"Les chants de Maldoror" sont un recueil de six chants en prose, du comte de Lautréamont, pseudonyme d'Isidore Ducasse (1846-1870). Le chant I fut publié sans nom d'auteur à Paris chez Balitout, Questroy et Cie en août 1868, et l'ensemble à Bruxelles chez Lacroix et Verboeckhoven et Cie en 1869. La mise en vente de cette édition originale fut interdite en France.
Ignoré de son vivant, Lautréamont est tout d'abord découvert en 1885 par la Jeune Belgique qui publie des extraits des Chants de Maldoror. L'ouvrage est alors plus souvent jugé comme une curiosité que profondément apprécié, et sa notoriété demeure très limitée. Ce sont les surréalistes qui contribueront le plus efficacement à faire sortir de l'ombre l'oeuvre de Lautréamont. En 1919, en effet, les Poésies sont republiées pour la première fois par André Breton dans Littérature. L'année suivante, paraît la première grande édition moderne des Chants de Maldoror (Paris, La Sirène) et Breton lui rend hommage dans un article de la Nouvelle Revue française. Dès lors, l'ensemble du groupe surréaliste s'emploie avec succès à la réhabilitation d'Isidore Ducasse et de son oeuvre.
L'ouvrage se compose de six chants divisés en strophes. Poème en prose? Récit? Les Chants de Maldoror résistent à toute tentative de classification générique. Dans le sixième chant, Lautréamont parle, à quelques lignes de distance, de sa "poésie" et de ses "récits" et il avait même, un peu plus haut, employé le terme de "roman".
Le texte est certes fondé sur une esthétique de la rupture: chaque strophe peut être lue comme un fragment poétique autonome et aucun fil linéaire, qu'il soit narratif, descriptif ou discursif, n'est suivi bien longtemps. Toutefois le personnage de Maldoror, moralement complexe, physiquement polymorphe - il a le pouvoir de se métamorphoser - et grammaticalement présent sous les formes du "je" et du "il" - avec de constants glissements de l'un à l'autre pronom - confère à l'oeuvre une indéniable continuité.
Une évolution se dessine dans la succession des chants: dans les quatrième et cinquième, bien plus que dans les trois premiers, le lecteur est directement interpellé, l'écriture se commente elle-même et le langage fait l'objet d'un traitement de plus en plus vertigineux et provocant, à grand renfort de phrases d'une longueur et d'une sinuosité acrobatiques, de comparaisons étranges (les fameux "Beau comme [...]" apparaissent au chant IV) et de développements déroutants (par exemple sur le rapport entre des piliers, des épingles et des baobabs, chant IV, strophe 2). Le sixième chant se distingue explicitement des autres: "Les cinq premiers récits [...] étaient le frontispice de mon ouvrage, le fondement de la construction, l'explication préalable de ma poétique future." L'auteur précise plus loin: "Je crois enfin avoir trouvé [...] ma formule définitive. C'est la meilleure: puisque c'est le roman!" L'utilisation constante et croissante de l'ironie dans les Chants de Maldoror nous invite toutefois à prendre avec précaution une telle affirmation. Il est vrai que, d'une strophe à l'autre, le sixième chant dessine une continuité narrative beaucoup plus affirmée que dans le reste de l'ouvrage. Mais le mélange de situations convenues et d'une fantasmagorie débridée, l'utilisation explicite de "trucs à effet" nous convient à déjouer l'illusion romanesque.
Héros maudit, Maldoror porte sa vocation et son destin inscrits dans son nom dont le mal forme la première syllabe; à une consonne près, on peut lire aussi dans ce nom la douleur (dolor / doror). Héritier explicite du romantisme satanique - "J'ai chanté le mal comme ont fait Mickiewicz, Byron, Milton, Southey, A. de Musset, Baudelaire, etc. Naturellement, j'ai un peu exagéré le diapason pour faire du nouveau [...]" (lettre à l'éditeur Verboeckhoven) -, Lautréamont campe un personnage hyperboliquement maléfique qui trouve dans la contemplation de la souffrance une suprême jouissance: "O ciel! comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés! Il venait de m'être donné d'être témoin des agonies de mort de plusieurs de mes semblables" (chant II, strophe 13). Maldoror ne se borne pas, loin de là, à assister passivement au spectacle de la douleur. Il se complaît à faire souffrir les humains et trouve pour cela de multiples raffinements de cruauté. Non content, par exemple, de contempler voluptueusement la vaine lutte des naufragés contre les flots déchaînés, Maldoror, posté sur le rivage, les achève à coups de fusil avant de faire l'amour avec l'"énorme femelle requin" venue les dévorer (ibid.). Ailleurs, il viole une fillette, la fait ensuite violer et égorger par son bouledogue puis, muni d'un "canif américain composé de dix à douze lames", il "s'apprête, sans pâlir, à fouiller courageusement le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi, il retire successivement les organes intérieurs" (III, 3).
Maldoror s'est donc jeté "résolument dans la carrière du mal" (I, 3), il a pris la "résolution" de suivre "la route du mal" (II, 11). Il a choisi de défier le Créateur - "Il voudrait égaler Dieu" (I, 11) - et ne se fait pas faute de l'invectiver avec violence. Une telle attitude procède d'un puissant orgueil mais aussi d'une immense souffrance. Maldoror refuse d'accepter les limites humaines et sa soif d'infini se mue en rage destructrice: "Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini par les moyens même les plus insensés?" (I, 6). En outre, il hait les hommes, et donc leur Créateur, parce que ceux-ci sont fondamentalement mauvais, parce que, dans leur monde, le mal prolifère. Une scène montre, par exemple, les passagers d'un omnibus insensibles aux supplications d'un enfant malheureux et épuisé qui court en vain derrière la voiture pour tenter d'y obtenir une place (II, 4). Ailleurs, un homme est atrocement torturé par sa femme et sa mère (IV, 8). Dieu lui-même n'est pas étranger aux délices de la férocité. Anthropophage, il se délecte d'un "repas cruel" et lance à ses créatures: "Je vous fais souffrir, et c'est pour mon plaisir" (II, 3). On le voit aussi torturer à mort un adolescent après avoir connu les plaisirs de la chair en compagnie d'une prostituée (III, 5).
La violence de Maldoror est donc le fruit de la révolte et du désespoir: "J'ai reçu la vie comme une blessure, et j'ai défendu au suicide de guérir la cicatrice" (III, 1). Comme l'écrit Blanchot, Maldoror "est aussi bien celui qui est blessé que celui qui blesse" (Lautréamont et Sade). -tre souffrant, il attend la mort comme une délivrance - "la mort, et il sera content" (V, 7). Une monstrueuse description où Maldoror apparaît paralysé, dévoré par la vermine et avec une épée fichée dans le dos, offre l'image extrême de cette souffrance (IV, 5). C'est ainsi que Maldoror, "quoiqu'il ait beaucoup vécu, est le seul véritable mort" (V, 6).
L'écriture de Lautréamont est donc une écriture de la cruauté, émanant d'un écrivain qui veut faire "servir [s]on génie à peindre les délices de la cruauté" (I, 4) et génératrice de "pages sombres et pleines de poison" (I, 1). Riches en scènes barbares et peuplés de monstres divers, les Chants de Maldoror usent fréquemment des rouages du fantastique et de l'horreur. Multiple et raffinée, la cruauté côtoie la fanstasmagorie, la fantaisie, voire la parodie. L'originalité et la force de l'écriture de Lautréamont résident en effet surtout dans une utilisation déroutante de l'ironie. La dérision hante le texte et retire à la lecture le confort d'une quelconque certitude à l'égard du sens. Le lecteur est souvent interpellé et explicitement raillé, jusqu'au dernier chant où l'ouvrage précise en ces termes sa visée: "Je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire: "Il faut lui rendre justice. Il m'a beaucoup crétinisé [...] c'est le meilleur professeur d'hypnotisme que je connaisse"!" (VI, 1). En somme, l'envoûtement exercé par le texte n'est qu'un leurre, une gigantesque duperie. Dans un ultime défi destructeur, les Chants de Maldoror revendiquent le droit à l'insanité.
Ce scepticisme et ce nihilisme vont de pair avec une fabuleuse aventure du langage. L'écriture exprime parfois sa difficulté d'être - ainsi l'impérieuse nécessité d'écrire et la douloureuse paralysie devant la page blanche sont-elles clairement explicitées (II, 2). Elle clame surtout son absolue liberté, celle par exemple de représenter l'invraisemblable et l'inouï: "Si quelqu'un voit un âne manger une figue ou une figue manger un âne (ces deux circonstances ne se présentent pas souvent, à moins que ce ne soit en poésie) [...]" (IV, 2). Les fameuses comparaisons bâties à partir de la formule "beau comme" et si prisées par les surréalistes participent de la même euphorie poétique, de ce maniement du verbe à la fois débridé et provocant. L'écriture de Lautréamont est vertigineuse comme aucune autre. La polysémie y cohabite avec l'insanité et l'absurde. Fascinants et corrosifs, les Chants de Maldoror sont bel et bien composés de "pages incandescentes" (II, 1).
Commentaires
Cher Robert Paul,
Votre présentation toujours aussi fouillée et passionnante
me replonge à mes vingt ans dans un Atelier théatre
où ma meilleure amie me prenait avec elle tandis qu'ils travaillaient cette oeuvre ...
Tout à coup, la musicalité mystérieuse qui l'entoure me revient et l'ambiance d'alors.