienne de Salvador Dali. Son œuvre invite à la pratique de la paranoïa-critique, méthode pour appréhender le réel en doutant de l’univocité de ses significations.
1930
En riposte au Second manifeste, George Bataille fait paraître en janvier un tract intitulé Un cadavre dans lequel il dénonce les principes qu’il juge moralisateurs d’André Breton. Le tract est co-signé notamment par Michel Leiris, Robert Desnos, Raymond Queneau et Jacques Prévert. Le premier numéro du Surréalisme au Service de la Révolution, dont le titre est suggéré par Louis Aragon, paraît en juillet et remplace La Révolution surréaliste. En décembre, le second film de Dali et Buñuel L’Âge d’or est projeté au "Studio 28", salle de cinéma montmartroise. Des membres de la Ligue des patriotes et de la Ligue Antijuive saccagent les locaux.
1931
Les artistes surréalistes sont exposés pour la première fois aux États-Unis, à Hartford (Connecticut). Cette manifestation réunit des œuvres de Salvador Dali, Giorgio De Chirico, Max Ernst, André Masson, Joan Miró, Picasso et Pierre Roy.Alberto Giacometti réalise ses premières sculptures-objets, des "objets mobiles et muets" composés de formes organiques qui peuvent être mises en mouvement.
1932
En novembre, André Breton publie les Vases communicants, ouvrage qui tente d’établir l’existence de liens étroits entre les rêves et l’état de veille, dont il envoie un exemplaire à Freud. Il y critique les objets"à fonctionnement symbolique" de Salvador Dali qu’il juge trop réducteur du désir.
1933
Albert Skira publie la revue surréaliste Minotaure (1933-1938) dont le premier numéro est consacré à Picasso.
1934
Au Musée Royal de Bruxelles, les Surréalistes belges organisent la première grande exposition d'œuvres surréalistes venant de toute l’Europe qu’ils intitulent, elle aussi, Minotaure. L’artiste allemand Hans Bellmer adhère au Surréalisme avec la publication dans le numéro 6 de la revue Minotaure (décembre 1934) de photographies présentant un de ses objets surréalistes, La Poupée.
1935
Alberto Giacometti est exclu du groupe. Il récuse son œuvre surréaliste et annonce son désir de travailler à nouveau "d'après modèle".En novembre, la première exposition parisienne de l'artiste Victor Brauner est organisée à la galerie Pierre.
1936
En mai, à Paris, une exposition d’objets surréalistes à la galerie Charles Ratton réunit pour la première fois des objets naturels, des objets trouvés et des objets composés par les artistes surréalistes. L’International Surrealist Exhibition est organisée à Londres par l’historien d’art Herbert Read, et préfacée par André Breton. En décembre, le MoMA de New York présente l’exposition Fantastic Art, Dada and Surrealism.
1937
André Breton devient rédacteur en chef de la revue Minotaure.Il fait paraître l’Amour fou.
1938
À la galerie des beaux-arts de Paris se tient une nouvelle Exposition internationale du surréalisme, avec la collaboration scénographique de Marcel Duchamp. Cette exposition réunit plus de 60 artistes de différents pays, présentant près de 300 peintures, objets, collages, photographies et installations.
1939
Salvador Dali est exclu du groupe. La guerre disperse les Surréalistes, dont une grande partie s’exile aux États-Unis : le modèle qu’ils représentent sera déterminant pour les mouvements artistiques naissants ou à venir, comme l’Expressionnisme abstrait, le Néo-dadaïsme, et le Pop Art.
Le surréalisme domine l'histoire de la sensibilité du XXème siècle. Rares sont les domaines de la vie culturelle qui aient échappé à son activisme passionné. Au point de nous faire oublier aujourd'hui le mouvement, historiquement déterminé, qu'il fut un demi-siècle durant. Pourtant, ce mouvement a peut-être moins inventé une sensibilité nouvelle - quelques-unes de ses aspirations essentielles caractérisent déjà le romantisme du XIXème siècle : affirmation de la nature essentiellement poétique de l'homme, appel aux puissances de la vie inconsciente, de l'imagination et du rêve, identification de la science avec la poésie, de la littérature avec la vie, espérance millénariste fondée sur une transformation de l'homme - qu'il n'a soumis à son ontologie inquiète les doctrines esthétiques, scientifiques et même politiques majeures de son époque. Inlassablement, il leur aura posé la question de leur sens, dans une conception globale de l'homme dont il représente sans doute - avec le marxisme et l'existentialisme - la dernière manifestation dans la pensée occidentale. Mais, en déplaçant leurs problématiques, en déjouant leur sens manifeste, le surréalisme reste peut-être avant tout pour nous un incomparable révélateur de revendications latentes : littérature soumise à l'urgence du désir, psychanalyse envisagée dans son pouvoir critique plus que thérapeutique, ésotérisme pratiqué sans transcendance, matérialisme contesté par le " hasard objectif ", communisme affronté aux exigences irréductibles de la subjectivité. C'est l'ombre portée d'un demi-siècle décisif qui, d'une guerre à l'autre, ironiquement, gravement, se projette aussi bien dans la pensée que dans la chronologie de ce mouvement.
Le surréalisme dans son histoire
La conscience malheureuse (1919-1922)
Le surréalisme est né d'une guerre, la première à remettre non seulement en cause l'existence de frontières, de biens et d'organisations sociales, mais les fondements mêmes d'une civilisation dont vainqueurs et vaincus participaient à titre égal. L'absurdité d'une telle situation ne pouvait que frapper quelques esprits déjà sensibilisés aux mutations culturelles qui avaient précédé, comme son prodrome, le cataclysme où s'enfonça l'Europe en 1914. Acteurs d'une guerre qu'ils avaient faite contre leur gré, ils ont su mesurer l'ampleur d'une crise qu'aucune euphorie victorieuse, aucun rétablissement moral ne pouvaient à leurs yeux masquer. Hormis les figures tutélaires de Rimbaud et de Lautréamont, ils ne trouvaient guère dans le paysage littéraire français de l'époque beaucoup de ces " individus pour qui l'art avait cessé d'être une fin " (André Breton). À côté des symbolistes, de Saint-Pol-Roux et d'Apollinaire dont Breton avait médité le manifeste-programme intitulé L'Esprit nouveau (1917), de Pierre Reverdy dont la revue Nord-Sud accueillera ses textes, il n'y avait guère que Pierre-Albert Birot pour prendre position dès le premier numéro de Sic , en 1916, en faveur de l'art moderne, cubiste et futuriste. Rien dans tout cela qui fût en mesure d'exprimer la radicalité d'une révolte que Breton découvrira, en 1916, à l'hôpital de Nantes, incarnée à l'état pur dans la personnalité de Jacques Vaché. Mais c'est l'amitié de Breton avec Aragon et Philippe Soupault qui allait féconder cette révolte, avec la fondation en mars 1919 de la revue Littérature. Les Lettres de guerre de Jacques Vaché et les Poésies d'Isidore Ducasse, qui figurent au sommaire des premiers numéros à côté des signatures plus sages d'un Gide ou d'un Valéry, donnent d'emblée la mesure des ambitions de ses trois directeurs que rejoindra bientôt Paul Eluard ; former un groupe qui, par-delà la révision des formes de l'art, puisse efficacement intervenir sur la question de sa destination : " Pourquoi écrivez-vous ? " L'enquête publiée dans la livraison de novembre 1919, si elle enregistre des réponses déroutantes ou absurdes, trahit déjà le désir de dépasser cette activité purement destructrice à quoi se livre hors de France le mouvement dada dont l'influence ne cesse de croître dans l'Europe de ces années.
C'est en effet à Zurich que, depuis février 1916, un petit groupe réuni autour de Tristan Tzara fait l'inventaire de l'arsenal mis au point par l'avant-garde internationale pour subvertir le replâtrage idéologique que la liquidation de la guerre commence à rendre possible. Fondamentalement nihiliste, Dada ignore les classifications esthétiques, les frontières culturelles autant que nationales. Il porte comme sa raison d'être cette inquiétude fondamentale qui avait déjà fasciné Breton dans le comportement de Vaché. Et c'est moins d'une doctrine constituée que du détonateur nécessaire à l'élan révolutionnaire du groupe de Littérature que Tzara est porteur à son arrivée à Paris, en janvier 1920. À travers une série de spectacles-provocations corrosifs et de bulletins où apparaissent désormais les noms d'Aragon, de Breton, d'Eluard aux côtés de ceux de Tzara, de Duchamp, de Picabia, de Ribemont-Dessaignes, un ton est donné qui bouscule les règles du jeu culturel, fût-il moderne. Un refus - plutôt qu'un défaut - d'organisation aussi (" Les vrais dadas sont contre Dada. Tout le monde est directeur de Dada ") dont Breton, le premier, ressent et exprime le malaise avec les " Manifestes dada " qu'il signe dans le numéro 13 de Littérature , en mai 1920, ainsi qu'à l'occasion de l'instruction simulée du procès Barrès, en mai 1921, lorsqu'il s'oppose aux interventions anarchisantes de Tzara.
Le surréalisme intuitif (1922-1924)
On peut faire coïncider avec la naissance de la nouvelle série de Littérature née de la rupture dadaïste une période transitoire pendant laquelle les futurs surréalistes s'organisent progressivement en mouvement. Nul corps de doctrine en ces années où Breton reconnaîtra plus tard " l'époque intuitive du surréalisme ", mais déjà l'ambition moins de fonder une nouvelle école artistique qu'un organe de connaissance de ces continents jusqu'ici refoulés que sont le rêve, la folie, les états hallucinatoires. Ce qu'on commence à identifier sous la notion d'inconscient. La première œuvre surréaliste que Breton et Soupault écrivent en collaboration dès 1920, Les Champs magnétiques, se présente en effet moins comme le produit d'une littérature d'avant-garde que comme une évaluation expérimentale des pouvoirs du langage exercé sans contrôle. Les textes " automatiques ", dont cette œuvre inaugure l'abondante production, vont être le terrain d'essai du surréalisme naissant, la cristallisation du projet collectif qui trouvera en 1924, dans le Manifeste du surréalisme rédigé par Breton, sa définition canonique.
Il faut ici s'arrêter au mot qui donne enfin son nom au mouvement qui, sous l'autorité d'André Breton, voit en 1924 sa fondation officielle. Il est connu depuis qu'en 1917 Apollinaire avait qualifié ses Mamelles de Tirésias de " drame surréaliste ". Mais il prend ici un sens qui dépasse largement le domaine esthétique pour qualifier l'exploration du " fonctionnement réel de la pensée ". L'aspect littéraire du premier champ d'expérience de la recherche surréaliste ne doit donc pas ici égarer. Plus révélatrice est la collaboration qui présida à l'écriture des Champs magnétiques. La fulgurance des images qu'elle inspirait trahissait moins l'expression d'une sensibilité personnelle qu'elle n'était le résultat d'une technique, d'une pratique modulée de la vitesse d'écriture notamment. Cette " pensée non dirigée " était rien moins que subjective ou complaisamment poétique. Sommeils hypnotiques, récits de rêves, simulations de délires, paranoïa-critique allaient très vite enrichir l'équipement méthodologique des surréalistes. Vers la fin de 1922, le groupe (Crevel, Desnos et Péret notamment) se laissera envahir par cette " épidémie de sommeils " que décrira Aragon dans le bilan qu'il dressera, en 1924, de deux années d'activité surréaliste (Une vague de rêves).
Mais cette activité onirique débordante ne se définit pas seulement comme une quête d'informations objectives. Son caractère volontairement impersonnel n'annule pas son pouvoir de transmutation poétique, n'interdit pas l'accès de cette région surréelle dont chacun possède la clé en soi. La poésie est l'autre nom de cette pratique qui ne nie le talent individuel que pour mieux rendre à chacun la disposition intégrale de son être. À la permanence du groupe, rue de Grenelle à Paris, un " Bureau de recherches surréalistes " ouvert à tous les anonymes porteurs de secrets, de révolte et de rêves va tenter de réaliser le vœu de Lautréamont que la poésie soit faite par tous. La " centrale surréaliste " s'alimente à la vie quotidienne et veut contribuer à en inventer le merveilleux. À partir du 1er décembre 1924, un nouvel organe de diffusion des travaux du groupe, La Révolution surréaliste, se substitue à Littérature. Pierre Naville et Benjamin Péret, ses codirecteurs, donnent le ton d'une publication à l'aspect aussi sévère que celui d'un bulletin scientifique, mais dont la charge d'expériences impose avec éclat l'orientation révolutionnaire du mouvement. L'époque intuitive du surréalisme a vécu. Son âge de raison peut commencer.
L'âge de raison (1925-1939)
Marqués par la crise des grands systèmes de représentation du monde, les surréalistes étaient en quête de nouveaux fondements. Comme leurs contemporains marxistes, comme déjà les romantiques du siècle précédent, ils recherchaient les lois sur lesquelles asseoir une nouvelle approche de l'homme. Ils ne pouvaient par conséquent se contenter d'entériner les recherches de leur temps sans les réévaluer à l'aune d'une préoccupation essentiellement ontologique. Les expérimentations auxquelles avait donné lieu chez eux la découverte du champ inconscient demeuraient bien des expériences, au sens initiatique du terme. Une seule connaissance pour eux importait, qui pût transformer le sujet autant que l'objet, une sorte de gnose qui devait les conduire à la réconciliation de l'action et du rêve. Et la poésie pouvait être cette " connaissance productive du réel " dont parlera plus tard René Char, qui explorait dans la dimension onirique un degré plus profond de réalité. Car il y a un réalisme consubstantiel à la démarche des surréalistes, et l'on en mesure les effets si l'on compare, avec leur propre définition, celle qu'un Yvan Goll donnait du surréalisme, dans le premier numéro d'une revue du même nom et publié en 1924 précisément : "La transposition de la réalité dans un plan supérieur (artistique)." De ce réel sublimé, idéalisé, à celui que recherche Breton dans le noyau dur (et pur) de ce monde, il y a le saut d'un symbolisme qui n'en finit pas de se moderniser pour survivre, à une décision proprement révolutionnaire. Car si " l'au-delà, tout l'au-delà est dans cette vie " la " libération totale de l'esprit " qu'un tract de janvier 1925 revendique, relève moins de l'invention d'un monde autre que de la transformation de celui-ci au terme d'un double constat : le surréel n'est pas donné spontanément. Il faut désirer l'imposer contre l'appareil répressif de la logique, de la morale et de la société. Étant ce monde, il a ses lois qu'il faut apprendre à reconnaître. Partagée entre désir et conscience, entre inspiration prophétique et réalisme critique, ainsi va se jouer jusqu'à la Seconde Guerre mondiale l'histoire tourmentée du surréalisme.
Le désir, voilà le " seul acte de foi du surréalisme ", ainsi que l'avoue Breton en 1934 dans Qu'est-ce que le surréalisme ? Or, répondant en 1932 à l'"Enquête sur le désir" des surréalistes yougoslaves, Breton liait déjà, contre la tradition philosophique la mieux partagée, les destinées de la connaissance à celle du désir : "C'est par ses désirs et ses exigences les plus directes que tend à s'exercer chez l'homme la faculté de connaissance." Et l'on retrouverait dans les déclarations surréalistes cette mise en lumière nietzschéenne des sources pulsionnelles de la connaissance sur quoi s'est édifiée l'ère, si durable, du soupçon. Mais les surréalistes, que le désir tourmente autant qu'il interroge, furent moins, il ne faut jamais l'oublier, des généalogistes du savoir que des artistes animés par le souci de la vérité pratique. La connaissance devait avant tout réaliser le désir, et leur position à l'égard de l'institution psychiatrique y puisa son caractère délibérément subversif. Toute l'histoire du surréalisme, de la Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous, de 1925, à la célébration du cinquantenaire de l'hystérie, en 1928, et à la mise en place de la " paranoïa-critique " de Dalí à partir de 1929, est engagée dans la défense de l'aliéné et l'exaltation des vertus cognitives du délire. De sorte que l'identification du désir et de la connaissance finit par se calquer sur celui de l'état normal et de la folie. C'est encore en 1928 que paraît Nadja , récit qui constitue le prolongement autobiographique et poétique des positions de Breton.
Cette irruption du désir dans le lieu même de la connaissance trouvera sans doute sa forme la plus accomplie dans L'Immaculée Conception que publient ensemble Breton et Eluard en 1930. Étonnante suite de poèmes en prose dont les auteurs se livrent à des "essais de simulation" d'états démentiels, de la débilité mentale à la démence précoce. Deux poètes s'y livrent sur eux-mêmes à une expérimentation de la fragilité des critères de normalité. Observations dont Dalí, à la même époque, fixera le protocole dans sa célèbre "paranoïa-critique" qui permet une interprétation de l'œuvre d'art (celle de l'Angelus de Millet par exemple) très éloignée de l'enquête freudienne.
C'est en effet sur un malentendu historique que s'est édifiée la célébration surréaliste des découvertes de Freud. L'intérêt distant dont fit montre Freud à l'égard des surréalistes (Breton lui avait rendu visite à Vienne en 1921) situe l'opposition des projets. L'un et l'autre reconnaissaient l'importance du désir, mais le premier visait sa sublimation, et les seconds sa réalisation. C'est par une confusion de la parole troublée et de la parole élucidante que Breton pouvait confondre Freud avec Sade dans une même aspiration libératrice.
Car le désir est par essence révolutionnaire. "La vraie révolution, pour les surréalistes, c'est la victoire du désir", constatait jadis Maurice Nadeau. Et son histoire est aussi celle de son errance, de ses difficultés à trouver son objet. Issus du projet de "changer la vie", les surréalistes ne pouvaient que rencontrer un jour la réalité politique. L'histoire du surréalisme trouve là son moment de haute turbulence. En retracer les épisodes marquants, c'est le débarrasser des positions dogmatiques qu'on est trop souvent tenté de lui prêter. 1930 est en effet l'année, paradoxale, de L'Immaculée Conception autant que du premier numéro d'une nouvelle revue succédant à la Révolution surréaliste : Le Surréalisme au service de la révolution , qui manifeste, par cette modification de l'ancien titre, l'évolution du groupe vers une position politique affirmée. Mais de quel groupe s'agit-il encore, qui réunit les explorateurs des terres vierges du surréalisme que sont Breton, Eluard, Crevel, Péret que sont venus rejoindre Dalí, Buñuel, Georges Hugnet, René Char, André Thirion, et un Pierre Naville acquis depuis 1926 à la cause communiste, ou un Aragon et un Georges Sadoul qui font en U.R.S.S. un voyage aux conséquences profondes ? Pour saisir la force, mais aussi les limites de la capacité d'intégration du surréalisme, il faut revenir à cette année 1924 où La Révolution surréaliste , dès son premier numéro, commence par justifier ainsi son titre : "Il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l'homme." Mais la révolution est encore une idée pour Breton qui réfléchit sur le "droit de grève" à accorder aux intellectuels, comme pour Eluard qui oppose la valeur transcendante de la révolution au pragmatisme révolutionnaire, ou pour Aragon qui avoue dans Un cadavre - pamphlet collectif contre Anatole France qui vient de mourir - son "peu de goût" pour le régime bolchevique. "Nous avons accolé le mot de surréalisme au mot de révolution uniquement pour montrer le caractère désintéressé, détaché et même tout à fait désespéré de cette révolution", peut-on lire dans un tract de janvier 1925. S'ils ne peuvent se résoudre au choix, les surréalistes, que la question de l'engagement agite de plus en plus, se sentent unis par un "certain état de fureur". Celui qui les pousse à se livrer au scandale lors du banquet d'hommage à Saint-Pol-Roux en juillet 1925, ou dans la "Lettre ouverte à Paul Claudel, ambassadeur de France".
Ce désir erratique, le spectacle de plus en plus intolérable des injustices sociales et des menées impérialistes, va pourtant lui offrir un objet où fixer sa fureur. Un accord avec le groupe de la revue communiste Clarté - le seul à mener une action idéologiquement efficace contre la guerre du Maroc (1924-1926) - se réalisera en mars 1926, qui concrétisera le début de ce que Breton appela la "période raisonnante du surréalisme".
Mais l'adhésion aux principes du matérialisme dialectique, si elle pouvait répondre à l'ontologie historique des surréalistes, exigeait d'eux qu'ils donnent priorité à l'abolition des conditions bourgeoises de la vie matérielle sur cette liberté de l'esprit qu'ils allaient parfois chercher jusqu'en Orient, écrivant, à l'image d'Artaud, leur Adresse au Dalaï-Lama. Concrètement, le "service de la révolution", c'est celui du prolétariat. "Que peuvent faire les surréalistes ?", demande dans La Révolution et les intellectuels Pierre Naville qui va devenir codirecteur de Clarté et qui est convaincu désormais de leur inefficacité pratique. Le consensus qui se reformait toujours autour de la critique de l'individualisme, de la vanité de l'activité littéraire et de la nécessité d'une action collective se brisait sur ce point. Les déclarations de Naville, en stigmatisant la "vanité des querelles de l'intelligence", vont agiter le groupe, au point d'inquiéter Breton qui, en septembre 1926, tentera dans Légitime Défense d'exorciser le risque de désunion. Il y réaffirme son adhésion de principe au programme communiste, mais en l'envisageant comme un "programme minimum". L'adhésion au Parti communiste de Breton, d'Aragon, d'Eluard, de Péret et d'Unik en administrera la preuve. Acte symbolique dont le Parti communiste ne sera pas dupe, même si les Cinq rendent publique l'exclusion d'Artaud et de Soupault, qui refusent la nouvelle orientation mais sont officiellement rejetés pour fait d'activité littéraire. Car une rigueur semblable à celle des partis révolutionnaires s'empare du groupe fidèle à Breton. Les procès d'individualités que celui-ci veut instruire (ceux de Baron, de Leiris, de Limbour, de Prévert, de Queneau, ainsi que de Desnos accusé d'activités journalistiques moralement suicidaires) finiront par susciter des réactions de révolte (Un cadavre par exemple, pamphlet publié en janvier 1930 sur le modèle de celui qui vise Anatole France, mais dirigé cette fois contre Breton par quelques-uns des exclus récents) et des prises de conscience que l'échec de la réunion de la "rue du Château" (provoquée par Breton, Aragon et Queneau pour enquêter sur les possibilités d'une action commune avec les groupes révolutionnaires) précipite. Des clivages nouveaux s'accusent, où s'expriment toutes les nuances de la sensibilité surréaliste, de l'idéalisme mystique du Grand Jeu de R. Daumal, de R. Gilbert-Lecomte et de R. Vailland (rupture des relations en 1929) au "bas matérialisme" de Georges Bataille qui, à travers la revue Documents , va prendre en 1929 l'offensive contre le "surréalisme idéaliste" ; à ceux encore qui, comme Aragon et Sadoul, reviennent d'un voyage en U.R.S.S. (participation au IIe Congrès international des écrivains révolutionnaires de Karkhov, en octobre 1931) convertis au communisme. Pour preuve de son ralliement, Aragon compose le poème "Front rouge" qu'il publie dans Littérature de la révolution mondiale , revue éditée à Moscou. Malgré la défense que Breton décidera de lui apporter lors de son inculpation (pour appel à l'assassinat des dirigeants du régime), Aragon finira par rompre, en 1932, avec le groupe qu'il avait contribué à fonder, s'alignant sur les positions les plus étroites du Parti communiste (le rejet du freudisme et du trotskisme notamment). On est loin des positions d'un Naville proclamant sept ans plus tôt l'engagement communiste au nom même du surréalisme. Mais la situation historique a changé. L'U.R.S.S. n'est plus une précaire expérience révolutionnaire, et la répression du pouvoir se fait en France plus ouverte (interdiction de quitter la France pour Eluard, et même emprisonnement pour Sadoul, par exemple). Les conflits se durcissent, à droite comme à gauche. Breton, Eluard et Crevel seront exclus du Parti communiste en 1933. En 1935, Breton sera interdit de parole au Congrès des écrivains pour la défense de la culture.
En dénonçant les compromissions du Front populaire dont ils prophétisent la faillite, les surréalistes continueront cependant d'affirmer leur projet révolutionnaire en se ralliant, en 1935 encore, au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, en se rapprochant de Bataille et en fondant les cahiers de Contre-attaque qui prônent le recours à l'action immédiate. C'est avec Position politique du surréalisme, publié cette même année, que Breton confirme son opposition à Staline autant que sa capacité de "refus". La dénonciation des procès de Moscou en 1937, le resserrement des liens avec Trotski que Breton rencontrera, exilé, au Mexique pendant l'été de 1938 soulignent une indépendance que viendra appuyer la part prise dans la fondation de la Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant et dans la rédaction du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant, en collaboration avec Trotski et le peintre Ribera.
L'indépendance du surréalisme, c'est, malgré lui, dans des œuvres et des réalisations personnelles qu'elle se réalise en ces années troublées. Loin d'être le reflet idéologique de rapports de production, l'art reste le lieu d'élection des réalisations les plus immédiates du désir. Breton s'élèvera contre un art de propagande pour "défendre la culture", et cette "faculté individuelle qui fait passer une lueur dans la grande ignorance, dans la grande obscurité collective" (Position politique du surréalisme). Breton, dont le rôle est plus que jamais - et c'est ce qui fit son autorité - de concilier les pôles antagonistes de son mouvement, cherche en fait à réaliser dans l'histoire même du surréalisme ce "point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement". Déclaration sur quoi se fondait le Second Manifeste surréaliste, et dont l'objet, en 1929, était déjà de reformer l'unité compromise du groupe. Dépassement dialectique des oeuvres individuelles dans une universalisation de leur propos où il faut voir la réussite majeure du surréalisme comme mouvement artistique, certes, mais dont l'audience internationale va grandissant.
Car le surréalisme tend non seulement vers les formes les plus universelles, mais aussi vers les plus rigoureuses : vers ce Style dont Aragon écrivit le Traité en 1928. Qui s'interroge aujourd'hui sur l'exceptionnelle qualité des oeuvres qu'il a fécondées doit en revenir à ce texte, l'un des classiques du mouvement, où Aragon assigne les plus strictes limites à l'expression anarchique : balisage de l'écriture automatique, condamnation de la gratuité de la pensée, de l'idolâtrie de Rimbaud, du goût du suicide et de la vaticination sans but ni raison. Ce n'est qu'à ce prix que le mouvement va imposer sa vision du monde, et jusqu'à son vocabulaire : c'est en 1938 que Breton et Eluard rédigeront un Dictionnaire abrégé du surréalisme pour servir de préface à l'Exposition internationale du surréalisme, la première qui s'ouvre à Paris, galerie des Beaux-Arts. Bientôt, les expositions fleuriront hors de France, dans les pays où le surréalisme a fait école : en Belgique, en Tchécoslovaquie, en Suisse, en Angleterre et jusqu'au Japon.
Mais le surréalisme qui triomphe après 1930 est en même temps dépossédé de son organe. Aucune revue ne succède au dernier numéro du Surréalisme au service de la révolution, en mai 1933. Minotaure, édité par Skira et d'abord dirigé par Tériade, sera la dernière revue d'avant guerre où les surréalistes s'exprimeront régulièrement. Mais l'âge de la recherche ascétique est loin avec cette livraison d'art luxueusement illustrée où s'exprime, à travers des Enquêtes , un sens du merveilleux ("Pourriez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ?") que l'approche de nouveaux troubles mondiaux va enrichir d'un surcroît d'inquiétude.
L'âge métaphysique (1939-1950)
L'inquiétude, c'est-à-dire la mise en question de ce monde, et le refus de chercher hors de lui le salut restent au coeur de l'aventure surréaliste, autant que la recherche d'un sens caché, d'une vision renouvelée de l'ordre du monde. Si l'exercice du langage n'a jamais cessé de préoccuper les surréalistes quelle que fût la nature de leurs engagements, c'est parce qu'ils ont tôt compris qu'il détenait autant le pouvoir de dénoncer l'absurdité du monde - ainsi l'utilisera Dada - que de redonner sens à ce qui est reçu comme contingent, notre monde le plus quotidien. Si l'écriture automatique offrit d'emblée l'espoir de découvrir une logique plus profonde - et poétique en cela - dans le désordre apparent du discours spontané, la notion plus tardive de "hasard objectif" allait jouer un rôle majeur dans la compréhension des signes que suscite notre présence au monde.
En 1937, lorsqu'il apparaît au creuset de L'Amour fou de Breton, ce souci de rendre objectif le hasard se présente comme la réponse - qu'il faut bien qualifier de métaphysique - à l'irrationalité des conduites humaines. L'échec des tentatives de transformation de l'homme (l'homme socialiste d'Union soviétique n'a pas changé), le retour de la sauvagerie sous ses formes totalitaires, la préparation d'une guerre que l'on pressent inévitable poussent les surréalistes vers des positions progressivement plus spéculatives. La Première Guerre mondiale avait libéré leur pouvoir critique ; la Seconde va accuser en eux un désir de résoudre les contradictions de l'homme et du monde sur un plan bien plus archaïque que celui des conflits sociaux. Souci de renouer avec un fonds commun de l'humanité que rend plus aiguë la montée des nationalismes. "L'art n'a pas plus de patrie que les travailleurs", peut-on lire dans le premier numéro de Clé, en 1938, l'éphémère organe français de la Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant. Quand survient l'entrée en guerre, la mobilisation et la dispersion du groupe, Breton va mettre sous presse son Anthologie de l'humour noir que le régime de Vichy censurera parce qu'il incarne "la négation de l'esprit de révolution nationale". Situé entre "l'humour objectif" de Hegel et le "quelque chose de sublime et d'élevé" de Freud, l'humour noir n'était rien d'autre que la tentative de rendre sa souveraineté à l'homme dépossédé de son unité.
Les Prolégomènes à un troisième manifeste surréaliste ou non que Breton composera en 1942 à New York, où il a décidé de s'installer, sont traversés par cette inquiétude qui tranche avec la spéculation hardie du premier, autant qu'avec les mises au point résolues du second. Car, ce qui frappe ici, c'est l'appel à une prise de conscience, le retour à la condition d'homme sous la condition sociale, à son "extrême précarité". De plus, la dénonciation ne se limite pas à l'exploitation de l'homme par l'homme, mais s'étend à "l'exploitation de l'homme par le prétendu Dieu d'absurde et provocante mémoire". Tout l'espoir de Breton va désormais se fortifier d'un engagement décidé "sur les voies de la révolution intérieure" qu'il pense rencontrer chez un alchimiste comme Nicolas Flamel ou un mystique comme Eckhart.
Réconcilier l'homme avec la nature, le microcosme et le macrocosme, retrouver l'universelle analogie chère à Baudelaire, sans dédaigner le message de l'hermétisme et de l'ésotérisme, telle sera l'occupation majeure, dans l'immédiat après-guerre, de ceux qui dans le groupe reconstitué suivront l'orientation choisie par Breton dans l'Ode à Charles Fourier (1945), Signe ascendant (1947), et surtout Arcane 17. Cette dernière œuvre, qui engage dès 1945 le mouvement sur le "chemin de la gnose", développe un hymne à la femme, figure unitive des deux mondes, matériel et spirituel, Nadja initiée aux échanges de la vie et du rêve que décrivaient déjà, en 1932, Les Vases communicants . Car il ne faut pas se laisser abuser par cette prédilection du surréalisme d'après guerre pour les sciences occultes (qui aboutira à la publication en 1957, par Breton et Gérard Legrand, d'une vaste enquête sur l'Art magique). Le "surréalisme en ses œuvres vives" que défendra Breton en 1953 est bien là, qui n'a pas renoncé à son acte de foi immanentiste, même si certains le quittent, qui refusent de signer Rupture inaugurale, le manifeste qui consacre, en 1947, le renouveau du groupe et son éloignement de la politique communiste. Nulle fuite ici dans quelque transcendance suspecte, mais la tentative inlassablement reprise d'unifier la dialectique et l'analogie symbolique, de légitimer " et d'" accomplir " l'une par l'autre (Gérard Legrand). " L'occultation profonde, véritable, du surréalisme" demandée par le Second Manifeste s'accomplissait ici, dans l'approche du message ésotérique et son intériorisation.
Mort et réalisation du surréalisme (1945-1969)
Déjà exposé avant guerre aux fruits suspects d'une semaison en tous lieux, le surréalisme ne risquait-il pas de s'éteindre dans la dispersion, autrement plus dramatique, de la guerre ? Tandis qu'en France le groupe de La Main à plume (Maurice Blanchard, Noël Arnaud, Christian Dotremont, Gérard de Sède, Boris Rybak...) continue de faire entendre la voix libératrice de la poésie surréaliste, Breton, aux États-Unis, ne reste pas inactif. Il organise en 1942, avec son vieil ami Marcel Duchamp, une exposition internationale et fonde la même année la revue VVV autour de laquelle se maintient l'esprit du surréalisme. Aussi bien son retour en France, au printemps de 1946, est-il salué comme la chance d'un ressourcement. Peu de noms anciens pourtant autour de Breton pour faire face aux attaques dont le mouvement est à nouveau la cible de la part de Tzara, de Sartre surtout qui l'accuse d'inanité dans Situations II. Benjamin Péret pourtant reste fidèle à Breton et, depuis Mexico où il s'est réfugié, s'élève en février 1945, dans Le Déshonneur des poètes, contre les "litanies nationalistes et publicitaires" d'un Aragon et d'un Eluard dont l'absence au sein du mouvement ne sera d'ailleurs jamais compensé. Mais de nouveaux venus annoncent un renouvellement de ses forces : Julien Gracq, André Pieyre de Mandiargues, Jean-Pierre Duprey, Malcolm de Chazal, Joyce Mansour, Yves Bonnefoy..., voyageurs d'un Troisième Convoi (titre d'une éphémère revue fondée en octobre 1945) qui, succédant à ceux de l'époque héroïque et raisonnante, suivent la voie d'une stylisation onirique. Mais la dimension historique et culturelle du surréalisme l'emporte désormais sur l'esprit militant. Signe des temps, l'activité du mouvement s'exprime moins par la voie féconde mais discrète des revues (elles se succèdent pourtant : La Révolution, la Nuit ; Médium ; Le Surréalisme, même ; Bief ; La Brèche ; L'Archibras ) que par des expositions conçues autour d'un thème et mises en scène comme un spectacle total (exposition internationale de 1947 à la galerie Maeght, de 1957 chez Daniel Cordier sur le thème de l'érotisme, de 1965 à la galerie L'oeil et sous l'invocation de Fourier). Prédominance des arts visuels qui se manifeste aussi bien dans la réédition, en 1965, du Surréalisme et la peinture de Breton augmenté de nombreuses découvertes que dans la participation de celui-ci à la fondation de la Compagnie de l'Art brut dirigée par Dubuffet, en 1951, ou par la création de la revue L'Âge du cinéma, la même année.
Autre signe des temps, l'évolution des positions politiques. Toujours aussi attentifs aux manifestations de l'oppression, d'où qu'elle vienne - protestation en 1956 contre l'intervention soviétique à Budapest, soutien par Breton de la Déclaration des 121 sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie en 1960 -, les surréalistes s'égareront un temps (en 1949) aux côtés de Garry Davis, fondateur d'un Mouvement des citoyens du monde, comme ils saisiront l'occasion d'une polémique avec les Chrétiens d'aujourd'hui pour réaffirmer, en 1948, leurs positions fondamentalement antireligieuses.
La mort d'André Breton, le 28 septembre 1966, précipite la fin d'un mouvement dont Jean Schuster signera dans Le Monde du 4 octobre 1969 l'acte de décès en ces termes : "Le numéro 7 de L'Archibras est la dernière manifestation du surréalisme, en tant que mouvement organisé en France." Mort de s'être pleinement réalisé, comme la philosophie selon Marx, dans les transformations qu'il a permises ; rêve à l'action aujourd'hui réconcilié moins dans les dimanches de l'histoire que dans la prose du quotidien. Une "philosophie" selon Ferdinand Alquié, un " fantôme partout présent " selon Maurice Blanchot, un "mythe nouveau" selon Breton lui-même, c'est-à-dire la fin d'une histoire.
2. Pour une philosophie du surréalisme
D'un bout à l'autre de son existence, le surréalisme fut inspiré et dominé par André Breton. C'est à partir de ses textes théoriques qu'a pu s'élaborer une doctrine dont les critères, il convient de le préciser, ne furent pas seulement esthétiques. En effet, le surréalisme a mis en jeu une conception générale de l'homme, considéré en lui-même et dans son rapport avec le monde et la société : il a débordé largement le plan de l'art, et s'est défini sans cesse par des prises de position politiques et morales. On peut même remarquer que presque toutes les exclusions prononcées ont été motivées non par des divergences esthétiques, ou, comme on l'a prétendu, par des questions de personnes, mais par des considérations relatives à la conduite et à l'éthique. Considérant les querelles passées, Breton a écrit, en 1946, dans son Avertissement pour la réédition du second manifeste : "Les questions de personnes n'ont été agitées par nous qu'a posteriori et n'ont été portées en public que dans les cas où pouvaient passer pour transgressés d'une manière flagrante et intéressant l'histoire de notre mouvement les principes fondamentaux sur lesquels notre entente avait été établie. Il y allait et il y va encore du maintien d'une plate-forme assez mobile pour faire face aux aspects changeants du problème de la vie, en même temps qu'assez stable pour attester la non-rupture d'un certain nombre d'engagements mutuels - et publics - contractés à l'époque de notre jeunesse." On ne peut que rendre hommage à la justesse de cette analyse.
La liberté de l'esprit
Phénomène collectif, le surréalisme est né d'un certain nombre de rencontres (en ses débuts, rencontre de Breton et d'Aragon, Soupault, Eluard, Ernst, Péret, Baron, Crevel, Desnos, Morise...). Mais elles n'ont eu de sens que parce qu'elles réunissaient des hommes qu'agitaient les mêmes problèmes, qu'animait une même fureur contre l'ordre établi, qu'habitait un même espoir. Il conviendrait aussi de parler de rencontre en ce qui concerne le rapport du groupe français et des groupes étrangers, qui ont spontanément retrouvé des préoccupations semblables ; ainsi, en Belgique, celui qui comprenait Paul Nougé, Mesens, René Magritte.
Il est malaisé, en étudiant les premiers textes surréalistes, de dégager, des états essentiellement émotionnels qu'ils expriment, une doctrine précise. Pourtant, on peut remarquer qu'une préoccupation commune se traduit en tous ces écrits : celle d'assurer à l'esprit une totale liberté.
Cette liberté, la guerre de 1914-1918, en dehors même des malheurs qu'elle avait entraînés, semblait l'avoir gravement mise en péril. Il s'agissait donc, avant tout, de s'interroger sur les conditions de son exercice. Tel fut le premier souci des surréalistes, et il est particulièrement remarquable que leur réflexion, trouvant son origine dans une réaction contre la guerre, où Breton ne voulait voir qu'un "cloaque de sang, de sottise et de boue", n'ait cependant pas porté sur la guerre elle-même. Ce qui, dès le départ, a intéressé les surréalistes, c'est plutôt de savoir comment l'esprit peut ne pas se laisser contaminer par de tels événements. Et leurs premières admirations semblent avoir été déterminées par cette préoccupation. En Jacques Vaché, on apprécie avant tout l'homme qui, grâce à l'humour, a pu se maintenir indemne. Chez Apollinaire, qui, pourtant, a chanté la guerre, on s'émerveille de voir l'esprit échapper à l'horreur par la poésie. Lorsque, beaucoup plus tard, dans La Clé des champs, Breton écrira que la beauté demeure "le grand refuge", il retrouvera cette pensée, et cette inspiration.
Humour et poésie seront toujours considérés par les surréalistes comme les moyens par lesquels l'esprit affirme son indépendance, se libère du déterminisme dont, d'autre part, la vie quotidienne accepte le poids. La folie elle-même semble pouvoir être utilisée en ce sens, contribuer à assurer le triomphe du principe de plaisir sur le principe de réalité. Breton signale l'influence qu'eut sur le développement de sa pensée un malade mental, rencontré au centre psychiatrique de Saint-Dizier, et qui tenait la guerre pour un simulacre, estimant que les blessures étaient seulement apparentes, etc. Dans les propos de ce malade il puisa l'idée première de son Introduction au discours sur le peu de réalité. Plus généralement, on peut y voir la source de son goût pour la philosophie idéaliste, qu'elle soit berkeleyenne ou fichtéenne, et l'origine de la notion même de surréalité.
L'espoir, la révolte et la révolution
Libérer l'esprit, c'est, d'abord, s'opposer à ce qui le détermine. On trouve donc, dans le surréalisme, un aspect de révolte et de négation. On a parlé, en ce sens, de nihilisme, de satanisme. Et il faut convenir que les surréalistes ont souvent semblé s'opposer à tout ordre : ils injurient Dieu, rejettent l'idée de patrie, font parfois l'éloge du crime, d'où le scandale que, souvent, ils ont provoqué. "Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons, rappelle le Second Manifeste, pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion." Il importe pourtant de ne pas oublier, devant les innombrables défis des surréalistes, l'espoir positif qui en est la source. Le surréalisme n'est pas un pessimisme. Il est tout entier dominé par l'attente de ce que Rimbaud appelait "la vraie vie". Celle-ci "est absente". Il faut la retrouver.
Le surréalisme est riche en éléments "noirs". Ici se fait sentir l'influence de Sade, de Lautréamont et de maint auteur romantique. D'autre part, des sentiments de haine, de culpabilité subconsciente et de peur (Michel Leiris a insisté sur la présence en lui de ce dernier sentiment) sont inhérents à toute révolte. Mais les désirs qui inspirent le surréalisme demeurent positifs : ils engendrent l'espérance d'exister et d'aimer, l'émotion devant la bouleversante beauté, l'attente de signes donnant un sens à notre existence. Il est tout à fait caractéristique de voir, dès 1913, un poème mallarméen de Breton, dédié à Paul Valéry, interrompu par l'interrogation : "De qui tiens-tu l'espoir ? D'où ta foi dans la vie ?" Cette question ne cessera d'être la sienne et celle de tous les surréalistes demandant, par exemple, en une enquête fameuse : "Quelle sorte d'espoir mettez-vous dans l'amour ?"
La volonté de négation explique l'adhésion momentanée, en 1919, de plusieurs futurs surréalistes au mouvement dada, où ils rejoignirent Tristan Tzara. La positivité de l'inspiration et du projet explique leur rupture, deux ans plus tard, avec ce mouvement. Et, en 1924, le Manifeste du surréalisme s'ouvre par un appel à l'enfance ; oppose, à la décevante vie réelle, la "croyance", c'est-à-dire la confiance, vitale et innée, qui ne saurait mourir ; voit en l'homme un "rêveur définitif", dont, par la suite, l'imagination sera tenue pour force de réalisation et moyen de salut. Les textes de Poisson soluble, où domine une sorte de ravissement érotique, nous introduisent eux-mêmes en un climat fort différent de celui du négativisme dada.
Mais rêver n'est pas faire, et l'on ne peut, si l'on veut changer la vie, se contenter d'imaginer. Le premier mouvement des surréalistes fut de se désengager, d'abandonner un réel dont la guerre avait, en une expérience particulièrement significative, manifesté le scandale. Le second mouvement fut, au contraire, d'engagement. À l'idée de pure révolte se substitua alors le souci de la révolution.
Les rapports des surréalistes avec le Parti communiste furent un instant d'adhésion, puis de farouche hostilité. Mais les oscillations, les hésitations apparentes ne sont alors que le signe d'une tension intérieure, et irréductible. "Transformer le monde, a dit Marx, changer la vie, a dit Rimbaud, ces deux mots d'ordre pour nous n'en sont qu'un." Cette phrase de Breton résume le débat : il s'agissait pour les surréalistes d'affirmer, envers et contre tous, l'unité de deux impératifs fort différents. Il était impossible de le faire sans donner le pas à l'un ou à l'autre.
Adhérer au Parti communiste, travailler à la transformation de la société, c'était, les surréalistes s'en aperçurent vite, renoncer aux recherches proprement intérieures et au progrès individuel de l'esprit. Se consacrer à ces recherches, à ces progrès, c'était, au contraire, négliger l'activité proprement révolutionnaire. Entre ces deux tâches, les surréalistes ne parvinrent pas toujours à choisir nettement. Jamais, en tout cas, ils ne consentirent à abandonner leurs valeurs propres, à justifier les moyens par la fin, à louer, en peinture, le réalisme socialiste", à accepter, sur le plan moral, les verdicts de Moscou. Ce fut, pour eux, l'occasion de nouveaux et douloureux déchirements. Mais ce fut l'occasion d'affirmer qu'ils entendaient ne renoncer à rien de ce qui constitue l'espoir des hommes.
En réalité, le marxisme semble peu compatible avec le surréalisme. Aux yeux de Marx, le rapport fondamental de l'homme et de la nature est le travail. Pour Breton, ce rapport est fait de ravissement et d'amour. Selon Marx, l'esprit ne pourra se libérer que lorsque sera réalisée la société sans classes. Dès le Manifeste de 1924, Breton prend acte de la liberté intellectuelle qui nous est laissée : il estime que, dès maintenant, l'esprit peut, grâce à l'imagination, briser la plupart de ses chaînes, et entrevoir ce point sublime où toutes les contradictions seraient résolues. Il est donc permis de considérer, sans pour cela mettre en doute la sincérité et la volonté révolutionnaire des surréalistes, que les principes de la pensée marxiste et ceux de la pensée surréaliste diffèrent et s'opposent. Cette divergence a conduit Breton à se référer, plus encore qu'à Marx, à des penseurs soucieux de ne rien sacrifier de l'homme : son Ode à Charles Fourier en témoigne.
Le surréalisme dans les arts plastiques
Le surréalisme prolonge une tradition picturale où la rêverie, le fantastique, le symbolique, l'allégorique, le merveilleux, les mythes ont une part importante, éléments que l'on trouve dans les œuvres de Bosch, d'Arcimboldo, dans les anamorphoses, les grotesques, les préraphaélites anglais, dans les illustrations de William Blake et dans les tableaux de Gustave Moreau, des nabis, du Douanier Rousseau, d'Odilon Redon ou de Gustav Klimt. L'onirique, le choc visuel produit par la juxtaposition d'images ou d'objets incongrus, mais toujours agencés dans une oeuvre signifiante, sont l'un des fondements de la poétique surréaliste.
Les contemporains admirés par les surréalistes furent le peintre italien Giorgio de Chirico, les artistes français Marcel Duchamp et Francis Picabia, le peintre espagnol Pablo Picasso, bien qu'aucun d'eux ne fût jamais officiellement membre du groupe surréaliste. À partir de 1924, l'artiste allemand Max Ernst, le peintre français Jean Arp ainsi que le peintre et photographe Man Ray adhérèrent au mouvement. Ils furent rejoints par le peintre français André Masson et le peintre espagnol Joan Miró. Parmi les derniers adhérents du groupe figurent Yves Tanguy, le peintre belge René Magritte, l'artiste suisse Alberto Giacometti, ainsi que le peintre espagnol Salvador Dalí qui rejoignit le mouvement surréaliste en 1930.
Si elle emprunte parfois au cubisme ou à Dada, la peinture surréaliste innove toutefois en recourant à de nouveaux matériaux et à des techniques inédites. La plus connue et la plus pratiquée, en groupe, fut celle du "!cadavre exquis!" qui consistait à prendre une feuille de papier sur laquelle on dessinait, puis on pliait la feuille de telle sorte qu'on laissait apparaître seulement un bout du dessin, que le voisin continuait, lequel recommençait la même opération!; une fois le dessin déplié, on obtenait un montage d'images disparates formant une nouvelle image. L'automatisme de l'écriture sera repris par André Masson qui tenta de le retranscrire dans ses dessins, lorsqu'il peignit des lignes abstraites entre 1923 et 1924, ainsi que dans ses toiles au sable et à la colle. Ces expériences concernant l'automatisme inconscient seront également pratiquées par Max Ernst dans ses collages et frottages, ou encore par Miró dans ses toiles des années 1920.
Dalí, quant à lui, suit une méthode plus proche de la pensée psychanalytique lorsqu'il cherche à retranscrire ses phantasmes selon la méthode dite de "!la paranoïa critique!", laquelle se fonde sur une objectivation systématique des associations et des interprétations délirantes. La collaboration de Dalí avec Luis Buñuel pour la réalisation des films Un chien andalou (1928) et l'Âge d'or (1930) lança également le surréalisme dans l'art cinématographique. Les œuvres de Jean Arp, semi-figuratives semi-abstraites et souvent en bois peint, sont des œuvres biomorphiques situées entre le tableau et la sculpture!; dans ses Tableaux-poèmes abstraits des années 1920 et 1930, Miró traçait des formes qui semblaient être des adaptations des dessins exécutés par les enfants, y ajoutait des mots et des expressions, mêlant ainsi le verbal et le visuel. Enfin, les surréalistes créèrent des "!poèmes-objets!", où des objets étranges, souvent trouvés au marché aux Puces, étaient assemblés avec des textes poétiques ou découpés dans des journaux afin d'obtenir une beauté au premier abord fortuite mais qui se révélait être l'expression profonde du désir de son créateur.
Genèse de l'Art surréaliste
Le groupe des Surréalistes s’est formé à partir de l’esprit de révolte qui caractérise les avant-gardes européennes des années 20. Tout comme le mouvement Dada, auquel certains ont appartenu, ces poètes et ces artistes dénoncent l’arrogance rationaliste de la fin du 19e siècle mise en échec par la guerre. Constatant néanmoins l’incapacité du Dadaïsme à reconstruire des valeurs positives, les Surréalistes s’en détachent pour annoncer l’existence officielle de leur propre mouvement en 1924.
Dominé par la personnalité d’André Breton, le Surréalisme est d’abord d’essence littéraire. Son terrain d’essai est une expérimentation du langage exercé sans contrôle. Puis cet état d’esprit s’étend rapidement aux arts plastiques, à la photographie et au cinéma, non seulement grâce aux goûts de Breton, lui-même collectionneur et amateur d’art, mais aussi par l’adhésion d’artistes venus de toute l’Europe et des États-Unis pour s’installer à Paris, alors capitale mondiale des arts.
Les artistes surréalistes mettent en oeuvre la théorie de libération du désir en inventant des techniques visant à reproduire les mécanismes du rêve. S’inspirant de l’œuvre de Giorgio De Chirico, unanimement reconnue comme fondatrice de l’esthétique surréaliste, ils s’efforcent de réduire le rôle de la conscience et l’intervention de la volonté. Le frottage et le collage utilisés par Max Ernst, les dessins automatiques réalisés par André Masson, les rayographes de Man Ray, en sont les premiers exemples. Peu après, Miró, Magritte et Dali produisent des images oniriques en organisant la rencontre d’éléments disparates.
Leur première exposition collective a lieu à Paris en 1925. Puis le mouvement se diffuse à l’étranger pour atteindre une renommée internationale avec les expositions de 1936 à Londres et à New York, de 1937 à Tokyo, de 1938 à Paris, notoriété renforcée par l’immigration aux États-Unis de la majeure partie du groupe pendant la guerre. Le Surréalisme a ainsi profondément inspiré l’art américain : la pratique de l’automatisme est par exemple l’une des origines du travail de Jackson Pollock et de l’Action Painting, tandis que l’intérêt porté par les Surréalistes au thème de l’objet annonce le Pop Art.
Le Surréalisme est un mouvement qui se développe pendant plus de quarante ans, depuis les avant-gardes historiques du début du siècle jusqu’à l’émergence de nouveaux courants dans les années 60 : outre la peinture américaine et le Pop Art, l’art surréaliste a motivé l’apparition d’une seconde vague avant-gardiste en Europe dans les années 60, dont le Nouveau Réalisme est l’éminent représentant.