Le plateau est âpre et presque vide à part une pile de livres imposants que personne n’ouvrira et qui sert parfois de perchoir aux personnages féroces, comme autant d’oiseaux de proie. Quelques chaises en forme de cadres vides viennent parfois s’abriter derrière une table qui ressemble à celle d’une dernière scène d’une époque vidée de sa substance. Il y a du vin, mais pas de pain, même dur. Dieu brille par son absence. Sur le côté droit de la scène il y a un Christ à l’humanité saillante, mais mutilé de ses membres qui sera vendu au poids du bronze, quatre francs le kilo. Car nous sommes dans une ancienne abbaye, acquise par le cynique Turelure (Hervé van der Meulen), vieillard avare, dénué du moindre sentiment, et qu’il veut transformer en papeterie.
Il y a un mal-aimé qui débarque. C’est son fils, Louis (Robert Bouvier) qui s’est engagé dans l’aventure colonialiste algérienne et se transformera en fils parricide pour dix mille francs, guidé par deux femmes avides. L’une, c’est Sichel (Agathe Alexis) juive athée rêvant d’une terre juive où elle aurait enfin des attaches. C’est la maîtresse de Turelure, ce capitaine de l’industrie et de la finance dont l’histoire n’est faite que de compromissions et de retournements de veste. Elle est aussi la fille d’un financier avec qui l’âpre vieillard fera affaire peu honnête. L’autre, c’est Lumir (Carine Baillod), la ravissante jeune polonaise politiquement engagée, sapée dans une redingote de terroriste en herbe, fascinée par la réunification de la Pologne à accomplir, une vraie Jeanne d’Arc illuminée, mais privée elle aussi de Dieu. Toutes ces marionnettes qui campent l’époque ont le cœur vide comme le plateau. Le rythme des dialogues butte ad nauseam sur une seule chose : Mes, Tes, Ses, Les dix mille francs, véritable pierre d’achoppement.
La description clinique de cette époque malade de spiritualité se développe avec des allures de gangrène. Il n’y a pas une goutte d’amour parmi ces personnages, tout est sec et dur. On est dans une froideur matérialiste, scientifique, progressiste mais qui va où ? Vers la mort du père, sûrement, lui qui croyait tirer les marrons du feu ! Vers une sorte d’inceste, puisque le fils épousera la maîtresse du père. Vers la fuite du seul idéal, puisque la jeune polonaise après une magnifique scène d’ultimatum mi-amoureux, mi-politique, fuira à la poursuite de son idéal nationaliste. La coupe est donc amère à boire pour le spectateur qui ne trouve aucun personnage à qui s’attacher. Il ne peut que constater à quel point la société de 1830 (et la nôtre) se cassent les dents sur un pain plus dur que la pierre!
Le jeu des comédiens, virtuoses de la langue et du geste, est diabolique et sûr. Totalement épanoui, il rassasie les amoureux de la scène et du texte bien dit. Mais préparez-vous à une marche dans le désert de l’amour. Car Paul Claudel, dans ce deuxième volet d’une trilogie historique écrite entre 1908 et 1916 s’ingénie à nous rendre sensible cet abandon des valeurs de la spiritualité qui mine les personnages bien qu’ils s’en défendent, attise leurs tourments, dévie l’objet de leurs désirs, provoque la violence et tue les sentiments. Il n’existe nulle part d’eux-mêmes où pourrait s’enraciner de l’amour.
Une coproduction Compagnie Agathe Alexis et Compagnie des Matinaux - compagnies conventionnées par le Ministère de la Culture - DRAC Ile-de-France.
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http://www.atjv.be/fr/saison/detail/index.php?spectacleID=461
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