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"Réflexions ou Sentences et maximes morales": cet ouvrage, plus connu sous le titre de "Maximes", obtint dès sa parution, en 1664, un succès où le scandale avait la plus grande part. Il avait pour auteur un très grand seigneur, François VI, duc de la Rochefoucauld (1613-1680), mais il était né de circonstances très particulières dont il faut dire quelques mots. François de La Rochefoucauld, qui venait d'atteindre la cinquantaine, avait fait pendant longtemps carrière d'ambitieux. Non content d'appartenir à une des premières familles de France, il avait comploté, lorsque Richelieu, puis Mazarin ne lui avaient pas accordé les faveurs auxquelles il croyait avoir droit. Il se lance à corps perdu dans la Fronde, appartenant à la cabale des Importants, devenu lieutenant-général de l'armée rebelle, tentant de soulever la noblesse de sa province; non seulement il ne tira aucun bénéfice de ces hauts faits, mais il jugea prudent de se retirer pendant quelque temps dans ses terres. Enfin, il fit sa paix avec le roi et revint s'installer à Paris.

Définitivement écarté de la scène politique et des champs de bataille, La Rochefoucauld se tourne vers les lettres, en écrivant ses "Mémoires", qui ne furent publiées qu'au XIXe siècle. Il fréquente assidûment les saisons du temps, ceux de Mlle de Scudéry, de Mlle de Montpensier, de Madame de Sablé. C'est chez cette dernière et surtout à partir de 1659 que La Rochefoucauld rencontra l'abbé Esprit, l'abbé d'Ailly, le jurisconsulte Domat, la maréchale de Schomberg, la duchesse de Longueville, les Montausier. Si chez la Grande Mademoiselle, on faisait des "portraits", chez Madame de Sablé on se passionnait pour les maximes. Quelqu'un proposait une opinion, sur une question de morale, les habitués le discutaient. Chez soi, entre deux scéances, on tentait de mettre par écrit son sentiment sur le sujet traité et de lui donner un tour vif et piquant. Tous le monde s'y mettait. On rassemblait ensuite ce qui avait été trouvé de meilleur.

C'est ainsi que parurent, après les "Maximes" de La Rochefoucauld d'ailleurs, les "Maximes de Madame la marquise de Sablé", publiées par l'abbé d'Ailly, qui y joignit les siennes, celles de l'abbé Esprit de Domat, de Méré et d'autres. Mais, dans ce petit groupe, c'était La Rochefoucauld qui remplissait le plus souvent la charge de "greffier"; aussi, avant de publier son recueil consulta-t-il ses amis sur ces "Maximes" où ils avaient eu tant de part. Mais, avant même que La Rochefoucauld ait remis son manuscrit à son éditeur, Barbin, une édition en avait paru, sans le consentement de l'auteur chez Stencker à La Haye (1664). La véritable première édition est de 1665, mais il y en eut, presque aussitôt après, trois contrefaçons; La Rochefoucauld revit lui-même et à plusieurs reprises les "Maximes".

Sous l'influence de Madame de La Fayette, à qui l'unissait une tendre liaison, il en atténua quelque peu le ton très absolu et l'amertume excessive, en se contentant d'ailleurs d'ajouter des mots tels que "presque", "le plus souvent", ou "la plupart". Chaque nouvelle édition fut enrichie de nouvelles maximes: c'est ainsi qu'il parut, du vivant de La Rochefoucauld, quatre éditions en plus de la première, en 1666, 1671, 1675 et 1678. Celle-ci, la dernière que revit l'auteur, est donc l'édition définitive; elle est la plus complète, comprenant 504 maximes alors que l'édition de 1665 n'en comptait que 371. Pour expliquer le caractère intransigeant des jugements de La Rochefoucauld sur l'espèce humaine, ainsi que l'aigreur, voire le cynisme qu'il y distille, il faut se souvenir que lorsqu'il compose son oeuvre, La Rochefoucauld est un homme revenu de tout, vieilli avant l'âge, à demi-aveugle, mélancolique, circonspect, habituellement silencieux, mais laissant tomber des sentences profondes, des propos sans mansuétude.

Il n'avait conservé de ses folles aventures d'ambitieux, de ses entreprises guerrières, et de ses exploits d'amoureux toujours déçu et trompé, qu'une amertume sans remède. C'est cette absence totale d'illusions, cette sévérité brutale qui heurtèrent les contemporains et valurent aux "Maximes" le succès que l'on sait. En effet, l'image idéalisée de l'homme, telle que l'avait imposée les romans précieux, les tragédies de Corneille, et l'éblouissante gloire d'un jeune roi en qui elle semblait prendre corps, tombait, d'un coup, de son piédestal. Venant du grand seigneur qu'il était, cela parut une trahison.

"Nos vertus ne le sont le plus souvent que des vices déguisés", telle est l'idée maîtresse de l'auteur; il la reprend sans cesse sous des formes diverses: "Ce que le monde nomme vertu n'est d'ordinaire qu'un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu'on veut". Selon lui, tous les hommes sont menés par l' intérêt, c'est-à-dire par l'amour-propre, et, en cherchant bien, on retrouvera ces sentiments à la source de toutes nos actions et de nos soi-disant qualités. Ainsi la sincérité n'est "qu'une dissimulation pour attirer la confiance des autres"; la bonté, "une paresse ou impuissance de la volonté"; l' humilité, "une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres,... un artifice de l' orgueil qui s'abaisse pour s'élever". La libéralité "n'est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons"; la pitié, "un sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui,... une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber". La Rochefoucauld ne croit pas à l' amitié (qu'il appelle "un ménagement réciproque d' intérêts,... un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner") et encore moins à l' amour. Les maximes qu'il lui consacre sont la négation des théories cornéliennes qui fondent l' amour sur l' estime, sur le mérite de la personne aimée. La Rochefoucauld met l'accent au contraire (et dans le siècle, il est un des premiers à le faire) sur l' irrationalité de la passion; c'est un "enchantement", sur lequel notre volonté n'a pas prise... du moins quand elle est sincère: en effet "il en est du véritable amour comme de l'apparition des esprits: tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu". Les femmes prennent souvent la coquetterie pour de l' amour, car elles sont toutes coquettes et leur sévérité, quand elles en montrent, n'est "qu'un ajustement et un fard qu'elles ajoutent à leur beauté"; leur honnêteté "n'est souvent que l' amour et de leur réputation et de leur repos".

Rappelons que ces "souvent", ces "d'ordinaire" légèrement restrictifs, ne figurent pas dans les premières éditions. C'est Mme de La Fayette qui le lui avait demandé: l'auteur de "La princesse de Clèves" croyait à la vertu. Mais ce fut là tout ce qu'elle obtint de son ami et l'affection de quinze années qu'elle lui voua ne semble pas avoir suffi à convaincre ce misanthrope qu'il existait des femmes fidèles et des attachements durables et désintéressés. Peut-être aussi l'auteur, en La Rochefoucauld, s'insurgeait-il à l'idée de changer un iota à ces maximes qu'il avait mis tant de soin à polir (il n'est que de lire ses lettres à Mme de Sablé, qui fut sa collaboratrice, pour s'en rendre compte: certaines pensées furent refaites plus de trente fois!).

En effet, ce grand seigneur, qui méprisait les gens de plume, en était devenu un lui-même avec tous les travers inhérents à la profession. Mais n'était-il pas destiné de tous temps à devenir auteur? Ce "je ne sais quoi", cette "irrésolution habituelle" que lui reprochait pendant la Fronde son ennemi le cardinal de Retz, c'était déjà le défaut ou la qualité du moraliste qui, réfléchissant trop, aperçoit, avant d'avoir agi, le néant de toute action. Sa trop grande lucidité, aurait toujours empêché La Rochefoucauld d'être le grand ministre ou le grand diplomate qu'il aurait voulu être. Il était au fond, comme nous dirions aujourd'hui, un "intellectuel".

Sa disgrâce, en le retirant de la vie publique, lui fut moins néfaste qu'il croyait. Car s'il n'avait écrit, qui connaîtrait aujourd'hui La Rochefoucauld? Bien plus, ses échecs et ses déceptions ont fait une partie de son talent: sans eux, il n'aurait pas ce ton d' amertume farouche et hautaine qui s'empare du lecteur et le force à réagir, à moins qu'il ne l'émeuve; souvent, en effet, on sent, derrière une réflexion générale, le souvenir personnel d'une expérience malheureuse, dont les "Mémoires" nous donnent parfois la clé. Ainsi "Il est plus facile de paraître digne des emplois qu'on n'a pas que de ceux qu'on exerce"; "Il n'y a guère de gens qui ne soient honteux de s'être aimés quand ils ne s'aiment plus"; "Il y a de bons mariages, mais il n'y en a point de délicieux".

Voltaire a dit des "Maximes": "On lut rapidement ce petit recueil; il accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et délicat. C'était un mérite que personne n'avait eu avant lui, en Europe, depuis la renaissance des lettres". En effet, la grande production littéraire du XVIIe siècle ne commence qu'en 1669. La Rochefoucauld est donc, avec Pascal, le premier psychologue classique. Le premier, il fait preuve de cette lucidité, de cette concision, de cette vivacité qui seront l'apanage de la grande prose française.

Il a, de plus, un humour, un don de l'image et de la présentation qui lui permettent de rajeunir et de donner une force nouvelle à des pensées souvent assez communes. Ainsi "il est quelquefois agréable à un mari d'avoir une femme jalouse: il entend toujours parler de ce qu'il aime"; "L'enfer des femmes, c'est la vieillesse"; "Le soleil, ni la mort ne peuvent se regarder fixement". La Rochefoucauld cependant regarda assez "fixement" la mort. "Croyez-moi, ma fille, écrivait Mme de Sévigné, ce n'est pas inutilement qu'il a fait des réflexions toute sa vie; il s'est approché de telle sorte de ses derniers moments qu'ils n'ont rien de nouveau, ni d'étranger pour lui". Courage tout humain, et auquel les sacrements reçus par pure bienséance, n'ajoutèrent rien. Car, si La Rochefoucauld se rapproche des penseurs chrétiens et de Pascal en ce qu'il nous peint la faiblesse et la misère de l'homme, il s'en écarte en ce qu'il ne recourt pas à la grâce pour y remédier. La Rochefoucauld ne nie pas Dieu: il s'en passe, tout simplement. D'aucuns s'autorisent de cela pour dire qu'il lui manque une dimension et qu'on ne saurait le ranger parmi les philosophes. Laissons-le donc parmi les moralistes, où il occupe sans peine l'une des premières, sinon la première place.

 

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