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Il y a des nuits comme ça (1)

Il y a des nuits comme ça

Putain, ça penche
On voit le vide à travers les planches

Alain Souchon

Le petit bouquet de pétards mouillés

Le moins que l'on puisse dire, c'est que la journée de Delphine avait très mal commencé.

— Votre voiture de remplacement n'est pas rentrée, madame.

Dans un premier temps Delphine voulut se maîtriser. Mais très vite elle se dit que son calme allait irrémédiablement la conduire à se poser deux questions : d'une part, son garagiste allait-il lui proposer une vraie solution, et d'autre part, pourquoi était-ce justement aujourd'hui que, pour la première fois, il ne l'appelait plus « mademoiselle » ?

Delphine se dit qu'une charge serait plus salutaire.

— C'est-à-dire ?

— La voiture réservée à votre attention n'a pas été restituée par la personne à qui nous l'avons cédée hier.

— Votre client n'est pas revenu ?

— Non.

— Et sa voiture est prête ?

— Je vous demande pardon ?

— Oui : si vous lui avez cédé un véhicule de remplacement c'est bien pour le dépanner pendant une réparation ou un entretien, non ?

— Oui, en effet.

— Et sa voiture est prête ?

— Heu... je dois vérifier.

— Vous feriez bien.

— Oui. Et... Non, en fait... il nous manquait une pièce, et...

— Donc vous l'avez averti.

— Ce n'est pas moi qui...

— Vous l'avez averti qu'il était inutile de revenir chercher sa voiture. Sans penser que moi, j'aurais besoin de son véhicule de remplacement.

— Madame, je...

— MADEMOISELLE !

Ce fut très bref, et très douloureux aux oreilles. Le garagiste comprit vite que seule une rapide concession le sauverait d'un nouveau coup de tonnerre.

— Je peux vous prêter la mienne...

— Rendez-moi mes clés.

Il ne se fit pas prier.

***

Delphine se maudissait. En remontant l'avenue, elle en était à se demander pourquoi elle avait battu en retraite juste au moment où on lui offrait une solution sur un plateau, avec en prime l'occasion de se venger. Il lui aurait suffi d'accepter sa proposition, et de lui restituer sa voiture, disons, un jour plus tard que prévu. Justice aurait été faite.

Sauf que Delphine n'était pas ce genre de femme. Une telle opportunité la laissait indifférente. Et lorsqu'une journée de galère s'annonçait, aucune de ces petites compensations morales ne venait interrompre sa descente aux enfers. Ses amies la surnommaient « le petit juge d'instruction » : elle déployait une armée verbale pour découvrir la cause de ses contrariétés, mais s'arrêtait une fois la lumière faite. Avec Delphine, il n'y avait ni jugement, ni verdict, ni châtiment. Elle laissait les gens face à leurs mauvais diables.

Il était déjà dix-sept heures. Cela faisait donc plus de trois jours maintenant que Marc et elle ne s'étaient plus parlés.

On peut y ajouter les quinze prochaines heures, se dit-elle. D'ici à la fin de sa garde, son téléphone portable resterait éteint. Pourvu que je sois débordée.

C'était ainsi depuis l'été. Travailler et dormir, c'était tout ce à quoi sa vie se résumait. Pour le reste, une cohabitation sans relief, quelques disputes, et deux tentatives de réconciliation sur l'oreiller. Mais là non plus, pas de miracle : pendant, Delphine s'était empêchée de pleurer ; après, elle s'était sentie sale.

La circulation n'était pas encore trop dense à ce moment. Elle arriverait à l'avance et ce serait tant mieux. La situation avec Marc lui pesait tellement qu'elle préférait être occupée au plus tôt.

***

L'avantage d'arriver tôt : le vestiaire était désert. Delphine se changea en vitesse et se dirigea vers son service.

Juste avant de refermer son sac, Delphine avait coupé son téléphone. Aucun message. Elle ne savait qu'en penser. Peut-être était-ce fini. Peut-être pas. Après tout, Marc était à l'étranger pour trois jours, et leur dernière dispute les avait menés suffisamment loin : il gardait le silence depuis.

Après tout, j'ai fait de même.

Delphine s'accommodait de cette incertitude comme elle s'accommodait de devoir reporter aux calendes l'entretien de sa voiture. De toute façon, cela faisait bien longtemps que plus rien n'avançait droit dans sa vie.

Bien des femmes se protègent en laissant leur ego prendre la parole, parfois avec fruit, parfois sans. Delphine déplaçait le sien sur l'échiquier de sa vie au gré de ses humeurs : il n'était jamais là où on croyait l'atteindre.

— Tu es déjà là ?

C'était Maya, sa chef infirmière.

— Ça roulait bien aujourd'hui.

— Ça roule bien à chaque garde. Tu n'as plus de maison, Delphine ?

— Si. Il vaut mieux arriver trop tôt que trop tard, non ?

Elle regretta aussitôt sa réplique artificielle. Maya n'allait pas s'en contenter.

— Assieds-toi.

Delphine obéit. Gagné.

Maya reprit :

— Tu fais du bon boulot. Non seulement tu es compétente, mais en plus tu prends plaisir à venir travailler. Ne me prends pas pour une idiote. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Tu arrives tôt, tu repars tard.

— C'est vrai.

— Qu'est-ce qui est vrai ?

— Quelque chose ne tourne pas rond.

— À la bonne heure. Tu m'en parles ?

— Quand on aura un peu de temps.

— Pour ce genre de choses on n'a que le temps que l'on veut bien prendre, Delphine. Ok. Tu m'en parles ou non, c'est à toi de voir. Mais moi, je te pose une question : si tu ne te sens pas à la hauteur cette nuit, si tu sens que tu pourrais faire une erreur, auras-tu l'honnêteté de me le dire ?

Maya était une chef infirmière redoutée, mais son équipe tournait comme du papier à musique. Delphine traduisit mentalement : tu peux tourner les talons maintenant et te faire porter malade, je ne t'ai pas vue. Si tu restes, il vaut mieux que je n'entende pas parler de toi lors du débriefing demain matin.

— Auras-tu cette honnêteté, Delphine ?

Les semaines de chaos chantaient faux dans sa tête. Marc qui se taisait. Elle qui s'énervait. Les nuits à dormir dans le même lit, mais plus dans le même rêve. L'incompréhension. La fuite chez les copines. Puis, quand les copines en ont assez, la fuite au boulot. La pente est douce au début. On se sent à peine glisser, mais cela ne dure pas.

— J'ai besoin d'une réponse, Delphine.

Retourner chez soi. Dormir douze heures sans interruption.

— Oui, Maya. Ça va aller. Tu peux compter sur moi.

Le « petit chef » – un surnom qu'elle assumait volontiers – regarda Delphine dans les yeux, laissant volontairement s'égrener les secondes.

— Et je vais mettre de l'ordre dans ma petite tête, ajouta Delphine. Promis.

— Ce n'était pas ma question.

— Je sais.

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Commentaires

  • Aaaah Flora, je suis content d'avoir de vos nouvelles! Je suis heureux que Alvéoles vous ait plu. Pour la petite histoire, ces extraits-ci sont issus d'un recueil que j'ai repris sous ma bannière (Atine Nenaud), donc... le livre existe.

    Je vous souhaite une bonne découverte, le prochain extrait sera disponible dès demain!

    Bien cordialement,

    Eric

  • Bonjour Eric

    Toujours aussi agréable à lire -

    merci pour le petit feuilleton - j'ai lu le 2 aussi - ça a l'air génial.

    Vivement la suite - hihihi et qui sait pourquoi pas un livre !!

    belle journée à toi - bisous - Flora

    PS - Pour Alvéoles - c'était génial - encore merci

  • La suite est à votre disposition! Un épisode par jour... durant encore 10 jours!

    Sans obligation d'achat, bien entendu :-):-) :-) :-)

    Bon amusement

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