Le réseau des Arts et des Lettres en Belgique et dans la diaspora francophone
« Voulais-je chanter l'amour, cela
m'entraînait à la douleur ; voulais-je chanter la douleur, cela me
menait à l'amour » (Schubert, 1822). Schubert ou le paradoxe. La
proposition est peut-être inattendue ; à y regarder de près, c'est
sans doute celle qui s'attache le plus sérieusement à lui dans la
perception que l'on peut avoir de sa vie, de son oeuvre et de sa
légende.
Pur produit d'un univers clos, fils et
prisonnier d'une ville (Vienne) où il naquit et mourut sans presque
jamais la quitter, il n'en est pas moins, tant par sa vie que par
son oeuvre, le parfait symbole du « voyageur » romantique.
Constamment mis en échec dans toutes ses tentatives d'insertion
sociale, il est, dégagé de toute fonction servile, le premier des
musiciens à n'avoir pour unique statut que celui de compositeur.
Ignoré de son époque, il est l'ami des meilleurs parmi les
Autrichiens de sa génération (Grillparzer et Bauernfeld pour la
littérature, Schwind et Kupelwieser pour la peinture). Fils
d'instituteur, il devient, par le pouvoir de sa musique, l'égal des
maîtres qu'il vénère (Goethe, Schiller, Heine). Méconnu en tant que
compositeur par ses contemporains, pratiquement jamais joué, très
peu édité, il n'en laisse pas moins à sa mort un catalogue
considérable d'oeuvres (998 numéros). Cependant, nul comme lui n'a
été le musicien de l'« inachevé », élevant cette catégorie jusqu'au
mythe esthétique. Libre de toute contrainte, il bouscule les formes
musicales, impose des oeuvres brèves nées de
l'instant-improvisation (Impromptus , Moments musicaux ) au moment
même où il élargit le temps musical pour devenir le musicien de ces
« célestes longueurs » (Grande Symphonie en ut ) qui laisseront
Schumann admiratif et médusé. Inspirateur d'un groupe amical et
culturel qui se nourrit de lui au point de prendre son nom pour
enseigne de ses réunions régulières (les « schubertiades »), il en
reste un des membres les plus modestes. Le joyeux compagnon vit en
réalité dans la confrontation quotidienne avec la mort, l'ami naïf
est un « clairvoyant » (ainsi que le nomment ses intimes) aux
intuitions musicales fulgurantes et prophétiques.
Une fécondité
inquiète
A dix-sept ans, avec la composition de
Marguerite au rouet (Gretchen am Spinnrade ), Schubert marque d'un
sceau indélébile l'histoire de la musique, mais à trente et un ans,
quinze jours avant sa mort, il commence à prendre des leçons de
contrepoint. On dirait qu'il éprouve le besoin de se rassurer sur
son identité de musicien ; cinq messes, une dizaine de symphonies,
une oeuvre très importante de musique de chambre (trios et
quatuors), de multiples compositions pour le piano (à quatre ou à
deux mains), etc., et surtout le massif de ses six cents lieder, ne
suffisent pas à l'authentifier à ses propres yeux. Sans parler de
la vingtaine de tentatives pour l'opéra, objet constant d'espoir et
d'échec, qui jalonnent sa vie de créateur, Schubert a-t-il jamais
eu conscience de l'immensité (numérique) de son oeuvre ? Se
rappelle-t-il seulement au terme de sa vie qu'il lui est arrivé au
cours de deux de ses années d'adolescence (1815-1816) de composer
plus que tels compositeurs leur vie durant ? Trois messes, quatre
symphonies, six essais d'opéra, deux cent quarante-trois lieder.
Contrairement à certains de ses prédécesseurs (Bach, Mozart,
Beethoven) il n'a jamais tenté de tenir un compte de ses
productions ; il eût fallu pour cela qu'il se prît au sérieux ou
que le monde autour de lui le prît au sérieux.
Vienne, à l'époque du congrès « qui danse
», livrée à la fièvre italienne de Rossini, puis à l'engouement de
la musique-divertissement, pouvait-elle prêter attention au jeune
musicien qui se voulait « un chantre allemand », grandi à l'ombre
des remparts qu'il a vu démanteler pendant son enfance dans les
désastres nationaux ? Seul un Beethoven pouvait encore s'imposer -
difficilement - à contre-courant de la mode du jour. La génération
de Schubert, partageant l'amertume d'une période de reflux
politique, mesurant le poids du régime intellectuellement
oppressant instauré par Metternich, est promise au suicide, à la
folie, ou au rêve échappatoire. Schubert est le frère de
Grillparzer le désenchanté, comme de Lenau
l'insatisfait.
Les « schubertiades », avec leurs
enfantillages mais aussi leur chaleur humaine, ne prennent leur
sens que dans ce contexte. Il s'agit de recréer dans le groupe le
monde désiré mais refusé de la libre communication intellectuelle.
C'est la vraie vie en marge de la vie réelle ; en fait, une
condition de la survie. Le groupe est formé en majorité de jeunes
universitaires, traditionnellement libéraux, et de jeunes artistes
avides de connaissances internationales ; il entend continuer
l'esprit des « associations d'étudiants allemands » interdites
depuis 1819. Bien que non directement politique, il lui arrive de
se trouver aux prises avec les inquisitions policières (Schubert
fut même l'objet d'interrogatoires et de rapports). Dans un tel
univers, la formule goethéenne « au commencement était l'action »
(devise éminemment mozartienne ou beethovénienne) perd son sens au
profit de : « Au commencement était le rêve. » L'impulsion
créatrice ne vise pas à inciter à une transformation inutile et
promise à l'échec, mais elle tend à valoriser le rêve qui seul
compensera et dépassera un état de fait dont aucune rébellion n'a
de chance de venir à bout. La musique de Schubert est bien souvent
une musique du pur constat. Le tragique schubertien, celui de La
Belle Meunière (Die schöne Müllerin ) ou celui du Voyage d'hiver
(Die Winterreise ), prend sa source dans ce manque fondamental
d'agressivité.
Dans un curieux récit littéraire, écrit à
l'âge adulte, Schubert - sous la symbolique d'un rêve - dresse
lui-même le catalogue des thèmes clés qui définissent à nos yeux le
tragique de sa vie comme de son oeuvre musicale. S'y trouvent
successivement, et repris par deux fois en deux récits parallèles :
la séparation, le voyage, la solitude, la nostalgie du Paradis
perdu, la mort, l'amour refusé, la béatitude dans la communion. Les
lieder abondent, qui correspondent à chacun de ces thèmes. Se
trouvent également dans ce récit l'énoncé de l'ambivalence
Amour-Douleur, revécue musicalement par Schubert dans le perpétuel
échange, caractéristique de son langage, entre les modes majeur et
mineur.
Solitude et
amitiés
Une des contradictions les plus profondes
chez Schubert, et qui se trouve souvent à l'origine de la
méconnaissance réelle de son oeuvre ou de sa personnalité, vient de
la croyance que cette vie de groupe l'a garanti de la solitude et
que sa création a été d'abord oeuvre de divertissement pour ses
amis (la légende du Schubert des Valses , des
schubertiades-beuveries). Or la première immersion dans un groupe
autre que la famille est d'abord source de solitude pour le jeune
Schubert. La première incitation au tragique dans sa vie vient en
effet de l'arrachement d'avec le foyer paternel, lorsqu'il devient,
comme petit chanteur à la cour, interne au collège municipal de
Vienne. Arrachement directement lié pour lui à l'exercice initial
de sa vocation musicale. Il a onze ans (cette séparation précède de
trois ans et demi la mort de sa mère). Si la situation est vécue
par l'enfant sans révolte apparente, elle est subie plus
qu'assumée. A son arrivée au collège, Schubert est un enfant grave
et solitaire, et ses premiers lieder sont dominés par le thème de
la mort. Commence alors pour lui ce grand voyage de l'éternel
errant à la recherche d'un Paradis perdu, souvent entrevu, toujours
inabordable, rêve qui va alimenter toute son oeuvre, et non
seulement l'orienter dans le choix des poèmes qu'il mettra en
musique, mais aussi déterminer bien des éléments de sa musique
instrumentale (la rythmique du voyage si particulière à la musique
de Schubert).
On ne peut pour autant négliger l'apport
intellectuel et artistique, la culture musicale acquise lors des
années de collège. De ces années demeurent des amitiés nombreuses,
fécondes et fidèles, source de joie permanente dans la vie du
musicien. De là vient aussi l'affinité de Schubert avec le milieu
universitaire viennois, élargissement certain par rapport à son
milieu culturel natal.
Cependant, sur le plan des créations de
jeunesse, les oeuvres sont nombreuses qui naissent spontanément
liées à des exercices de groupe autour de lui : onze quatuors sur
quinze, cinq symphonies sur neuf et même ses premières messes
répondent ainsi à la demande de la famille ou des amis. Le nombre
et la qualité des pièces pour piano à quatre mains ou des choeurs
restent, dans son oeuvre, un symbole de la musique vécue en commun
dès l'enfance.
Un atavisme sans
héritage
Grandi dans la vénération de Beethoven
(Beethoven, de vingt-sept ans l'aîné de Schubert, meurt un an avant
lui), dans la même ville où ils ne se sont pratiquement jamais
rencontrés, son développement musical ne se fait pas moins de
manière tout à fait indépendante et originale par rapport au style
musical de ce prestigieux aîné. Dans le domaine symphonique, la
recherche du langage chez le Schubert des premières années,
spontanément établi dans la filiation de Haydn, s'oriente vers un
apprentissage du style mozartien. Ce qu'il appelle alors « la
lumière mozartienne » fascine d'autant plus le coeur et l'esprit du
jeune Schubert qu'il est naturellement porté à scruter les ténèbres
de la nuit et de la mort. Une évidente « tentation mozartienne »
pèse sur nombre d'oeuvres de sa jeunesse (Cinquième Symphonie entre
autres).
Devenu indépendant, éloigné de sa famille
et de l'univers des collèges (école normale d'instituteurs après le
collège municipal), Schubert abandonne parfois pour longtemps les «
ordres obligés » de sa jeunesse (symphonie et quatuor) ; il lui
faut de longues années pour y revenir et dans une perspective très
différente, après avoir prospecté des domaines nouveaux dans la
ligne d'une exploration plus intérieure : la première vraie sonate
pour piano seul se situe après la fin de l'année d'études à l'école
normale d'instituteurs.
Les tentatives de l'âge adulte pour
revenir aux grands genres de la jeunesse seront d'abord marquées
par des échecs (Quatuor en ut mineur de 1820 dont un seul mouvement
est écrit, Symphonie en mi majeur de 1821 laissée à l'état
d'esquisse, Symphonie en si mineur « inachevée » en 1822). Si, dans
ses années de jeunesse, Schubert tirait fréquemment l'impulsion
initiale de thèmes d'autrui (Haydn le plus souvent ou Mozart), dans
la période cruciale qui marque le passage de l'homme et du créateur
à l'âge adulte, il la trouve souvent dans ses propres oeuvres
antérieures, chaque fois vocales, ce qui lui permet de créer une
oeuvre nouvelle. Ainsi le lied La Jeune Fille et la mort (Der Tod
und das Mädchen , 1817) qui nourrit tout le Quatuor en ré mineur
(1824-1826), la Fantaisie pour piano en ut majeur dite du Voyageur
(1822) qui tire son nom du réemploi en son sein du lied du même nom
(Der Wanderer , 1816), etc. Ce n'est qu'à la faveur de cette double
assumation de lui-même que Schubert s'accomplit réellement, avec
son langage désormais adulte, dans les genres familiers de son
enfance : musique de chambre et symphonie. Entre 1827 et 1828
naissent coup sur coup des oeuvres magistrales, toutes profondément
novatrices : Quintette pour deux violoncelles en ut majeur , Trios
pour piano et cordes en si bémol majeur et en mi bémol majeur ,
Symphonie en ut majeur , sans oublier les oeuvres pour piano :
Fantaisie pour quatre mains en fa mineur , Impromptus, Sonates en
ut mineur, la majeur et si bémol majeur . Schubert est parvenu à la
maîtrise absolue dans toutes les formes de son langage
instrumental, lorsque le typhus le fauche à trente et un ans. A
titre de comparaison : à l'âge où Schubert écrit son quinzième
quatuor, sa neuvième symphonie, sa presque millième oeuvre,
Beethoven composait ses premiers quatuors ou sa première
symphonie.
L'univers des
lieder
S'il est possible, dans le double domaine
de la musique de chambre et de la symphonie, de tracer une histoire
de l'évolution du style de Schubert, de noter les étapes de
l'apprentissage qui mène à une exemplaire maturité, il en va tout
autrement dans le domaine du lied. Des premiers lieder, à la forme
lâche qui laisse courir l'imagination débridée, à l'extrême
concision des derniers, de la grande ballade composée de bout en
bout ou du lied tripartite au lied purement strophique ou encore
strophique varié, en tous les temps, sous toutes les formes, le
lied est présent dans la création schubertienne : des premiers
essais de 1811 au Pâtre sur le rocher (Der Hirt auf dem Felsen ),
sa dernière oeuvre, en octobre 1828. Les années les plus creuses en
ce domaine, 1821 ou 1824, comptent encore une dizaine de lieder ;
l'année la plus folle, 1815, en compte 143. Le phénomène est si
impressionnant qu'il aurait suffi à assurer à Schubert, sans qu'il
écrive jamais autre chose, une juste place dans l'histoire de la
musique. Mais il est plus étrange encore lorsqu'on constate que
Schubert, dans ce domaine très précis, atteint d'emblée ou presque
le sommet de son génie. Si Le Sosie (Der Doppelgänger ) est composé
à trente et un ans, Le Voyage d'hiver à trente ans, La Belle
Meunière et Le Nain (Der Zwerg ) à vingt-six ans, Le Roi des aulnes
(Erlkönig ) est écrit à dix-huit ans et Marguerite au rouet à
dix-sept ans, et les deux oeuvres sont si marquées du génie
schubertien qu'elles en sont devenues le symbole. Dès cette époque
l'adolescent Schubert a porté à sa perfection un genre musical que
personne avant lui n'avait exploité.
Une sensibilité frémissante, une
excellente culture musicale et une enfance vouée au chant, un
cercle d'amis éveillés à la poésie sont autant de raisons
personnelles qui ont pu concourir à fixer Schubert sur le lied. Sur
un plan caractériel, ce choix flatte aussi sa timidité et sa pudeur
essentielle. Composer la musique qui accompagne un poème, c'est se
mettre au service d'un texte : une manière de dire « je » sous le
couvert d'autrui. La nécessité du duo dans le lied (chanteur et
accompagnateur) le rassure en lui évitant la difficile
confrontation avec soi-même que suppose toute oeuvre pour soliste.
A celle-ci Schubert ne parvient que plus tard (par le piano) ; mais
pas une fois de sa vie il ne s'est produit comme exécutant soliste
et, sauf en de rares occasions, l'esprit de virtuosité dans la
composition lui est resté étranger (la représentation minime du
genre concertant dans son oeuvre en est un signe).
Par ailleurs, la société de son temps et
de son pays, aux valeurs perturbées, aux remises en question
douloureuses, requiert aussi ce recours à la poésie, délivrance et
refuge. Elle est souvent médium de la connaissance du monde pour
toute la jeune génération germanique ; c'est aussi vrai à Berlin
qu'à Vienne. Dans ce sens, la création ou l'exploitation d'une
poésie allemande prend une signification très précise d'affirmation
d'une germanité contestée. La couleur intimiste du lied, son
essence communautaire, la recherche en finesse d'une adéquation du
langage parlé et du langage musical correspondent également à
l'univers clos de petites sociétés chaleureuses et éprises de
culture qui entendent trouver en elles-mêmes les clés de la
connaissance en dépit d'un monde hostile.
Au gré de quinze années de confrontation
avec le genre du lied, Schubert a utilisé les écrits d'une centaine
de poètes. Quelques-uns se détachent, qui l'ont attiré tout
particulièrement : le sombre dramatisme de son ami Mayrhofer (47
lieder), le courage et la bravoure de Schiller (42 lieder), la
vision cosmique goethéenne vécue comme une expérience salvatrice
(70 lieder), la plongée dans le tragique individuel de Wilhelm
Müller (45 lieder) et en tout dernier lieu la rencontre avec le
regard visionnaire de Heine par le truchement duquel Schubert,
visionnaire à son tour, échappe musicalement à son
époque.
Il est à peine possible d'esquisser une
histoire du lied schubertien. L'imagination mélodique, évidente
depuis le début, garde toute sa puissance, mais l'exigence musicale
entraîne à plus de rigueur dans la forme, le tissu harmonique se
fait plus serré, l'accompagnement lui-même, élément essentiel du
lied schubertien, s'allège et devient plus suggestif qu'illustratif
; il devient partie intégrante du lied. Ce qui se pressentait dès
les premiers lieder est pleinement réalisé dans les derniers ;
l'accompagnement comme tel n'existe plus, seule la fusion intime et
totale de la voix et de l'instrument peut rendre le regard unique
d'une vision poétique, déboucher sur un monde
transfiguré.
En cela Schubert est prophétique. Rien
d'étonnant si sa fortune posthume est d'abord celle d'un
compositeur de lieder. Fortune somme toute restrictive qui agace
parfois un peu les schubertiens d'aujourd'hui ; mais il fallait
peut-être plus longtemps pour découvrir dans les oeuvres
instrumentales du dernier Schubert un génie profondément original
que seul avait rendu possible l'approfondissement de l'expérience
du lied.
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