Nous n’avions pas une envie folle d’aller écouter des acteurs gloser sur l’art et ses valeurs, marchandes ou non. Nous sommes entrés dans la salle, sceptiques et sommes revenus estomaqués. Le décor sombre d’un atelier de peintre dans ce qui semble être un entresol, imperméable à la lumière n’avait rien pour plaire. Ni la baignoire sur pattes qui rappelle furieusement Marat à son dernier soupir. Il n’y avait pas l’ombre d’une atmosphère un peu bohême. Le rire, le bien, le confort proscrits, d’entrée de jeu.
Puis c’est le déchaînement de deux acteurs aussi éblouissants l’un que l’autre: PATRICK DESCAMPS et ITSIK ELBAZ. Un déferlement d’énergie pure. Celle du rouge qui va du pavot à la coccinelle, en passant par la Ferrari, le sang séché et un baiser d’amour. Les deux comédiens en scène sont de véritables forces de la nature. L’une avouée, l’autre en devenir. L’un, bien qu’il s’en défende férocement : un père adoptif, grand frère, psy, professeur, rabbin, mentor et incorrigible misanthrope. L’autre : un orphelin, chien perdu sans collier, patient qui s’ignore, jeune assistant qui a tout de l’esclave, élève fiévreux d’apprendre, respectueux apprenti en brassage et épandage de couleurs sublimes.
Que voit-il exactement dans la radiance mystérieuse des toiles de Rothkowitz ? L’élève doit se laisser envahir ! « Sois humain une fois dans ta vie ! » lui assène le maître qui le harcèle de questions titanesques, le pousse dans ses moindres retranchements, fait éclater toutes les barrières des conventions, jusqu’à ce qu’il explose lui-même dans une déflagration dévastatrice. Créatrice ?
« L’art est le seul accès au cœur de la souffrance humaine » déclare Rothko. En désaccord avec ses contemporains et le mouvement cubiste, Rothko-la rupture, l’iconoclaste de l’encombrement de la société moderne, croit aux valeurs sûres, Rembrandt, Van Gogh, les tout grands maîtres. Caravage illumine ses tableaux de l’intérieur. Prône le travail acharné, la douleur de l’enfantement artistique. Usant de tout un arsenal verbal haut en couleurs, il confond le jeune gringalet pour son manque de culture littéraire, musicale, philosophique, théologique, mythologique, poétique. En appelle à Platon, engage une bataille féroce entre Dionysos et Apollon. « Notre tragédie est de ne jamais atteindre l’équilibre ». Ne supporte pas la nature et sa lumière. Condamne Le Bien et le Rire. Il prône la contemplation presque mystique d’une œuvre, rêve d’exposer sa nouvelle série abstraite telle une fresque vibrante dans un mythique restaurant futuriste « les quatre saisons » que l’on visiterait comme une chapelle. Et que l’on écouterait comme une symphonie.
Le dernier coup porté est un coup de pied au derrière qui lance sur orbite l’élève devenu son bouillant adversaire, prêt à dévorer la vie, dans l’énergie créatrice. Tandis que le Rouge, lieu de toutes les pulsions vitales est lentement avalé par le Noir, la pire crainte du maître. Et le rideau tombe. Sur un spectacle démentiel, inoubliable et extraordinaire.
Joute picturale
de JOHN LOGAN / Traduction d'Alexia Périmony avec la collaboration de Christopher Hampton
Mise en scène: MICHEL KACENELENBOGEN
avec PATRICK DESCAMPS et ITSIK ELBAZ
DU 20/01/12 AU 03/03/12
Le superbe dossier pédagogique : http://www.theatrelepublic.be/play_details.php?play_id=289&type=1
Commentaires
J'ai énormément apprécié cette pièce jouée magnifiquement dans une mise en scène sobre et lorsqu'on peint soi-même, ce qui est mon cas, j'ai ressenti la frénésie et ce côté extatique quant au moment de l'action de peindre et de recueillement qui précède...! bravo pour cette capacité d'interprétation !
à lire: la critique très détaillée, avec des extraits par Roger Simons:
http://www.cine-files.com/cinemaniacs/theatre/theatre2.php?id=2632