Le réseau des Arts et des Lettres en Belgique et dans la diaspora francophone
Au
lendemain de la mort de Chopin, Liszt, son ami, écrivait : « ...
Quelle que soit la popularité d'une partie de ses productions, il
est néanmoins à présumer que la postérité aura pour ses ouvrages
une estime moins frivole et moins légère que celle qui leur est
encore accordée. Ceux qui, dans la suite, s'occuperont de
l'histoire de la musique feront sa part - et elle sera grande - à
celui qui y marqua, par un si rare génie mélodique, par de si
heureux et si remarquables agrandissements du tissu harmonique
[...]. On n'a point assez sérieusement et assez attentivement
réfléchi sur la valeur des dessins de ce pinceau délicat, habitué
qu'on est de nos jours à ne considérer comme compositeurs dignes
d'un grand nom que ceux qui ont laissé pour le moins une
demi-douzaine d'opéras, autant d'oratorios et quelques symphonies
[...]. On ne saurait s'appliquer à faire une analyse intelligente
des travaux de Chopin sans y trouver des beautés d'un ordre très
élevé [...]. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui,
on peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical.
»
La postérité a-t-elle rendu justice à Chopin dans le sens où
l'entendait Liszt ? Il est permis de penser que non. En fait, la
personne et l'oeuvre de Chopin occupent dans l'image qu'on se fait
généralement de l'Europe musicale du XIXe siècle une position
singulière et, somme toute, paradoxale. Une douzaine de ses pièces
pour piano sont parmi les morceaux les plus populaires de toute la
musique. Mais cette sorte de gloire, servie par une abondante
littérature sur la personne du musicien, a contribué à créer autour
de lui une aura de légende, préjudiciable à la connaissance
objective de son oeuvre.
On a tant dit sur Chopin, on a tant joué toujours les mêmes Valses
, les mêmes Polonaises , les mêmes Nocturnes , les mêmes Préludes
que la lecture sincère de son oeuvre devient de plus en plus
difficile. Le mythe de Chopin nous empêche de considérer Chopin tel
qu'il fut.
Le voyageur polonais
A l'école des meilleurs
De souche française par son père, natif de Marainville en Lorraine,
Frédéric Chopin est né à Zelazowa Wola, dans les communs du château
des Skarbek où ses parents étaient logés. Son père, Nicolas Chopin,
était alors précepteur des enfants de la comtesse Louise Skarbek ;
il avait épousé en 1806 Justine Krzyzanowska, parente pauvre de la
maîtresse de maison. Mais les Chopin déménagèrent peu après pour
s'installer à Varsovie où Nicolas Chopin venait d'être appelé à
collaborer à l'enseignement de la langue française au lycée. C'est
à Varsovie que le jeune Frédéric passera toute son enfance. Sa
mère, très musicienne, lui donne les premières leçons, puis,
sentant l'attirance de son fils pour le piano, le confie pour des
études régulières à Vojtëch Zywny. Dès l'âge de huit ans, il était
capable de jouer dans une soirée privée. Improvisateur né, il
s'essaie à l'écriture. Une Polonaise en sol mineur est publiée chez
J. J. Cybulski. L'année suivante, le 22 février 1818, il est invité
à exécuter en public un concerto d'Adalbert Gyrowetz. La gloire de
l'enfant prodige a vite fait le tour de la capitale. Ses parents
auraient pu exploiter un talent aussi exceptionnel. Ils préférèrent
sagement lui faire suivre des études au lycée. En même temps, ils
le confiaient à Josef Elsner pour les premières leçons d'écriture
musicale. Peu d'années après, Chopin était admis au Conservatoire.
Josef Elsner témoigne envers son élève d'une remarquable
intelligence : son enseignement n'étouffe pas l'individualité
créatrice. Dans son rapport sur les examens de 1829, le maître
attribue à l'élève de troisième année d'« étonnantes capacités » et
le qualifie de « génie musical ».
En 1828, au mois de septembre, Chopin quitte pour la première fois
le territoire polonais. Ses déplacements seront toujours fructueux
pour lui. A Berlin, il visite minutieusement la ville et fréquente
l'Opéra. A Vienne, où il se rend en 1829, il fait la connaissance
des meilleurs musiciens. Il donne un premier concert, le 11 août,
qu'il doit répéter dès le 29 du même mois. La critique lui est
bienveillante, appréciant combien « son genre et sa manière de
jouer sont éloignés des formes normales », mettant l'accent sur le
« soin qu'il prend de la musique elle-même, et non seulement pour
plaire » (Wiener Theaterzeitung ). A Prague, il est frappé par la
beauté des trésors de la cathédrale. A Dresde, il passe des heures
entières à la galerie de peinture et va voir au théâtre le Faust de
Goethe, spectacle agrémenté d'Interludes de Spohr dont Chopin
relate « l'horrible mais grande fantaisie ».
L'hôte de France
Le 1er novembre 1830, il quitte la Pologne pour un nouveau voyage
d'étude qui doit le conduire jusqu'à Paris. C'est le véritable
voyage d'adieu. Il avait emporté dans ses malles tout son bagage
musical : les deux Concertos , quatorze Polonaises , vingt Mazurkas
, neuf Valses , huit Nocturnes et les premières études de l'opus 10
qu'il intitulait Exercices . C'est à Stuttgart qu'il apprend
l'échec de l'insurrection de Varsovie. Il exprime son désespoir
dans son carnet de voyage (Notes de Stuttgart ) et, dit-on, dans
deux nouvelles compositions, l'Étude en ut mineur, op. 10 no 12, et
le Prélude en ré mineur. Il arrive à Paris en septembre 1831.
Désormais la France allait être sa nouvelle patrie. Dès son premier
concert, à la salle Pleyel le 26 février 1832, Chopin a conquis la
capitale ; il est appelé à donner des leçons à l'élite de la
société. C'est un habitué des salons des Rothschild, Léo, Plater,
Czartoryski, Potocki ; il mène grand train. Il a l'occasion de
sympathiser avec Henri Heine, et plus encore avec Liszt qui le
présente à George Sand. Une liaison plus ou moins orageuse devait
rapprocher le musicien de la romancière plus de dix années durant.
C'est avec elle qu'il passa l'hiver de 1838 à la chartreuse de
Valdemosa, à Majorque. Ensuite, c'est le séjour à Nohant où il
rencontre, entre autres, Balzac et Delacroix. Chopin, discret et
réservé de nature, si ce n'est dans son oeuvre pianistique, ne nous
renseigne guère sur l'état de ses sentiments. Si George Sand
publie, en 1846, un roman, Lucrezia Floriani , où elle tente
d'expliquer les malentendus du couple, du moins a-t-elle exprimé le
désir qu'une grande partie de la correspondance à ce sujet soit
détruite.
Le 16 février 1848, Chopin donne son dernier concert à Paris, salle
Pleyel. Le 22 du même mois, la révolution éclate. Ayant perdu la
plus grande partie de ses leçons, il se décide à se rendre en
Angleterre sur l'invitation de son élève écossaise Jane Stirling.
Il s'était déjà fait connaître à Londres lors du voyage qu'il y
avait effectué avec Camille Pleyel en 1837. Il y arrive à nouveau
le 20 avril 1848 ; mais, si entouré de soins qu'il fût, le climat
londonien n'est guère favorable à sa santé déjà très compromise. Il
donne cependant un concert chez la duchesse de Sutherland en
présence de la reine Victoria et de sa cour, se rend en Écosse,
joue deux fois à Édimbourg, puis à Manchester, à Glasgow, enfin il
revient à Londres, où, malade, les médecins lui conseillent de ne
pas séjourner.
Il se décide alors à revenir en France, après un nouveau concert au
Guildhall (16 nov. 1848). A Paris, il retrouve ses intimes pour le
choyer. Mais il n'a plus foi en la guérison. Les notes du journal
d'Eugène Delacroix apportent de précieux renseignements sur cette
dernière année de la vie de Chopin. Il n'est pas satisfait de ses
dernières compositions ; il déchire et brûle de nombreuses pages
et, quelque temps avant sa mort, survenue le 17 octobre 1849 entre
trois et quatre heures du matin en son dernier domicile parisien,
place Vendôme, il exprime la volonté de brûler tout ce qu'il ne
juge pas digne d'être édité, à l'exception de la Méthode des
méthodes . « Je dois au public et à moi-même, déclare-t-il, de ne
publier que des choses bonnes. » Fontana, heureusement, obtint
toutefois de la famille Chopin l'autorisation de sauver de l'oubli
un certain nombre de pièces dont la belle Fantaisie-impromptu en ut
dièse mineur. Ces pièces sont numérotées opus 66 à 74.
Les funérailles de Chopin furent célébrées solennellement en
l'église de la Madeleine et son corps fut inhumé au Père-Lachaise.
On répandit sur son cercueil la poignée de terre polonaise qui lui
avait été offerte dans une urne lorsqu'il quitta son pays le 2
novembre 1830. Selon les désirs du défunt, son coeur fut transféré
à l'église Sainte-Croix de Varsovie.
Le legs pianistique
Le piano inspirateur
Un précieux index thématique des diverses compositions de Chopin
nous est fourni par la table des matières qu'il écrivit avec
Franchomme pour la collection complète des oeuvres réunies par Jane
Stirling et corrigées de la main du maître. Cet index est reproduit
en tête de l'édition monumentale soigneusement publiée par Édouard
Ganche, alors président de la société Chopin (3 vol., Oxford
University Press, 1928-1933). Cet ouvrage, qui se conforme
strictement aux manuscrits authentiques et à l'édition princeps
devenue depuis longtemps introuvable, devait apporter les plus
magnifiques surprises, révélant toutes les hardiesses de la plume
de Chopin, si malencontreusement « rectifiées » par des révisions
qui leur ôtaient toute originalité.
L'essentiel de l'oeuvre de Chopin est destiné au piano dont le
compositeur était lui-même un exécutant virtuose. Grâce aux travaux
des facteurs, parmi lesquels on peut noter Érard et Pleyel, le
piano moderne, avec toutes ses possibilités expressives, était né,
permettant à Chopin d'affirmer sa personnalité musicale.
Chopin inaugure un nouveau mode de rapports entre l'instrument et
le compositeur. Le piano semble n'être plus, pour lui, le moyen de
faire entendre une certaine musique ; c'est, au contraire, la
composition qui devient le moyen de faire « chanter » le piano : le
piano lui-même est sa principale source d'inspiration. De là vient
sans doute la légende d'un Chopin plus improvisateur que
compositeur au sens classique du terme. En fait, le simple examen
de ses manuscrits et l'analyse approfondie de ses partitions
suffisent à démontrer la préméditation rigoureuse de son
écriture.
Des « phrases au long col »
Très peu de thèmes de Chopin ont le caractère, généralement bref,
ferme et arrêté, de l'idée symphonique. A moins qu'ils n'aient
volontairement celui de la danse (Polonaises , Mazurkas , Valses ,
etc.), ses thèmes sont de caractère vocal. Marcel Proust a bien su
les définir tout en imitant leur tournure, lorsqu'il écrivait « les
phrases au long col sinueux et démesuré de Chopin, si libres, si
flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur
place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien
loin du point où on avait su espérer qu'atteindrait leur
attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que
pour revenir plus délibérément - d'un retour plus prémédité, avec
plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu'à
faire crier - vous frapper au coeur ».
Mais la mélodie de Chopin n'est pas toujours faite de figures
ornementales. La seule analyse de ses Préludes suffirait à nous en
convaincre. Nous la trouvons formée d'accords bondissants (Prélude
en sol majeur) ou figurée par un déploiement continu d'accords
brisés successifs (Prélude en mi bémol mineur). Elle revêt l'aspect
de la polymélodie au sens où nous l'entendions à l'époque de la
pré-Renaissance (Prélude en ut majeur). Tout en restant diatonique,
Chopin se sert du chromatisme avec génie. C'est souvent chez lui
façon d'exprimer une certaine morbidesse en l'enveloppant de grâce
et de mystère. Les traits « broderies » dans lesquels on était
tenté de trouver une pointe d'italianisme sont en réalité chez
Chopin des envolées harmoniques du goût le plus délicat, dont il
est indécent d'accentuer ou de ralentir les notes finales d'une
façon déclamatoire.
Chez lui, le sens de l'harmonie est également très particulier.
Outre la prédilection qu'il montre pour les modes de la musique
populaire, surtout dans les Mazurkas (quintes vides
d'accompagnement ou enchaînements d'accords parallèles défendus par
les traités, ou encore formules de cadences substituant le deuxième
degré de la gamme au quatrième), on relèvera l'analogie qui se
manifeste entre les éléments de l'harmonie et ceux de la mélodie.
On peut constater le même balancement indéterminé, le même principe
pendulaire aussi bien dans l'éloignement des harmonies de la
tonique et dans leur retour vers cette tonique que dans certains de
ses thèmes où alternent deux phrases, la première tendant à
l'éloignement du son principal, la seconde tendant à son retour,
avec la répétition du même mouvement autour du son initial.
Souvent l'harmonie n'est que suggérée (Prélude en fa dièse mineur).
Elle n'est jamais compacte ni lourde. Cependant, elle sait avoir
les plus grandes audaces, si souvent incomprises. Ainsi en est-il
du mi bémol de l'introduction de la Première Ballade si longtemps
corrigé en ré . Ainsi encore les deux accords d'introduction du
Premier Scherzo et l'accord si déchirant, frappé presque avec rage,
avant le trait final. Ou enfin les étranges harmonies d'accords
brisés qui accompagnent la mélodie de l'Étude en fa mineur pour la
Méthode des méthodes . Restituée dans son intégrale originalité
dans l'édition de É. Ganche, elle étonne à ce point par ses fausses
relations chromatiques volontaires que de trop nombreux virtuoses
préfèrent encore l'exécuter sous un aspect édulcoré.
Quant à la rythmique de Chopin, elle est si étroitement associée
aux éléments de la tension mélodique ou harmonique de son
inspiration qu'il est surprenant qu'on ait pu si longtemps la
trahir sous prétexte de rubato . Chopin avait bien le génie du
rubato au point d'en déconcerter ses contemporains, jusqu'à
Mendelssohn et Berlioz. Il l'enseignait comme un art. Mais, sachant
bien que le moindre excès en ce domaine ne fait qu'en détruire la
poésie, il ne manqua jamais de recommander à ses élèves « que leur
main gauche soit leur maître de chapelle et garde toujours la
mesure ». On peut même soutenir qu'il pensait toujours en écrivant
ses mélodies à leur exécution en rubato ; l'examen des figures
rythmiques compliquées du Cinquième Nocturne en fa dièse majeur en
fournit un bon exemple.
Comme interprète, Chopin avait frappé ses contemporains par
l'originalité et la richesse expressive de son jeu que Liszt
lui-même admirait profondément. Il est certain qu'il a exercé une
considérable influence sur le développement du style d'exécution
pianistique. Aucun enregistrement ne peut nous en apporter le
témoignage direct, mais ses partitions, notées avec un soin
minutieux des détails, peuvent être considérées comme un reflet
fidèle de l'exécution. Aucun compositeur avant Chopin n'avait sans
doute poussé aussi loin la recherche de la précision dans
l'écriture. A cet égard, il est le plus « moderne » des musiciens
romantiques.
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