L'actuel « retour à Mozart » n'est pas simplement de l'ordre
artistique. Si Mozart aujourd'hui nous va si droit au coeur, c'est
que nous découvrons en son oeuvre, non pas en dépit, mais en
fonction directe de sa limpidité, une grande profondeur de pensée.
Et cette pensée ne porte pas seulement sur l'inanité des passions,
l'amour et la fraternité humaine, mais elle s'attache surtout à des
problèmes que, certes, l'on s'est posés de tout temps, mais que
nous soulevons aujourd'hui d'une manière plus instante que jamais :
qu'est-ce que la mort ? quel est le sens de la vie ? De la réponse
à ces questions dépendait pour lui la paix, la sérénité à quoi il
aspira foncièrement depuis l'enfance. Mais son aspiration, toujours
insatisfaite, le fit passer par des crises d'inquiétude et
d'angoisse alternant avec des moments de paisible luminosité. Ces
alternances, à mesure qu'il approchait de la mort, se précipitèrent
et s'aggravèrent. Aussi est-il fort impressionnant de voir un
musicien, dont les oeuvres tant de fois ont respiré le bonheur,
manifester aussi, d'une manière si désolée, l'angoisse foncière qui
ne le quittait pas. Car, après la luminosité de La Flûte enchantée
et de sa dernière Cantate maçonnique (K. 623), nous assistons au
tragique effondrement qu'exprime son Requiem interrompu. Il fut
acculé, à l'heure de la mort, au désarroi, à la désespérance, faute
de la clef intellectuelle que, grâce à Paul de Séligny, nous avons
aujourd'hui à notre disposition pour résoudre ces problèmes
fondamentaux :
Puis, inexorable, vient le jour où sonne pour toi
[l'heure de te retirer de cette scène,
et tu t'en vas les mains vides,
vides de l'essentiel, [...]
Faute d'un enseignement adéquat,
faute donc de savoir ce qu'il en est de toi-même
[en vérité,
tu t'en vas
toujours captif de ta méprise,
toujours enlisé dans ta confusion,
toujours plongé dans la dualité,
tu poursuis ta course folle,
tu poursuis ton errance.
Les étapes de la vie musicale de Mozart
La vie privée de Mozart ne présente guère d'intérêt pour qui veut
comprendre sa musique. Elle se réduit d'ailleurs à peu de chose :
né à Salzbourg, il reste au service de la cour archiépiscopale de
sa ville natale, jusqu'au moment où il se brouille violemment avec
l'archevêque Colloredo, en mai 1781 ; il se fixe alors à Vienne.
Contre le gré de son père, il épouse Constanze Weber (1782). Le
succès qu'il escompte lui échappe de plus en plus ; il tombe dans
la pire misère et meurt à Vienne dans une indifférence quasi
générale. Seul Joseph Haydn, apprenant à Londres la mort de son
jeune ami, passera la nuit de Noël à le pleurer.
Les seuls événements marquants de sa vie sont ceux qui jalonnent
les étapes de son évolution musicale.
L'enfance (1756-1778)
Dès l'âge de trois ans, Wolfgang manifeste, outre une puissance
exceptionnelle de concentration, des dons musicaux remarquables :
justesse absolue d'oreille et mémoire prodigieuse. Son père,
Leopold (1719-1787), sévère mais excellent pédagogue musical,
entreprend son instruction. On lui a reproché d'avoir exercé sur
son fils une influence conservatrice et retardatrice ; mais
Wolfgang sut faire la part de l'étroitesse d'esprit et celle de la
solidité du métier : jusqu'à la mort de son père, il se référa
toujours avec une totale confiance à son jugement.
Leopold entreprend, avec son fils et sa fille Maria Anna, des
tournées où il exhibe l'enfant prodige, au risque d'exposer
Wolfgang, entre sa septième et sa onzième année, aux fatigues et
aux maladies de voyages lointains. Ces expéditions se retournent
d'ailleurs partiellement contre le père, car l'enfant y trouve
l'occasion de capter des influences qui n'agréent pas à son mentor
et qu'il n'aurait pas connues si tôt s'il était demeuré à
Salzbourg.
Une première tournée (1762) mène le bambin à Munich et à la cour
impériale de Vienne. Mais c'est la deuxième qui est la plus
importante : elle dure trois ans (1763-1766) et les fait passer par
l'Allemagne occidentale, Mannheim, Francfort (où il fait
l'admiration de Goethe), Bruxelles, Paris (où il joue devant la
Cour), Londres, La Haye, Amsterdam, Lyon, Genève. Voyage capital
pour la suite, parce que, dès l'âge de huit ans, Mozart fait la
découverte de deux musiciens qui le marqueront pour toujours :
Johann Schobert (1735 env.-1767) à Paris, Jean-Chrétien Bach
(1735-1782) à Londres. Grâce au premier s'éveillent à la fois en
lui le sens de la tendresse mêlée à l'intensité pathétique et celui
de la poésie musicale. Par le second (fils cadet de
Jean-Sébastien), c'est paradoxalement en allant vers le Nord qu'il
entre en contact avec la chaleur ensoleillée du Midi italien.
De retour dans son Autriche natale, il s'imprègne de l'esprit
musical, à la fois sérieux et gemütlich de l'Allemagne du Sud,
représenté par Joseph Haydn, son aîné de vingt-quatre ans, qu'il
découvre lors de quelques séjours à Vienne.
Il lui fallait dorer sa palette musicale au soleil du Midi, et
c'est un point à mettre à l'actif de son père que de l'avoir envoyé
à trois reprises en Italie : 1769-1770, 1771, 1772-1773. Pendant
cette période, il se plonge, alternativement, dans la musicalité
chantante mais superficielle de l'opéra italien d'alors et dans la
sensibilité autrichienne. Ce qu'il retire de plus précieux de ce
contact avec l'Italie, c'est, grâce au padre Martini qui le fait
travailler à Bologne (1770), l'art de la mélodicité polyphonique
puisé à la tradition des anciens maîtres du contrepoint chantant.
Jusqu'au terme de sa carrière, Mozart restera dès lors un maître
incontesté, surtout dans les ensembles d'opéras, de la science de
la polyphonie vocale.
Il résulte de son dernier voyage en Italie une crise « romantique »
où Mozart, alors âgé de dix-sept ans, produit de purs
chefs-d'oeuvre : les quatuors milanais (à cordes), K. 155 à 160, et
la trilogie symphonique de l'hiver 1773, K. 200, 183 et 201, qui
consacrent la synthèse du Nord et du Midi.
Ensuite, pendant quatre ans, il s'adonne à la « galanterie »
musicale. On désigne par là une forme musicale bâtarde,
intermédiaire entre la puissante structure baroque qui est
abandonnée et le nouveau langage thématique qui s'élabore (surtout
grâce à Joseph Haydn) ; la galanterie tire son agrément de
l'enrubannement rococo de mélodies flottant sur un accompagnement
d'accords rompus. Beaucoup ont reproché à Mozart de s'être laissé
aller à la facilité en adoptant ce style décoratif pour complaire à
l'aristocratie salzbourgeoise : sérénades, divertissements, sonates
salonnières pour le piano. Pourtant, ces années de détente lui ont
permis de développer le sens de la poésie musicale. Celle-ci
affleure déjà dans les concertos pour violon (1775), et surtout
elle fleurit à pleines corolles dans la merveilleuse année 1776,
celle où le Maître a vingt ans. Si de telles oeuvres faisaient
défaut, il manquerait quelque chose d'important dans l'oeuvre
mozartien. Et c'est l'année suivante (1777) qu'il réalisera soudain
son premier chef-d'oeuvre dans la lignée des grands concertos pour
le piano, le bouleversant K. 271 en mi bémol majeur.
De septembre 1777 à janvier 1779, c'est le grand voyage à Paris. Il
part, accompagné seulement de sa mère, et l'aventure sera très
décevante sur le plan du sentiment (son amour déçu pour Aloisia
Weber), de la famille (sa mère meurt à Paris) et de sa carrière (il
est évincé des milieux musicaux de la capitale et lâché par le
baron Grimm, son protecteur). Par contre, sur le plan musical, ce
voyage sera très fructueux : à l'aller, il s'arrête longuement à
Mannheim où il découvre les puissances expressives de
l'orchestration romantique moderne. A Paris, lui qui depuis
toujours est hanté par le désir d'écrire des opéras, il tombe en
plein dans la lutte entre piccinnistes et gluckistes ; mais il ne
s'y engage pas parce qu'il prend déjà conscience du style de
théâtre musical qui sera le sien. Par-dessus tout, ce séjour à
Paris aura une importance capitale du fait que Mozart capte de
l'esprit français - sans en retenir la sécheresse - le goût de la
pudeur, de l'élégance et de la concision. Il aura dès lors plus que
jamais horreur de la longueur et de l'emphase oratoire (ce qu'il
appelle le « goût long des Allemands »).
A présent, son assise est bien solide, tripartite : il devient le
musicien européen par excellence, capable de réaliser la synthèse
des langages allemand, italien et français, dont il peut user,
comme en se jouant, en y mettant sa propre touche.
La maturité (1779-1788)
Pendant trois ans, il pose les bases de son évolution future :
concertos pour le piano, sonates pour violon et piano, sérénades
qui font craquer les limites galantes du genre. Tout cela aboutit à
un chef-d'oeuvre dramatique qui, en dépit de la forme désuète de
l'opera seria , offre les prémices de tout son art lyrique et
symphonique : l'Idoménée (Munich, 29 janvier 1781). En mai, il
rompt, après des scènes affligeantes, avec son employeur,
l'archevêque Colloredo, et s'installe, sans ressources et sans
situation, à Vienne. Son père désapprouve cette rébellion et prend
plus mal encore les fiançailles de Wolfgang avec Constanze Weber,
qu'il estime indigne de lui. Mozart passera outre et l'épousera le
3 août 1782.
Un problème se pose alors au Maître : comment gagner la plus vaste
audience possible - car la vie même du jeune ménage en dépend -,
non seulement en s'interdisant toute concession à la facilité, mais
encore en mettant tout en oeuvre pour hausser le public superficiel
de Vienne à des hauteurs inaccoutumées ? Mozart a enfin l'occasion
d'écrire, pour la scène, un opéra qui ressortit à un genre où il
est libre, le Singspiel , et où il ne subit plus les lourdes
contraintes de l'opera seria . L'Enlèvement au sérail , opérette
allemande, inaugure, le 16 juillet 1782, la série de ses
chefs-d'oeuvre lyriques.
A partir de 1782, Mozart passe par des crises successives qui
deviendront de plus en plus graves à mesure qu'il approche de la
mort. Ces périodes où l'ethos se fait angoissé et, par moments,
tragique (1783, 1785, 1787, 1790), alternent avec de merveilleuses
accalmies (1784, 1786, 1788, 1791).
Aucun événement de sa vie privée ne saurait expliquer ces «
strangulations ». Elles se comprennent, mais en partie seulement,
par des problèmes de technique musicale : la rencontre de nouvelles
formes d'écriture crée toujours chez lui une contraction de style
qui ne peut se détendre que lorsque les nouveautés ont été
complètement assimilées ; et, par assimilation, on n'entend pas
l'art d'adopter des procédés (ce qui pour lui était un jeu
d'enfant), mais le fait d'en arriver à parler ces langages à l'état
naissant. Certes, après son retour de Paris, tous les styles
proprement contemporains lui étaient devenus familiers, et ce n'est
pas une des choses les moins stupéfiantes qu'un musicien doué d'une
telle mémoire ait pu rester foncièrement libre à l'égard de toute
imitation. Pourtant, il lui restait encore deux langages à
découvrir et à faire siens : l'un qui avait son assise dans le
passé, l'autre qui s'ouvrait audacieusement sur l'avenir. Le
premier est la puissante structure baroque de type fugal,
représenté par Jean-Sébastien Bach ; le second, illustré par Joseph
Haydn, surtout dans ses quatuors à cordes, est le style thématique
du type sonate, avec ce qu'il implique de richesse harmonique, par
l'extension tonale, et de construction dialectique orientée vers la
forme cyclique. C'est en 1782 que Mozart découvre ces deux langages
antinomiques, qui sont d'ailleurs l'un et l'autre peu compatibles
avec la mélodicité à laquelle son travail de synthèse l'a fait
parvenir. C'est donc à un nouveau travail de synthèse qu'il va
s'adonner durant ses deux premières années viennoises (1782-1783),
synthèse d'autant plus vaste et difficile qu'elle doit englober
tout ce qu'il a précédemment acquis. Ces découvertes, il les a
faites à point nommé : tôt, puisqu'il n'a que vingt-six ans ; tard,
puisqu'il n'a plus que neuf ans à vivre...
Mozart-Bach ! Conjonction historique impressionnante, d'autant plus
qu'il fallait alors du courage, et presque de l'audace, pour
remonter le cours du temps. En effet, Jean-Sébastien, mort en 1750,
était, trente ans plus tard, non seulement méconnu, mais inconnu.
Ses partitions étaient introuvables, et c'est par hasard qu'un
diplomate mélomane, le baron van Swieten, rapporta de la cour de
Prusse des copies manuscrites de quelques fugues du grand Cantor.
Mozart prend feu, s'essaie à ce style périmé dont il est le seul
alors à saisir la puissance. Et, en mai 1783, c'est la merveille,
le chef-d'oeuvre de sa musique religieuse : la Grande Messe en ut
mineur (inachevée) K. 427. Pendant le même temps, il se concentre
dans le travail ardu (comme il le déclare lui-même) de la
composition thématique. Son coup d'essai est un coup de maître : en
décembre 1782, le quatuor à cordes K. 387 inaugure la glorieuse
série des six quatuors (les trois derniers seront terminés en
1784-1785) qu'en hommage à Haydn il lui dédiera. Celui-ci, les
écoutant, dira à Leopold présent à l'exécution : « Je vous déclare
devant Dieu, en honnête homme, que je tiens votre fils pour le plus
grand compositeur que je connaisse » (février 1785).
Ces travaux de recherche, c'est dans le retrait du laboratoire
scientifique que Mozart les mène ; aussi voyons-nous, à partir de
1782, ses compositions se scinder en deux : les oeuvres de
solitude, le plus souvent rétractées et même tragiques, et les
oeuvres destinées aux concerts où il évite de choquer et de
brusquer le grand public. Non qu'il fasse des concessions pour
conquérir une audience dont il a tant besoin ; au contraire, avec
autant de sûreté de main que de prudence, il introduira peu à peu
dans ses concertos et ses symphonies les découvertes audacieuses
qu'il a faites dans la solitude. Cela lui coûtera d'ailleurs, à
partir de 1786, la désaffection croissante du public viennois.
Le résultat de cette complexe élaboration se voit dans l'explosion
magnifique des six concertos pour piano de 1784, chefs-d'oeuvre qui
seront suivis de six autres jusqu'à la fin de 1786. Mais ce succès
de 1784 est suivi d'une année sombre, la plus « romantique » de la
vie du Maître (Concerto en ré mineur K. 466, les trois derniers
quatuors à Haydn). Notons qu'en décembre 1784 Mozart est initié à
la franc-maçonnerie, et que les idées qu'il brasse lui inspireront
la dramatique Ode funèbre K. 477 (novembre 1785).
1786 : une année claire comme l'avait été celle de ses vingt ans,
mais avec, maintenant, une aisance qui est le signe qu'il a réalisé
la synthèse de tous ses langages. Le style thématique en arrive à
s'épanouir dans la mélodicité, comme on peut le voir dans sa
musique de chambre avec piano (les trios), dans les trois beaux
concertos pour le piano K. 488, 491 et 503, et surtout dans Les
Noces de Figaro . Mozart a trouvé le genre théâtral qui lui
convient le mieux, l'opera buffa , où la richesse et l'intensité
musicales vont de pair avec l'alacrité et la présence
scéniques.
Nouvelle crise en 1787 : Mozart est gravement préoccupé par l'idée
de la mort, surtout après le décès de son père. C'est l'année du
Quintette en sol mineur K. 516 et du Don Giovanni , où se pose à
cru le problème de la rupture de l'ardeur de vivre et de l'inanité
des passions.
L'année 1788 est dominée par le massif symphonique aux trois cimes
: la Mi bémol K. 543, la Sol mineur K. 550 et l'ultime : la Jupiter
(K. 551, du 10 août), qui est le testament symphonique du Maître.
Mais, le plus étonnant, c'est que Mozart fait voisiner avec ces
pièces monumentales des oeuvres légères, presque galantes, comme la
Sonate « facile » (K. 545) et les derniers trios.
Les dernières oeuvres (fin 1788-1791)
A partir de l'automne 1788, Mozart entre dans une période de
retrait ; mais sa musique d'intimité (pour cordes ou piano solo) a
le plus souvent un caractère de sérénité (Trio K. 563, Sonate pour
piano K. 570). Au cours d'un voyage où il essaie d'obtenir la
faveur du roi de Prusse, il fait un pèlerinage à la Thomasschule de
Leipzig, rendant un suprême hommage à Bach. Son écriture se
resserre encore (Sonate pour piano K. 575 et derniers quatuors) et
s'épanouit dans la concentration poétique du Quintette avec
clarinette K. 581. Tout cela aboutit à l'oeuvre théâtrale la plus
translucide de Mozart, le Così fan tutte , comédie-proverbe d'une
profonde gravité sous son élégance frivole (Burgtheater, Vienne, 26
janvier 1790).
L'année 1790 est un véritable désert, aride et désespéré. Pourtant,
en décembre, le magnifique Quintette à cordes en ré majeur K. 593
marque un redressement total. La poésie décantée de l'ultime année
s'épanouit dans de vastes compositions (le dernier Concerto pour
piano K. 595, le Concerto pour clarinette K. 622) et, d'une façon
plus concentrée encore, dans les piécettes apparemment
insignifiantes (lieds, adagio pour harmonica, cantiques
maçonniques). Deux mois avant sa mort, le succès semble enfin se
dessiner avec La Flûte enchantée , singspiel maçonnique où il
récapitule pour la scène tous les langages de sa carrière. Mais, en
même temps qu'il achève cette oeuvre toute pénétrée de son
aspiration à la lumière, il commence son Requiem . L'oeuvre ne sera
pas terminée : Mozart meurt le 6 décembre. Son corps sera enterré
dans la fosse commune.
La musique mozartienne
Mozart n'a créé aucun langage. Sa vie durant, il ne laissa pas
d'être à l'affût de tous les idiomes dont il pouvait prendre
connaissance, et, quand il les adoptait, loin d'en rester au
formalisme des procédés, il les recréait de l'intérieur. Mozart n'a
été le maître d'aucun langage : il a été maître de tous ses
langages, jusqu'à les parler comme autant de langues maternelles,
et c'est là la vraie maîtrise.
Et pourtant, il leur imprime la marque « mozartienne » qui les
dépouille de tout particularisme national ou culturel. On ne peut
cependant pas, à son propos, parler d'originalité : il n'a pas
marqué son oeuvre du cachet de ce qu'on nomme la personnalité de
l'artiste, ainsi que firent un Beethoven ou un Wagner. Il n'y a pas
de style mozartien ; il n'y a pas, même dans ses opéras, de « monde
», de climat mozartien. Et pourtant, sa musique a quelque chose
d'unique, qui se décèle dès l'audition de quelques mesures, quelque
chose d'insaisissable.
Et cela est constant en dépit de la versalité des ethos, lesquels
changent, souvent, d'un moment à l'autre. Innombrables, en effet,
sont les aspects opposites de cette oeuvre protéiforme : légèreté
badine et gravité pathétique, galanterie salonnière et romantisme
farouche, distinction aristocratique et bonhomie (Gemütlichkeit ),
voire truculence populaire, tendresse alanguie ou rêveuse et
âpreté, violence virant parfois à l'atroce. Musique si facile
d'accès et en même temps si savante, avec des structures
accessibles aux seuls connaisseurs. Faut-il privilégier tel ou tel
de ces aspects pour y voir le vrai Mozart ? Et de quel droit ?
Comme, longtemps, on avait insisté sur la grâce et la légèreté, on
a, par réaction, souligné les aspects graves et tragiques. Mais, à
suivre la ligne d'évolution de sa création musicale, on voit
combien il est simpliste de dire qu'il ait tendu de la galanterie
de cour à la « grande » musique : les oeuvres de la dernière année
récapitulent tous ses styles et rejoignent - question de métier
mise à part - celles de l'enfance. Une chose, par contre, est
patente : c'est que le marasme n'est pas un état où il se soit
complu, et qu'il a eu horreur de toute confidence ostentatoire. Les
moments les plus hauts de son oeuvre sont ceux où, dans une totale
solitude, il cherche une issue de sérénité. Et - chose stupéfiante
- cela arrive en plein concerto, en plein opéra.
Ce qui fait la profondeur de sa musique, disions-nous, c'est la
pensée. Mais, entendons-nous bien : il n'avait aucun goût pour le
maniement d'idées abstraites ; sa correspondance serait fort
décevante pour qui y chercherait des spéculations de philosophie,
de politique, voire d'esthétique. C'est en musique qu'il pensait et
qu'il parlait, et cela lui était possible en vertu, précisément, de
sa maîtrise technique : rien ne s'interposait entre l'idée et la
vibration ordonnée du tissu musical.
Or, les problèmes qui, très tôt, l'ont préoccupé sont ceux de la
mort, de la survie, du sens de la vie : les seuls passages de ses
lettres où il fait part de ses réflexions profondes touchent à
cela, et dès que, dans un texte à mettre en musique, apparaît le
mot de « mort », le ton s'aggrave immédiatement. « Toujours entre
l'angoisse et la joie », écrit-il à son propre sujet. Mais comment
venir à bout de cette dualité, source d'une continuelle
instabilité, d'un continuel déséquilibre ? Par un sursaut héroïque,
de type romantique, où l'on s'enivre de puissance en créant un
monde fictif d'évasion ? Non ! Chez Mozart, c'est tout le contraire
: c'est dans un langage clair, simple, aussi proche que possible
(avec un métier consommé) du naturel qu'il cherche une issue. Sa
musique n'emporte pas l'auditeur roulé passivement dans un flot
d'harmonies ; elle requiert de lui lucidité et présence. Mais
encore, pour dire quoi ? L'art n'est pas un but.
Mozart fut séduit, sans doute pour fortifier la foi de son enfance,
par le symbolisme maçonnique de la dualité de l'Ombre et de la
Lumière. Mais ce symbolisme, qui se manifeste surtout à partir de
1784, il l'a maintes fois rompu, parce qu'il ne pouvait pas s'en
satisfaire. Le triomphe idéologique de la Lumière sur l'Ombre,
qu'est-ce d'autre, après tout, que l'option qu'il a refusée, à
savoir l'évasion dans un monde fictif, le renoncement, et donc
l'incomplétude ? Il semble avoir pressenti que la Lumière, la
sérénité à quoi nous aspirons, ne saurait être une entité, un pôle,
un au-delà. Et c'est sans doute à ce pressentiment, à cette
impression de vide que tient ce qui distingue sa musique de toutes
celles qui revêtent une apparence de plénitude. « Je ne peux pas
bien t'expliquer mon impression, écrit-il quatre mois avant sa mort
(7 juillet 1791), c'est une espèce de vide qui me fait très mal,
une certaine aspiration qui, n'étant jamais satisfaite, ne cesse
jamais, dure toujours et croît de jour en jour. Même mon travail ne
me charme plus. »
La Flûte enchantée est terminée le 30 septembre ; il lui reste à
écrire son Requiem , dont il sent qu'il le compose pour lui-même.
Une panique eschatologique emporte tout et disloque ce qui était
fondé sur l'espérance. Ce ne sont ni l'insuccès, ni la misère, ni
la maladie qui ont miné Mozart : cette déroute est de l'ordre du
désarroi intellectuel.
Si cette musique touche si directement et si intensément, c'est
qu'elle exprime un appel fondamental qui dépasse de loin le cas de
Mozart lui-même, et qui vient du plus profond de nous tous. Nul
musicien n'a accusé, avec autant de sincérité et d'intégrité, le
fiasco final de toute idéologie devant la seule question qui
importe et qui, à l'heure de la mort, est inéluctable : qu'en
est-il de nous-mêmes ?
Les rencontres littéraires de Bruxelles que jai initiées sont annulées sine die. J'ai désigné Thierry-Marie Delaunois pour les mener. Il en assurera également les chroniques lors de leur reprise.