Le réseau des Arts et des Lettres en Belgique et dans la diaspora francophone
Si
nous ignorions tout de la vie de Beethoven, mais si son oeuvre
entière nous était parvenue, nous la comprendrions, nous
l'aimerions peut-être moins profondément, mais cette oeuvre
continuerait de nous apparaître comme celle d'un des plus grands
musiciens.
Inversement, si un cataclysme avait anéanti la totalité de l'oeuvre
musicale de Beethoven, mais si l'histoire de sa vie avait
miraculeusement échappé à ce cataclysme, nous comprendrions et nous
aimerions peut-être moins profondément son caractère, mais sa vie
continuerait de nous apparaître comme celle d'un des plus grands
héros.
Et, dans les deux cas, nous ne comprendrions pas, nous n'aimerions
pas l'oeuvre ou la vie dans une direction autre avec une
signification autre. Car l'identité de Beethoven est tout entière
dans l'une et dans l'autre.
Telle est, sans doute, la constatation fondamentale dont il faut
partir lorsqu'on veut essayer de donner une réponse à cette
question : « Qui a été Beethoven ? », tant il est vrai que, chez
lui, la vie et l'art se confondent. Avec une intensité de
conscience et de volonté proprement héroïques, il s'est appliqué à
réaliser et à approfondir cette unité de tout lui-même, cette
rigoureuse adéquation de l'homme et de l'artiste, de ses raisons de
vivre et de son objectif dernier : la création musicale.
Beethoven sait ce qu'il veut. Il sait qu'il est le seul musicien de
son temps à le vouloir, et il sait que les musiciens du passé, si
fort qu'il les vénère, ne pouvaient pas encore le vouloir : créer
une musique dont l'impulsion soit telle qu'elle entraîne les hommes
à conquérir la joie, dans la liberté, par l'action temporelle. Mais
Beethoven sait aussi qu'une telle musique ne peut être créée qu'au
cours d'une vie qui s'y conforme la première.
Si nous voulons entrer dans sa propre pensée sur son oeuvre, nous
devons, à notre tour, reprendre les données principales de sa vie,
et la situation de cette vie dans l'histoire de son temps. Tous les
hommes sont situés par leur conditionnement historique, même quand
ils cherchent à le fuir. Mais Beethoven est le premier des
musiciens modernes, parce qu'il est le premier à avoir connu
clairement et assumé volontairement sa situation dans
l'histoire.
Le génie solitaire
Voulant consacrer sa vie à la création musicale, Ludwig van
Beethoven quitte, à l'âge de vingt-deux ans, sa ville natale, Bonn,
pour se rendre à Vienne, où il demeurera jusqu'à sa mort. Vienne
est la ville qui offre le plus de chances à un musicien. Or il s'y
trouve de plus en plus seul. Le musicien qu'il admirait le plus
passionnément, Mozart, est mort un an avant sa venue à Vienne. De
ses maîtres, il déclarera n'avoir rien appris. De ses confrères, il
n'a pas reçu davantage : ce ne sont ni Hummel, ni Cramer, ni
Seyfried, ni Wranitzky, ni Eybler, ni les autres compositeurs
viennois d'alors qui représentent pour lui des émules. Pour le seul
Cherubini il proclame son admiration, mais il ne lui doit rien.
Moins encore à Weber, dont l'exemple ne le stimule guère à se
remettre à l'opéra. Inutile de parler de Rossini. Et quand il
rencontrera la musique de Schubert, ce sera sur son lit de mort.
Pas plus qu'il ne s'est reconnu de maîtres, il n'a vraiment formé
de disciples avec lesquels il ait pu mettre en commun sa pensée
profonde. Ni de Ries, ni de Czerny, ni de Moschelès, malgré leur
fidélité, il n'a reçu aucun stimulant.
Ce n'est pas la faute de Beethoven s'il est le seul génie musical
de sa génération. Avant d'incriminer son orgueil de titan qui veut
être seul, il est utile de méditer sur un tableau chronologique. La
conscience, à la fois fière et désolée, toujours plus aiguë qu'il a
de son isolement musical, ne provient d'aucune volonté de
puissance, mais seulement de sa lucidité. Il sait bien qu'il ne
peut compter que sur lui-même. Les réactions du public, les
réactions des chers confrères, les réactions des critiques, il s'en
occupe comme un lion d'une puce.
L'évolution créatrice
Il a hérité l'immense et magnifique richesse de toutes les
musiques du XVIIIe siècle. Avec admiration, il ne cesse d'en
explorer les ressources, d'en méditer les suggestions. Il recueille
ce trésor entre ses mains puissantes, que le respect ne paralyse
d'aucun scrupule, que la fidélité la plus haute pousse à dépasser,
non à reproduire.
Les contemporains de Beethoven ont eu très vite l'impression que sa
musique ne ressemblait à aucune autre. Or, en écoutant ses toutes
premières oeuvres, et même les oeuvres des premières années
viennoises, on peut sans doute déceler déjà les inflexions d'un
langage personnel, mais dont son auteur n'est pas encore le maître.
Beethoven a cependant conscience qu'une question se pose et il ne
s'en remettra pas aux circonstances pour la résoudre. Il lui faut
le temps de se découvrir lui-même au moins autant que d'apprendre
son métier. C'est un travail de longue haleine et il n'a pas envie
de le brusquer. Il est assez remarquable qu'il ait attendu l'âge de
trente ans pour livrer au public sa première symphonie et ses
premiers quatuors. Le fait était très anormal pour un musicien de
cette époque. Beethoven ne pouvait pas ne pas le savoir et ne s'en
est nullement inquiété. On touche là le plus caractéristique de son
génie créateur : dès le début de sa carrière, Beethoven a conclu un
pacte avec le temps. L'homme le plus ardent et le plus avide du
monde met toute sa confiance dans la durée : il devient le plus
patient des travailleurs.
C'est ce qui lui permettra d'être peut-être l'artiste qui s'est le
plus renouvelé sans se trahir de sa première à sa dernière oeuvre,
et cela au cours d'une vie qui paraît bien longue à côté de celles
de Mozart et de Schubert, mais bien brève à côté de celles de Bach,
de Haendel, de Haydn ou de Wagner. Brahms a pu dire que la Cantate
sur la mort de Joseph II (1790) était déjà du Beethoven d'un bout à
l'autre. Mais quel itinéraire, des premières sonates à la Sonate
op. 111, des premiers trios et quatuors aux cinq derniers quatuors,
des premières oeuvres orchestrales à la Neuvième Symphonie !
Emmanuel Buenzod n'a pas tort de faire observer que la distance qui
sépare le début et la fin de l'oeuvre beethovénienne est plus
grande que la distance qui sépare en général une génération de
musiciens de la suivante.
Pour expliquer cette évolution, Fétis et Lenz ont avancé la théorie
des trois styles (1854), que Liszt a combattue dès son apparition,
et qui s'est pourtant répandue sans qu'aucun critique ose la
reprendre dans son intégralité, et sans même que les critiques
arrivent à s'accorder entre eux sur les limites de chacun de ces
styles. Il serait temps, une bonne fois, d'en faire justice, car
rien n'est plus organique, rien n'offre plus d'unité dans son
développement, rien n'est plus délibéré que l'évolution de
Beethoven. Si l'on voulait marquer toutes les étapes qu'il a
conscience de parcourir, ce n'est pas trois, mais dix ou vingt
étapes que les documents révèlent - et des étapes si brèves que la
continuité du mouvement devait être davantage soulignée que les
pauses. Jamais Beethoven ne s'est moins cru « arrivé » ou en
possession d'une manière définitive, et satisfaisante, qu'à la
veille de sa mort.
L'envers de la surdité
Un certain nombre de facteurs extérieurs expliquent cette
évolution. Il faut sans doute mentionner d'abord une surdité
croissante. Beethoven a commencé à souffrir de ce mal dès l'âge de
vingt-six ans. On a souvent expliqué par là l'isolement volontaire
qui a préservé Beethoven des influences, de la facilité ambiante,
mais l'a incité à des hardiesses techniques incontrôlables,
l'obligeant presque, à défaut de toute expérimentation sonore, à
faire de sa musique une science abstraite. La part de vérité qui
entre dans ces vues paraît moins déterminante qu'on ne l'a
prétendu. Il est permis de se demander, à la suite de Romain
Rolland, dans quelle mesure la surdité n'a pas agi comme un
stimulant de la création beethovénienne, si paradoxal que cela
puisse paraître.
Un médecin, le docteur Marage, après avoir établi un diagnostic sur
la nature exacte de la surdité de Beethoven, fait une remarque
d'extrême importance : « Si Beethoven avait été atteint d'otite
scléreuse, c'est-à-dire s'il avait été plongé dans le noir
acoustique, intus et extra [absence de toute sensation auditive],
il est probable, pour ne pas dire certain, qu'il n'aurait écrit
aucune de ses oeuvres à partir de 1801 [...]. Mais sa surdité,
d'origine labyrinthique, présentait cela de particulier que, si
elle le retranchait du monde extérieur, elle avait l'avantage de
maintenir ses centres auditifs dans un état constant d'excitation,
en produisant des vibrations musicales et des bourdonnements qu'il
percevait parfois avec tant d'intensité [...]. Si elle avait
supprimé les vibrations extérieures, elle avait augmenté les bruits
intérieurs. »
Autre facteur d'évolution : la surdité contraint Beethoven à
abandonner la carrière de virtuose. Le danger de la virtuosité,
c'est d'abord la recherche du trait brillant et difficile qui met
l'exécutant en valeur. Or il est clair que l'oeuvre de Beethoven
s'est très vite épurée : pour s'en tenir au genre musical où la
virtuosité tient la plus grande place, que l'on compare le
Cinquième Concerto pour piano aux deux premiers.
Mais un autre danger de la virtuosité, c'est la recherche du charme
facile qui ravit le public. Beethoven n'a jamais beaucoup aimé
plaire. Du jour où il n'a plus, quand il compose, aucun projet
d'exécuter lui-même son oeuvre, aucun compte à tenir des réactions
immédiates d'un salon ou d'une salle à la première audition, le
plus élémentaire souci de charmer le quitte. De plus en plus,
Beethoven donne le pas à l'édition sur l'exécution dans l'avenir
prochain de ses oeuvres. Il s'agit de publier et de trouver des
éditeurs, non de jouer sur-le-champ et de trouver des virtuoses.
Une fois éditée, de préférence simultanément dans toutes les
grandes villes, l'oeuvre créera elle-même son public, suscitera ses
interprètes à travers le monde. Elle n'est plus à la merci des
exécutants et du public d'un soir : plus Beethoven en prend
conscience, plus il se sent les coudées franches.
L'homme du siècle
C'est ici qu'on retrouve l'accord profond entre Beethoven et son
époque. Il a été le premier à pouvoir tirer parti du grand essor de
l'édition musicale à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe
siècle, mais aucun musicien avant lui n'aurait eu autant que lui
besoin d'en tirer parti. La même remarque vaut pour le progrès
technique des instruments. On sait qu'il a collaboré avec
Streicher, facteur de pianos, en vue d'augmenter les possibilités
expressives de l'instrument. Ce n'est pas seulement l'étendue du
clavier, qui passe de quatre octaves et demie ou cinq octaves à six
octaves et demie, en grande partie sous son impulsion ; c'est le
jeu des pédales, la force des cordes, la solidité de l'ensemble qui
retiennent son attention.
Il en va de même pour les instruments de l'orchestre. Dès qu'un
perfectionnement technique apparaît, Beethoven attentif se hâte de
l'utiliser. Il réclame que les techniciens lui fournissent les
instruments dont il a besoin, exactement comme il exige que le
violon de Schuppanzigh ou la voix de Karolina Unger parviennent à
s'accorder à sa volonté créatrice. Mais il n'attend pas, il devance
son époque. Aux yeux de Romain Rolland, « les dernières sonates
devancent et présupposent les nouveaux instruments à clavier dont
Beethoven n'a jamais pu user ». Et déjà Richard Wagner estimait que
l'orchestration de la Neuvième Symphonie dépassait les possibilités
des instruments du début du XIXe siècle.
La musique à programme
Tout ce qui se présente de l'extérieur, Beethoven s'en empare pour
créer, pour progresser. Mais le principe même de sa marche, la loi
interne de son évolution ne lui sont dictés par rien. Le but qu'il
poursuivit, et qu'il fut sans doute le premier musicien à
poursuivre, tient en un mot : s'exprimer . « Ce qui suscite mes
idées, ce sont des dispositions d'esprit [Stimmungen ] qui
s'expriment avec des mots chez le poète, et qui s'expriment chez
moi par des sons, résonnant, bruissant, tempêtant, jusqu'à ce
qu'enfin ils soient en moi de la musique. »
Escamotant l'évidence, une certaine critique essaie de discréditer
certaines interprétations que Beethoven donnait à Schindler : celle
sur « le Destin qui frappe à la porte » au début de la Cinquième
Symphonie est sans doute la parole qu'on voudrait le plus anéantir.
Mais, quelque dédain qu'on ait pour eux, les grands titres mis par
Beethoven en tête d'une oeuvre ou d'une partie d'oeuvre sont plus
difficiles à effacer : Pathétique , Malinconia , Héroïque ,
Pastorale , L'Adieu , Quartetto serioso , Chant d'action de grâces
sacrée d'un convalescent , Résolution difficilement prise ..., sans
compter les annotations relatives à l'expression en marge de tant
d'esquisses ou de versions définitives.
On pourrait objecter que de tels titres restent exceptionnels. Ce
serait oublier le projet, sans cesse repris et toujours avorté,
entre 1816 et 1827, d'une édition des oeuvres complètes, dans
laquelle Beethoven envisageait de donner toutes les explications
voulues sur la signification de chaque oeuvre, et même un titre à
chaque morceau. Pour nous, la non-réalisation de ce projet
constitue une perte considérable. Mais il est pernicieux de
chercher à y suppléer par des inventions, si traditionnelles ou si
ingénieuses qu'elles puissent être. L'usage courant finit par
imposer l'emploi de titres absurdes comme le Clair de lune ,
L'Empereur , la Symphonie de la danse , ou A l'archiduc . D'autres
constituent des contresens moins néfastes : L'Aurore ou
l'Appassionata , le Quatuor des harpes ou le Quatuor héroïque .
Tous ces titres apocryphes ont cependant le même défaut grave :
imposer à l'auditeur une idée toute faite de l'oeuvre, qui n'a en
général rien de commun avec le sens que Beethoven lui donnait.
Faute de connaître ce sens, il vaut mieux écouter l'oeuvre. Wagner
appelle la Septième Symphonie la Symphonie de la danse ; Romain
Rolland l'appelle la Symphonie des forêts , un troisième y voit une
émeute populaire. Que ne nous permettent-ils d'écouter Beethoven
sans interposer entre lui et nous le prisme de leurs rêveries ?
Exprimer n'est pas décrire. « Expression du sentiment plutôt que
peinture », dit le titre de la Pastorale , et Beethoven ajoute pour
lui-même : « Tout spectacle perd à vouloir être reproduit trop
fidèlement dans une composition musicale. » Une seule fois dans sa
vie, il donnera dans le descriptif, et ce ne sera pas sa plus
grande réussite : quand il met les deux armées en présence au début
de La Bataille de Vittoria ! Même alors, il ne s'y tient pas
longtemps, et il préfère exprimer la défaite de l'armée
napoléonienne par la désagrégation progressive du thème de
Malborough que par l'imitation des hurlements de la déroute.
Le monde intérieur
« Le chemin mystérieux mène vers l'intérieur », disait Novalis de
la poésie. Beethoven ne ressemble guère à Novalis, pourtant il
aurait pu en dire autant de sa musique. Aucun pittoresque ne vient
détourner vers l'extérieur la tension intime de sa recherche. Mais
il serait tout aussi absurde de demander à sa musique la précision
technique d'une philosophie : ce sont des Stimmungen qui réclament
en lui de s'exprimer, ce ne sont pas des concepts. La Symphonie
héroïque veut exprimer et communiquer la Stimmung de la révolution,
elle se garde bien de proposer une théorie de la révolution. La
Messe en ré veut exprimer et communiquer une Stimmung religieuse ;
elle se garde bien de proposer une théologie ou une théodicée ;
tout au plus se contente-t-elle d'escamoter les articles du credo
qui s'accordent le moins avec elle.
Rien n'est plus communicable, certes, mais, en dernière analyse,
rien n'est plus individuel qu'une Stimmung : disposition d'esprit,
état d'âme, mise à l'unisson de toutes les puissances mentales,
organisation du dynamisme psychique dans une direction donnée,
comment arriver à traduire ce vocable sans équivalent exact en
français ? Dans les sentiments personnels qu'exprimaient les
oeuvres des grands musiciens précédents, un monde social se
reconnaissait plus ou moins spontanément. Dans les sentiments
personnels qu'exprimaient les oeuvres de Beethoven, ce furent
d'abord les individus qui se reconnurent. A part La Bataille de
Vittoria , à peu près aucune de ses oeuvres ne suscitera dès son
apparition cet enthousiasme collectif, cet engouement de tout un
milieu qui confère à l'auteur le prestige de la réussite sociale.
Un par un, chaque auditeur, chaque lecteur reçoit le choc et
réagit.
Un homme est amoureux, mélancolique, frappé par la mort d'un ami,
en proie aux premières atteintes d'une infirmité ; il s'exprime, et
ce sont les Sonates op. 14, la Sonate op. 10 no 3, l'adagio du
Premier Quatuor , la Pathétique . Celui qui entend ce chant n'a pas
absolument besoin de savoir les circonstances exactes dont il est
né ; il se sent concerné fraternellement, rejoint dans sa propre
solitude. Tous ceux qui aiment Beethoven et qui se sont découverts
en lui n'ont pas besoin de beaucoup d'imagination pour deviner
quelle a pu être la première prise de contact de Moschelès, de
Bettina ou de Schubert avec la musique beethovénienne. Et le
rédacteur anonyme qui rendait compte de l'Appassionata dans la
Gazette de Leipzig avait dû lui aussi éprouver cette rencontre
comme un des événements les plus importants de sa vie, car il
trouve spontanément pour en parler les mots mêmes que Beethoven
emploiera bien plus tard : « Venue du coeur, qu'elle aille au coeur
! »
Composition et sincérité
La condition d'une telle recherche, c'est qu'elle sache se refuser
à toutes les sollicitations qui ne la favorisent pas. Ce n'est pas
par raideur congénitale, c'est par nécessité organique que
Beethoven écarte tout ce qui le détournerait de son chemin. Lui, si
habile dans sa jeunesse à exprimer le caractère des autres ou à
contrefaire le jeu et la manière de ses rivaux, à mesure qu'il
prend conscience de sa propre tâche et qu'il décide de la mener à
bien, devient de plus en plus rétif à l'idée de traiter un sujet
étranger à son coeur.
Beaucoup plus extraverti, beaucoup moins occupé d'exprimer sa vie,
le génie de Mozart fait contraste ici, par sa plasticité
merveilleuse, avec celui de Beethoven. Il se plie sans effort à la
variété des commandes et à la diversité des livrets. Peut-être même
est-il secrètement reconnaissant de cette multiplicité qui lui
permet de réaliser tant de virtualités musicales qu'il devine en
lui. La musique est pour Mozart la justification suprême.
Beethoven, lui, consacre sa vie à la musique, il aime passionnément
son art. Mais Beethoven existe avant d'être musique. Il est d'abord
lui-même, et c'est pour exister davantage qu'il crée son oeuvre.
Ses Stimmungen n'existent pas pour devenir de la musique, c'est la
musique qui existe pour exprimer ses Stimmungen . L'art n'est pas
une fin en soi, il est au service de l'existence.
La conséquence de cette manière de concevoir l'oeuvre musicale, qui
est de plus en plus celle de Beethoven, se déduit facilement. Alors
que la musique de Mozart est essentiellement théâtrale, la musique
de Beethoven est essentiellement lyrique. Quand nous nommons
aujourd'hui Beethoven, nous pensons spontanément aux neuf
symphonies, aux sonates pour piano, aux quatuors. Nous ne réalisons
plus d'emblée à quel point la proportion des différents genres qui
caractérisent l'oeuvre de Beethoven est exceptionnelle à son
époque. Haydn seul lui fraye la voie dans cette direction, et
encore couronne-t-il sa carrière par deux oratorios. Mais tous les
autres musiciens les plus célèbres du temps, de Gluck et de Mozart
à Weber et à Rossini, sont précisément célèbres d'abord ou
essentiellement comme auteurs d'opéras. Au fond de lui, Beethoven a
conscience de son originalité : « C'est la symphonie où je suis
dans mon élément à moi. Quand j'entends quelque chose en moi, c'est
toujours le grand orchestre. » Or ce choix, non pas exclusif, mais
préférentiel, de la musique instrumentale est dicté à Beethoven par
le caractère de lyrisme personnel qu'il donne à son oeuvre. Le
texte d'un chant apporte encore avec lui un sens conceptuel, même
vague, une référence à l'extérieur. Beethoven préférera confier aux
seuls instruments la tâche d'exprimer avec une sécurité totale son
univers intime. C'est pourquoi l'Hymne à la joie sera exposé par
l'orchestre seul avant d'être repris par les voix.
Après Beethoven
La musique de Beethoven est trop identique à la personnalité de son
créateur pour faire école ou souffrir qu'on la copie. Personne,
après Beethoven, ne pourra plus écrire comme avant lui. Son oeuvre
tranche l'histoire de la musique comme la prise de la Bastille
tranche l'histoire politique. Avant, c'est l'Ancien Régime, mais
après ? Après, ce n'est pas plus le règne indiscuté de Beethoven
que la victoire définitive de la Révolution.
En réalité, la musique de Beethoven ne se distingue pas moins de
celle de ses successeurs immédiats que de celle de ses plus proches
devanciers. Les musiciens romantiques feront profession d'idolâtrer
Beethoven. Ils lutteront vaillamment pour la diffusion de son
oeuvre. Ils achèveront la déroute de toute musique, de tout art,
qui ne veut être qu'un divertissement de bonne société. Ils
renoueront plus étroitement les liens de la musique avec le chant
populaire, dans la ligne même de la recherche beethovénienne.
Surtout, ils recevront de Beethoven le souci de penser leur
création et leur existence tout ensemble, comme le besoin
d'exprimer la durée psychologique.
Mais leur impressionnisme émotif se détournera de la dialectique
beethovénienne, de la forte et souple unité de l'oeuvre. Et leurs
nostalgies idéalistes, leurs passivités mélancoliques les
conduiront aux antipodes de cet optimisme héroïque, de cet élan
actif de victoire, de ce libre corps à corps avec la joie qui
caractérisent les rythmes de Beethoven.
Il serait passionnant de retracer l'histoire des biographies
successives de Beethoven ; il serait tout aussi passionnant de
retracer l'histoire des appréciations portées sur son oeuvre.
L'oeuvre de Beethoven n'a jamais joui d'une gloire tranquille, du
moins auprès des techniciens et des critiques. Il faut noter
l'existence, quasi permanente, bien que de forme variée, d'une
opposition à Beethoven parmi les professionnels de la musique et
ceux qui se disent les « vrais » musiciens. Cette opposition ne
vise certes pas son génie, ni sa grandeur humaine, ni sa valeur
musicale, mais bien le but que poursuit sa musique. Ce qu'on lui
reproche finalement, c'est de ne pas avoir joué le jeu de la
corporation. C'est d'avoir fait de son oeuvre un moyen au service
d'une fin autre que la beauté musicale elle-même : la vie. C'est
d'en avoir fait une action et non une évasion.
Sous tous les cieux, les hommes ne se sont cependant pas encore
rassasiés d'entendre ses oeuvres, et aucun indice ne donne à
supposer que Beethoven cessera de sitôt d'être cette source où des
millions d'êtres viennent puiser le courage et la joie. « Il sait
tout, disait de lui Schubert, mais nous ne pouvons pas tout
comprendre encore, et il coulera beaucoup d'eau dans le Danube
avant que tout ce que cet homme a créé soit généralement compris.
»
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