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12272817662?profile=originalIl s'agit d'un recueil de quatre dialogues «poetiques, fort antiques, joyeux et facetieux» de Bonaventure des Périers (1510-1543?), publié à Paris sans nom d'auteur chez Jehan Morin en 1537.

 

Sur intervention extraordinaire de François Ier, qui voyait dans l'ouvrage de «grands abus et hérésies», le Parlement de Paris saisit la Sorbonne: bien qu'en désaccord manifeste avec l'opinion du roi, la faculté recommanda la destruction du Cymbalum mundi. L'imprimeur fut emprisonné et Des Périers, identifié comme l'auteur du livre, n'échappa aux conséquences de l'affaire qu'avec l'appui de Marguerite de Navarre.

Comme d'autres textes provocateurs et paradoxaux de la Renaissance _ Pantagruel ou l'Éloge de la Folie _ le Cymbalum mundi puise largement dans les écrits de Lucien de Samosate: dieux et hommes y sont les protagonistes d'une comédie où l'influence rhétorique le dispute à la sotte crédulité; à l'instar de son modèle grec, Des Périers raille la quête d'un savoir manifestement inaccessible à l'homme, et réserve ses critiques les plus mordantes à l'irréductible antagonisme des doctrines et des écoles philosophiques: dénonciation de la vanité intellectuelle, le second dialogue du Cymbalum mundi emprunte plus d'un élément aux Sectes de Lucien.

 

Mercure descend à Athènes pour y faire relier, sur la demande de Jupiter, le Livre des destinées. Dans un cabaret, deux hommes qui feignent de ne pas le reconnaître se joignent à lui. Tandis que Mercure s'éloigne momentanément, ils lui volent le livre, qu'ils remplacent par un autre. Les deux hommes cherchent ensuite querelle au dieu, et Mercure quitte le cabaret (dialogue I). Averti par Trigabus de l'activité des philosophes, qui s'acharnent à chercher dans le sable des morceaux de la pierre philosophale, Mercure, déguisé en vieillard, se rend auprès d'eux: il raille leur «crédulité» et leur «égarement» (II). Mercure exige publiquement, à Athènes, la restitution du livre dérobé; il rencontre Cupidon qui lui révèle comment les deux hommes du cabaret, après s'être emparés du livre, s'en servent pour prédire l'avenir. En «manière de passe-temps», Mercure fait parler un cheval, au grand ébahissement de tous (III). Deux chiens, ayant jadis appartenu à Actéon, s'entretiennent de sujets divers, et notamment de «la sotte curiosité des hommes pour les choses nouvelles et extraordinaires» (IV).

 

L'imprécision embarrassée de l'arrêt du Parlement à l'encontre du Cymbalum mundi («Nous le supprimons bien qu'il ne contienne pas d'erreur en matière de foi, mais parce qu'il est pernicieux») illustre suffisamment la difficulté d'appréhender un tel ouvrage. Si la doctrine religieuse de l'auteur résiste à toute formulation positive, est-il possible au moins d'ouvrir quelques voies d'accès à ce texte insolite?

Moins énigmatique qu'on l'a dit, le titre du recueil dessine une perspective générale qui atténue le caractère disparate des quatre dialogues. Vraisemblablement emprunté à la première Épître aux Corinthiens, le «cymbalum mundi» désigne métaphoriquement un verbalisme bruyant, que ses excès ont coupé des sources vives du sentiment religieux: «Quand je parlerais, dit saint Paul, les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas l'amour, je suis [...] une cymbale qui retentit» (13,1). Le monde que découvre Mercure descendu sur terre est en effet celui du «grand babil et hault caquet» (II): les secrets du Livre des destinées sont divulgués par deux hommes avides de succès faciles, les philosophes persuadés de détenir une parcelle de vérité se transforment en «perroquets injurieux», et même l'un des chiens d'Actéon, doué de parole, est tenté d'éblouir les hommes par cette faculté extraordinaire. C'est indiscutablement le second dialogue qui donne à la satire de l'outrecuidance verbale sa dimension la plus brûlante: les «veaux de philosophes», Rhetulus et Cubercus, qui cherchent dans le sable des morceaux de la pierre philosophale, rappellent irrésistiblement les théologiens incapables de s'entendre sur le sens de l'Évangile; leurs noms mêmes, anagrammes latinisées de Luther et de Bucer, renvoient à l'éclatement de la Réforme en sectes concurrentes. Chargé de réminiscences érasmiennes, l'épisode peut être lu comme l'expression d'un évangélisme soucieux d'établir, par-delà les gloses, une relation d'humilité intellectuelle avec l'Écriture. Le dialogue final des deux chiens d'Actéon semble d'ailleurs confirmer cette interprétation: à son compagnon vaniteux, le second chien, qui «n'ayme point la gloire de causer», oppose un éloge du silence qui rejoint les vers de Marguerite de Navarre sur l'impuissance foncière du langage. Tous les théologiens enflés d'un verbe arrogant, catholiques et réformateurs, seraient ainsi voués à la même réprobation.

 

Il reste qu'une petite phrase du second dialogue mine la cohérence évangélique du recueil, et oriente l'interprétation en un sens nettement libertin: les philosophes, dit Mercure, ne font «aultre chose que chercher ce que à l'avanture il n'est pas possible de trouver, et qui (peut-estre) n'y est pas». Serait-ce que l'Évangile lui-même et les dogmes essentiels du christianisme n'échappent pas au soupçon d'invalidité? Il paraît vraisemblable, depuis les investigations de Lucien Febvre, que Bonaventure des Périers a puisé quelques-unes de ses idées les plus audacieuses chez Celse, polémiste antichrétien du IIe siècle, connu essentiellement par la réfutation qu'en fit Origène dans son Anticelsum. Aux yeux de Celse, l'absurdité de la naissance virginale, de l'Incarnation et de la Résurrection ne fait aucun doute: quelques tours de charlatan ont suffi à Jésus pour accréditer les fables les plus grossières. Des Périers a-t-il été sensible, comme d'autres libertins de la Renaissance, à ces idées radicales? Il n'est pas exclu en tout cas que le Mercure du Cymbalum mundi, faiseur de miracles et émissaire de son père parmi les hommes, soit une transposition dénigrante de la figure du Christ. L'ultime dialogue des chiens prendrait alors une autre dimension, l'apologie du silence impliquant la nécessité de voiler sous une facétie mythologique les provocations religieuses.

 

Condamné à la fois par la Sorbonne et par Calvin dans son Traité des scandales, le Cymbalum mundi résiste, en ces temps de déchirements confessionnels, à toute instrumentalisation doctrinale. Faut-il parler de déisme, d'évangé-lisme, de libertinage spirituel? La réponse importe moins au fond que la question ouverte par Des Périers: s'il est bien improbable que le langage s'articule sur l'être, l'exercice de la parole ne doit-il pas renoncer, enfin, à des présomptions métaphysiques destructrices de toute sociabilité et de tout bonheur de vivre?

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Commentaires

  • Il me semble que ce curieux ouvrage se rapproche de l'Argenis de John Barclay (1621), utopiste empreint d'humanisme, qui fréquenta comme tant d'autres la cour de Rodolphe II. Sans connotation libertine, mais avec des allusions à l'alchimie qui m'ont apparues évidentes (par les illustration, car il faut avouer que le latin et moi...)

  • Intéressante présentation d'une œuvre factétieuse autant ancienne que contestataire.

    Merci Robert Paul

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