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Vauvenargues. Introduction à la connaissance de l' esprit humain. ; 1746.

Réflexions et Maximes. Essais moraux de Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues (1715-1747), publiés à Paris chez Antoine-Claude Briasson en 1746; réédition revue et corrigée en 1747.

 

Où le ranger? Philosophe de la volonté de puissance, précurseur de Nietzsche? Moraliste préromantique annonçant Rousseau? On retient en général son opposition aux moralistes classiques, ses attaques contre La Rochefoucauld, par exemple, qui ne voit qu'égoïsme dans les affaires humaines; contre les jansénistes, Pascal en tête, qui n'ont de cesse d'insister sur la vanité du monde et sur la nécessité pour l'homme de s'en détacher. Pour Vauvenargues, en effet, «la morale austère anéantit la vigueur de l'esprit, comme les enfants d'Esculape détruisent le corps, pour détruire un vice du sang souvent imaginaire» (maxime CLXVII).

 

Mais comment appréhender l'originalité d'un auteur qui déclare d'emblée que tout est dit, que «les meilleures vérités courent les rues» et qui se propose simplement d'en faire l'inventaire, de les amasser au sein d'un tout qu'il nomme «système raisonnable»? Un tel projet jure en son siècle, d'autant que Vauvenargues rejette l'éclectisme et l'idée de progrès, tous deux liés nécessairement au relativisme. S'il veut «concilier tant de vérités [venant] d'une infinité d'hommes différents qui envisageaient les choses par divers côtés», en effet, c'est contre «le bel esprit moderne» qui prétend «parler de tout sans rien savoir» (Essai sur quelques caractères). Une telle science superficielle ne peut servir qu'à contenter la vanité. Le ton, on le voit, est bien celui d'un moraliste.

 

L'édition posthume de 1747 comprend l'Introduction à l'étude de l'esprit humain, suivie de «Fragments», de «Réflexions critiques sur quelques poètes» et de 330 «Réflexions et Maximes» numérotées en chiffres romains (les maximes des Oeuvres posthumes sont numérotées en chiffres arabes). Une brève «Méditation sur la foi» et une «Prière» terminent l'ouvrage (Vauvenargues les donnait lui-même pour de purs exercices rhétoriques).

L'Introduction à l'étude de l'esprit humain est composée de trois livres qui traitent de l'esprit en général, des passions, du bien et du mal moral. L'organisation des trois livres témoigne de l'originalité et de la modernité intellectuelles de Vauvenargues. Son objet est de «faire connaître, par des définitions et par des réflexions, fondées sur l'expérience, les différentes qualités des hommes qui sont comprises sous le nom d'esprit». Imagination, réflexion et mémoire, puissances «vides», sont très vite éliminées et Vauvenargues peut adopter le ton d'un moraliste pour traquer et saisir l'esprit dans l'invention, l'éloquence, le caractère et le sérieux, le sang-froid et l'esprit de jeu, etc. Les passions sont envisagées d'un même point de vue. Vauvenargues s'intéresse entre autres à la passion des exercices, à l'amitié que l'on éprouve pour les bêtes.

 

Après Abbadie (l'Art de se connaître soi-même ou la Recherche des sources de la morale, 1692) et Malebranche (Traité de l'amour de Dieu, 1697), mais avant Rousseau, Vauvenargues distingue nettement l'amour-propre de l'amour de soi. Ainsi de l'amour de la gloire: la vie imaginaire qu'achète l'homme qui meurt pour la gloire au prix de son être réel traduit une préférence incontestable pour le jugement d'autrui. «Avec l'amour de nous-mêmes, on peut chercher hors de soi son bonheur; on peut s'aimer davantage hors de soi que dans son existence propre; on n'est point à soi-même son unique objet. L'amour-propre au contraire subordonne tout à ses commodités et à son bien-être.»

 

Impossible de résumer la diversité des sujets abordés par les «Fragments», les «Réflexions critiques» (qui passent en revue divers auteurs, parmi lesquels Corneille, Racine et J.-B. Rousseau occupent l'essentiel) et les «Maximes». On peut néanmoins souligner la discrète mélancolie qui clôt l'ouvrage: «Quiconque a vu des masques dans un bal, danser amicalement ensemble, et se tenir par la main sans se connaître pour se quitter le moment d'après, et ne plus se voir ni se regretter, peut se faire une idée du monde» (maxime CCCXXX). L'éloge de la familiarité, quant à lui, surprendra de la part de celui qu'on présente volontiers comme un moraliste aristocratique et hautain: «Il n'est pas de meilleure école que la familiarité [...]. Là paraît la stérilité de notre esprit, la violence et la petitesse de notre amour-propre, l'imposture de nos vertus. Ceux qui n'ont pas le courage de chercher la vérité dans ces rudes épreuves sont profondément en dessous de tout ce qu'il y a de grand» (fragment XVII).

 

Enfin, de la Préface de l'ouvrage aux différentes «Réflexions et Maximes», se laisse deviner le projet «systématique» de Vauvenargues. Il faut retrouver l'unité et l'harmonie de l'esprit. Tout choix excluant un contraire dans nos appréciations serait alors signe d'abandon, d'impuissance à embrasser toutes ses variétés. Vauvenargues postule qu'«il n'y a pas de contradictions dans la nature» (maxime CCLXXXIX). Aussi nous faut-il renoncer à l'idéal d'une vérité unique et pure. «Nous avons grand tort de penser que quelque défaut que ce soit puisse exclure toute vertu, ou de regarder l'alliance du bien et du mal comme un monstre et comme une énigme. C'est faute de pénétration que nous concilions si peu de choses» (maxime CCLXXXVII). Se dévoile alors la méthode qui inspire l'écriture fragmentaire: «On ne saurait trop tôt rapprocher les choses, ni trop tôt conclure. Il faut saisir d'un coup d'oeil la véritable preuve de son discours et courir à la conclusion. Un esprit perçant fuit les épisodes et laisse aux écrivains médiocres le soin de s'arrêter à cueillir toutes les fleurs qui se trouvent sur le chemin» (maxime CCXIII). L'esprit n'atteint au grand que par saillies, passant de la sorte sans gradation d'une idée à une autre qui peut s'y allier. Il saisit les rapports des choses les plus éloignées. Mais «les hommes frivoles ont besoin de temps pour suivre ces grandes démarches de la réflexion, ils sont dans une espèce d'impuissance» (Introduction, livre I). C'est qu'en effet il n'y a guère d'esprits capables d'embrasser à la fois toutes les faces d'un même objet: c'est là la source la plus ordinaire des erreurs des hommes. Vauvenargues emprunte à Crouzas (Traité du beau, 1715), cette définition du génie comme puissance synoptique. Le génie tient moins aux facultés intellectuelles qu'à la force de l'âme, du coeur. Et réciproquement, ce que l'esprit ne pénètre qu'avec peine ne va pas souvent jusqu'au coeur. Finalement, l'esprit cherche à se saisir lui-même à travers la visée esthétique, dans la manifestation de sa puissance. On retrouve ainsi cette idée leibnizienne que toute joie esthétique se fonde sur une élévation de l'être, le plaisir de ce sentiment pouvant bien l'emporter sur l'aversion qu'inspire l'objet, comme en témoigne ce fragment au ton déjà très rousseauiste (voir le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité): «La vue d'un animal malade, le gémissement d'un cerf poursuivi dans les bois par les chasseurs, l'aspect d'un arbre penché vers la terre et traînant ses rameaux dans la poussière, les ruines méprisées d'un vieux bâtiment, la pâleur d'une fleur qui tombe et qui se flétrit, enfin toutes les images du malheur des hommes réveillent la pitié d'une âme tendre, contristent le coeur, et plongent le coeur dans une rêverie attendrissante.»

 

 

 

«Les choses ne font d'impression sur nous que selon la proportion qu'elles ont avec notre esprit. Tout ce qui est hors de notre sphère nous échappe.» Pour Vauvenargues, le moi n'est pas un théâtre d'idées; il est leur source même, toujours déjà engagé dans un rapport au monde. Il n'est pas continuité de fait, mais de volonté, et l'élargissement de son expérience, qui culmine dans la possession de l'être par l'être, dans la participation au rythme du monde, est, en un sens romantique déjà, action. «Le feu, l'air, l'esprit, la lumière, tout vit par l'action. De là la communication et l'alliance de tous les êtres. De là l'unité et l'harmonie dans l'univers. Cependant, cette loi de la nature si féconde, nous trouvons que c'est un vice dans l'homme. Et parce qu'il est obligé d'y obéir, ne pouvant subsister dans le repos, nous concluons qu'il est hors de sa place» (maxime CXCVIII). Vauvenargues, aristocrate ambitieux et déçu, lancé non sans donquichottisme dans la carrière des armes, annonce clairement cette vision de l'action comme réalisation et affirmation de soi dans le dépassement de soi que consacrera la philosophie romantique.

 

L'homme s'identifie avec son univers mental et sa nature profonde repose en ses passions. Le cogito est la conscience d'une force positive en laquelle on se reconnaît conforme aux lois qui régissent l'existence universelle. Pour Vauvenargues, comme pour Wolff (Psychologia rationalis), le phénomène primitif de l'âme est non pas dans un pâtir (l'impression subie) mais dans l'action. Contre une psychologie des facultés, il faut saisir les directions et expressions divergentes de l'âme comme liées à une seule puissance active qui est force de représentation, génie propre. Le sujet n'est pas en face de l'objet, coupé de lui et devant réformer sa vision pour se soumettre à son ordre: «C'est dans notre propre esprit et non dans les objets extérieurs que nous apercevons la plupart des choses. Les sots ne connaissent presque rien parce qu'ils sont vides, et que leur coeur est étroit; mais les grandes âmes trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses extérieures [...], elles n'ont qu'à se replier sur elles-mêmes, et à feuilleter, si cela se peut dire, leurs propres pensées» (maxime 366). Vauvenargues en tire une doctrine des types d'esprits, doctrine forcément systématique si l'activité de l'esprit est elle-même essentiellement synthétique.

 

L'esprit, ainsi, ne sera pas décomposé en facultés mais décrit en différentes figures, en types, en degrés: «Les hommes ne sentent les choses qu'au degré de leur esprit, et ne peuvent aller plus loin» (fragment XII). L'esprit sera peint en mouvement, en situation, dans ses modalités d'investissement. On comprend ainsi l'intérêt tout particulier de Vauvenargues pour les saillies, le goût, le langage et l'éloquence ou encore pour la passion du jeu, ou pour l'amitié que l'on donne aux bêtes.

 

Contre une psychologie de l'impersonnalité, dépouillant le sujet du discours de son statut privilégié, Vauvenargues met le dynamisme du moi à l'honneur; en ceci, il annonce l'égotisme d'un Rousseau ou d'un Stendhal. Sa psychologie s'ouvre sur l'idée de personnalité sans en avoir le mot (Vauvenargues parle de «caractère»). L'ego est à la fois transcendantal _ condition de possibilité de son propre monde _ et génial, l'accent étant mis sur son originalité créatrice. C'est que l'unité de l'esprit n'est pas point de départ mais exception. C'est l'apanage de l'«esprit étendu», du génie, qui «consiste, en tout genre, à concevoir son objet plus vivement et plus complètement que personne» (maxime 422). La nature est spectacle et la saisie du phénomène comme tel est la pensée la plus profonde. Un préjugé nous fait croire que l'abstrait est d'un accès plus difficile que le concret. L'enjeu, en fait, est celui d'un «retour aux choses mêmes»: le romantisme est là, et avec lui ce que l'on nommera bientôt la phénoménologie (le mot fait son apparition avec Lambert dans son Neues Organon, 1764). S'impose le souci de saisir des phénomènes dans leur dynamisme propre: c'est ce que rend possible une vision attentive aux formes et aux qualités. Car «l'extérieur distingue tous les divers caractères aux yeux d'un esprit attentif», dit Vauvenargues; il faut voir au lieu d'analyser, en considérant que le phénomène tire ses formes de son propre fonds. Car «tout ce qui existe a de l'ordre», c'est-à-dire une certaine manière d'exister qui lui est aussi essentielle que son être même. Deux ans plus tard, dans le «Premier Discours» de l'Histoire naturelle, Buffon dira des choses très semblables.

 

La phénoménologie naïve de Vauvenargues découvre ainsi la nature comme compréhension et participation. Comprendre, en effet, c'est assumer toute la réalité de l'être et dans cette découverte, que Vauvenargues nomme «amour» ou «amour de l'être», la personnalité s'affirme et se crée. Cet amour conjoint le coeur et la réflexion, lie intellection et passion. Car «on ne s'élève point aux plus grandes vérités sans enthousiasme; le sang-froid discute et n'invente pas; il faut peut-être autant de feu que de justesse pour faire un véritable philosophe» (maxime 335). Le sentiment exprime cette spontanéité de l'âme et doit donc être très nettement distingué de la sensation comme deux modes totalement différents de la relation à l'objet. Le sentiment fait le monde à notre mesure.

 

L'évidence «pathique» est alors la vivante vérité. Son contraire est l'inauthenticité: le mot comme simple vêtement, la compréhension abstraite et désincarnée, le savoir mécanique. «La plupart des hommes honorent les lettres comme la religion et la vertu, c'est-à-dire comme une chose qu'ils ne peuvent ni connaître, ni pratiquer, ni aimer» (Introduction, II); «Faites remarquer une pensée dans un ouvrage, on vous répondra qu'elle n'est pas neuve; demandez alors si elle est vraie, vous verrez qu'on n'en saura rien» (maxime 341). Et encore: «Un ouvrage véritablement barbare, c'est un poème où l'on n'aperçoit que de l'art» (Essai sur quelques caractères).

 

En regard, l'herméneutique de Vauvenargues _ qui veut de la vraisemblance jusque dans les fables et affirme que toute fiction qui ne peint pas exactement la nature est insipide _, se prolonge dans une morale de la profusion, tout inspirée d'amour du réel et refusant la modération, laquelle «naît d'une espèce de médiocrité dans les désirs et de satisfaction dans les pensées». «Les sages se trompent en offrant la paix aux passions. Ils vantent la modération à ceux qui sont nés pour l'action et pour une vie agitée.» Il y a des vices qui n'excluent pas de grandes qualités. Il y a donc de grandes qualités qui s'éloignent de la vertu: «Je serai très surpris qu'une imagination forte et hardie ne fit pas commettre de très grandes fautes.» Mais «il faut permettre aux hommes de faire de grandes fautes contre eux-mêmes, pour éviter un plus grand mal: la servitude» (maxime CLXII). C'est le défaut d'ambition qui, chez les puissants par exemple, peut être la source des plus grands vices. Le goût de l'ordre et des règles, le désir de pureté, l'incapacité à supporter le réel dans son achèvement et son imperfection, la sévérité _ que Vauvenargues abomine par-dessus tout _, tout cela est l'indice d'un manque de vitalité, tout cela a sa source dans l'ignorance de la nature et donc dans l'étroitesse, l'impuissance du coeur. Il est difficile de ne pas penser à Nietzsche ici et en particulier à ces phrases de l'Avant-propos d'Ecce Homo: «Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, sait-il risquer? Voilà qui, de plus en plus, devint pour moi le vrai critère des valeurs. L'erreur n'est pas aveuglement, l'erreur est lâcheté.»

 

Vauvenargues, pour qui «toutes les grandes pensées viennent du coeur» (maxime CXXVII), annonce le mouvement qui, après 1750, avec les Éléments de métaphysique tirés de l'expérience de l'abbé de Lignac notamment, va ramener au coeur. Si l'idée même est action, c'est-à-dire puissance d'affirmation, inséparable de la volonté qui la pose, sa force est dans le coeur, c'est-à-dire dans les passions. L'esprit n'est que l'oeil de l'âme (voir maxime CXLIX), les passions ont appris aux hommes la raison et il n'y a de solide esprit que celui qui prend sa source dans le coeur. De sorte que ceux qui ne sont ni assez faibles pour subir le joug de leurs idées ni assez forts pour l'imposer se rangent volontiers au pyrrhonisme (se justifie ainsi la méfiance de Vauvenargues envers le relativisme).

 

Mais l'originalité de Vauvenargues est surtout d'arriver à une toute nouvelle conception de l'esprit par la réhabilitation des passions: nous sommes nos passions, elles ne se distinguent pas de nous-mêmes. Elles participent de notre caractère. «Il y aurait de la folie à distinguer ses pensées ou ses sentiments de soi.» La nouveauté, ainsi, c'est qu'entre passion et raison on ne puisse plus choisir. L'homme n'est pas esprit d'une part et passion de l'autre, soumis comme tel aux dérèglements du corps. La raison n'est pas non plus rabaissée à l'étage des passions. Vauvenargues ne cherche pas, à l'instar d'un Condillac ou d'un Hume, le principe régulateur de l'esprit dans quelque chose de plus naturel, de plus intime que lui. S'il envisage la raison au risque des passions, c'est pour trouver leur commune unité, dans une conception élargie de l'esprit capable de rendre compte de toutes ses manifestations. Plus de cinquante ans plus tard, Jean Esquirol, l'un des grands fondateurs de la psychiatrie et du traitement de l'aliénation mentale, fera le même chemin (Des passions, 1805).

 

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Commentaires

  • "La raison au risque des passions " ...un moment  suspendu .... de réflexion ..et sur soi-même  peut-être aussi  nous réconcilier avec nous-même ou pas..

    j'aime entre autres  beaucoup ce passage dans le contexte  : " Cet amour conjoint le coeur et la réflexion, lie intellection et passion ". grande finesse ...Un grand Homme que j'ai découvert  ,  qui incite à la réflexion  ..

    En allant voir sa biographie j'ai vu que Voltaire n'avait jamais douté de son talent ....

    Merci Monsieur Robert Paul , pour ces instants qui m'ont emportée bien loin

    Chantal

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