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L'histoire des pauvres n'appartient pas qu'au passé

Les pauvres sont ceux qui, par eux-mêmes, sont incapables d'assumer pleinement et librement leur condition d'homme dans le milieu où ils vivent. Quels que soient l'époque, la région, le type de société, dénuement, dépendance, faiblesse, humiliation accompagnent la condition des pauvres ; en outre, ceux-ci sont dépourvus de tout ou partie de moyens, variables selon les milieux, de tenir un rang social : argent, vigueur physique, capacité intellectuelle, qualification technique, science, honorabilité de la naissance, relations, influence, pouvoir, liberté et dignité personnelles. La précarité, sinon la déchéance, sont leur partage. Ils sont anonymes, isolés même dans la masse ; ils n'ont aucune chance de se maintenir ou de se relever sans l'aide d'autrui. Vivant au jour le jour, et dans l'attente perpétuelle de lendemains meilleurs, ils sont aussi accessibles à toutes les espérances, à toutes les illusions, à tous les mythes, que prompts au désespoir et à la révolte. Applicable à tous les types de société, cette définition inclut tous les frustrés, tous les laissés-pour-compte, tous les marginaux, tous les asociaux, à côté des chômeurs, des mal payés, des infirmes et des ratés. Elle n'exclut pas non plus ceux qui, par idéal ascétique, mystique et charitable, ont voulu délibérément vivre pauvres parmi les pauvres. L'histoire des pauvres est donc étroitement liée à l'évolution du milieu, sous tous ses aspects, social, économique, technique et mental.

Les problèmes, cependant, ne sont pas simples. Les mots pauvre, pauvreté sont ambivalents et ambigus. Le second recouvre une notion exprimant simultanément une vertu et une abjection ; il désigne aussi des réalités sociales nuancées. Ainsi, par pauvre, il faut entendre des types sociaux forts divers et le mot comporte, sinon des synonymes, du moins des équivalents nombreux. Historiquement, géographiquement et socialement, la condition du pauvre, essentiellement relative, comporte des degrés séparés par des seuils économiques, biologiques, sociaux.
À ces difficultés d'analyse s'ajoutent celles de la documentation. Les pauvres sont les muets de l'histoire ; leur passé s'inscrit en contrepoint de celui des autres couches sociales et constitue, en quelque sorte, l'envers du tableau.


Les pauvres dans les sociétés à prédominance rurale

Dans l'Antiquité
À lire la Bible, les pauvres apparaissent dès les premiers temps de l'humanité, avec Abel, Isaac et Joseph, victimes de l'envie de leurs frères, et avec la malédiction de Cham. L'histoire antique a été écrite, dans le silence, par les pauvres des peuples asservis et par des millions d'esclaves jusqu'au-delà de la chute de Rome. " Le pain et les jeux " étaient autant des moyens de faire avorter les germes de révolte que des manifestations ostentatoires de l'évergétisme hérité du monde hellénistique. Sans doute, la génération d'Antonin le Pieux connut-elle des institutions philanthropiques, mais c'était au IIe siècle après J.-C., alors que s'infiltraient des principes, insolites, de charité, appelés à transformer, lentement et non sans avatars, la condition des pauvres, et à la réhabiliter, au moins spirituellement.
Déjà, la religion juive avait inspiré aux anawim l'ascétisme d'une pauvreté volontairement humiliée devant Jaweh, dont les Esséniens, puis Jean-Baptiste sont des exemples. Des modèles analogues se rencontrent, à haute époque, dans les religions hindoues et se retrouvent dans l'islam, surtout en ses premiers siècles ; la tradition s'en était prolongée dans la communauté chrétienne de Jérusalem et parmi les ermites d'Égypte et de Cappadoce.

Au haut Moyen Âge

En Orient plus tôt qu'en Occident, les calamités naturelles firent refluer vers les grandes villes, Alexandrie, Antioche, Césarée, Constantinople, les foules d'indigents, en faveur desquels s'élevèrent les voix prophétiques de Clément d'Alexandrie, de Grégoire de Nysse et de Jean Chrysostome. Ce dernier avance le nombre de cinquante mille indigents dans la capitale impériale vers 400. Plus tard, Justinien dut légiférer sur leur sort. Moins nombreuses, mais aussi graves, semblent avoir été les misères pour lesquelles agirent Ambroise à Milan, Grégoire le Grand à Rome et Césaire en Provence. En se diluant dans la vie rurale, la société romaine à son déclin y transféra une pauvreté que la brutalité des moeurs mérovingiennes aggrava. L'identité s'établit entre pauvres et travailleurs des champs livrés à l'exploitation des puissants ; Grégoire de Tours décrit cette situation dans son Histoire des Francs au VIe siècle ; l'hagiographie montre que la réputation de sainteté naît des bienfaits aux pauvres ; seules les aumônes aux indigents inscrits sur les " matricules " et les hôtels-Dieu ouverts par les évêques, " défenseurs des pauvres ", accordent aux malheureux les secours réclamés par les décisions réitérées des conciles.
L'ordre carolingien est éphémère. Si la pauvreté est alors moins une indigence qu'une dépendance, la protection due aux faibles par les puissants se mue en coutumes abusives et s'inverse en violence. Les calamités naturelles aggravant leur détresse, les pauvres s'attroupent à la porte des aumôneries monastiques où se font des distributions de vivres et de vêtements. Ces rassemblements préludent à d'autres mouvements, annonciateurs peut-être d'une certaine conscience collective, destinés à imposer le respect des faibles protégés par la " paix de Dieu ". Les assauts de la misère étaient durs au XIe siècle, et le rapport entre l'accroissement démographique et l'extension des défrichements demeurait assez négatif pour expliquer le manque de travail et le désarroi des " jeunes " vers 1100. Les communautés villageoises ne suffisent ni à nourrir, ni à retenir tous " leurs " pauvres. Certains rejetés ou fugitifs, rebelles ou exclus, criminels en puissance ou en acte, " déguerpissent " et grossissent la cohorte des prédicateurs populaires et des ermites (Pierre l'Ermite, Robert d'Arbrissel) : affranchis des contraintes, ils trouvent là des sortes de structures d'accueil inspirées par le revival de la confraternité charitable attribuée à la communauté apostolique de Jérusalem. Cependant, la plupart des pauvres des campagnes bénéficient d'aumônes, de legs et de petits " dispensaires " locaux fondés parfois par d'humbles gens, dont les testaments commencent à émerger de la masse des archives. Mais, déjà, à la troupe des pauvres des campagnes vient se superposer celle, complexe et trouble, des pauvres des villes renaissantes.

Les pauvres dans la ville

À son début, au XIIe siècle, le développement urbain recrute des pauvres à la campagne et, on l'a dit, la ville, à son tour, sécrète la pauvreté. Elle offre, ou plutôt les pauvres croient qu'elle offre, des possibilités d'embauche, et l'on vit, aux derniers siècles du Moyen Âge, s'organiser des marchés du travail, la place de Grève à Paris, par exemple, où les manoeuvriers, de bon matin, offraient leurs bras à la journée. Plus sûrement, aux périodes de guerre, comme la guerre de Cent Ans, la ville, à l'intérieur de ses remparts, attire les réfugiés du " plat pays ". Dans l'anonymat de leurs bas quartiers, les plus grandes cités permettent aux faillis, aux exclus, aux bâtards, prostituées, condamnés et bannis fugitifs de se refaire une vie. Tavernes, champs de foire, porches des églises, distributions d'aumônes des confréries, des " tables " ou " plats " des pauvres sont des lieux de rencontre où se nouent des solidarités horizontales spontanées, voisines et parfois génératrices de complicités. Le mouvement s'est accéléré après la peste de 1348 avec les troubles et les crises économiques des XIVe et XVe siècles. Paris en fut au temps de Villon un modèle achevé. Ainsi, la galerie des pauvres s'enrichit, si l'on peut dire, de figures nouvelles, et la terminologie qui les désigne désormais en langue vulgaire est d'une truculente variété.
Cependant auprès des visages des truands, caïmans, vagabonds, qui composent les " classes dangereuses ", on ne peut oublier les pauvres traditionnels qui " méritent l'aumône. Les voilà plus nombreux, mendiant "à grant rage de faim pour Dieu " (Gerson) : veuves sans ressources et chargées d'enfants, malades, enfants trouvés ; ce sont les " maintes misères cachées " des " pauvres honteux ", impossibles à compter, qu'un maréchal de Boucicaut, sous Charles V, s'efforçait secrètement de soulager. Que les mendiants valides ne doivent pas être condamnés en bloc pour refus de travail, c'est une découverte des villes les plus industrialisées de ce temps, telle Florence, l'insuffisance du salaire ou le chômage justifiant des secours : c'est la pauvreté laborieuse. Certains frères mendiants, dominicains et franciscains, eurent ce discernement. Professant la pauvreté absolue pour se rapprocher du Christ et voués par destination à l'apostolat urbain, les Mendiants devaient naturellement comprendre l'infortune des pauvres involontaires. Les théologiens et les canonistes du XIIe siècle leur avaient ouvert la voie ; vers 1230, le " vol " de l'indigent en extrême nécessité était légitimé. Cent ans plus tard, à Florence, la parole d'un Taddeo Dini et les aumônes des confréries (Or San Michele) affirmaient la nécessité du partage et du don personnalisé.
Pour dénombrer les pauvres et distinguer leurs catégories, les recensements fiscaux, en usage dès le XIIIe siècle dans les villes méridionales, répondent imparfaitement : leur importance numérique, de 30 à 40 p. 100 de la population, amena les autorités municipales à se saisir de ce problème d'ordre public. Les pauvres devenaient une masse disponible pour des démagogues ambitieux : on le vit partout vers 1380. Les institutions charitables étaient débordées. Sans en exclure l'Église, souvent à sa demande, les communes contrôlèrent la gestion des hôpitaux, les distributions, les déplacements des mendiants. Sans souscrire aux condamnations du pauvre par les humanistes, qui omettaient de voir en lui un homme, les franciscains de l'observance (avec Bernardin de Feltre) amenèrent les villes italiennes à instituer les monts-de-piété, dont les prêts à intérêt modique respectaient la dignité du pauvre laborieux. À une expansion économique éphémère, vers 1500 succéda une recrudescence de la pauvreté. Pour rationaliser l'assistance, on regroupa les petites maisons en hôpitaux généraux. Le foisonnement des libéralités individuelles fit place à des bureaux des pauvres ou aumônes générales, alimentés par des cotisations obligatoires. Ainsi, surtout dans les pays protestants, le sort des pauvres, passé de la charité privée au contrôle urbain et étatique, tomba dans le domaine de la " police des pauvres ".

Les pauvres dans l'État mercantiliste

Pendant les trois siècles modernes, la pauvreté paraît liée aux avatars de la démographie et de l'économie. Le chômage, les dévastations (guerres de religion, guerre de Trente Ans, Fronde), l'endettement, les saisies judiciaires, en Angleterre la substitution des pâturages aux labours ont lancé beaucoup de vagabonds sur les routes ; si la ville les accueille, elle leur propose des tâches éphémères, sans qualification, et les loge, en marge des riches, sous les combles des maisons, dans des masures sinon dans les " cours des miracles ". La morale pour beaucoup n'existe pas : absence de mariage, naissances illégitimes, abandons d'enfants ; des indigents ne connaissent des églises que le porche où ils mendient. La criminalité et l'insécurité règnent la nuit en ville et le jour sur les routes. Le banditisme est endémique en certains secteurs comme les pays méditerranéens. Des révoltes éclatent lors des disettes. La pauvreté a fourni ses troupes à la guerre des Paysans en Allemagne, à la rebeyne lyonnaise de 1529, aux révoltes anglaises de 1536 à 1780, en passant par celles de 1607 et 1630, aux " va-nu-pieds " normands, aux Bretons insurgés contre le " papier timbré ", enfin aux émeutes frumentaires du XVIIIe siècle. Les simples miséreux, inoffensifs, sont plus nombreux ; mais les " présences inquiétantes " et les " menaces obsédantes " inspiraient aux contemporains une méfiance générale. Dieu lui-même aurait difficilement reconnu les siens ! Il fallait la vertu de Pierre Fourier, de Vincent de Paul et de Louise de Marillac pour voir le Christ en ses " membres souffrants ". Pour la plupart des chrétiens, le pauvre était l'instrument du salut de son bienfaiteur, car " l'aumône éteint le péché ". Même pour les plus charitables, le pauvre, anonyme, reste, derrière le Sauveur, un être impersonnel. La réprobation de la pauvreté était formelle chez ceux qui, liant la tradition biblique et l'idéal humaniste, associaient le malheur au péché et le succès à la bénédiction divine. Les pauvres n'y auraient pas trouvé leur compte, sans le ressourcement d'une charité pérenne.
Pour tous, le sort des pauvres est un mal à soulager, surveiller, réglementer, encadrer. Éternels mineurs, les pauvres attendirent longtemps qu'on cherchât les causes de l'infortune. Considérant l'utilité sociale, le mercantilisme voit dans le seul travail la solution du paupérisme. Mendiant et vagabond sont répréhensibles ; depuis Élisabeth Ière, les lois anglaises sur les pauvres sont des modèles de répression. Les villes gagent des " chasse-coquins ". L'ordre public et un souci de rééducation postulèrent la mise au travail et le renfermement des pauvres. Partout, peut-être en Espagne dès le XVIe siècle, des chantiers préfigurent les ateliers de charité, sous le nom d'hôpital, de workhouse , de spinhuis ... ; des rafles y rabattent les vagabonds. D'autres sont envoyés aux galères.
La plupart des pauvres, exempts de ces rigueurs, végètent et bénéficient des pratiques séculaires de la charité. D'ailleurs, la " police des pauvres " n'était pas unanimement approuvée. De Vincent de Paul au milieu du XVIIe siècle à Massillon en 1705, des protestations s'élevèrent en faveur de " ceux qui sont réduits à feindre d'être malheureux ". " Ne vaut-il pas mieux donner à de faux besoins que courir le risque de refuser à des besoins véritables ? " Bossuet célébrait " l'éminente dignité du pauvre ". Vauban conseillait une justice fiscale qui soulagerait les pauvres. Jean-Baptiste de La Salle fondait des écoles pour leurs enfants.
Vers 1700, la pauvreté est objet d'enquêtes. Les dénombrements fiscaux (rôles du vingtième) révèlent, au cours du siècle, la proportion des non-imposables, donc des pauvres. Les économistes cherchent les causes de la pauvreté et sont près de l'imputer, au-delà des circonstances conjoncturelles, à l'organisation sociale. Le travail producteur reste, pour eux, la loi naturelle suprême. Le pauvre qui s'y soustrait est un délinquant ; sa pauvreté, un vice. " Au grand banquet de la nature, il n'y a pas de couvert vacant pour le pauvre " (Malthus). On prête à Voltaire d'avoir stigmatisé la charité pour son aveuglement. Au siècle des Lumières, certains n'étaient pas assez éclairés pour muer leur sensiblerie en une vraie sensibilité à toute misère. L'Encyclopédie reconnaît le droit au travail, mais traite l'aumône en pratique superstitieuse génératrice d'oisiveté. Au contraire, l'État, guidé par la philanthropie, doit organiser la bienfaisance. Le principe d'utilité marie postulats philosophiques et exigences économiques. Les pauvres doivent s'y conformer et l'État y veiller. Malgré de bonnes intentions et d'incontestables réalisations, les pauvres ont peu bénéficié du despotisme éclairé. En France, à la veille de 1789, Turgot développe les ateliers de charité et, sous la Constituante, le comité de mendicité n'innove pas.

Au temps de la révolution industrielle

En Angleterre puis sur le continent, en France d'abord, à Rouen, de nouvelles pauvretés apparaissent avec l'usine. Leurs problèmes en furent perçus au milieu du XIXe siècle. Les doctrines économistes du XVIIIe prévalaient encore. La persistance du régime électoral censitaire prouve l'" incapacité " légale des pauvres. Mais la misère ne consiste pas dans cette infériorité politique ; elle réside dans l'insuffisance de salaire par rapport à la longueur de la journée de travail, dans la précarité de l'emploi, l'insalubrité du logement, la déficience de l'hygiène, dans le désarroi moral et la dépendance. De la prolétarisation, peu prennent conscience. Les descriptions d'un Villeneuve-Bargemont, d'un Villermé, d'un Lamennais, les protestations de quelques évêques et les efforts d'un Frédéric Ozanam sont aussi lucides que sont virulentes les analyses socialistes de Proudhon et de Marx.
Au milieu du XIXe siècle cette pauvreté ouvrière restait un phénomène urbain, limité aux industries mécanisées (textile, métallurgie). Ses victimes se recrutaient dans les campagnes, où les formes ancestrales de pauvreté, liées aux caprices de la nature, sont aggravées par la concurrence des marchés. L'exode rural, sur de nouveaux chemins, engendre, par millions, un nouveau type de pauvres : les émigrants d'Europe centrale, d'Italie, d'Irlande, vers les Amériques ; leur trafic au XIXe siècle a remplacé la traite négrière du XVIIIe siècle et préludé à l'exil des " personnes déplacées " du XXe. La science quantitative fait alors la tragique découverte d'une véritable marée de pauvres, de toutes catégories et de toutes nations, dont les notions de Tiers et de Quart Monde sont l'actuelle expression. L'histoire des pauvres n'appartient pas qu'au passé.

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Commentaires

  • Un exposé très bien fait et intéressant, une évolution, mais force de constater, qu'elle est et sera toujours présente.

    Merci Monsieur Paul pour ce partage.

    Bien cordialement.

    Adyne

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