Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

L'Univers du chapeau en dentelle

 

L’univers du chapeau en dentelle 

                                                  Antonia Iliescu                                                                                                                                                

            Aujourd’hui je regarde pour la première fois la mer, cette année, sur une plage à Djerba. Je me trouve juste en face de l’hôtel, où la voix de Roah couvre le bruit des vagues :

- Venez mesdames et messieurs! Allez, bougez! Nior - notre danseur - vous invite à faire avec lui quelques mouvements d’aérobic.
              La mer, très froide et agitée, ne m’inspire aucun désir de baignade. Juste un petit baptême. Un, deux, trois et c’est fini. Je sorts de l’eau pour rejoindre ma chaise longue.         

Dans quelques minutes le soleil devient insupportable. Je cherche dans mon sac à main le petit chapeau en dentelle de ma grand-mère, tricoté par elle-même. Il est fait en macramé, avec des bords larges, tombant sur le front et sur les joues. Mamie n’est plus de ce monde mais le travail sorti de ses mains a duré et je m’en sers maintenant, après plus de 35 ans. Nous étions toutes les deux à Copacel, en vacances. Elle était assise sur une petite chaise, au soleil, qu’elle avait posée stratégiquement, devant la porte, là l’on pouvait apercevoir les sommets des montagnes Fagarasi. Elle crochetait, absente. De temps en temps elle levait ses yeux vers la montagne, pour ensuite les baisser sur la dentelle d’où elle tirait des histoires sur Jésus, sur la Vierge Marie, sur Lui, « celui vu par personne mais craint par tout le monde », sur les fleurs et les papillons et les oiseaux qui portaient dans leurs ailes le ciel et la terre. Elle crochetait. Le chapeau s’arrondissait sous ses mots, comme un vase d’argile sous la main du potier, en recevant de la profondeur et autre chose, beaucoup plus important, dont je ne savais rien à l’époque. Mamie y entrelaçait des mystères passés et futurs, qui tombaient au creux du chapeau. Au fur et à mesure qu’il prenait forme, il prenait aussi du contenu. C’était un chapeau magique, qui  m’a toujours accompagnée dans mes voyages à travers le monde, à travers la vie, comme un témoin silencieux et fidèle. Mais en ce temps-là, je ne savais pas que chaque mot de mamie allait se prendre à jamais dans les mailles de la dentelle.

            Je pose le chapeau sur le visage et je regarde à travers lui le soleil filtré. Des milliers de soleils minuscules comme la pointe d’une épingle, se glissent par les pores du chapeau et me percent les yeux. Au contact avec le tissu enchanté par la main de mamie, le soleil vole en éclats. Chaque grain de lumière a le scintillement aussi spectaculaire que la grappe d’un soleil entier. Je regarde le jeu enivrant de la broderie qui, aussi épaisse qu’elle soit, ne peut pas arrêter l’élan de la lumière solaire. Par la maille du tricot fin je prends en possession l’espace géométrique dessiné par deux disques transparents qui se superposent partiellement. Chaque disque est formé d’une infinité de cercles concentriques et segments de cercle, de couleurs différentes, couvrant la palette des sept couleurs de l’arc-en-ciel, enveloppées dans leur infinie traîne de nuances. Je regarde attentivement les deux disques transparents, dessinés d’une manière fantasque avec autant de maîtrise. Ils semblent identiques, pourtant ils ne le sont pas. Le disque d’en haut, faiblement déplacé vers la droite, ouvre une perspective inattendue. On dirait qu’il est une tranche fine, de taille nanométrique, taillée du tronc d’un arbre vieux comme le monde, qui s’ouvre en profondeur, comme un gigantesque entonnoir.

            Tout à coup, des scènes venant d’autres mondes commencent à défiler devant mes yeux grands ouverts. Non, il ne s’agissait pas d’hallucinations ! Ces visages étaient vivants et absolument convaincants ; c’était comme si je regardais le paradis par le trou de la serrure. Pendant que je les scrutais, j’attendais la voix de Roah, l’animateur de ce matin-là. Il nous invitait de sa voix un peu rauque :

- Venez, mesdames et messieurs! Venez jouer aux fléchettes!

Tout était réel et inexplicable. Il semblait que mon temps à moi et le temps éternel s’étaient donnés la main dans une maille du chapeau et l’espace de ma propre existence communiquait par un étrange principe de la physique, non encore découvert, avec le Grand Univers.

« C’est la brise », j’ai pensé, « c’est la brise qui se repose dans un pore du chapeau ».
            J’ai rapproché les cils les uns des autres et j’ai regardé à l’intérieur. Au centre de cet « espace » capté par hasard sur cette pellicule humide, le vrai monde s’est dévoilé d’une manière étonnamment normale. Ce monde commençait avec Jésus. Je ne lui ai aperçu que le visage : un homme jeune, barbu, aux cheveux bruns. Il regardait du côté droit, quelque part, sans une cible précise (où c’était moi qui ne voyais tout ce qu’Il voyait). Il était complètement séparé de notre monde. J’ai eu immédiatement la sensation gênante de L’avoir « surpris » en pleine méditation, par l’indiscrétion d’un phénomène physique espiègle. A-t-Il voulu se montrer à moi quelques secondes ? Pourquoi ? Le mystère reste entier, je ne peux pas le casser d’aucune façon. J’avais l’impression d’avoir commis une impiété, d’avoir pénétré, non invitée et par erreur, dans le Paradis, là où un brin d’éternité s’était dévoilé à mes yeux mal préparés pour une telle expérience extatique. Mon cœur battait fort. Non, ce n’était pas à cause du soleil que mon cœur tambourinait ainsi. J’étais pourtant à l’abri sous le chapeau de mamie. Mon cœur battait de stupeur, d’extase, de remord pour être entrée dans un monde trop saint, où je ne savais pas comment bouger, moi, la pécheresse. J’avais peur de respirer, car le mouvement d’aller-retour de la poitrine changeait sans cesse les images. D’autres  images se formaient par après, en dessinant d’autres visages qui ne duraient que le prix d’une apnée.

J’ai perdu Jésus beaucoup trop vite, mais voilà, un autre visage lui prend la place. Une femme avec voile – je rectifie : une femme triste avec voile – regardait dans la même direction. Elle avait le teint olivâtre et le voile brun rougeâtre, était tissé d’une toile molle, qui se moulait sur sa tête, en descendant sur les épaules et encore plus bas, vers un corps invisible. C’était La Vierge Marie, assombrie, préoccupée. Elle regardait toujours vers la droite, mais son regard descendait en bas. Nous regardait-elle ?

            Il est arrivé ensuite, dans cet espace, un vieil homme, portant de longs vêtements. Il regardait tout droit. Il marchait silencieux et seul par le désert. On voyait très clairement ses pas sur le sable et ses pas se perdaient dans des trous de plus en plus petits, dans les dunes lointaines.

Finalement, en perdant le contact avec le monde des saints et en m’enfonçant l’œil de plus en plus profond dans le cou de l’entonnoir, le premier homme m’est apparu. Il s’est montré entier, tout comme le vieillard du désert. Le premier homme était robuste, avec le corps blanc couvert seulement d’une feuille. Adam était le seul à être resté un peu plus dans l’entonnoir du temps. Il regardait tout droit, vers moi on dirait, moi qui étais de l’autre côté de l’espace découpé par le pore du chapeau. Mais je ne crois pas qu’il m’avait vu. Il était embarrassé, épeuré et seul. Désorienté, il a commencé à bouger sa tête vers la droite et vers la gauche, en ne sachant pas quelle direction emprunter. Il n’était pas décidé comment entamer sa vie terrestre. Il cherchait évidemment un semblable, quelqu’un pour communiquer.  Mais il était seul et avait l’air de se demander : « Comment suis-je arrivé jusqu’ici ? » Adam posa ses yeux sur moi. Il m’avait donc vue finalement ? Il a fait quelques pas en avant, avec une vague intention de pénétrer dans l’entonnoir du temps, pour s’y rapprocher. Etait-ce peut-être une impression ou un désir à moi. Se sentait-il tellement seul qu’il avait perçu le mouvement de notre monde, derrière lequel je l’examinais attentive?

            La belle voix de Roah me remet sur terre : «  - Carolina, la gagnante de ce jeu de fléchettes, reçoit un chameau magique. Mesdames et messieurs, applaudissements pour Carolina ! ». Carolina criait de joie pour avoir reçu le chameau magique où se mélangeaient huile et vinaigre de salade.

Le torrent d’applaudissements et les sifflements de Carolina m’ont fait tressaillir. Le chapeau de mamie a glissé, en tirant avec lui vers le sable blanc tout l’univers que j’avais eu sous mes yeux quelques secondes auparavant. Tout s’est passé avec une telle précipitation que je n’eus plus le moindre temps de murmurer à Adam-le-seul : - Ne te presse pas ! Ne pleure pas ta solitude. Que pourrais-tu faire dans notre monde ? Danser ta vie, les soirées, sur une scène d’un hôtel tunisien quelconque, où des vieilles femmes obèses viennent acheter, pour une nuit, des corps jeunes d’indigènes affamés ? Que ferrais-tu avec ton innocence d’enfant orphelin ? Trotterais-tu avec du génie suivant les rythmes diaboliques de la danse irlandaise ou de la danse berbère, jusqu’à ce que les gouttelettes de sueur mélangées à la poussière sortie du plancher dégoulineraient comme les larmes de boue sur ton visage, comme elles coulaient hier soir sur le visage de Roah ? Te débarrasserais-tu, soulagé, de ton sourire accroché à tes lèvres, te libérant ainsi de ce rictus fatigant, étant persuadé que le monde regarde uniquement tes pieds, comme Roah a fait hier soir ? Par leur langage qui leur est propre, tes pieds te trahiraient finalement en racontant avec art subtile ton drame, tout comme elles ont témoigné hier soir  du drame de Roah, celui au corps moitié adulte, moitié enfant. Tu vois Carolina ? Ce soir elle aura Roah dans son lit. Elle l’a déjà pris sur ses genoux (comme son petit neveu à la maison) et négocie un prix. Ici, dans notre monde, tout se négocie, surtout l’innocence. Reste comme ça, seul comme tu es. Ne regarde même pas ce que notre monde va devenir. Fuis tant qu’il est encore temps ! Et surtout ne te languis pas après Eve ou Caroline, ou… Roah n’a pas eu de chance. Il s’est peut-être aventuré lui aussi, voici quelque temps, à travers le pore d’un chapeau de soleil qui n’est pas tombé à temps du visage d’un touriste allongé sur la plage au sable blanc. Et ce serait peut-être comme ça que Roah est entré dans le tourbillon de l’opulence du 21-e siècle, avec son corps noir et maigre, sculpté par la danse et la famine, en se demandant pendant ses moments de lucidité : « Comment suis-je arrivé jusqu’ici ? Qui m’a emmené ici et pourquoi ? »

J’ai débarrassé le chapeau des quelques grains de sable et je l’ai remis sur le visage, en espérant qu’il me porterait à nouveau, comme un tapis enchanté, vers d’autres mondes meilleurs. Je regrettais de ne pas m’être attardée un peu plus au Paradis. Je m’étais hâtée, gourmande de voir ce qui fut avant Jésus, avant  La Vierge Marie et avant Moïse.

J’ai essayé de pénétrer une fois de plus au delà du tissu magique du chapeau… Mais le chapeau de mamie se tut. Et son silence était un reproche. De tout ce qu’il m’avait envoyé ce merveilleux matin de mars, seule la tristesse m’avait touché le cœur. Rien d’autre. Et le soleil était entré dans un nuage noirâtre.

 

23 mars 2006

 

(traduction du titre original “Universul din pãlãria de dantelã”, du volume de pensées et essais: "Stropi de gând si muguri de constiinta" - Ed. Pegasus Press, Bucuresti - 2010) 

Envoyez-moi un e-mail lorsque des commentaires sont laissés –

Vous devez être membre de Arts et Lettres pour ajouter des commentaires !

Join Arts et Lettres

Sujets de blog par étiquettes

  • de (143)

Archives mensuelles