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12273081274?profile=originalPremière femme à avoir obtenu le prix Nobel en 1909, étroitement accordée à son temps, à son pays - la Suède - et à sa province, prodigieuse conteuse, Selma Lagerlöf a développé, tout au long d'une oeuvre riche et diverse, une réflexion souvent subtile sur de grands problèmes dont on découvre qu'ils s'adaptent remarquablement à la problématique de notre modernisme.

« L'Histoire de Gösta Berling »

Il faut prendre garde à une image, qui conclut L'Histoire de Gösta Berling , le livre dont découle toute l'oeuvre ; il y est question des « abeilles de l'imagination » qui ne parviennent pas à entrer dans la « ruche de la réalité ». Voilà qui situe exactement une inspiration qui aura sans cesse hésité entre merveilleux, fantastique, surnaturel invisibles, et constats du rationnel appliqué. Ajoutons-y la première phrase d'Histoire d'une histoire , qui retrace la genèse du livre évoqué plus haut : « Il y avait une fois une histoire qui voulait être racontée. » Ainsi, nous tenons les deux clefs d'une oeuvre particulièrement attachante.

Selma Lagerlöf est née au manoir de Mårbacka, paroisse d'Östra Ämtervik, dans le Värmland, haut en couleur et riche de traditions, qui fut une zone de passage et de confluences des siècles durant. Elle confessera un jour que le cerveau de son enfance « était empli à déborder de fantômes et d'amours sauvages, de dames merveilleusement belles et de cavaliers épris d'aventures ». Le milieu où elle vécut était un peu aristocratique, à l'échelle du pays, et bien protestant. Mais son père, ruiné, devra vendre le domaine familial - et ce sera toute l'ambition, couronnée de succès, de Selma que de parvenir un jour à le racheter, à l'habiter. De plus, la petite Selma, paralysée temporairement d'une jambe, souffrait d'une malformation de la hanche qui la faisait boiter bas. Cela lui vaudra de rester toujours un peu à l'écart, de beaucoup observer et écouter. Il n'est pas exclu qu'elle ait entendu l'écriture comme une évasion et une compensation.

Selma Lagerlöf entre à l'école normale de Stockholm et prend, pour dix ans (1885-1895), ses fonctions d'institutrice à l'école élémentaire de filles de Landskrona. C'est probablement là qu'elle aura mis au point cet art de raconter en maintenant constamment en éveil l'intérêt de son auditoire. En 1890, elle envoie à la revue Idun , qui organisait un concours littéraire, un morceau qui lui vaudra le premier prix : il s'agissait d'un premier jet de ce qui sera L'Histoire de Gösta Berling  (Gösta Berlings saga , 1891) dont le succès fut immédiat. Elle y racontait les heurs et malheurs d'une bande de « cavaliers », des bohèmes fantasques gravitant, en Värmland, au manoir d'Ekeby, autour de la « commandante », personnage autoritaire et se livrant aux pires frasques. Parmi eux se trouve un pasteur défroqué, Gösta Berling, petit Faust local qui a conclu un pacte avec le diable pour séduire toutes les jolies filles. Romantique par bien des côtés, l'histoire ne laisse pas de nous offrir d'inquiétants personnages, tels le forgeron Sintram ou la Commandante, qui finira par être exclue de la bande. Du coup, les cavaliers rentrent dans le rang et reviennent au sentiment du devoir et du travail. Derrière des thèmes byroniens (culte du génie et du beau, mépris du quotidien), on sent monter un pathétique social accordé aux préoccupations littéraires de l'heure en Suède, tandis que s'impose, comme une basse continue, l'amour du petit peuple féru de belles histoires. L'ouvrage valait surtout par son style résolument neuf, à mi-chemin entre la rhétorique en usage à l'époque et la conversation courante, qui force le lecteur à la connivence, avec de belles échappées lyriques en prose bien rythmée. La critique en fut assez déconcertée, mais le public assura à l'ouvrage un succès qui ne s'est jamais démenti depuis lors. C'est que, au-delà de l'anecdotique volontiers féerique ou légendaire, la « petite maîtresse d'école » était en train d'entrevoir ce que découvraient, exactement à la même époque, les premiers grands maîtres de la psychologie des profondeurs.

Le merveilleux à l'épreuve du réel

Pour l'heure, la voici lancée. Les Liens invisibles  (Osynliga länkar , 1894), recueil de légendes et de contes, disent bien que l'essentiel est invisible aux yeux. Un voyage en Italie (1895-1896), après l'abandon définitif de son métier d'institutrice, lui est une révélation. Les Miracles de l'Antéchrist  (Antikrists mirakler , 1897), qui imposent définitivement son nom, et qui se déroulent en Sicile, vont bien au-delà du propos narratif. L'Antéchrist, c'est le socialisme, parce que son royaume est uniquement de ce monde. Mais Selma Lagerlöf ne sait exactement quelle position adopter, les idéaux d'égalité, de justice et de recherche du bien-être (välfärd) qui sont en Suède le fait de la social-démocratie montante la retenant également. On le voit, on ferait le plus grand tort à cet écrivain en ne reconnaissant pas qu'elle n'eut jamais de certitude inébranlable et qu'elle se voulut, toute sa vie, chercheuse et questionneuse. C'est ce qui explique l'ambiguïté d'un superbe récit comme Une histoire de manoir  (En herrgårdssägen , 1899), qui reprend le vieux motif de la Belle et de la Bête : Gunnar, qui est fou, ressuscite une jeune fille morte en jouant de la flûte, et elle le sauve de sa folie par son amour. Parallèlement, Les Reines de Kungahälla  (Drottningar i Kungahälla , 1899) prêche la bonté et l'abnégation à partir de vénérables motifs historiques.

Avec son amie Sophie Elkan, Selma Lagerlöf se rend en Égypte et surtout en Palestine pour y rencontrer ces paysans de la paroisse de Näs, en Dalécarlie, qui ont décidé d'aller sur place vivre intégralement leur foi, dans le plus pur esprit évangélique. Elle en fera le sujet du diptype romanesque qui assurera sa renommée mondiale : Jérusalem  (t. I, 1901 ; t. II, 1902), robuste épopée rurale dans le goût du Norvégien Bjornson, qui exalte la foi, et aussi ces vertus de volonté, de sens de la justice et d'humilité devant Dieu qui, pour l'auteur, ont toujours été le meilleur de son peuple. Cela ne l'empêche pas de revenir à la légende, éventuellement nourrie de réalisme, avec Légendes du Christ  (Kristus Legender , 1904), Les Écus de messire Arne  (Herr Arnes penningar , 1904), où apparaît avec force le thème, obsédant pour cette luthérienne, de la faute et de l'expiation, dans un sombre décor de morts et de fantômes, tout comme, plus tard, ce Charretier de la mort  (Körkarlen , 1912) qui passe ramasser les âmes des défunts la nuit du Nouvel An.

En 1901, la direction générale des écoles avait commandé à l'écrivain un ouvrage de bonne vulgarisation destiné à familiariser les petits Suédois avec la connaissance de leur pays, en partie pour lutter contre la vague d'émigration vers les États-Unis qui appauvrissait la Suède. Ce sera Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède  (Nils Holgerssons underbara resa genom Sverige , 1906-1907), inspiré en partie par Rudyard Kipling, qui a plus fait que toute autre oeuvre pour imposer au monde entier le nom de son auteur et une certaine image de son pays. L'argument en est trop connu pour qu'on le rappelle ici. Et la continuité par rapport au reste de l'oeuvre est évidente : célébration des grandes valeurs morales patronnées par le christianisme, volonté bien arrêtée de ne pas séparer le merveilleux, voire le fantastique, du quotidien réaliste, sens inné des forces occultes qui transfigurent la vie, nous connaissons tout cela depuis L'Histoire de Gösta Berling . Ainsi que le décor légendaire avec ses lutins, trolls, tomtes. Mais il est un point capital, bien scandinave assurément, sur lequel on n'attire pas assez l'attention. Certes, le vilain petit Nils fait, peu à peu, amende honorable en vivant de tout près le monde du travail, des hommes fidèles à leurs traditions immémoriales. Mais, surtout, force lui est de vivre en contact étroit avec les animaux et la nature qui impose, sans dogmatisme ni dialectique, sa loi d'effort, de devoir et surtout de bonté.

Ce livre vaut à Selma Lagerlöf la consécration définitive. La voici promue docteur honoris causa de l'université d'Uppsala (1907), prix Nobel (1909), membre de l'Académie suédoise (1914). Elle peut enfin se réinstaller dans son cher Mårbacka. Ce n'est pas pour autant qu'elle a achevé sa quête. La Maison de Liljecrona  (Liljecronas hem , 1911) évolue sur deux plans parallèles, celui des souvenirs authentiques, que Selma Lagerlöf tient de sa grand-mère, et celui des superstitions populaires. L'Empereur du Portugal  (Kejsaren av Portugallien , 1914) voile de rêveries pudiques une interrogation angoissée sur le sens de la condition humaine. Le Monde des trolls  (Troll och människor , 1915 et 1921) prodigue les symboles, et Proscrit  (Bannlyst , 1918) est un hymne à la paix inspiré par les événements. De plus, Selma Lagerlöf a entrepris de rédiger, avec sa verve si caractéristique, ses souvenirs (Mårbacka , 1922, Mémoires d'une enfant , 1930, Journal , 1932). Son véritable testament spirituel, elle y aura travaillé des années sans parvenir à conclure. C'est l'histoire des Löwensköld (trois volumes écrits, sur les quatre prévus : L'Anneau des Löwensköld , 1925 ; Charlottte Löwensköld , 1925 ; Anna Svärd , 1928) qui, sous prétexte de s'interroger sur la décadence du personnage principal, Karl-Artur Ekensted, nous propose, avec Charlotte Löwensköld, une incarnation de l'idéal humain de son auteur : Charlotte sait se garder en joie, elle aime la vie qu'elle accepte telle qu'elle est, aime les humains pour la bonté qu'ils peuvent manifester si l'on sait les prendre, sans se soucier des idéologies.

Ce n'est pas pour autant que la vieille dame qui meurt, le 16 mars 1940, ait livré son secret. C'était une personne secrète, qui a souffert, sans le dire, tous les tourments de l'écriture. Elle était extrêmement attentive à son style qu'elle n'a jamais cessé de remettre en question. Il nous reste une voix de conteuse inlassable, qui parvient à trouver le point d'équilibre exact où la réalité débouche sur le mystère, où l'occulte fait basculer les apparences. En vérité, c'est bien ici qu'il convient de parler d'alchimie, et d'alchimie verbale d'abord.

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Commentaires

  • J'ai fait la connaissance de Selma Lagerlöf en lisant son journal d'enfant. J'avais douze ans. Émue, j'ai aussitôt commencé à écrire le mien et je n'ai jamais oublié son nom.

  •  Merci monsieur Paul .

    C'est à l'âge de douze ans que j'ai fait la connaissance de Selma Lagerlöf. Une amie m'avait fait lire son journal et j'ai aussitôt décidé d'écrire le mien. Je n'ai jamais cessé d'y raconter mon quotidien et je me suis toujours souvenu de la petite fille qu'elle a été.

  • J'ai fréquenté cette écrivaine il y a très très longtemps. A l'époque où les écrits teintés de fantastique me fascinaient.

    Merci Cher Robert pour cette évocation.

  • Un aricle qui pique notre curiosité. Décidément la Suède est un réservoir de talents, et l'Université d'Uppsala un foyer particulièrement actif (dans le domaine des sciences au XVIIIe notamment. Je prépare un billet sur ce sujet).

    Merci à vous.

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