Arts et Lettres

Le réseau des Arts et des Lettres en Belgique et dans la diaspora francophone

À vin nouveau outres neuves ! Questions et propos sur la peinture, la littérature et la modernité


Suite à un échange de mails avec Robert PAUL, je me suis décidé aujourd’hui à ouvrir ce forum sur la modernité en art, particulièrement en peinture et en littérature. J’aimerais y penser avec vous les permanences et les transformations de la modernité, à partir de ce couple peinture-modernité né de l’histoire, en France, au XIXème siècle. 

 

En décembre dernier, nous avons pu voir dans la série des grands peintres une vidéo sur la peinture d’Henri Gervex. Cela m’a amené à repréciser ma pensée sur ce contemporain des impressionnistes, sur sa position dans le conflit fondamental qui divise la peinture depuis près de 150 ans et dont il est une figure exemplaire par son aller-retour constant entre la modernité naissante et l’académisme néo-classique.

 

Né en 1852, copain de Manet et contemporain de Van Gogh, Gervex m’apparaît en effet comme le type même du peintre qui a académisé la modernité des impressionnistes en l’utilisant comme simple éclaircissement de sa palette. La peinture de Gervex enthousiasmait Zola, parce que, à l’opposé de celle de son ancien ami Cézanne traité de « grand peintre avorté », elle conservait l’exacte facture illusionniste sous les couleurs de l’impressionnisme. Après s’être fait refusé au Salon de 1878 suite au conseil pervers de Degas de peindre les vêtements abandonnés par la belle Marion au pied de son lit, Gervex remporte en 1882 le concours ouvert pour la décoration de la Mairie du 19ème arrondissement de Paris et met au service de la culture républicaine tout un académisme de bons sentiments sociaux qu’on va retrouver tel quel dans l’art fasciste ou nazi du 20ème siècle. Or, c’est précisément cette 3ème République qui fera preuve d’un ostracisme sans faille contre les peintres indociles et posera les bases de la répression des artistes entrés en dissidence.

 

La peinture de Gervex est donc loin d’être neutre ou inoffensive. Elle témoigne d’un choix qui trahit les artistes de la modernité passés dans leur quasi totalité de la rupture avec les institutions d’art à la dissidence sociale. Artiste reconnu promu officier de la Légion d’honneur en 1889, se faisant ainsi le héraut de la bonne conscience de son temps, Gervex pose dès lors dans sa réussite même un problème esthétique, éthique et politique autant qu’économique qui fait contraste avec la « misère qui ne finira jamais » de Van Gogh et de Pissarro, l’emprisonnement de Courbet ou l’exil de Gauguin.

 

Ce qui est en jeu à travers ce cas exemplaire, c’est tout simplement l’intelligibilité du présent et l’accès difficile à une logique de l’altérité. Depuis Manet, en effet, la question de l’art ne me semble plus être la question du beau mais celle de sa propre historicité. L’art est devenu une notion paradoxale, faite de deux parts radicalement inégales et contradictoires : l’une étant tout ce qui a été accompli jusqu’à ce jour, l’autre celle qui n’est pas encore et reste à faire. Et pour dire les choses banalement, la première part a pour effet d’écraser la deuxième. Le peintre n’est donc « artiste » que s’il a devant lui une peinture qui n’existe pas encore. Debout devant sa toile vierge comme au pied d’un mur, isolé et démuni, il est de facto le seul qui n’a pas d’art. En ce sens précis, il me semble que le talentueux Henri Gervex ne peut être considéré comme un « grand artiste » au même titre que Manet, Van Gogh et Cézanne, pour ne citer que les plus « grands ».

 

Il y a dans l’art une nécessité dont il est toujours difficile de rendre compte a priori. Matisse parle du peintre qui sait tout mais oublie ce qu’il sait au moment de peindre. Le peintre et le poète ne peuvent que laisser leur exploration faire son chemin en eux, sans savoir ce vers quoi ils vont. Ils n’ont pas l’outillage mental qui leur permettrait de penser ou de mesurer ce qu’ils font vraiment, et les prises de conscience sont presque toujours ultérieures à l’action elle-même. Peintures et poèmes seront nécessairement le fruit de longs et incertains combats dont personne, à commencer par l’artiste, ne connaît ni le sens ni l’issue. J’insiste sur cet aspect inaccompli des œuvres. Depuis Manet, la peinture est arrachement et égarement dans un monde en mutation. Depuis Baudelaire, le poème est une aventure de la pensée. A vin nouveau outres neuves ! Sauf qu’il n’y a ici aucune différence entre le vin et les outres. Rien n’est jamais gagné d’avance, et plus que jamais l’art reste le lieu des conflits fondamentaux qui secouent le monde depuis 150 ans.

 

Daniel Moline

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Réponses à cette discussion

- Extraits du journal de l’atelier -

Spa, 1er juin 2014 (dimanche) 

*

gutta 10614

*

coq a os, vers n’a pas
y’a pie dans le pommier
maticaire et matico
pour y monter dois-je payer
une mine mane mo ? 


Spa, 2 juin 2014 (lundi)


Certaines taches m'étonnent,
elles me paraissent plus vivantes et prometteuses que les dessins.
Il en est d'inachevées qui me fascinent,
volontairement suspendues par la main
comme pour mieux s'abandonner à l'imagination du voyant voyageur.

Certains mots assonancés m'emmènent ailleurs,
ils m'arrachent au mouroir de Saturne,
à l'infernal dénouement qui régit le destin des choses
en attendant la mort de ses sujets.

Envie de suivre ces mots, d'en faire un chemin.
Désir d'explorer ces taches comme on explore la nuit, la mer, une foule, un pays inconnu...

Daniel Moline

-Extraits du journal de l’atelier- 

Spa, 3 juin 2014 (mardi) 

Pour juger de l'éclat d'une couleur, je passe les yeux sur elle
en la parcourant de différents regards brusques, repris et réitérés.

Spa, 4 juin 2014 (mercredi) 

Les choses les plus banales peuvent tout à coup nous emmener à 1000 lieux,
dans un autre monde.
Il est d'incroyables beautés que nous ne voyons pas
parce que nous ne sommes pas éveillés, attentifs.

Awa, Otomè et Ponko,
le trio japonais de mes modèles préférés, étaient et sont toujours des femmes comme on en trouve partout.
Vous les rencontrez chaque jour dans la rue.
Elles ont un mari et des enfants,
attendent le bus,
et font leurs courses au marché comme tout le monde…

"et puis tout-à-coup
ponpon les carillons
youp youp tra la la
saute saute sauterelle
les portes s’ouvrent
tapis rouge ou tapis vert
la vie s’écoule dovi dova

mandarines à la poitrine,
Ponko-polichinelle monte à l’échelle,
Awa-Madeleine va à la fontaine
prendre de l’eau dans son petit seau,
quel âge as-tu, Otomè ?
jeune fille si gentille en jolie jupe jaune.
On m‘a dit que tu m’aimais !
Est-ce la vérité ?"
(extrait de "poèmes au bleu d’outremer")

Spa, 5 juin 2014 (jeudi)

*

around EXIT, de Bruno GOOSSE (p.31)

Je viens de recevoir le livre "around EXIT" de mon ami Bruno Goosse (Éditions La Part de l'œil). Il a pour sujet les frontières. J'en retiens ici trois passages riches en développements possibles :

- "Quoi de plus formel qu'une frontière ? …une mise en forme qui se cache derrière une mise en ordre... L'ordre de la forme, polie, policée." (p.31)

- "Très vite à la question de l'image du contrôle s'est ajoutée celle du contrôle de l'image... Et comment on passe du contrôle à son image, et de l'image à son contrôle." (p.19)

- "En tournant, je me suis rendu compte que le passage n'était pas d'abord une question de lieu, que ce n'était pas le passage d'ici à là qui comptait, mais plutôt le passage des uns aux autres, le pas de nous à vous, ou de nous à eux. Et nous, et vous, c'est un peu comme une légende...mais une légende sous une image. La légende contrôle l'image." (pp.63-64)

( pour visionner le film EXIT, voir tirantdair.org/exit )

Daniel Moline

Nous vivons sous l'emprise totale - (devrais-je dire l'empire ?) - du numérique et de ses images. Heureux celui qui, dans cet empire, maîtrise l'art de lire les images ! La vaste ignorance des réalités manipulées avec soin et parfois brutalité par les pouvoirs de tous poils transforme des milliers de photos parues sur nos écrans et dans nos magazines en de vraies tables de hiéroglyphes, inaccessibles au lecteur-voyeur qui ne se doute de rien.

Ignorant la précision avec laquelle les contrôles sont faits en fonction d'impératifs politiques ou économiques, le non-initié déchiffre aussi difficilement une image qu'un hiéroglyphe, et l'analphabète du futur ne sera pas l'illettré, mais l'ignorant en matière d'image.

Daniel Moline

Daniel,

Heureuse de ce retour. Il est question ici de l'image et de son emprise/ermpreinte. J'y reviendrai tout à l'heure en essayant d'en parler en partant de de ma propre expérience puisque je peins, je réalise des films et que je vis comme "tout un chacun" dans un monde où l'image est  mise au centre de tout (séduction sous toutes ses formes y compris par la violence et la cruauté qui semblent séduire un certain nombre ou plutôt un nombre certain)  et qui a des incidences sur l'inconscient collectif. Oui l'image est manipulée. Par qui? Pour qui? Pourquoi ? Et l'Art a aussi son "maux" à dire. mais quel est il dans ce contexte ?

Donc à tout à l'heure.

Pasqui

Daniel Moline a dit :

Nous vivons sous l'emprise totale - (devrais-je dire l'empire ?) - du numérique et de ses images. Heureux celui qui, dans cet empire, maîtrise l'art de lire les images ! La vaste ignorance des réalités manipulées avec soin et parfois brutalité par les pouvoirs de tous poils transforme des milliers de photos parues sur nos écrans et dans nos magazines en de vraies tables de hiéroglyphes, inaccessibles au lecteur-voyeur qui ne se doute de rien.

Ignorant la précision avec laquelle les contrôles sont faits en fonction d'impératifs politiques ou économiques, le non-initié déchiffre aussi difficilement une image qu'un hiéroglyphe, et l'analphabète du futur ne sera pas l'illettré, mais l'ignorant en matière d'image.

Daniel Moline

Sur l'art de lire les images et sur la faculté de les décrypter voire les analyser en profondeur, il ne faut pas oublier  l'inconscient collectif où il n'est nul besoin de posséder une connaissance particulière mais plutôt d'être sensible (sensibilisé) à ces images "grâce" à des connexions savamment orchestrées par les médias (notamment) qui usent de l'image et la renouvelle sans cesse mais aussi par les hommes et femmes politiques qui ont accès aux codes de la représentation/représentativité et savent utiliser les outils mis à leur disposition directement (sites internet, réseaux sociaux).

Quant aux artistes beaucoup parmi ceux qui ont pignons sur rue, naviguent dans ces eaux troubles sous prétexte que c'est affaire de modernité. Est moderne celui qui est de son temps. Enfin c'est quoi au juste "être de son temps". Cela voudrait dire utiliser tous les outils de son époque, tous les codes, tous les langages de la pensée dominante pour en extraire alchimiquement une oeuvre d'Art que tout le monde porte aux nues car ce serait la justification de l'Art que de prendre ce qui est donné (du tout cuit) pour en faire le totem de la pensée consommable (et déjà consommée puisque tout est dit, déjà dans ce qui est, déjà, ficelé,). L'outil numérique que je connais bien pour l'avoir beaucoup pratiquer à travers l'Art vidéo ne m'intéresse plus. Pourquoi ? Parce que c'est l'arme des pouvoirs, parce que trop proche de la manipulation collective. On peut tout y mettre et tout y a été déjà mis y compris ce qu'il y avait de plus nouveau et de meilleur (Name June Paik et quelques autres) l'on fait dans les années 50/70. Moi j'en ai fait dans les années 1990 mais c'était alors déjà la fin (voir fini). J'ai juste découvert cette forme et j'ai continué à l'explorer une dizaine d'années encore mais je pense aujourd'hui que je me trompais si je voulais trouver quelque chose de VRAI à communiquer aux autres qui me bouleverse. La peinture avec ses pinceaux et sa matière  remonte à très loin  et peut se renouveler parce qu'elle passe directement par le corps et l'esprit et qu'elle prend des formes diverses, qu'elle suscite des émotions, des rejets aussi bref,  des questionnements,(idem pour les arts comme la sculpture et autres techniques tactiles). L'écriture qui est un art différent suscite aussi des images, de la pensée et est un art très ancien. Bien sûr le numérique n'est qu'un outil et là je n'ai rien à dire contre l'outil lui même excepté lorsqu'il est mis "plus haut et plus fort" que l'artiste (l 'artisan) et qu'en tant qu'objet il est sacralisé. Il en a été de même pour la télévision qui est  me semble t'il un bon exemple (ancêtre du numérique). A ces débuts il y avait de l'inventivité, des émissions éducatives, même de l'expérimentation (Jean Christophe Averty) mais il a fallu que cet extraordinaire outil devienne celui du pouvoir des "grands" et que les politiques et les publicitaires se l'approprient pour manipuler les masses. Aujourd'hui on sait ce qu'est devenu cet outil : la poubelle des téléréalités, des séries mièvres, de la désinformation et de la violence. Même si bien sûr on peut encore y trouver quelques vieux films ou plus récents (peu nombreux) qui méritent d'être vus ...et plutôt au cinéma (autre question).

Ce que j'essaie de dire c'est que l'usage des nouveaux outils comme le numérique, a aussi ses limites. L'artiste qui en abuse et n'utilise que ce média (déjà dépassé), s'abuse lui même et abuse le public.

Venons en au public.Lorsque je parle de manipulation c'est aussi bien celle de l'artiste que du public en général pris dans la spirale de la fameuse "modernité". La convoitise et le consumérisme sont vantés et véhiculés par et dans le images publicitaires. La manipulation est dans ce que j'appelle  les "connexions savamment orchestrées" du regard des masses tel l'oeil unique d'un cyclope qui ne voit que ce qu'il a devant lui (ou ce que lui est montré du doigt). La manipulation des masses se fait par associations d'idées : le regard et la pensée ne faisant qu'un, les masses se prêtent au jeu. qui consiste à se laisser obturer un oeil (celui qui pourrait voir autre chose que ce qu'on lui donne à voir et à penser) et cela  gratuitement ou presque.

Je m'arrête là mais il y a encore beaucoup à dire et peut-être ai-je un peu débordé. Veuillez m'en excuser.

Pasqui

Pasqui Romild a dit :

Daniel,

Heureuse de ce retour. Il est question ici de l'image et de son emprise/ermpreinte. J'y reviendrai tout à l'heure en essayant d'en parler en partant de de ma propre expérience puisque je peins, je réalise des films et que je vis comme "tout un chacun" dans un monde où l'image est  mise au centre de tout (séduction sous toutes ses formes y compris par la violence et la cruauté qui semblent séduire un certain nombre ou plutôt un nombre certain)  et qui a des incidences sur l'inconscient collectif. Oui l'image est manipulée. Par qui? Pour qui? Pourquoi ? Et l'Art a aussi son "maux" à dire. mais quel est il dans ce contexte ?

Donc à tout à l'heure.

Pasqui

Daniel Moline a dit :

Nous vivons sous l'emprise totale - (devrais-je dire l'empire ?) - du numérique et de ses images. Heureux celui qui, dans cet empire, maîtrise l'art de lire les images ! La vaste ignorance des réalités manipulées avec soin et parfois brutalité par les pouvoirs de tous poils transforme des milliers de photos parues sur nos écrans et dans nos magazines en de vraies tables de hiéroglyphes, inaccessibles au lecteur-voyeur qui ne se doute de rien.

Ignorant la précision avec laquelle les contrôles sont faits en fonction d'impératifs politiques ou économiques, le non-initié déchiffre aussi difficilement une image qu'un hiéroglyphe, et l'analphabète du futur ne sera pas l'illettré, mais l'ignorant en matière d'image.

Daniel Moline

Bonjour Pasqui, et merci pour vos réflexions à partir de votre expérience. Comment ne pas être d'accord avec vous quand vous pointez cet œil "qui pourrait voir autre chose que ce qu'on lui donne à voir" s'il n'était obturé par les médias, ou plutôt par ceux qui s'en servent pour vendre leur marchandise ou consolider leurs pouvoirs ?

Toute stratégie existe dans un contexte. Il est nécessaire de s'intéresser à l'un comme à l'autre pour évaluer si l'image et sa légende accordent un niveau d'informations suffisamment précis ou pas. (Souvenez vous de l'Angelus Novus de Paul Klee et de la réaction incrédule de Jean Marie Cambier en novembre dernier !) Si les clichés visuels induisent aisément par association des clichés linguistiques chez celui qui les regarde, c'est que ce sont précisément des clichés sans index de référence qui ne nous disent rien sur la réalité qu'ils prétendent rendre visible. Bien plus, ils mentent ou demeurent obscurs comme des hiéroglyphes tant qu'on ne prend pas la peine de les analyser, de les décomposer, de les interpréter hors des clichés linguistiques qu'ils suscitent en tant que clichés visuels. D'où la difficulté de les décoder en termes de sens ou de stratégie.

Pour autant que je comprenne la modernité inaugurée par Baudelaire, le poète, lui, nous montrerait que les choses ne sont peut-être pas ce qu'elles sont et qu'il dépend d'abord de nous de les voir autrement, comme pour la première fois, dans l'espace mouvant entre leur apparition et leur disparition. Il y aurait donc dans le réel singularisé par le poème une connaissance nouvelle qui vient troubler sa reconnaissance.

Idem pour le peintre qui, par son art de rompre avec la tyrannie des images, nous donne une sensation des objets comme vision et non pas comme reconnaissance. Je pense à Cézanne par exemple qui exagère la forme creuse d'un récipient et jette le doute sur sa réalité familière. Ou au cinéma de Chaplin qui mange une vieille botte en enlevant délicatement les clous comme des os de poulet, le petit doigt en l'air. Ou au théâtre de Beckett quand Lucky s'endort chaque fois qu'il tombe.

L'art moderne en quelque sorte de faire apparaître toute chose comme étrange ou étrangère, de rendre insolite ce qui est banal, étonnant ce à quoi on est habitué. L'art aussi de découvrir des détails surprenants de façon on ne peut plus acérée et de leur donner une empreinte très nette sans dire pourtant comment ni pour qui cette monnaie a cours. Expérimentation quasi anarchiste donc et désordre organisé, sans aucune recherche de système, à l'opposé de l'ontologie de la plénitude de Heidegger et des stratégies sensorielles organisées en fonction des intérêts d'un groupe.

Enfin, savoir lire les images, ce serait aussi savoir lire le temps, car celles-ci forment, au même titre que le langage, des surfaces d'inscription privilégiées pour de complexes processus mémoriels. Mais qui peut donc aujourd'hui nous initier à cette vision complexe de l'histoire par la déconstruction de l'évidence visible et de la stéréotypie de nos images pour les placer à leur vrai niveau d'intelligibilité ?

Daniel Moline

Extraits du journal de l’atelier

Spa, 9 juin 2014 (lundi)

*

- gutta 140611 -

l’œil éveillé : un saut radical de la vie de tous les jours dans un monde plein de merveilles !

*

Comment vivre dans un état de violence généralisée et continuer à donner du temps, de l’espace et du luxe à la parabole poétique ? Comment ne pas devenir amoral dans ma peinture quand la morale de notre société devient totalement asociale ?

Spa, 10 juin 2014 (mardi)

Le pinceau ne fait pas le peintre. Et le meilleur pinceau du monde ne possède aucun savoir-faire. Toutefois, le pinceau peut transmettre le savoir-faire de celui qui le tient en main. Plus encore, il peut être le point de convergence d’une expérience passée et d’un regard neuf.

Le savoir-faire du peintre est la résultante de petites choses concrètes qui peuvent être accomplies de mille manières : respirer, écouter, ne rien faire, calmer ses doutes, reprendre ses souvenirs, revenir à aujourd’hui, faire corps avec son corps, ressentir l’émotion devant la beauté fulgurante des choses, poser son regard, observer son modèle, tenir son pinceau droit, fabriquer ses couleurs, découvrir des nuances et des tracés inattendus …

Spa, 11 juin 2014 (mercredi)

*

portraits actuellement exposés dans la galerie « Gutta & Astula » à Spa

*

Le travail des taches (Gutta) m'a aidé à faire un pas important vers le matériau d'images (formes + matière + couleurs) dont je rêve. Je retrouve dans mes derniers portraits quelque chose de ces visions qui m'ont sidéré il y a 40 ans. C'est encore bien peu. La difficulté vient du caractère étrange de ces choses vues, comme si Awa, Otome ou Ponko avaient été perçues autrement, avec une autre peau sinon un autre corps, comme si leur corps avait été plus brillant, plus rouge, plus doux. A chaque fois, la surprise fut totale. Rien ne laissait prévoir ce qui allait se passer. Il y avait quelque chose de sauvage dans l'air, comme si les plombs avaient fondu : le shunt avait sauté en laissant passer une image bouleversante et intraitable qui faisait bondir l'ermite dans sa tente.

Les peintures de Soutine et Bacon m'ont atteint de cette manière-Ià, avec la force et la brutalité des choses vues à Nishiwaki. Surprise et fascinatio apparentées à la "pittura metafisica" des années 10, au Cauchemar d'Heinrich Füssli, à la Résurrection de Grünewald, aux anges de William Blake. Je retrouve dans ces chefs-d’œuvre les mêmes empreintes laissées par la fauve sur sa proie: l'étrangeté du soir, la netteté des ombres, la spectralité de la figure. Mais il leur manque ce qui de mes femmes était notre secret et notre histoire: la confiance folle, le danger imminent, la fièvre rouge, le voir dévorant, la partie de débauche que nous avons menée cette nuit-Ià quand tous les murs filaient blancs autour de mon silence.

Daniel Moline

*

- Vermeer de Delft : L’atelier (Kunsthistorisches Museum, Vienne) -
- peinture à l’huile sur toile (130 x 110 cm) -

*

Étonnant Vermeer, avec sa maîtrise des contours, son adhérence exacte à la réalité, la cohérence dans la progression de ses ombres et de ses lumières, la fascination qui naît de la manière dont cette lumière se propage. Mais le plus incroyable apparaît dans le tableau de"l'atelier" du musée de Vienne, sur la toile que le peintre vient de commencer. Le tableau est à peine ébauché: pas de dessous, rien qu'une simple esquisse, avec quelques traits blancs sur une toile grise.Or le peintre va d'abord peindre, en couleurs et de façon détaillée, la couronne de laurier, bleu comme celui que porte le modèle. Il peint donc alla prima, dans la couleur définitive, morceau par morceau. La couronne une fois terminée, il peindra la carte autour des feuilles. C'est là une manière de peindre hérétique, inimaginable aujourd'hui comme hier, avec une méthode aberrante qui témoigne de l'extraordinaire liberté de Vermeer par rapport aux techniques de son temps.

Daniel Moline

Extraits du journal de l’atelier

Spa, 16 juin 2014 (lundi)

*

gutta 140617

*
guetteur obstiné indifférent au temps qui passe,
chasseur de l'Autre dans l'immensité de l'espace mental de nos images,
le peintre remet en cause la perception paresseuse du déjà-vu 

Spa, 17 juin 2014 (mardi)


Le petit homme centré sur soi, limité en soi, chargé dès sa naissance de paroles, de réflexes et de mille choses étrangères qui n'ont rien à voir. Avec sa peur de disparaître dans cet horizon borné qui lui est imposé, ce destin qui l'enchaîne, cette injustice permanente qui lui est faite…

Par peur d'être exclu chacun s'empresse de gommer le rêve, le délire, l'insoumission. On nie l'ambivalence, l’ambiguïté, les paradoxes et les contradictions. De mieux en mieux contrôlé par la raison-État, toujours plus fatigué d'être ce peu qu'il est encore, l’individu, sujet empirique et singulier, se sent impuissant à réaliser ses fins…

Je déplore en certains moments de ne pas être au moins le Calife de Bagdad pour remettre instantanément les choses à leur place !

Daniel Moline

...et moi le calife à la place du calife! ;-)

 Jean-Marie,

  lecteur assidu !

  acide U ?

  assis où...?

   

*

*

"Vos problèmes économiques sont une des glorieuses préoccupations du dix-neuvième siècle, moi qui parle, j'ai consacré à les approfondir, sinon à les résoudre, toutes mes forces d'atome, je sais peu de questions plus graves et plus hautes; supposons-les résolues; voilà le bien être matériel universel créé, progrès magnifique. Est-ce tout ? Vous donnez du pain au corps; mais l'âme se lève et vous dit: j'ai faim aussi, moi ! Qu'est-ce que vous lui donner ? ... ne jamais manquer de rien, prospérer dans ce qu'on fait et par ce qu'on fait, bien boire, bien manger, bien dormir, c'est beaucoup certes; mais si c'est tout, ce n'est rien."

(Victor Hugo, Philosophie, Commencement d'un livre, 1860)

*

"lecteur assidu ! acide U ? assis où...?" Merci Jean Marie pour votre contribution à nous faire entendre le rire critique de la pensée, contre le sérieux justement à la fois bien affligeant et involontairement drôle de tous les petits califes qui nous dirigent. À lire les messages divers qui circulent sur notre réseau, j'ai l'impression que, ici comme ailleurs, nous avons un peu perdu ce rire essentiel lié à la modernité. Ne sommes nous pas en train de nous perdre dans des témoignages et des mythes où se fragmente infiniment et se ponctualise le rapport des sujets au sens et à l'histoire ? Narcissiquement, nous continuons à nous privilégier. Ludiques mais sans humour, nous poétisons. Et sans le savoir ni le vouloir, nous n'amusons plus que nous mêmes...

Vu l'ampleur du problème, il me semble que la critique n'est possible que comme un transit vers une réflexion sur les rapports entre l'historique et le cosmique. La modernité areligieuse a toujours été abusivement identifiée au matérialisme vulgaire, cette vulgarité du bifteck et du confort critiquée par Hugo, qui est le propre de cette petite partie de l'humanité (la nôtre) qui ne vit plus de survie. Du coup, l'éthique ne sort plus du couple matérialisme-spiritualisme, gauche-droite, optimisme-pessimisme. Or, cette polarité incontestée nous empêche en fait de penser le multiple, le concret, l'empirique, l'indéfini à venir. Il faudrait en sortir, et aller ailleurs...

Crise du sens, donc, où le religieux se conçoit lui-même comme le seul sens possible (ou sérieux) sans lequel l'histoire se dissoudrait dans le "pas-de-sens". Absence d'un projet non de société, mais pour et par la société. Et conflit permanent entre un ordre historique et un ordre cosmique qui ne se produit pas seulement dans les sciences humaines mais concerne chacun chaque jour dans la mesure où rien de privé ne peut lui échapper, et cela chaque fois que nous oublions la terrestrité de toutes nos pensées. Dire que l'homme est esprit, c'est dire qu'il est d'abord création historique et non nature. Et c'est dire aussi que l'espérance est dans notre histoire et que cela suppose des sujets capables de réinventer l'avenir.

Daniel Moline

Mes quelques bouffonneries ne méritaient pas une si longue et si intense réflexion qui me laisse pantois,Daniel ! Mais peu importe finalement son origine, si elle contribue à l'évolution de votre pensée.

- A propos, le calife avait-il un bouffon?     

- Qu'on lui tranche la tête!

     - Marie Cambier

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