Arts et Lettres

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À vin nouveau outres neuves ! Questions et propos sur la peinture, la littérature et la modernité


Suite à un échange de mails avec Robert PAUL, je me suis décidé aujourd’hui à ouvrir ce forum sur la modernité en art, particulièrement en peinture et en littérature. J’aimerais y penser avec vous les permanences et les transformations de la modernité, à partir de ce couple peinture-modernité né de l’histoire, en France, au XIXème siècle. 

 

En décembre dernier, nous avons pu voir dans la série des grands peintres une vidéo sur la peinture d’Henri Gervex. Cela m’a amené à repréciser ma pensée sur ce contemporain des impressionnistes, sur sa position dans le conflit fondamental qui divise la peinture depuis près de 150 ans et dont il est une figure exemplaire par son aller-retour constant entre la modernité naissante et l’académisme néo-classique.

 

Né en 1852, copain de Manet et contemporain de Van Gogh, Gervex m’apparaît en effet comme le type même du peintre qui a académisé la modernité des impressionnistes en l’utilisant comme simple éclaircissement de sa palette. La peinture de Gervex enthousiasmait Zola, parce que, à l’opposé de celle de son ancien ami Cézanne traité de « grand peintre avorté », elle conservait l’exacte facture illusionniste sous les couleurs de l’impressionnisme. Après s’être fait refusé au Salon de 1878 suite au conseil pervers de Degas de peindre les vêtements abandonnés par la belle Marion au pied de son lit, Gervex remporte en 1882 le concours ouvert pour la décoration de la Mairie du 19ème arrondissement de Paris et met au service de la culture républicaine tout un académisme de bons sentiments sociaux qu’on va retrouver tel quel dans l’art fasciste ou nazi du 20ème siècle. Or, c’est précisément cette 3ème République qui fera preuve d’un ostracisme sans faille contre les peintres indociles et posera les bases de la répression des artistes entrés en dissidence.

 

La peinture de Gervex est donc loin d’être neutre ou inoffensive. Elle témoigne d’un choix qui trahit les artistes de la modernité passés dans leur quasi totalité de la rupture avec les institutions d’art à la dissidence sociale. Artiste reconnu promu officier de la Légion d’honneur en 1889, se faisant ainsi le héraut de la bonne conscience de son temps, Gervex pose dès lors dans sa réussite même un problème esthétique, éthique et politique autant qu’économique qui fait contraste avec la « misère qui ne finira jamais » de Van Gogh et de Pissarro, l’emprisonnement de Courbet ou l’exil de Gauguin.

 

Ce qui est en jeu à travers ce cas exemplaire, c’est tout simplement l’intelligibilité du présent et l’accès difficile à une logique de l’altérité. Depuis Manet, en effet, la question de l’art ne me semble plus être la question du beau mais celle de sa propre historicité. L’art est devenu une notion paradoxale, faite de deux parts radicalement inégales et contradictoires : l’une étant tout ce qui a été accompli jusqu’à ce jour, l’autre celle qui n’est pas encore et reste à faire. Et pour dire les choses banalement, la première part a pour effet d’écraser la deuxième. Le peintre n’est donc « artiste » que s’il a devant lui une peinture qui n’existe pas encore. Debout devant sa toile vierge comme au pied d’un mur, isolé et démuni, il est de facto le seul qui n’a pas d’art. En ce sens précis, il me semble que le talentueux Henri Gervex ne peut être considéré comme un « grand artiste » au même titre que Manet, Van Gogh et Cézanne, pour ne citer que les plus « grands ».

 

Il y a dans l’art une nécessité dont il est toujours difficile de rendre compte a priori. Matisse parle du peintre qui sait tout mais oublie ce qu’il sait au moment de peindre. Le peintre et le poète ne peuvent que laisser leur exploration faire son chemin en eux, sans savoir ce vers quoi ils vont. Ils n’ont pas l’outillage mental qui leur permettrait de penser ou de mesurer ce qu’ils font vraiment, et les prises de conscience sont presque toujours ultérieures à l’action elle-même. Peintures et poèmes seront nécessairement le fruit de longs et incertains combats dont personne, à commencer par l’artiste, ne connaît ni le sens ni l’issue. J’insiste sur cet aspect inaccompli des œuvres. Depuis Manet, la peinture est arrachement et égarement dans un monde en mutation. Depuis Baudelaire, le poème est une aventure de la pensée. A vin nouveau outres neuves ! Sauf qu’il n’y a ici aucune différence entre le vin et les outres. Rien n’est jamais gagné d’avance, et plus que jamais l’art reste le lieu des conflits fondamentaux qui secouent le monde depuis 150 ans.

 

Daniel Moline

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Réponses à cette discussion

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- photogrammes de la revue Présence Africaine -
- dans le film d’Alain Resnais « Les statues meurent aussi » -

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"Tout ce qui peut être vu
Peut être vu
Encore plus"
(le poète Israël Eliraz)

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J’aimerais terminer mes propos de cette année par la quatrième et dernière question du 10 novembre dernier, à savoir : "À quoi devrait ressembler une histoire critique des œuvres d'art ? Et comment la réaliser ?".

Pour traiter à contre-temps et en quelques mots (faute de temps) ce dernier point, je vais simplement développer la question complexe d’une histoire critique des œuvres d’art, telle que la rêvait peut-être Walter Benjamin. Assurer l’historicité de la culture suppose d’y maintenir la division du champ politique en évitant les clôtures habituelles du champ esthétique et de l’illusion lyrique. Cela revient à dire qu’il faudrait présenter l’art en tant que transformation historique, présenter la vie historique des œuvres elles-mêmes et le champ de conflits propre à leur histoire sans faire tomber cette synthèse dans le double piège de l’historicisme et de l’esthétisme. A ma connaissance, cela ne semble pas encore avoir été réalisé jusqu’à ce jour, et ce n’est sans doute pas non plus pour demain.

Comme l’art, l’histoire vraie vit tout entière de nous. C’est dans notre présent que l’un et l’autre prennent la force de remettre au présent tout le reste. La double temporalité de l’art nous oblige à le repenser constamment dans son histoire comme dans la nôtre. L’autre que je respecte vit de moi comme moi de lui. Cela ne m’ôte aucun de mes droits mais ajoute à mes obligations celle de comprendre d’autres situations que la mienne, de chercher et d’initier des chemins entre ma vie et celle des autres. Car si je ne peux m’installer dans des vies qui ne sont pas les miennes (à fortiori les vies de ces créateurs du passé), je peux au moins les rendre compossibles pour créer des hétérotopies et les manifester les unes aux autres en les confrontant, sans masquer l’éclatement parfois spectaculaire d’un domaine toujours chargé d’ambivalences et de symptômes. Aby Warburg est probablement celui qui, par les montages de son Bilderatlas, a le mieux réussi dans cette tentative infinie de "passer les murailles" et d’ouvrir le temps de l’histoire de l’art en essayant de garder l’extrême complexité des surdéterminations dont chaque image est constituée, puisqu'aucune ne peut être dissociée ni de l’agir global des membres d’une société, ni du savoir ni du croire propres à leur époque. Grâce à lui, l’œuvre d’art s’est singulièrement réveillée. Elle doit désormais être envisagée non plus comme un objet clos sur sa propre histoire mais comme un point de rencontre dynamique, ou, pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, comme "l’éclair" dû au choc d’instances historiques hétérogènes et surdéterminées qui se cristallisent en constellation.

Un autre bel exemple de cette restitution intempestive des œuvres d’art à elles-mêmes et à leur propre souveraineté en rupture avec la culture appropriée par les musées est ce petit film (30’) d’Alain Resnais sur la sculpture africaine intitulé "Les statues meurent aussi". J’en citerai pour exemple cette séquence où la beauté d’une sculpture anthropomorphe de chasseur trouve son répondant dans la vision d’un grand singe éventré à la machette. Ou encore ce gros plan sur le "visage" du même singe mort qui rejoint le domaine des images par l’intermédiaire d’une sculpture zoomorphe visiblement marquée par le temps de son utilisation rituelle. Ces montages critiques font magistralement apparaître les divisions historiques et politiques par rapport auxquelles la sculpture africaine peut être arrachée (ou rendue) à elle-même, et qui marquent encore aujourd’hui la lutte des Africains pour leur émancipation. (Relisez à ce propos le bref aperçu du "parcours du combattant" de Rhode Bath-Schéba Makoumbou sur le forum voisin "Quelques impressions d’une artiste congolaise en Europe"). Avec l’art, sous des apparences très diverses, c’est toujours une affaire majeure qui est en jeu, puisque c’est celle de notre identité. De ce que nous sommes. Intérieurement et extérieurement. Pour nous-mêmes et pour les autres.

Par sa seule force, la sculpture africaine dément un sophisme qui a cours communément, et qui veut que seul le regard occidental aurait le sens de l’art parce qu’il l’esthétise. Sophisme prétentieux qui favorise jusqu’au dérisoire l’effet Marcel Duchamp et la muséalisation de l’art, en confondant le sujet qui a des intentions avec le sujet de l’art et du poème. Car c’est "nous" bien sûr "qui sommes nés quelque part" en Europe, les gens du cru avec nos châteaux forts, nos musées et nos églises, qui savons ce qu’est l’art, à la différence de ces "sauvages" d’Afrique ou d’Océanie qui ne fabriquent leurs fétiches qu’en termes d’efficacité. La modernité a neutralisé cette opposition fallacieuse entre l’art occidental et les fétiches, entre le regard ethnographique et le regard esthétique (soit connaître, soit éprouver). Du même coup, elle a complètement déplacé la question de la valeur. Ce déplacement pratique et théorique est ce qu’on peut appeler la modernité de la modernité. Il consiste à reconnaître que ce n’est ni l’esthétique ni la beauté qui font l’œuvre d’art, mais que c’est sa propre invention, l’invention de sa propre historicité qui fait l’œuvre. La beauté d’une œuvre, c’est sa force même, sa capacité d’agir. L’invention qu’elle fait d’elle-même et l’effet de cette invention ! Et ces "primitifs d’Afrocéamérinde" qui ont fait ces sculptures, en ne visant que la force, c’est bien des œuvres d’art qu’ils ont réalisées, sans savoir qu’ils savaient. Et nos pères qui ne les regardaient pas comme de l’art ne savaient pas qu’ils ne savaient pas. Et nous qui les regardons comme de l’art, savons-nous si nous savons vraiment que c’est de l’art ? Extraordinaires, ces fétiches de "sauvages", non ? De faire tant de choses à la fois sans le savoir et tout en le sachant.

Alors, quelle méthode pour l’histoire de l’art ? de ce drame toujours reconduit de symboles en symptômes, d’images culturellement produites en images obscurément rêvées, de formations en déformations, de nouveautés historiques en après-coup survivants ? Comment s’orienter dans cet espace accidenté et rhizomatique, sans frontières et impossible à quadriller ? Je donnerai le dernier mot de cette année à Aby Warburg : " Si continua – coraggio ! – ricominciamo la lettura !" (Florence, allocution de 1927). Façon de dire que l’histoire de l’art, à chaque époque, voire à chaque instant, sera toujours à relire et à recommencer.

Daniel Moline

"La beauté d'une oeuvre c'est sa force même, sa capacité d'agir", je souscris totalement à ce constat. Aby Warburg en a fait la preuve à travers ses recherches notamment auprès des indiens Hopis.qui fabriquaient des masques et des poupées pour appeler les esprits (du feu, de la pluie...) ces poupées sont ce que nous appelons aujourd'hui dans notre monde occidental "des oeuvres d'Art". Ces oeuvres qui ont la capacité d'agir sur les éléments.

Voici quelques extraits de la préface d'untrès beau livre sur la peinture et les peintres d'aujourd'hui intitulé "Vitamine P2" qui se rapporte à la peinture au quotidien :

"Avant l'art, il y avait la peinture. Les objectifs des hommes du paléolithique, qui firent apparaître des troupeaux de bisons et de cerfs sur les parois des cavernes, restent mystérieux, mais ils n'avaient sûrement rien à voir avec le concept d'esthétique né au XVIIIème siècle en Europe ni avec le champ de la création artistique autonome apparu à peu près au même moment, lorsque la peinture commença à se libérer de la tutelle de l'église et des cours royales. Pas une peinture rupestre, pas un autel médiéval ne constitue avec évidence "un objet dans la fabrication duquel l'intention de satisfaire 'intérêt esthétique a joué un rôle causal significatif"./...

On peint aujourd'hui selon une optique double, que l'on pourrait qualifier, en empruntant les termes de Saussure, de diachronique et de synchronique, à moins qu'il ne soit préférable de parler d'aspects historiques et d'aspects contextuels. D'un côté, par opposition peut-être aux artistes de disciplines plus récentes, le peintre a forcément conscience des liens que son art entretient avec un ensemble de pratiques et de conventions profondément ancrées dans l'Histoire. Il connaît une multiplicité de vocabulaires picturaux, du maniérisme à l'art moderne - pour ne citer que des termes inscrits dans l'histoire de l'art européen.  Un peintre d'aujourd'hui, quelque soit son origine, peut-être inspiré autant par une peinture à l'encre chinoise que par une écorce peinte aborigène. Cependant face à l'apparente convergence des arts asiatiques, africain, et australien avec ceux de l'Europe et des Amériques, il convient de se rappeler que les oeuvres que l'on rencontre puisent à des sources qui ne sont pas également accessibles à tous les spectateurs..../...

La question de l'historicité de l'art, des liens entre l'art et l'époque présente, le monde actuel, est pour la critique l'une des plus essentielles, et des plus pressantes. .../...Mais elle même aussi à un important écueil : la quête superficielle et futile des dernières tendances.Rappelons les conseils prodigués par Dylan  dans sa chanson "Don't speak too soon/For the wheel's stil in spin" (Ne parlez pas trop vite/Car la roue n'a pas fini de tourner). Le mouvement du présent est toujours sur le point de nous submerger, pourtant il ne révèle son visage qu'au tout dernier moment, alors qu'il est presque trop tard. Mais si ce mouvement est si énigmatique que dire alors du rapport qu'entretient avec lui toute forme d'art ?.../...Est-ce par sa réaction au contexte que l'art incarne son époque ou, au contraire, par sa résistance aux pressions extérieures, afin de suivre sa propre logique ?"

Je finis sur cette question pour terminer l'année et je vous souhaite de bien l'enterrer, si possible dans la joie et peut-être en réalisant votre  propre nArt totem "porte bonheur".

Pasqui

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Daniel Moline – nus au lit à minuit (VIII) –
(dans la série "Endroits et Moments du Corps")
- ambre sur toile - 100 x 100 cm – décembre 2013 -

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"…La force dans nos corps
De telle ou telle couleur
L’appel d’un vert
L’immédiate précision d’un bleu à ses côtés
L’envie violente qu’un brun vient apposer
Nos yeux savent cela jusqu’au ventre
Nos yeux sexués, chromatiques, languissants…"
(Nicolas Pesquès)
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"…Imagine que c’est le cas
Avec des endroits ou des moments du corps :
D’un coup quelque chose d’entier
Ça tient fort. Quand même, tu peux pas dire
À quoi t’as touché. "
(James Sacré)

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Un dernier mot pour ce forum ouvert il y a trois ans et qui s’étend aujourd’hui sur 26 pages. Simple désir d’abord de présenter mes vœux à ceux qui y ont participé (particulièrement Jean-Marie Cambier et Pasqui Romild) et aux nombreux visiteurs qui l’ont parcouru en secret (plus de 6000 vues pour la seule année 2013 ! ). De faire savoir ensuite que je serai en voyage durant les prochains mois. C’est un peu comme si je repartais à la recherche de ma propre ignorance. M’absenter, me faire invisible pour quelque temps. Repartir sur le "motif", m’effacer pour peindre, plonger dans un monde sans limites connues. Comme le pêcheur de perles, y chercher des trésors comme autant d’énigmes à résoudre. Plonger et replonger pour descendre encore plus bas, pour percevoir, malgré l’obscurité qui gagne, que les trésors sont ici en nombre infini, couverts d’algues et de sable. Deviner que tout est là, le corail des os du père et les perles de la mère, comme des lampes allumées dans l’ombre, l’essentiel transformé en mémoire, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas la même matière ni la même signification que les turqueries venues d’Asie qui se vendent à bas prix, là-haut, aux touristes. Car avec le temps, après avoir plongé pendant dix, vingt ou trente ans, on commence à comprendre que le plus important, c’est l’entre-deux même où l’on nage, c’est le fond de la mer où passe l’invisible flux du temps, cela même qui transforme les yeux en perles et les os en coraux vivants. Fantasmes calcifiés en dérive, souvenirs cristallisés accompagnant le corps qui part, coraux de mémoire restés ici en mouvement dans l’abri de la mer, si, tels certains animaux marins, ils diffusent autour d’eux, un nuage d’obscurité qui rend difficile leur mesure exacte et leur examen à tête reposée, c’est qu’ils ne sont plus tout à fait des objets, mais des quasi-sujets d’une toute autre sorte, image et temps en même temps, attendant le pêcheur de perles qui les portera au jour. Travail vigilant et mise à l’épreuve de la clairvoyance, à la mesure des éblouissements du Jardin des Délices. Là où le jeu se fait plus ardent, c’est devant les corps et les visages. Il faut les saisir avec tant d’infinies précautions pour ne pas les "éteindre" qu’on a d’abord envie de les laisser, de s’effacer devant eux. "Adieu" et "Bonjour" s’éprouvant dans l’obscur. Deuil et désir s’exténuant à perte de vue dans l’exercice du regard. Autant que tout ce qui donne l’impression que c’est offert d’humain à humain (l’échelle des objets, l’empathie de la couleur et l’espace concret nécessaire à leur vie), cette invisibilité est essentielle à la peinture pour faire naître d’elle ce qui n’est pas elle, et, comme l’écrivit Shakespeare dans la Tempête, faire d’un œil mort un vivant trésor :

"Full fathom five thy father lies,
of his bones are coral made :
those are pearls that were his eyes.
Nothing of him that doth fade,
Buth doth suffer a sea-change
Into something rich and strange…”
(W. Shakespeare, La tempête, I,2, 1610)

Daniel Moline

Daniel,

Un dernier message avant vote départ ? Mais nos échanges vont me manquer ! J'espère que vous aurez la possibilité de nous faire part à partir d'Internet, au fin fond de votre bout du monde, des trésors que vous trouverez et qui vous apporteront une nouvelle inspiration. Merci pour ce bel échange et j'aime bien votre toile du "toucher" et les poèmes qui l'accompagnent.

Vous parlez d'océan et de corail. Chose curieuse, je viens de terminer une  huile sur toile intitulée Le rêve, troisième partie d'un triptyque que je pense terminer cette semaine (format 110X90). La voici pour vous souhaiter une belle année  et que votre océan vous porte à rêver.

Belle année à tous !

Pasqui

Bonjour Daniel,

Que dire à un aventurier de la pensée et de la peinture? Que dire à un plongeur à la recherche de la plus belle perle alors qu'il la porte déjà au cou?

Ainsi ne sont - ils pas magnifiques ces "nus à minuit" précieusement peints à l'ambre et qui baigne mystérieusement dans leur inquiétude ?

Peut-être le plus sincèrement possible: Meilleurs voeux de bonheur et de santé!

...et bon voyage... au Japon certainement!

Au plaisir de vous lire, Daniel,

Jean-Marie 

 

Que dire après presque cinq mois d'absence, quand on retrouve le lieu que l'on a quitté à peu près tel quel, dans l'état où on l'a laissé. Le temps semble s'être arrêté. Rien n'a changé non plus dans mon atelier. Et pourtant, une fois rentré de mon petit tour du monde, à cause peut-être de ce silence qui règne ici, j'en garde une impression de chaos total, renforcé par le brouhaha persistant de mille conversations englobantes qui ne tenaient que de ne pas définir. Notre histoire moderne a-t-elle encore un sens ? Avons-nous échoué ? Si nous ne pouvons plus prédire l'avenir, donnons-nous au moins une petite chance de participer aux nouvelles aventures de la pensée ! Car si la pensée reste une activité inachevable qui se reporte de présent en présent, ou de sujet en sujet, comment pourrait-elle connaître faillite ou échec ?

Je vais donc reprendre ici mes propos pour essayer de penser ce qui ne fait aucun bruit et n'a apparemment aucune urgence: l'activité concrète de l'artiste comme une invention du sujet telle qu'elle permet indéfiniment à d'autres sujets de s'inventer. Dans et par des expériences, des recherches et des écritures qui essaient d'accompagner et d'engager chacun à poursuivre. Critiquer autant que possible l'illusion et l'identification, mettre en crise la représentation, montrer que l'on montre. Cela commence par mettre en avant la modestie du geste même qui consiste à montrer. Puis peindre vers et écrire pour. Et parfois contre quand il faut dégager des obstacles. Y compris contre moi-même donc, quand je pourrai reconnaître mes faux-semblants. Au-delà de plaire ou de déplaire. N'est-ce pas là justement le vrai plaisir et la force du vivant : inventer un ailleurs dans l'inconnu du présent ?

Daniel Moline

Dans la première réponse aux "Réflexions au clair de lune" du 19 janvier dernier, après nous avoir averti que "la vie n'est évidemment pas faite pour se torturer les méninges ...sur la vie", et que "ceux qui se hasardent à ce genre d'exercice sont bien seuls dans leur masturbation intellectuelle pour leur seul plaisir", Jean-Marie Cambier pointe "la quasi solitude d'un Daniel Moline qui s'expose depuis bien longtemps autour du thème de la modernité et de la création artistique!", puis finit par conclure que "le vrai problème pour nous tous, c'est que nous devrions être à même d'appréhender tous les domaines de la connaissance, devenir en quelque sorte une ceinture noire du savoir avant de porter la ceinture blanche de l'innocence et de poser de nouvelles vraies questions."

Pour échapper au doute qui me ronge ou simplement retrouver un peu de sagesse, ne me reste-t-il donc, comme le conseille Descartes à une princesse, qu'à imiter ceux qui, en regardant la verdure d'un bois, les couleurs d'une fleur ou le vol d'un oiseau, laissent aller leur attention et se persuadent qu'ils ne pensent à rien ? Faut-il donc si l'on veut enfin vivre vraiment, se dépréoccuper totalement de soi-même et privilégier en soi ce pur sentiment de vivre, organique et phénoménal, pour l'éprouver sereinement dans la nature ? Ou encore suivre Platon qui oublie sa construction métaphysique pour mettre en scène ceux-là même qui se refusent à se laisser fasciner par elle, histoire de nous tenir un précieux instant dans la complicité du seul vivre en-deçà de la périlleuse décision de penser ? Pourquoi en effet se poser des questions sur l'art ou sur la vie ? Pourquoi vouloir mettre du sens et de la construction là où il n'en est pas requis ?

Daniel Moline

Pourquoi se poser des questions sur l'art ou sur la vie ? Pourquoi vouloir mettre du sens et de la construction là où il n'en est pas requis ?...

...sinon, comme le disait Montaigne, parce que "j'y veux malgré tout pouvoir quelque chose du mien". Et parce que le "rien-à-dire" ne tient pas longtemps. Certains oublient d'oublier, d'autres ne veulent pas savoir, mais ce ne sont que des arrogances inverses. La pensée veut à la fois plus d'humilité et d'exigence. Si elle pouvait ressembler à quelque chose, elle ressemblerait à l'amour qui intensifie la vie de l'homme par le plaisir d'aimer. Appliquée à l'art, elle ne va donc pas l'expliquer puisque toute causalité ne tarde pas à s'épuiser. Et encore moins construire une vaine finalité à partir de lui. Que faire d'autre alors que de l'élucider à partir de lui-même en l'enregistrant dans ses écarts et ses variations pour se laisser emporter avec lui par l'imprédictible ? Que l'art puisse ainsi rester un commencement plein de commencements, non comme début mais comme appel, un appel qui libère le présent, réinvente les rapports et travaille à une vie plus humaine...

Le 15 septembre 2012 sur ce même forum, j'ai écrit que "le miracle de l'homme n'est pas de marcher dans le ciel ou sur les eaux, mais de marcher sur la terre". Oui, je le répète, notre terre est un jardin magnifique qui n'a pas besoin d'un ailleurs ou d'un paranormal du monde. La réalité quotidienne avec tous ses détails concrets est aussi riche que notre imagination. L'artiste la découvre peu à peu, sans la forcer, "sans avoir à croire en plus qu'il y a des fées qui l'habitent" (Douglas Adams). Il apprend à la voir, à "observer tout ce qui est en train d'y naître ou de s'y défaire chaque matin", faisant de chaque fois la première fois, sans projeter d'ombre ni préjuger du résultat, avec quelque chose d'improvisé, en se gardant du définitif donc, et en se maintenant dans la fraîcheur du matin et la passion des commencements. Exploration critique du côté de l'inconnu, dont jamais le débutant ne se lasse, au plus loin de toute position sceptique et de toute ironie, associant ou dissociant selon le cas, rompant tout ce qui fait ornière, contrevenant à tout ce qui sclérose. Observer pour peindre non pas l'être mais son occurrence, en la dégageant des clichés qui l'encadrent, la recouvrent et l'amortissent.

Cette aventure ne cesse de commencer, de refaire ses commencements, de se faire comme commencement, puisque l'imprédictible l'y emporte toujours sur quelque assurance ou réassurance que ce soit. C'est pourquoi un Journal d'atelier est peut-être ce qui convient le mieux pour en parler, pour la montrer sans la figer dans les concepts ni s'arrêter à aucune réification (y compris philosophique), pour l'éprouver dans le continu d'un corps à son langage et dans son rapport d'intimité avec l'inconnu. Je vais donc poursuivre mes interventions sur ce forum sous cette forme particulière du Journal de travail, comme un récit contradictoire qui ne cesse d'échapper à soi, et qui, par croisements, échanges et recommencements, mène page après page ses métissages, ses critiques et ses dissociations d'idées avec l'élan le plus libre qui soit.

Ce journal de mon atelier, volontairement décousu et fragmentaire, avec ses côtés ludique et érotique au ras d'une écoute phénoménale, je le tiens depuis quarante ans. Loin de toute synthèse ou analyse systématique, et pour éviter la dérive vers la mythologie, il est fait de bric et de broc et passe joyeusement du coq à l'âne à mesure que j'avance : détails techniques, anecdotes, poèmes, croquis, courtes réflexions, photos de mon travail en cours, titres provisoires de tableaux, brèves rencontres, messages reçus, coups de cœur, souvenirs... À chacun d'en retenir ce qui lui convient pour en faire ce qu'il veut. Et tant mieux si cet exercice méthodique de la liberté de passage permet de temps en temps des franchissements de frontière ou un échange critique avec d'autres.

Daniel Moline

L’art, la poésie
constant passage de la réalité au réel

non pas des mots aux choses
mais d’une image toute faite
à une vision perpétuellement naissante
dans le présent toujours recommencé de chaque œuvre


Je dédie ces extraits de mon nouveau journal de l’atelier...

...aux volcans dans la mer
à la densité du Bouddha
à la coupure qui fait marcher
à l’inconnu cherchant à naître
aux acrobates fuyant Moscou
aux raffinements d’Awa…

*

Spa, 26 mai 2014 (lundi)


ce soir, j'ai recommencé mes petits devoirs à l’encre de Chine
pouf !
*

"fragments de corps ", une nouvelle gutta a explosé vers 18 heures

*

Spa, 27 mai 2014 (mardi)

je m'imagine avec 100 ans de plus
un vieux décrépi de 165 ans
Awa est morte il y a un siècle
mes filles de 132 et 129 ans s'en sont allées il y a 20 ans

et moi, je reste là, bon pied bon œil, increvable
avec des rires dévastateurs chaque fois qu'on me parle du bon vieux temps d'avant l'an 2000
quand les enfants étaient plus riches que leurs parents
et les princesses nous quittaient dans de beaux accidents

*

Spa, 28 mai 2014 (mercredi)

je travaille beaucoup par retouches, je bricole, j'efface, je corrige
mais il n'y a pas vraiment de progrès d'une fois à l'autre
le style est d'ailleurs tout à fait accessoire
le contenu, l'histoire, tout peut changer demain
retomber dans le désordre le plus obscur
les corpses finissent souvent dans la poubelle

Daniel Moline

Bonjour Daniel,
Rien n’a effectivement bougé sur la page de votre forum (un des lieux auquel vous faites allusion je suppose ?) et vous me retrouvez sur le seuil dans la même attitude que lors de votre départ. J’ai bien constaté votre retour mais je me suis donné un petit temps pour vous écrire surpris par vos propos un peu désabusés. Quant à monsieur Paul, il vous a accueilli en vous mettant en vedette. Vous avez fait un petit tour du monde , dites-vous et vous n’en gardez qu’une impression de chaos total ! Quels pays visitent-t-on pour ne retenir que le chaos ? La Syrie, l’Ukraine, La Somalie ?… ou notre monde intérieur qui nous suit partout comme nous le savons ! Je partage votre opinion ; pourquoi une pensée qui trouve sa satisfaction dans l’écriture et dans la peinture pour son propre plaisir connaîtrait-elle l’échec ? Elle tire parti de sa propre jouissance et tant mieux si ce plaisir est partagé et permet à d’autres sujets de s’inventer!
Ne pensez à rien comme nous y sommes invités lorsqu’on pratique la méditation pour atteindre une forme de bonheur me paraît être un supplice à moi qui ne peux abandonner mes « crocrits ». Pensons tant que nous sommes vivants ; nous aurons l’éternité pour ne plus penser ! Faut-il donc , dites-vous, si l’on veut enfin vivre vraiment privilégier en soi ce pur sentiment de vivre ? Mais quel est ce sentiment de vivre organique et phénoménal dont vous parlez?... un retour au naturel, un retour vers une vie comme tout le monde,... une forme d’animalité ? On ne vit donc pas vraiment lorsqu’on pense ?
Mais voici déjà une page de votre journal d’atelier que j’ai lue avec intérêt, pensées exprimées rien que pour le plaisir. Le plaisir solitaire, ce n’est déjà pas si mal pour celui qui écrit comme il respire !

Ne vous donner pas la peine de me répondre; faites -vous simplement plaisir en écrivant ce que vous avez envie! 
Bien cordialement,
Jean-Marie

Ravi de vous retrouver, Jean-Marie ! Et de savoir que vous continuez vos crocrits. "Pensons tant que nous sommes vivants", écrivez-vous. Mais penser à quoi ? Et penser comment ? Vertu de votre infinitif qui en fait un absolu auquel il n'est rien besoin d'ajouter, qu'il ne sert à rien de gloser... Or, qu'appelle-t-on penser quand vous vous plaisez à le substantiver ? Rappel du titre fameux de Heidegger, toujours d'actualité, dans son interrogation majeure et sa référence à la pensée de l'essence, du sacré et du sublime chez le philosophe du national-essentialisme. Oui, "qu'appelle-t-on penser ?" Dire oui, c'est répondre à cette "question presque insaisissable puisqu'elle est consubstantielle à l'infini du langage." Il faudrait donc d'abord bien ré-écouter cette question inséparable du langage et de l'écriture.

Plus encore que le temps des œuvres d'art, celui de la pensée est très long. Aristote croyait que les objets lourds tombaient plus vite que les objets légers. Arrivés au troisième millénaire, même si nous en savons un peu plus, nous ne sommes guère plus avancés que lui. Nous croyons et vivons toujours sur des représentations religieuses qui ont bien deux mille cinq cents ans, et qui se ramènent essentiellement au dualisme du signe et du sens, de la forme et du contenu, de l'âme et du corps. C'est pourquoi il faut toujours reposer la question de Heidegger (à moins de croire que celui-ci aurait pensé la pensée une fois pour toutes). C'est pourquoi aussi il est capital de faire la différence entre penser au sens actif d'inventer de la pensée, ce qui en fait un art, et penser au sens produit passif de ce qui ne pense plus, et qui s'appelle du maintien de l'ordre.

je terminerai ce propos par une question surprenante de Montaigne à qui on disait: "Je n'ai rien fait d'aujourd'hui. - Quoi ? N'avez vous pas vécu ?" Histoire de vous demander dans la foulée: Quoi, Jean Marie ? N'avez vous pas pensé ? N'avez vous ni peint ni écrit ? N'avez vous donc pas fait vos crocrits ?

Daniel Moline

extraits du journal de l’atelier...


Spa, 29 mai 2014 (jeudi)

*

*

-portrait d’Otomè Efira-
- (détail d’une peinture à l’ambre - septembre 1999) -

l'ivresse de te servir le soir
de saisir la lumière dans l’ombre de tes yeux
le rapport secret de deux humains par le regard
ici maintenant

le coulis d'air frais que ça fait à l'intérieur
l'attente du désir dans le miroir d’un œil
comme le vent qui monte de la mer

- oh mon amour !
comme tu as chaud
quand tout à coup je tiens
comme une main sur un tambour
tes petits seins

(poème 140529)

Spa, 30 mai 2014 (vendredi) 

que ce soit un choc et un plaisir
la peinture ou le poème
pour faire rêver et donner des émotions...

on a chaque fois envie de demander: d’où tout cela vient-il ?
je voudrais simplement montrer que tout est beau...

Spa, 31 mai 2014 (samedi)

*

*
gutta 140531


nouvelles taches en séries
trous noirs
globules rondes
fragments de corps qui sombrent minute après minute
de grands pieds
de petites jambes
sombre nuage de poussières en forme de vague
une grande entreprise est en route
et puis tout-à-coup d'autres petites taches parfaitement imbéciles viennent casser le mouvement 

Daniel Moline

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