Dans une série d’ouvrages fameux,"La psychanalyse du feu" (1938), "L'eau et les rêves" (1942), "L' air et les songes" (1943), "La terre et les rêveries de la volonté" (1946), "La terre et les rêveries du repos" (1948), "La poétique de l' espace" et "La poétique de la rêverie", Bachelard a examiné dans toutes ses nuances la rêverie fondamentale sur les éléments, telle qu'elle accompagne toute vie consciente, telle surtout qu'elle s'exprime spontanément à travers l'oeuvre des poètes.
Bachelard aborde "l'axe de la subjectivité" autour duquel se groupent, dans la rêverie, les "valorisations primitives", antérieures aux concepts scientifiques et qui en demeurent indépendantes. Selon lui, il y a lieu "de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits". La psychanalyse de l' imaginaire qu'entreprend Bachelard, et c'est là sa découverte essentielle, ne peut être que matérialiste: elle ne peut être qu'une psychologie où les valeurs se groupent d'elles-mêmes autour des quatre éléments cosmiques, lesquels apparaissent comme les archétypes de la rêverie, de l' imagination créatrice.
C'est au feu, tel qu'il est conçu par l' inconscient, que Bachelard consacre sa première étude: "La psychanalyse du feu". Les diférentes attitudes spontanées sont définies sous forme de complexes: complexe de Prométhée, lequel illustre le respect, imposé par la société qui interdit à l' enfant d'approcher du feu; complexe d' Empédocle, qui oriente la rêverie vers la fusion avec la flamme destructive, symbole matériel de la vie et de la mort; complexe de Novalis sur l' origine du feu, sur le frottement eurythmique qui le produit. Ainsi apparaît le feu sexualisé, le feu, image d'activité sexuelle. Ce sont ces intuitions premières qui ont donné naissance à un faux problème scientifique qui a occupé jusqu'au XIXe siècle les savants, la chimie du feu. Examinant ensuite l' eau qui flambe, l' alcool et enfin le feu, symbole de pureté, d' épuration, le philosophe boucle son périple qui l'a conduit aux racines de cette idée première qui habite tous les hommes.
Avec "L' eau et les rêves", la méthode de Bachelard s'assouplit -il ne s'agit plus d'une psychanalyse, mais, comme l'indique le sous-titre d'un "Essai sur l' imagination de la matière" -, en même temps que son domaine s'élargit et que le philosophe se laisse davantage guider par les images des poètes, s'abandonne à sa propre rêverie. L'ouvrage suit une progression vers la profondeur, vers la substance. Commençant par les images qui "matérialisent mal" les eaux claires, brillantes, qui donnent naissance à des images fugitives et faciles, Bachelard aborde ensuite les eaux dormantes, en utilisant particulièrement les passages de l' oeuvre de Poe où revient le thème, chez lui obsessionnel, de l' eau lourde, de l' eau de mort, ce qui le conduit au fleuve des morts (complexe de Caron), au noyé qui flotte (complexe d' Ophélie). Dans les "eaux composées", Bachelard traite de l'équilibre des liqueurs, de l'eau qui brûle, de l' eau pénétrée par la nuit, de la terre imbibée d' eau. Remontant vers les archétypes symboliques, il montre l' eau, le liquide, comme nourissants, abreuvants et souligne leur caractère maternel, féminin. L'eau est aussi lustrale, moyen de purification; il existe "une morale de l' eau". Deux chapitres, consacrés à la "suprématie de l' eau douce" et à "l' eau violente", précèdent la conclusion qui évoque l' eau murmurante, l' eau qui parle.
"L' air et les songes, essai sur l' imagination du mouvement", s'attache à rassembler et à analyser des éléments épars du psychisme aérien, d'abord tel qu'il se manifeste dans les rêves de vol, point de départ de nombreuses croyances et d'innombrables développements poétiques. La "poétique des ailes" permet au philosophe d'atteindre le sens profond de l' apparition des créatures ailées dans la poésie -oiseau, âme, ange- et particulièrement chez Willam Blake. A ces chapitres dédiés au psychisme ascentionnel succède une étude sur la chute Imaginaire et sa signification morale. Dans un quatrième chapitre, Bachelard rend hommage aux travaux de Robert Desoille, lequel a tenté de soigner par le renforcement des valeurs verticalisantes: hauteurs, lumière et paix, des psychismes névrosés. C'est dans l'oeuvre de Nietzsche, qu'il analyse sous ce rapport avec une très grande finesse, que l'auteur trouve un des plus saisissants du psychisme ascentionnel (chap V): "le Ciel bleu", "les Constellations", "les Nuages", "la Nébuleuse". Grâce à l'image de "l' arbre aérien", on nous expose qu'"un être de la terre peut être rêvé en suivant les principes de la participation aérienne". Après une brêve étude sur "le vent" chez les poètes, le livre se termine sur des pages intitulées "La déclamation muette", qui "montrent l' animation que reçoit l'être quand il se soumet corps et âme aux dominantes de l' imagination aérienne", et sur deux conclusions, l'une sur l' imagination littéraire considérée comme une activité naturelle, la seconde sur le profit qu'aurait une philosophie du mouvement à se mettre à l'école des poètes.
Les deux derniers volumes de la série groupent les images et les rêveries terrestres, selon que l' imagination se fait active, extravertie dans "La terre et les rêveries de la volonté" ou introvertie, involutive, intimiste dans "La terre et les rêveries du repos". Le premier volume s'ouvre sur l'opposition du dur et du mou: "La dialectique de l' énergétisme imaginaire, du monde résistant", qui engendre quatre chapitres, deux consacrés aux matières dures, à leur travail et aux images qu'elles suscitent: "La volonté incisive et les matières dures. Le caractère agressif des outils" et "les métaphores de la dureté"; deux aux matières molles qu'on peut pétrir: "la pâte" qui en est l'exemple optimum, la boue et ses implications symboliques et morales. Un sixième chapitre rassemble ces deux pôles opposés: "le lyrisme dynamique du forgeron", lequel travaille le dur devenu momentanément mou. La deuxième partie du livre des images terrestres vis-à-vis desquelles l'être garde ses distances: "le rocher", quand il ne se livre pas à la "rêverie pétrifiante" qui fige et durcit, quand il ne découvre pas dans le métal, dans le minerai, une vie propre, celle que l' alchimie projetait d'utiliser. Les cristaux ouvrent une correspondance avec le ciel: ce sont des étoiles terrestres, des cristaux de neige enfouis; la perle est goutte de rosée; le summum de la valorisation est atteint par la pierre précieuse, véritable monstruosité psychologique". Un dernier chapitre sur la "psychologie de la pesanteur" s'insère entre le thème du vol et celui de la chute: il est consacré au redressement, à la lutte de l'homme contre la pesanteur.
"La terre et les rêveries du repos" forme un "essai sur les images de l' intimité". "Les rêveries de l' intimité matérielle" exposent comment l' imagination s'efforce de parvenir à l'intérieur des choses, au fond des choses conçu comme le terme de son activité. Dans "l' intimité" querellée, le philosophe étudie les images qui, sous la surface paisible, évoquent la matière agitée. "L' imagination de la qualité" introduit dans les objets la tonalisation du sujet imaginant. Ce sont les grandes images du refuge: la maison, le ventre, la grotte qui forment la matière des trois chapitres de la seconde partie, "la maison natale et la maison onirique", le complexe de Jonas, "la grotte"; Bachelard y démontre que le diagnostic psychanalytique qui rassemble ces rêveries sous l'étiquette de la tendance inconsciente du retour à la mère ne peut expliquer la diversité de ces trois itinéraires de retour, leur coloration différente. De la grotte, image matérielle du repos, se distingue "le labyrinthe", objet de rêverie active, troublée, tortueuse. Trois brefs chapitres closent l'ouvrage: "Exemples de ce que pourrait être une encyclopédie des images", ils vont du "serpent", "labyrinthe animal", et de "la racine", "labyrinthe végétal", au "vin et à la vigne des alchimistes", rêverie active et concrète.
Abondants en pages savoureuses, en découvertes multiples, en aperçus ingénieux, ces ouvrages forment une somme des fondements subconscients de la vie de l' esprit. Ils établissent le rôle décisif, exhumé par un véritable philosophe des profondeurs, des intuitions sensorielles spontanées dans toutes les activités intellectuelles et spirituelles. Non seulement ils ouvrent à la psychanalyse, loin de la spéculation abstraite et des classifications discutables, un ample et solide domaine, mais ils redonnent leur pleine valeur à l'activité littéraire et singulièrement poétique en tant que découverte du monde et du soi.