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12273229278?profile=originalC'est en mars 1847, à l'âge de dix-neuf ans, que l'écrivain russe Lev Nikolaévitch Tolstoï (1828-1910) commença à tenir un journal intime. Les dernières lignes en furent écrites soixante-trois ans plus tard, à Astapovo, trois jours avant la mort de l'auteur. Durant ces soixante-trois années, il n'y eut qu'une interruption importante dans la rédaction du "Journal", entre l'automne 1865 et le printemps 1878-cette période de treize ans correspond aux premières années du mariage de l'écrivain, époque qui vit naître "La guerre et la paix" et "Anna Karénine". Le "Journal" nous rend donc compte de plus de cinquante années -avec plus ou moins de suite d'ailleurs, le "Journal" de l'année 1899, par exemple, ne s'étend que sur douze jours. Malheureusement, il n'existe pas encore d'édition complète de cette oeuvre immense. Quant aux traductions françaises, elles ne nous offrent que des fragments du "Journal": les années 1847-1865, 1895-1899, ainsi que l'année 1910.

Le "Journal" des années de jeunesse de Tolstoï s'étend de 1847 à 1865. Nous y faisons d'abord connaissance d'un tout jeune homme, qui mène une vie dissipée, mais s'efforce de dominer ses passions, et nous le terminons sur l'image d'un écrivain déjà célèbre, marié et "rangé". Le grand intérêt de ce fragment est donc de nous montrer comment le petit jeune homme endetté et paresseux devint un grand romancier, le Tolstoï de la maturité. D'autre part, le début du "Journal" est écrit sans aucun apprêt et Tolstoï est alors à mille lieues de songer à un futur lecteur: il n'utilise le journal intime que comme outil de perfectionnement moral. A cet égard, le "Journal" pourrait même donner une idée par trop sombre de la vie du jeune homme, car ce sont essentiellement les actes qu'il se reproche que note Tolstoï. Avec persévérance et lucidité il s'analyse et, afin de ne pas se laisser emporter par les mauvais penchants qu'il s'est découvert, se fixe chaque jour un emploi du temps pour la journée du lendemain. Mais la passion du jeu, la paresse, la vanité et les appétits charnels viennent souvent bouleverser ces beaux projets. En ces années de jeunesse, sur lesquelles il devait porter plus tard un jugement d'une extrême sévérité, nous voyons pourtant apparaître en Tolstoï des sentiments, des idées, qui annoncent l'auteur de "Résurrection": "Je suis tourmenté du désir d'être utile à l'humanité, de mieux contribuer à son bonheur. Est-il possible que je meure désespéré, sans avoir réalisé ce désir?" (20 mars 1852). Et le 30 juin de la même année il note: "La satisfaction de nos propres besoins ne constitue le bien que dans la mesure où elle peut contribuer au bien en faveur des autres." Les appels de la religion ne lui sont pas étrangers et il termine son "Journal" du 24 mars 1852 par la prière suivante: "Délivre-moi, Père, de la vanité, de la paresse, de la volupté, des maladies et de la crainte; aide-moi, Père, à vivre sans péché et sans souffrance, et à mourir sans angoisse et sans désespoir, avec foi et amour. Je me livre à ta volonté." Nous voyons aussi dans le "Journal" de ces années de formation la naissance du romancier et comment la littérature prit une place de plus en plus grande dans la vie de Tolstoï.

Préoccupations morales, désir lancinant de se perfectionner, éclairs de foi religieuse, chutes dans la débauche et le jeu, remords et nouveaux serments de s'amender, tout cela alimente le grand débat intime du "Journal", débat qui se poursuit tout au long de la vie militaire de Tolstoï, au cours des expéditions du Caucase ou au bruit du canon de Sébastopol. Avec le retour de la vie civile (1856) ce sont les questions pédagogiques et sociales qui vont passionner Tolstoï. Il ouvre une première école pour les enfants de ses paysans en 1857, s'informe des méthodes d' enseignement populaire au cours de son voyage à travers l'Europe de 1860. A son retour à Iasnaïa-Poliana, en 1861, il dépense une grande activité comme "arbitre de paix", prend la défense des paysans, ouvre de nouvelles écoles et commence à publier la revue pédagogique "Iasnaïa-Poliana". Après le grand événement que fut son mariage (1862), Tolstoï bouda quelque peu son "Journal" et finit même par cesser complètement de le tenir (1865). Il ne devait le rouvrir que treize ans plus tard, au printemps de 1878.

Le "Journal" des années 1895-1899, dont la traduction française vit le jour en 1917, n'est pas toujours, au contraire de celui des années de formation, écrit pour le seul Tolstoï. L'écrivain a maintenant élaboré une morale, une philosophie: il a des disciples et il sait que ses écrits intimes seront un jour lus et commentés. Aussi arrive-t-il à Tolstoï de considérer que le principal rôle du "Journal" doit être de compléter, d'expliquer, d'éclaircir certains points de sa doctrine. Mais le grand intérêt du "Journal" réside pour nous dans le récit de l'affrontement de l'idéal tolstoïen et de la vie,  affrontement d'où naît telle modification ou tel affermissement l'idéologie que le patriarche de Iasnaïa-Polonia élaborait opiniâtrement.

Le "Journal" de Tolstoï pour l'année 1910 a été publié en traduction française en 1940 -ce volume comprend aussi la traduction du "Journal" de Sophie Andreievna Tolstoï, épouse de l'écrivain, pour cette même année 1910. A côté de son "Grand journal", Tolstoï commença à tenir, à partir du 29 juillet 1910, un "Journal pour moi seul", beaucoup plus intime et qu'il ne laissa lire à personne. Dans le premier, nous trouvons les réflexions et les pensées qui préoccupaient l'écrivain au cours des derniers mois de sa vie: dans le second, la recension détaillée des événements qui devaient conduire Tolstoï à quitter pour toujours Iasnaïa-Poliana. Le "Journal pour moi seul" est donc une pièce essentielle pour qui veut comprendre le pénible conflit qui opposa, au seuil de la mort, le vieil homme et son épouse (l'un désirant que ses oeuvres tombent dans le domaine public après sa disparition, l'autre voulant protéger la fortune de ses enfants). C'est à Astapovo, le 3 novembre 1910, trois jours avant de rendre l'âme, que Tolstoï écrivit les derniers mots de son "Journal

Le "Journal" de Tolstoï ne permet pas seulement de mieux comprendre l'évolution de l'écrivain et bien des aspects de son oeuvre romanesque: il constitue l'un des livres les plus importants que la volonté de parvenir à la connaissance de soi ait pu inspirer à un homme.

 

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