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Les Propos d'Alain (1906)

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Sous ce titre générique se trouve rassemblée la plus grande partie de l'oeuvre d'Emile-Auguste Chartier, dit Alain (1868-1951). C'est avec juste raison qu'André Maurois a pu dire que "les grands ouvrages d'Alain sont des colonies de propos". Il est certain que le nom du philosophe restera attaché à cette multitude de petits articles, d'un genre absolument original. Professeur, venu au journalisme à l'occasion des tumultes de l'affaire Dreyfus, c'est en 1906 qu'Alain commença à publier ses "Propos" dans la "Dépêche de Rouen", adoptant bientôt, après quelques hésitations, la formule du court article quotidien. Au moment de son engagement, en septembre 1914, il avait déjà écrit pour la "Dépêche" quelque 3000 propos. Après avoir composé, pendant ses loisirs du front de véritables livres "Mars ou La guerre jugée", "Quatre-vingt-un chapitres sur l' esprit et les passions" et "Le système des beaux-arts", Alain reprit bientôt après l'armistice son genre favori. Comme il manquait d'une tribune, ses amis créèrent pour lui une brochure, d'abord hebdomadaire, puis bi-mensuelle et mensuelle, les "Libres propos", qui s'adressait surtout aux jeunes intellectuels de gauche. En 1935, "Feuilles libres" lui succéda, mais depuis longtemps Alain publiait ses "Propos" dans d'autres organes, en particulier dans la "Nouvelle Revue Française". Tous ces écrits ont d'ailleurs été réunis en volumes, classés soit selon la date de leur publication, soit autour d'un thème central: d'abord, réunissant des textes parus avant la guerre, cinq séries de "Cent un propos d'Alain" (1908-1928) et deux volumes de "Propos d'Alain" (1920); les oeuvres de la deuxième période furent ordonnés autour de sujets particuliers: "Propos sur l' esthétique" (1923), "sur le Christianisme" (1924), "Eléments d'une doctrine radicale" (1925), "Le citoyen contre les pouvoirs" (1926), "Propos sur le Bonheur" (1928), "sur l' éducation" (1932), "De politique" (1934), "De littérature" (1934), d' "économique" (1935), "Sentiments, passions et signes" (1936), "Les saisons de l'esprit" (1937), "Esquisses de l'homme" (1937), "Propos sur la Religion" (1938), "Minerve ou de la sagesse" (1939), "Echec de la force" (1939), "Préléminaires à l' esthétique" (1939), "Vigiles de l'esprit" (1942), soit 2700 propos environ. Le genre même des "Propos" exclut une évolution rigoureuse, mais il est possible de déceler dans leur suite quelques nuances: dans les "Propos" d'avant-guerre, publiés dans la "Dépêche de Rouen", Alain s'adresse surtout au grand public; les "Libres propos" ou les "Feuilles libres" étant destinés à des lecteurs mieux au courant des discussions intellectuelles, le tour d'Alain, tout en restant d'une parfaite clarté, s'y fait plus philosophique, l'auteur aborde les questions d' enseignement, de littérature, de morale; enfin, à partir de 1930, la montée du fascisme, le réarmement général coïncidant avec sa mise à la retraite, Alain se consacre presque exclusivement à la politique.

 

La forme des "Propos" ne résulte point d'un caprice d'écrivain, mais d'un effort exceptionnel pour "relever le fait-divers au niveau de la littérature". Alain n'y vint que par une sorte d'obligation morale: "Je n'étais point né... avec une disposition spéciale à écrire de courts articles sur tous les sujets. Mais partout je vis les journaux puissants étaient au service de tous les genres de tyrannie et que la résistance s'exprimait en mauvais français. Je vins au secours, je ne savais pas le métier, je l'appris...". Puisqu'il s'agissait de journalisme, il convenait d'intéresser le public et de ne point isoler du décor habituel de sa vie: il fallait tirer la philosophie du quotidien. La matière de son discours importe peu à Alain: un compartiment de chemin de fer où quelques voyageurs s'acharnent à occuper toutes les places avec leurs paquets le fera méditer sur l' égoïsme du premier occupant, à l'origine des sociétés; dans le vice d'un joueur, il reconnaîtra la passion de vouloir, de triompher, la plus commune et la plus fière des passions humaines; ou les gestes familiers d'un ordonnateur de pompes funèbres, d'un marchand de robinets, d'un horloger, l'introduiront dans les âmes respectives de leurs professions. Avant d'être une réflexion morale, les "Propos" forment ainsi une comédie familière, pleine de fantaisie, d'imprévu, ce qui n'est pas pour déplaire à l'auteur. On n'y cherchera point un système, ni même ses éléments; car Alain se défie des systèmes et ne se soucie pas d'avoir le sien. Plus riche que les doctrines à priori lui semble le train même de la vie; il y sait trouver les grands secrets du monde et chaque "Propos" devient ainsi une expérience originale. Ils étonnent souvent, comme une révélation, mais l'auteur semble étonné autant que le lecteur. L'emploi du "commun langage", à quoi le genre oblige Alain, s'harmonise aussi parfaitement avec le caractère de son génie: Alain, dans ses "Propos", reste dans la tradition des philosophes français, souvent plus moralistes que métaphysiciens et chez lesquels l'exercice de la pensée est inséparable de la vie en société. Le langage devient ainsi le légataire d'antiques expériences et son emploi raisonné est déjà le commencement d'une philosophie: "Qui comprendrait tous les mots de sa langue, ne craint pas d'écrire Alain, et selon le commun usage, saurait assez". A de nombreuses reprises, il revient sur cette idée: "Dans l'étude d'une langue réelle, chacun trouve toutes les idées humaines en système". Et lui, si loin pourtant de tout verbiage, est sur le point de préférer la leçon des mots à celle des choses, celle-là exerçant au jeu des idées, à la connaissance des sentiments, alors que les choses pourront tout juste former l'homme de métier. Mais Alain eût pu aussi bien, usant du "commun langage", écrire des livres en forme, selon le modèle ordinaire. S'il s'est plu aux "Propos", c'est parce que cet instrument convenait parfaitement à sa plus profonde exigence philosophique: Alain est convaincu que toute pensée commence par le doute, ou, comme il le dit en une formule saisissante, que "penser, c'est dire non". Descartes, homme de système et de métaphysique, peut bien étendre d'un coup son doute à l'univers entier. Le cartésianisme d'Alain est celui d'un moraliste: il ne met pas le monde une fois pour toutes en question, comme Descartes, mais à chaque moment de sa vie, dans les circonstances les plus diverses: "...le premier aspect du monde est vrai. Mais cela ne m'avance guère. Il faut que je dise non aux signes; il n'y a pas d'autre moyen de les comprendre. Mais toujours se frotter les yeux et scruter le signe, c'est cela même qui est veiller et penser". Ainsi, ranimé chaque jour par l'événement changeant, l' inquiétude est féconde; le "propos", exercice de doute, est d'abord une quotidienne ascèse intellectuelle. C'est enfin un exercice de volonté, qui contraint à sortir de la rêverie vaine où le philosophe risquerait de se laisser entraîner. L'homme ne s'achève point dans la pensée, mais dans l' acte, et quel meilleur élan vers la création que l'article quotidien? "L' agitation est toujours au présent et les projets sont toujours au futur. D'où cette parole de paresseux: Je ferai; mais la parole de l'homme est plutôt: Je fais, car c'est l' action qui est grosse d'avenir... Une broderie à ses premiers points, ne plaît guère; mais à mesure qu'elle avance, elle agit sur notre désir avec une puissance accélérée". Ainsi se découvre bien l'art des "Propos": il n'est rien moins que dilettantisme, mais toute volonté. Les "Propos sont brefs, tranchants, agressifs; on y sent parfois le paradoxe: coups d'audace d'un timide.

 

Alain écrivain, journaliste, est d'abord Alain professeur. Il n'est pas étonnant que les problèmes d' éducation tiennent une large place dans les "Propos": mais la plupart du temps, le conseil de l'auteur ne vaut pas seulement pour les pédagogues. Cet homme libre, qui ne veut rien entendre que sa raison, ne se juge point infidèle aux principes de sa vie en recommandant d'abord la plus large ouverture aux grands auteurs, aux maîtres: "Les esprits originaux sont toujours ceux qui ont beaucoup lu". C'est petitesse que de se mettre mal avec les génies; l' intelligence moderne en a coutume, mais elle périt d'hypercritique: "Aucun homme ne pense jamais que sur les pensées d'un autre, et cette méthode est visible dans les plus profonds comme dans les plus ambitieux... Si l'humanité jamais se montre, c'est bien (dans ce cortège d'admirateurs qui entoure les grandes oeuvres) qu'elle se montre, et il est de l'homme de s'y accorder, prononçant toujours que ce qui nous semble dépourvu de sens est seulement ce que nous ne savons pas comprendre". Les "Propos de littérature" complètent ici les souvenirs des élèves d'Alain: celui-ci pour assimiler les auteurs, ne connaît d'autre méthode que la lecture répétée de l'oeuvre complète: il affirme avoir lu cinquante fois "La chartreuse de Parme". S'il a fait choix des philosophes de prédilection (Platon, Descartes, Kant, Comte, Lagneau, son maître, et Hegel, dont il cite souvent la thèse du Maître et de l' esclave) et bien qu'il ignore ses contemporains (Claudel et Valéry exceptés), il semble aimer les romanciers (Balzac et Stendhal en particulier) autant que les philosophes. Il n'en reste pas moins, et volontairement, l'homme de quelques livres. Humaniste par cet accord spontané à la tradition des maîtres, Alain l'est aussi par sa vive opposition aux méthodes pédagogiques: l' école "amusante" lui semble une nuée méchante et l'un des propos dit vivement: "Le maître doit être sans coeur". On s'étonne qu'Alain ait pu être si aimé par ses élèves. Mais cette rigueur ne vise que le bien du disciple: l' école n'est pas la famille, l'enfant a besoin d'y être réveillé, secoué, placé dans un milieu impersonnel qui le disposera mieux à la vie de la raison. Le but de l' éducation, aux yeux d'Alain, est en effet tout spéculatif: il ne s'agit point de fabriquer des techniciens, mais de former l'homme, d'habituer plus encore qu'à la connaissance des choses, à l'usage des rapports abstraits et à la perception des sentiments: "Un homme qui ne connaît que les choses est un homme sans idées". Dans la querelle de l'école moderne, Alain ne peut donc être que du côté des humanités. Mais "il n'y a pas d' humanités modernes", et la base de toute culture est le grec, sans quoi les pensées gardent "une sorte d'épaisseur barbare". Et quant à ceux qui veulent socialiser l' enseignement en en chassant les langues mortes, Alain leur oppose ses rêves des "Belles-Lettres pour tous": projet utopique, peut-être, mais dont il fait à l' élite un impératif aussi rigide que la charité pour les riches!

Universitaire, Alain est foncièrement rationaliste. Mais c'est là une passion de classique, d'homme du Grand Siècle: Alain se méfie surtout des passions que les romantiques ont su parer de si beaux habits: une colère ou une mélancolie, ou une amertume, ce n'est qu'une humeur, dans le sens plein du mot". Et si les passions ont passé parfois pour divines, c'est que la raison, prisonnière de leurs mouvements tout mécaniques, les embellissait, mais de prestiges qu'elle ne tirait que d'elle-même. Le rationalisme d'Alain n'est rien en fin de compte qu'un souci de n'être pas dupe de soi-même. Lorsqu'il s'agit de vivre, Alain n'est pas loin de faire de la volonté et de l' acte lui-même les éducateurs et les étincelles de l'intelligence. Ce volontarisme, latent dans le style même des "Propos", Alain en fait d'ailleurs une théorie psychologique: "Prendre une résolution n'est rien, c'est l'outil qu'il faut prendre. Réfléchissez à ceci que la pensée ne peut nullement diriger une action qui n'est pas commencée": toute séparation entre intelligence et volonté paraît donc fictive et la volonté a une action dans le cours même de la pensée. Ne tient-elle pas le jugement? "N'importe quelle vérité, il faut la vouloir. La connaissance craque, aussi bien que l' amour, aux hommes sans courage". Philosophie cartésienne et virile: Alain peut se méfier des passions, il ne les oublie pas et sait, puisque nous ne pouvons nous passer d'elles, comment les maîtriser. Notre esprit dépend pour une bonne part du corps: mais ne pourrons-nous, sachant cela, nous servir du corps pour discipliner l'esprit? La peur par exemple (thème qu'Alain reprend avec insistance), gardera-t-elle de prestiges lorsque nous aurons cessé d'y voir un phénomène purement psychique: "Renvoyer au corps les prétendus orages de l'âme, c'est la santé morale elle-même". Et ce corps, qui peut submerger la raison, saura, bien réglé, nous rendre la paix de l'âme: la comédie des politesses mondaines "nous délivre certainement de la tragédie" et "le maître de philosophie vous renvoie au maître de gymnastique", car dans les moments d' anxiété le raisonnement se tourne contre nous-mêmes et il n'est que le muscle pour rééduquer l'âme.

Ce réalisme incline Alain à adopter les plus justes thèses du matérialisme historique: la conscience, étroitement liée au corps, l'est aussi naturellement avec les techniques du travail humain: "L'idée n'est pas au ciel de l'abstraction; mais plutôt elle monte des terres et des travaux". Aussi, lorsqu'il traite de l' économique, -qu'il envisage surtout sous l'angle du connaître et des moeurs, -Alain attache plus d'intérêt à la relation: métier, qu'à la relation: classe. L'homme "croit, juge, respecte, méprise selon la façon dont il gagne sa vie"; le paysan, abandonné au gré d'une nature capricieuse, qui n'a point livré son mystère, sera superstitieux. Mais "il n'y a rien de secret dans un boulon" et cela seul suffirait à expliquer l' athéisme du prolétariat des villes. Cette relation de l'homme à son métier semble à Alain la clef de toute expérience sociale. Il n'y a, entre les hommes, qu'une grande division, qui affecte aussi bien l'habillement que le spirituel et le religieux: il y a ceux qui fabriquent et ceux qui vendent, ceux qui ont affaire aux choses et ceux qui ont affaire aux hommes, les producteurs et les autres. Division qui ne dépend point de tel régime économique, mais la nature sociale elle-même: elle est donc irrémédiable et Alain pour cette raison, reste assez sceptique devant les rêves d' égalité absolue. Le dernier des employés est déjà plus près du grand bourgeois que le paysan le plus fortuné. Il suffit de regarder le costume: "Le pli du pantalon ne sert à rien; il n'est que politesse; il veut prouver que je pense à plaire. Le bourgeon du plombier a d'autres plis, qui disent tous: Nous ne pensons nullement à plaire. Et tout l'être du plombier dit cela. Une politesse de plombier est ridicule. Pourquoi? C'est qu'on ne soude pas par la politesse. Au contraire on vend par la politesse. Voilà deux classes qui restent séparées, comme l'eau et l'huile". Alain sait bien que sa profession est bourgeoise, comme celle du marchand, comme celle du prêtre; il ne peut s'empêcher pourtant de garder sa tendresse à l' ouvrier et au paysan, où il reconnaît l'homme proche de la terre, réglée par elle, qui fera en République le meilleur frein au verbiage des rhéteurs: "Le rapport de l'homme à l' outil est juste et sain... Dès que vous voyez la pensée se séparer de l'outil, il n'y a plus d'espérance pour une République vraie".

Le même souci de faire leur place à toutes les puissances proches en nous des racines terrestres et physiques de la vie se fait jour dans les théories esthétiques d'Alain. Le philosophe des "Propos" ne séparera point le beau de l'utile: "Il faut qu'une belle porte soit d'abord une porte". L' art est-il ainsi infidèle à lui-même? Et peut-on le concevoir autrement que comme une fleur de la vie, riche de passions, paré des prestiges de la force? "Il n'y a point de beauté sans force": mais l' art n'est pas seulement une émotion puissante, et c'est d'humaniser les passions qui constitue son essence. Le beau est maîtrise de soi, c'est dire qu'il est moral- ou plutôt que la morale d'Alain est conçue à la manière d'une esthétique, comme l'art de parfaire la figure de l'homme. Pas plus qu'ailleurs, Alain n'a ici de système: mais fixer en traits nets des aspects parfois communs ou fugitifs, jusqu'alors inaperçus, de la conduite humaine, saisir tout l'homme dans un geste -rien ne convient mieux à ce don que le genre des "Propos". La morale ne consiste point à ériger quelque impératif trop lointain: d'abord il ne faut pas mépriser les déesses obscures du coeur, du hasard, des circonstances. Elles sont, la plupart du temps, à l'origine de nos décisions. Il serait vain de s'en plaindre, vain de vouloir s'y opposer. L'oeuvre proprement morale de la raison et de la volonté est plutôt de s'attacher au choix, de s'en rendre maître, d'imposer une marque personnelle à ce que d'abord avait imposé le Destin: "entrer dans la vie morale, c'est justement se délivrer des règles, juger par soi-même et en définitive n'obéir qu'à soi. Voilà pourquoi l'instruction sans morale est plus morale que la morale sans instruction. Sois raisonnable; sois libre; sois toi-même; ne crains ni l' Autorité ni la Coutume quand la Raison parle; voilà, il me semble, les véritables principes de la morale"; mais cette indépendance à l'égard du monde est d'abord indépendance par rapport à soi-même: "N'acceptez aucun esclavage, ni chaine dorée, ni chaîne fleurie. Seulement, mes amis, soyez rois en vous-mêmes. N'abdiquez pas. Soyez maîtres des désirs et de la colère aussi bien que de la peur".

Cette maîtrise de soi, Alain ne craint pas d'en saluer toutes les formes, celles mêmes qui se règlent sur d'autres principes que les siens. Il est vivement anticlérical, mais comme il arrive souvent, son principal grief contre l'Eglise est de n'être pas assez chrétienne. Cet homme de rigueur déteste les habiles, les politiques, quelle que soit leur couleur. Il méprise les catholiques modérés et tolérants autant que les républicains modérés et tolérants: "Je me méfie... de ces combinaisons entre cardinaux qui ont peur que l'Eglise soit trop église, et diplomates qui ont peur que la République soit trop république; car remarquez qu'ils s'unissent pour faire moins et pour penser moins; l'Eglise abandonne quelque chose de cette scandaleuse juridiction qui devrait ignorer les intérêts et les forces; et la République abandonne quelque chose de cette sauvage liberté qui ne reçoit ni Dieu ni maître". Car Alain, s'il n'aime pas les concordats, est un vieux républicain qui n'écoute que sa raison et regimbe contre les dogmes: "Qui veut prouver est encore un tyran; qui veut convertir est encore un tyran". Mais les reproches qu'il adresse à l'Eglise donnent aussi les raisons de son admiration et de son respect pour le christianisme, religion de l'irrévérence, du mépris des autorités et des richesses, du saint contre les pouvoirs, où il reconnaît un esprit d' indépendance  frère de son esprit. Il va même plus loin qu'une révérence toute extérieure; l'acte même de la foi, loin de paraître absurde à ce libre penseur, est jugé par lui comme la plus naturelle conquête de la certitude: "Il faut croire d'abord. Il faut croire avant toute preuve, car il n'y a point de preuve pour qui ne croit point... Il faut vouloir, il faut choisir, il faut maintenir". Croire, n'est-ce pas encore dire non, donc penser? La vérité religieuse ne commence-t-elle point par le doute sur les apparences? Mais Alain peut bien écrire que "les mystiques seront toujours avec nous"; saluer dans le catholicisme la première religion sans sacrifices humains, "non pas absolument sans miracles, mais là-dessus raisonnable et défiante toujours"; il peut bien tenir gré au Christ d'avoir fait baisser la tête aux forts et riches, il est bien loin d'accepter la Révélation et d'être même chrétien de désir. Les religions ne sont pour lui qu'exercices supérieurs de l'imagination, inséparables d'un milieu physiologique, social et technique, qui les explique pour une grande part. Dans les fêtes chrétiennes, il ne voit qu'une mythologie des éléments essentiels de la vie quotidienne et trouve le dernier mot de la liturgie catholique dans une sorte de culte naturiste du soleil et du blé. La grandeur d'Alain, c'est, malgré ses réticences insurmontables, de ne point laisser échapper la richesse purement humaine de la foi, et au besoin de la savoir utiliser: indemne de la religion sociologique de Durkheim, où il ne voit qu'une "idée sauvage", il maintient sa foi dans l'esprit libre, et son goût des chemins difficiles par pù se gagne cette liberté. Aussi les raisons de ses sympathies et de son refus à l'égard du christianisme, sont-elles les mêmes qui commandent son radicalisme enthousiaste.

Radical, Alain l'est par la tradition familiale, par classe, mais surtout par un instinct profond de l'âme. Ce sentiment politique est chez lui à tel point spontané qu'il exprime en formules très simples, qui rappellent celles d'une affiche électorale. On sent qu'elles n'ont de force que parce qu'Alain les a pris intégralement au sérieux: être radical, c'est se dresser contre les "pouvoirs", être critique et négateur, aimer le droit et la liberté! Ce n'est nullement remplacer un pouvoir réactionnaire par un pouvoir réactionnaire par un pouvoir républicain; mais apporter à tout pouvoir son contre-poids nécessaire, ce qui implique de se garder sur sa gauche autant que sur sa droite: "Si les socialistes organisaient la cité, elle serait injuste aussitôt; tout pourrirait sans le sel radical, sans l' individu qui se refuse à bêler selon le ton et la mesure". Ces derniers mots montrent assez que, pour Alain, le radicalisme n'est nullement un programme à appliquer, mais un idéal moral, une sorte de sacerdoce réservé à des citoyens d'élite qui se feront les gardiens de la cité contre les maîtres, quels qu'ils soient, de la cité. Etre radical, c'est être démocrate. Il convient d'ajouter aussitôt que la démocratie n'est pas un régime politique parmi d'autres, mais un élément indispensable de toute constitution. L'idéal d'Alain tient dans une sorte de régime mixte: monarchique, car "il faut toujours dans l'action qu'un homme dirige... et chaque détour du chemin veut une décision"; oligarchique, "car pour régler quelque organisation, il faut des savants, juristes ou ingénieurs"; démocratique enfin, grâce à "ce troisième pouvoir que la Science n'a pas défini et que j'appelle le Contrôleur. Ce n'est pas autre chose que le pouvoir, continuellement efficace, de déposer les Rois et les Spécialistes à la minute s'ils ne conduisent pas les affaires selon l'intérêt du plus grand nombre... La démocratie serait, à ce compte, un effort perpétuel des gouvernés contre les abus de pouvoir". La position d'Alain peut sembler ici "hyper-critique", et finalement négative. Mais elle est commandée par une vision juste de la nature du pouvoir qui, lorsqu'on le laisse sans frein, tend de soi à la démesure et à la tyrannie. Pourquoi? "Parce que je sais très bien, répond Alain, ce que je ferais si j'étais général ou dictateur". "Tous les pouvoirs sans exception s'étendent par leur nature et ne pensent jamais qu'à s'étendre: en sorte que, dès que la résistance des gouvernés ne s'exerce plus, par cela seul l' arbitraire les tient." Alain, comme Montesquieu, paraît n'avoir d'autre préoccupation que de maintenir la liberté individuelle hors des atteintes du Prince; le citoyen contre les pouvoirs. Où la cité trouvera-t-elle son unité de mouvement? Alain parie pour l'esprit de liberté populaire, pour l'honneur du citoyen libre. Et s'il ne se fait aucune illusion sur l'éducation des électeurs, on le voit néanmoins convaincu que la loi du nombre est capable de réparer les défaillances individuelles: "Le nombre doit corriger ces erreurs. Une masse d'électeurs, où les erreurs individuelles se contrarient et se compensent, doit donner enfin quelque vue exacte de l'intérêt commun". Ce qu'elle a d'utopique ne porte aucun dommage à la politique d'Alain: la démocratie, le radicalisme n'ont de valeur pour le philosophe qu'autant qu'ils exigent la vertu la plus difficile. Il ne s'agit pas de prendre le pouvoir: il s'agit toujours de former l'homme tout entier. Aussi les préceptes "radicaux" d'Alain dépassent infiniment les consignes d'un parti, ils valent pour tous et pour la vie privée comme pour la vie publique. Il faut "obéir en résistant, c'est tout le secret; ce qui détruit l' obéissance est anarchie; ce qui détruit la résistance est tyrannie... quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance et ainsi deviennent tyranniques". Car Alain, s'il ne se fait pas d'illusions sur les "pouvoirs", ne s'en fait pas plus sur la liberté. De la guerre, il a retenu une leçon essentielle qui tempère le côté parfois négatif de son radicalisme: "Tout pouvoir est absolu... tout pouvoir est militaire". Il n'est jamais pour l'homme de liberté absolue: cet esprit critique et frondeur sait le reconnaître, en cela même qui lui tient le plus à coeur, le légitime souci de son indépendance d'auteur. Dans les servitudes qui s'imposent au plus libre journaliste, il sait encore trouver le moyen d'affermir sa maîtrise de soi: "On n'écrit pas pour être approuvé toujours et sans résistance, d'accord. Mais on n'écrit pas non plus pour heurter et irriter ceux qui liront ou, en d'autres termes, pour conduire un directeur de journal à la faillite. Il s'agit de se tenir dans l'entre-deux... Sans ces difficultés, que l'on rencontre dans toute action réelle, l' individu serait livré à sa fantaisie; il ne se surveillerait plus lui-même; il ne mesurerait plus ses jugements; il ne dirigerait plus sa pointe".

 

Ainsi, Alain ne méprise rien de ce qui peut fortifier l'homme. Mais l'homme, pour lui, n'est ni un corps mystique, ni une société en devenir, étendus à travers l'histoire. C'est l'individu réel, présent, vivant: "Liberté individuelle tout de suite, justice sans attendre, refus à la tyrannie, d'où qu'elle vienne, refus aux forces, d'où qu'elles viennent", telle est sa profession de foi radicale. Elle explique à la fois la séduction qu'il exerça pendant l'entre-deux-guerres, alors qu'il semblait que la tragédie politique puisse être encore écartée, et pourquoi il est resté jusqu'à présent un écrivain de cénacle, le maître aimé d'une chapelle d' initiés. Alain s'accorde mal à une époque révolutionnaire où l 'individu, bon gré mal gré, doit disparaître dans l'organisation. Il n'a pas fait beaucoup d'efforts pour s'y accorder: son pacifisme tout théorique, sa méconnaissance de ses contemporains, par exemple, montrent la recherche d'une attitude au-dessus de l'histoire et du temps qui étonne chez un penseur qui a mis si souvent l'accent sur les liens de la conscience corporelle, technique et sociale de l' individu. Mais dans la plus forte menace qu'ait connue la civilisation libérale, Alain fut son dernier et plus vivant témoin. Peut-être un siècle prochain de paix et d'équilibre reconnaîtra-t-il en lui un nouveau Montaigne. Mais déjà l'on peut dire des "Propos", comme lui-même disait de la Grèce: "Le merveilleux de cet art et de cette pensée, et de ce style, c'est que l'homme accepte pleinement et joyeusement sa situation d'homme et que, cherchant la perfection au-dessus de sa tête, c'est encore l' homme qu'il trouve, et une sorte d'athlète immortel". 

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