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Ce "programme" apparaît clairement dans l'oeuvre de Hugo: "William Shakespeare".

Il s'agit d'un manifeste de Victor Hugo  publié simultanément à Bruxelles chez Lacroix, Verboeckhoven et Cie et à Paris à la Librairie internationale en 1864.

 

Livre insolite, considéré par son auteur comme faisant partie intégrante de sa «philosophie» (OEuvres, 1882), cet ouvrage amplifie considérablement ce qui aurait dû initialement être une préface à la traduction des oeuvres deShakespeare par François-Victor Hugo, le fils du poète (réduite à quelques pages, elle paraîtra en 1865). «Manifeste littéraire du XIXe siècle» destiné à «continuer l'ébranlement philosophique et social causé par les Misérables», William Shakespeare mêle poétique et politique, et développe la théorie hugolienne du génie.

 

Première partie. Après une évocation de la vie de Shakespeare, cet «homme océan» (livre 1), Hugo énumère les «Égaux», génies scandant l'histoire de l'humanité: Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Lucrèce, Juvénal, Tacite, saint Jean, saint Paul, Dante, Rabelais, Cervantès, Shakespeare (2), puis compare l'art, éternel et non perfectible, et la science, «asymptote de la vérité». On peut donc égaler les génies, en «étant autre» (3). Hugo traite ensuite de «Shakespeare l'ancien», c'est-à-dire Eschyle, «l'aïeul du théâtre» (4), pour méditer ensuite sur la «production des âmes», ce «secret de l'abîme» (5).

 

Deuxième partie. Après la définition du «génie» de Shakespeare (livre 1) et l'examen des points culminants de son «oeuvre» (2), Hugo expose au nom d'une vraie critique admirative opposée à celle des censeurs pointilleux, la mission du poète: mettre la canaille, «commencement douloureux du peuple», «à l'école de l'honnête» (3-4). Il s'agit de construire le peuple dans le progrès et par la lumière, le beau étant serviteur du vrai, et de «montrer aux hommes l'idéal, ce miroir où est la face de Dieu» (5-6).

 

Troisième partie. «Conclusion». Après avoir situé Shakespeare comme gloire de l'Angleterre (livre 1), Hugo embrasse le XIXe siècle, «fils d'une idée», la révolution. Le génie moderne n'a pas de modèle, il joint le beau à l'utile et guide l'humanité en la libérant. «L'épopée suprême s'accomplit», sublime spectacle, «le prophète anéantissant le héros, le balayage de la force par l'idée» (2-3).

 

Immense rêverie, ce livre inclassable entend fonder «le droit de la Révolution française à être représentée dans l'art». Affirmant de nouveau l'unité moderne du «triple mouvement littéraire, philosophique et social», Hugo complète les Misérables, défendus et illustrés par cette réflexion sur la nature du génie poétique. Rejetant les critiques adressées à Shakespeare, étrangement semblables à celles décochées contre le grand roman écrit pour le peuple, Hugo établit la nécessaire appartenance du génie au peuple, dont il est à la fois le fils et le père, comme le XIXe siècle est fils et père de lui-même.


L'art n'a pas d'histoire: perpétuelle réitération et complet renouvellement, domaine des «Égaux», il s'avère pure discontinuité de génie en génie, d'abîme en abîme. Le génie se génère, mais ne se dépasse pas, et prouve la «puissance continuante de Dieu». Le progrès postrévolutionnaire réside dès lors en une pénétration de l'idéal, «type immobile du progrès marchant», et une construction du peuple par le travail du poète, ce phare, cette avant-garde de l'humanité. La litanie des génies de l'Histoire vaut alors comme série emblématique.

 

Suivant apparemment un ordre chronologique et géographique, sont cités génies antiques et modernes, «sol sacré de l'Asie» et Europe. Mais un prophète hébreu répond chaque fois à Homère et Eschyle, les Romains représentent autant de faces du talent hugolien, du voyant Lucrèce au satirique Juvénal en passant par Tacite l'«historien punissant», les Apôtres renouent avec la tradition hébraïque; Dante, repris par Rabelais et Cervantès, et Shakespeare sont frères, mêlant drame et roman, genre moderne par excellence. Poètes de la démesure, ils ouvrent sur le génie hugolien.

 

«Moi», «moi et la Révolution»: voilà le sujet principal du livre. Non pas délire mégalomane ni orgueil incommensurable, mais conscience d'être l'homme-siècle. Ce moi définit superbement la cléricature des écrivains, établit la nécessité d'une mission inscrite dans l'Histoire, à la fois réelle et prophétique. Préfigurant une nouvelle harmonie, concrétisant de nouvelles relations sociétaires entre les hommes, proclamant la nouvelle Alliance, il fonde une nouvelle religion, celle du progrès. Événement créateur de la modernité, la Révolution, ce «nom de la civilisation», crée la rupture fondamentale. L'individu génial, homologue du siècle, le contient, tel un microcosme spirituel. Sommet de l'Histoire, le XIXe siècle impose à l'écrivain de devenir pleinement un révolutionnaire. Irruption d'une évidence, éruption du sens: l'écrivain quitte les ténèbres de l'erreur et, à la lumière de la vérité, doit tout recréer, imitant Dieu. Ouvrier du progrès, dévoué à son sacerdoce, il transcrit l'infini dans une littérature authentiquement démocratique, et fait «respirer le genre humain». Son messianisme adjure le siècle de se réaliser et sa parole le constitue en sujet de sa propre histoire. La somme des livres et des discours totalise le XIXe siècle, littéraire par essence, qui s'écrit lui-même par le truchement d'un médium. La poésie devient véritable poiesis: écrire le siècle, c'est le faire.

 

Transparence de Dieu, le XIXe siècle fait donc du poète un prêtre, «serviteur de Dieu dans le progrès et apôtre de Dieu dans le peuple». La révolution apparaît alors comme l'un des avatars de la Providence et la parole poétique, parole divine. L'«être universel» s'incarne dans le poète. L'écriture ne peut être qu'écriture sainte, Verbe, souffle de l'Esprit. Homme et Dieu à la fois, le poète accomplit un trajet christique. Le XIXe siècle se définit ultimement comme siècle des vraies Lumières, épopée suprême où chacun sera mis à sa juste place. Le temps historique enfin assumé deviendra lisible comme un texte: «La civilisation a des phrases. Ces phrases sont les siècles», et toutes ces phrases, exprimant l'idée divine, «écrivent hautement le mot Fraternité». Le XIXe siècle inscrit la fin de l'Histoire et abolit l'altérité maléfique. Siècle de la finalité, il met fin aux siècles. Adviendra le temps de Dieu et des hommes.

 

L'ouvrage reçut les injures de la critique, qui n'y voulut voir que galimatias et amphigouri. Somme philosophique hugolienne, proclamation la plus décisive d'une différence de l'écrivain moderne, vision de l'Histoire, William Shakespeare formule la conception la plus élaborée du romantisme prophétique. Prose d'idées où se filent les métaphores, se combinent les anaphores et alternent les formes du récit, de l'essai ou du discours, il offre l'une des plus grandioses productions du génie hugolien.

 

 

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Commentaires

  • Dieu

    l'âme

    la responsabilité.

    Cette triple notion suffit à l'homme. Elle m'a suffit. C'est la religion vraie. J'ai vécu en elle. Je meurs en elle.

    Victor Hugo, Paris, 31 août 1881

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