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Histoire d'une émigrée

  

 

A proximité de la gare, des cafés ouvrent largement leurs rideaux. Les passants peuvent contempler la silhouette de celles qui viendront s'asseoir à leur table s'ils désirent leur tâter les cuisses. Ou s'ils désirent leur caresser les seins. Mais seulement s'ils le désirent. Et s'ils leur offrent à boire.

Les cafés de la rue de Mérode ne sont pas des bordels. Les serveuses n’y sont pas des putains. Ce sont des étrangères qui viennent à peine d'immigrer, qui ne parlent pas le français ou très mal et qui, autant que leur mari qui travaille au noir dans la construction, doivent contribuer à gagner l'argent nécessaire pour vivre. Il en faut un peu, même pour vivre un peu.

Il y avait là une fille qu'on appelait Nina. Elle venait de débarquer, et un intermédiaire, peut-être son protecteur, prétendait qu'elle était slovaque. De ces filles dont la réputation était grande. Les slovaques, disaient les connaisseurs, étaient douées en matière sexuelle.

Il avait ajouté, à l’intention de Jean Clerbaut, le patron du café :

- Et figures toi qu'elle aime ça. Elle n'en a jamais assez.

- Jamais assez ?

- Tu verras par toi-même si tu veux.

Jean avait essayé. Il ne pouvait pas affirmer qu'elle aimait ça mais elle était docile. C'était essentiel pour le travail.

Nina était une jolie fille un peu charnue, les hanches assez larges. Avec l'âge, c'est sûr, elle prendra du poids. Les clients aimaient ça. On en a plein les mains, disaient-ils en riant. Dommage qu'elle affichât toujours l'air triste d'une vierge effarouchée comme si on s'attaquait à sa vertu à chaque fois qu'un client lui mettait la main sur la cuisse.

Le patron du café lui répétait souvent:

- Souris donc. Après tout, ta poitrine c'est ton gagne-pain.

Elle ne comprenait pas ou elle faisait semblant de ne pas comprendre. Elle avait constamment le visage triste.

- Tu comprends, on dirait qu'elle vient de perdre sa mère.

Jean l’avait dit à sa femme qu'il tenait au courant de la marche des affaires. Elle était de bon conseil.

- Et si on la prenait pour le ménage? Maria, je dois toujours passer derrière elle. Je ne dis pas qu'elle n'essuie pas, mais elle ne le fait pas à fond.

- Pourquoi pas.

Il ne le dit pas à sa femme, Louise n'aurait pas apprécié, mais Maria avec qui il couchait de temps en temps, ne l'excitait plus beaucoup.

Le lendemain, Nina entra par la porte particulière, celle qui menait aux escaliers, et monta à l'étage où les Clerbaut avaient leur appartement. Trois pièces en enfilade, et à l’étage au-dessus la chambre à coucher, la salle de bain, et une seconde chambre un peu plus petite qui aurait pu servir de chambre d'enfant si le bon dieu l'avait voulu.

Elle gagnait moins d'argent  mais elle n'appréciait ni la bière ni la main des clients. Faire le ménage ne la rebutait pas d'autant plus qu'au bout de quelques jours Louise qui la trouvait sympathique faisait le ménage avec elle. Le temps gagné sur les tâches ménagères, Louise et Nina le consacrait à bavarder entre femmes.

Parce que son français était encore fort hésitant, quand Nina s'adressait à Louise, plutôt que de la vouvoyer, elle lui disait:

- Madame faire les choses très bien.

Et Louise, un instant, avait le sentiment d'être une personne de la haute société à une époque où, elle l'avait lu dans un magazine, on s'adressait aux maîtres à la troisième personne. C'était idiot mais cela avait son charme.

Jean n'était pas mécontent de cet arrangement. Désormais il avait deux femmes à domicile, et il profitait de Nina lorsque Louise faisait des courses en ville. Quelques caresses lorsqu’elle passait à sa portée. 

Au bout d'un mois, Louise s'était attachée à Nina comme à un membre de sa famille.

- C'est qui ce gentil grand petit garçon?

- Vaclav, Madame.

- Vaclav. Et il parle bien le français ?

Nina avait emmené son fils. Le mercredi après-midi, il n'y avait pas école mais la voisine qui le gardait le mercredi jusqu'au retour de Nina avait du s'absenter.

- Tu as bien fait.

Vaclav était un garçonnet de trois ans aux cheveux noirs et aux yeux bleus qui la fixait avec ce qu'elle devinait être un peu d'inquiétude. Elle était profondément émue de penser que le fils d'un de ces terribles slovaques, des hommes frustes à en croire certains magazines, qui ouvraient leur couteau à la moindre remarque déplaisante, pouvait avoir de l'inquiétude devant elle. Ces hommes, de véritables brutes pour qui les femmes n'étaient que des…, elle n'osa pas poursuivre sa pensée. Elle se pencha.

- Je peux t'embrasser.

Elle se tourna vers Nina.

- Amène-le avec toi le mercredi. Ce n'est pas la peine de payer quelqu'un pour le garder.

Jean avait dit à sa femme qu'elle avait eu tort, Nina n'était que la femme de ménage mais Louise avait répondu:

- Rien qu'une femme de ménage?

Jean n'avait pas insisté. Louise le regarda se lever en s'appuyant sur les coudes et sortir le dos courbé. Son pas sur l'escalier était celui d'un homme qui descend les marches avec prudence. Il n'avait que cinquante huit ans cependant.

C'est étrange. Cet homme qu'elle avait épousé il y a vingt ans ne lui était plus rien. Un étranger qui ce soir se glisserait dans son lit en lui tournant le dos. Elle se demandait pourquoi elle l'avait épousé.

Elle se souvenait de leurs caresses, de leurs enlacements, mais les images qu'elle évoquait lui étaient devenues plus éloignées que celles qu'elle lisait dans ses magazines durant une heure tous les après-midi, avant d'ouvrir la télévision.

Tout l'amour qu'elle ressentait, elle était sentimentale comme une jeune fille, elle pleurait lorsque les scènes d'un film étaient tristes, elle s'aperçut qu'elle le portait sur le fils de Nina qui aurait pu être son petit fils si Nina avait été sa fille. En revanche, elle ne voyait pas le rôle de son mari dans ce tableau.

Elle fît venir Nina tous les jours de la semaine. Elle était fatiguée; disait-elle.

- Je ne sais pas si c'est ce que j'ai mangé mais j'ai l'estomac tout barbouillé.

Qu'elle vienne tous les jours, et plus encore, pensait Jean. Ce doit être la ménopause. Il n'avait pas envie de se disputer avec Louise. D'ailleurs, lui aussi, avait l'estomac barbouillé.

- Tu n'irais pas voir le médecin?

Il disait non en secouant la tête. Un peu de Malox ferait l'affaire. Et puis il eut des crampes d'estomac.

- Monsieur pas bien.

- C'est la méchanceté qui remonte.

Un jour après le repas, il était assis dans son fauteuil et lisait son journal. Il eut un haut-le-cœur, le journal glissa sur ses genoux, il avait la bouche ouverte, il était mort. Un arrêt cardiaque.

Louise n'aurait pas imaginé que cela irait si vite. Elle en parla à Nina.

- Tu vas vivre ici. Je ne peux pas vivre seule. Il y a la petite chambre. Ce sera votre chambre au petit et à toi.

Au bout de quelques jours tout fût arrangé. Nina avait déménagé les quelques meubles qu'elle possédait et Louise avait acheté ce qui d'après elle manquait à Nina et à son petit garçon. Le petit Vaclav appelait Louise: bouba.

- On dirait bonne maman.

Quant au café, ce fut Nina qui descendit pour servir les boissons. Elle apprit à sourire et, parfois, à rire lorsque le client faisait une plaisanterie. Pour des plaisirs plus masculins comme le disait Louise, elle engagea une jeune polonaise qui venait d'immigrer, et qui ne se fâchait pas quand un client qui lui offrait à boire lui tâtait la cuisse un peu au dessus du genou.

 

 

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Commentaires

  • Comme vous dites: ouf ouf ....

    Ma mère me le disait souvent ....A présent c'est notre tour.

  • Heureux de les voir mais après : ouf !

  • Déjà lue ......

    En ce moment, je suis un peu à la bourre : cueillette des fruits et fabrication de gelées et confitures.

    Plus les visites des enfants et arrières-petits-enfants. Résultat ? grosse fatigue.

    Ne soyez donc pas surpris de certains silences ...

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