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12272713867?profile=originalLes « Fragments » sont un essai de Roland Barthes (1915-1980), publié en 1977.

 

Déplorant l'"atroce réduction que le langage (et la science psychanalytique) impose à nos affects", l'auteur se propose de rendre au discours amoureux ses lettres de noblesse. Ce protocole d'écriture est organisé à partir de "figures": débats ou illustrations émaillés de citations et d'extraits de conversation avec des amis, ces figures sont celles éprouvées au cours d'une liaison. De la plénitude ("Adorable!", "Fête", "Je-t-aime") à l'accablement ("Catastrophe", "Langueur", "Suicide"), le lecteur est invité à parcourir tout le champ des sentiments amoureux.

 

Situées dans un temps indéterminé, tant il est vrai qu'au cours du drame de l'"énamoration" ("Drame") le monde extérieur semble irréel ("le Monde sidéré"), ces figures sont également énoncées dans un espace théâtral au sein duquel l'amoureux est toujours ramené à lui-même: "Ce que je lis dans ce malheur, c'est qu'il a lieu sans moi." Le rêve d'union totale avec l'autre n'est qu'une utopie ("Image, imitation: je fais le plus de choses possible comme l'autre", "Habit bleu et Gilet jaune"); l'amour, qui fait perdre le sens des proportions, s'éprouve essentiellement sur le mode souffrant ("Écorché") ou sadique: "Il n'y a aucune bienveillance dans l'écriture: je veux à tout prix te donner ce qui t'étouffe" ("Dédicace"). Cette accumulation de points de vue, qui s'attache à des gestes furtifs ("Une façon d'étendre les doigts en fumant", "le Corps de l'autre"), à des objets partiels ("La coupe d'un ongle, une dent un peu cassée en biseau", "Adorable") et réhabilite en même temps la valeur du code romantique ("Pleurer"), s'en remet finalement à un dur constat: "Vouloir écrire l'amour, c'est affronter le gâchis du langage" ("Inexprimable amour").

 

L'interrogation des « Fragments d'un discours amoureux » porte essentiellement sur la forme. La force du fragment selon Barthes est de se prêter à la fois à la "variation" et à l'"agencement". Antilinéaires, ces Fragments évitent, par leur forme simple et flexible, le diktat de l'unité et de la cohérence, et s'en remettent toujours au caractère des intermittences du coeur et des humeurs du désir. Le présent de l'indicatif se substitue au passé simple qui, lui, supposerait un monde achevé, stable et débarrassé de l'épaisseur complexe du réel. La substance de ces Fragments est toute romanesque en effet, et cette mise en écriture de figures amoureuses aurait pu faire le tissu d'un roman: les deux acteurs du "drame" - le sujet amoureux et l'"objet d'amour" - sont pris dans un discours à peine couvert par la référence littéraire (Werther, la Gradiva, Parsifal). Ce discours est toujours monologue: le "parler amoureux", fondé sur l'expression de la "loquèle" ("forme emphatique du parler amoureux", voir "Loquèle"), n'est jamais un dialogue véritable. Ce discours est bien plutôt l'histoire du sujet lui-même, toujours aux prises avec l'instabilité de ses jugements qui peut le conduire jusqu'à la folie, et irrémédiablement soumis au rythme capricieux des mutations de son écriture. De qui s'agit-il au travers de l'"amoureux"? Si toute "figure" de son discours est précédée d'une solide affirmation, d'un "argument" qui est instrument de distanciation - manière astucieuse de rappeler que le "je" qui écrit se tient toujours à distance respectueuse du "je" amoureux -, un savant brouillage chronologique et biographique décrit sa situation d'écriture comme celle d'un romancier. Cette ruse d'énonciation permet à l'auteur de ne jamais divulguer l'identité de cette énigmatique première personne du singulier. Ce livre du "moi" apparaît dès lors comme un espace de simulation. Le "je" n'est-il pas, comme le confie l'auteur, "l'organe suprême de la méconnaissance"? Car il s'agit avant tout, pour cet amoureux qui s'avance masqué, de déjouer tous les pièges de l'interprétation: "Je ne croirai plus à l'interprétation" devient son credo. L'amoureux n'est plus qu'un "empire de signes" ("Rien que des signes, une activité éperdue de paroles"), mais l'"objet d'amour" sort libéré de cette emprise du sens. Car c'est aux inflexions de la voix que l'amoureux s'intéresse désormais, marquant ainsi la nature proprement musicale et théâtrale de ce que Barthes nomme la "scène amoureuse".

Ces fragments lyriques d'inspiration plus grave (à la manière des stances du XVIe siècle) apparentent en effet le drame intime à un spectacle, la pratique intellectuelle n'en sera que mieux assimilée à une pratique érotique: "C'est comme si j'avais des mots en guise de doigts." L'écriture, dans cette perspective ludique, est célébrée comme une activité gratuite, dans la tradition de Gide ou de Montaigne. Ce refus du tragique entraîne le lecteur sur le terrain de la complicité: l'Adresse au lecteur autorise à considérer ces Fragments comme une structure d'accueil où chacun peut aller et venir, dont chacun peut disposer à son gré, selon le mode de lecture qui lui convient (attitude qui correspond très exactement à la définition que Barthes donne du "discours" ou discursus: "action de courir çà et là, allées et venues, démarches, intrigues"). Comme dans les dialogues de Platon, le penseur, l'écrivain, le lecteur, le professeur et l'amant se rejoignent ici en une sorte de livre idéal.

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