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"Essai sur l'homme et le temps": sous ce titre général ont été regroupés cinq essais de l'écrivain allemand Ernst Jünger: "Traité du rebelle" (1951, "Polarisations" (1951), "Traité du sablier" (1954), "Le noeud gordien" (1953) et "Passage de la ligne" (1951).


Le "Traité du rebelle", ouvrage d'une remarquable densité et d'une inspiration élevée, répond sur un point central aux préoccupations et aux angoisses de notre temps. La puissance et la perversité croissantes de ce Léviathan moderne qu'est l' Etat totalitaire semble rendre toute résistance illusoire et vaine. Or, Ernst Jünger s'attache à démontrer que l'individu décidé à défendre coûte que coûte la liberté (sa liberté) trouve au fond de lui-même des ressources telles qu'il suffit d'un petit nombre de "rebelles" pour sauvegarder, dans l'avilissement général, les valeurs essentielles et même pour saper les fondements de l'Etat. L'homme (le Rebelle, le "Waldgänger" qui "prend la forêt" comme on "prend le maquis") est chez Jünger le symbole d'une attitude morale dans laquelle il voit le seul recours efficace de la dignité humaine contre l'écrasement ou la dégradation sournoise que lui font subir les totalitarismes modernes sous couleur de démocratie intégrale. Le Rebelle est l'individu du concret. Quant à son "royaume", "il faut supposer l'existence de points où l'homme ne pense être atteint, ni bridé, et moins encore détruit par aucun pouvoir aucune tyrannie terrestre. Les forêts sont sanctuaires". Il importe de savoir que tout homme est immortel et qu'une vie éternelle l'a élu pour demeure: elle peut rester pour lui une contrée inconnue et pourtant habitée: l'accès peut ressembler à un puits qu'ont recouvert depuis des siècles les décombres, les ruines et la souffrance. L'homme dans sa tentative d'y trouver la source, avive sa soif, "qu'il croît dans le désert - et ce désert est le temps". Altéré, l'homme attend que quelque chose vienne apaiser ses souffrances: la théologie, la science, la philosophie, le Verbe et son lieu, "la forêt" au sens mythique: refuge contre la mécanisation de l'existence par l' Etat, lieu du danger, de la solitude, mais siège d'une liberté primitive, inaliénable, et de ses attributs: la vigilance, le mépris de la mort. Cet essai est à la fois méditation éblouissante et critique pertinente; chaque phrase y montre une pensée à vif.

"Il est des outils, des organes, des objets qui ne trouvent jamais la destination conforme à leur structure", écrit Ernst Jünger dans "Polarisations". Pour en connaître l'usage, l'expérience est nécessaire. "Le sens, au contraire, se communique plutôt par la vue de l'ensemble, selon des modes étrangers à l'évolution temporelle et à son mécanisme." Si un livre est fait pour être lu, telle oeuvre, cependant, imprimée en idéogrammes, demeure, dans une bibliothèque d'Occident en un état d'inexaucement; ailleurs, tel livre perdu dans la forêt vierge provoquera la crainte et deviendra un talisman ou bien sera brûlé. Ainsi, au-delà de la lecture, le caractère magique du livre: ses lettres, "derrière lesquelles se cache bien un mystère, sans égard à leur usage pratique". "La vie devrait mener de degré en degré, de voile en voile d'illusion, comme par des portes qu'ornent des signes toujours plus riches de sens, vers une surprise sans cesse approfondie, un enjouement croissant." Car toute vie est attente d'un complément qui va le parfaire et que l'homme doit arracher à la malédiction du temps.

Le "Traité du sablier" est un essai sur les techniques de mesure du temps. L'homme est dévoré par le temps qu'il a créé en créant les instruments susceptibles de le mesurer, mais l'horloge ne fait que développer les conséquences de l'invention humaine par excellence, la roue, pièce maîtresse des machines et symbole de l'activité monotone et épuisante. L'analyse de Jünger rejoint l' intuition du mystique baroque Angelus Silesius: l' inquiétude vient de la roue, qui par l'intermédiaire du balancier mesure le temps. Le "Traité du sablier" n'est donc qu'en apparence une histoire de la mesure du temps: ombre, cadran solaire, clepsydre, horloge, sablier, tous ces instruments représentent, sous une forme visible, un certain rapport de l'homme au temps: il n'est que d'interpréter leur configuration. Pour Jünger, le temps est en nous et nous le projetons hors de nous-mêmes en appareils qui le créent en le mesurant. Le mouvement d'horlogerie, ancêtre et modèle de toutes nos machines, a dû être conçu à une époque d'inquiétude et de fièvre intellectuelle: sans doute au XIe siècle et sans doute par l'ingénieux et ambitieux Gerbert d'Aurillac, élevé au trône de saint Pierre sous le nom de Sylvestre II, et qui ne fut pas soupçonné pour rien d'être un magicien. Ernst Jünger est trop sage pour s'imaginer que la roue puisse être arrêtée, ou le sens de sa marche inversé. Il propose plutôt à son lecteur le repos spirituel dans un autre temps, dont le sablier est l'image: temps silencieux, au cours paisible, des travaux de l'esprit, de la liberté intérieure (on peut retourner indéfiniment le sablier), de la méditation; quiétude semblable à celle de saint Jérôme dans sa cellule. La réflexion de Jünger s'ordonne autour de trois gravures de Dürer, où figure le sablier, et dont chacune représente l'un des aspects du temps qu'il crée: le Hieronymous im Gehäuse (réflexion), la Melancolia (conscience de la mort omniprésente), le Ritter Tod und Teufel (triomphe sur la mort elle-même): le sablier brisé.
Il faut comprendre le "noeud gordien", comme une question posée par le destin; il se renoue à l' infini, de même que la question, à l' infini, ne cesse de se poser. "La grande rencontre, l'effort d'équilibre se renouvelle périodiquement, comme celles des principes mâle et femelle. Et tout comme pour celle des sexes, il n'en résulte ni solution, ni hiérarchie, mais la fécondité. Elle est comprise dans la constitution, la structure du monde historique: c'est pourquoi, bien qu'elle n'aille pas sans souffrance, elle ne doit pas être interprétée comme un symptôme morbide."

"Le noeud gordien" a pour thème l'éternelle opposition entre l' Est et l' Ouest, ces termes étant pris dans un sens métaphysique, plus que politique (forces chthoniennes et esprit); si cette opposition a été source de ruines et de deuil, Jünger estime cependant que dans bien des événements, ses effets ont été bénéfiques: événements dont la répétition pose le problème du retour qui est inconcevable sans un centre immobile. L'optique de l'homme prisonnier du temps le contraint à décomposer le déroulement des faits en anneaux de croissance et en sections de zodiaque, avec des ruptures et des rencontres à sa périphérie. L'être temporel ne peut en pénétrer l'unité, sauf à de certains instants de ravissement et d'enthousiasme." Supposer au centre du devenir, comme dans le moyen de la roue, une essence intime, immobile, revient à admettre "qu'en elle les constellations se rejoignent, par exemple l'avant et l'après, le toi et le moi, l' Est et l' Ouest". "Il n'y a au fond qu'un retour. Il a lieu quand l'homme reconnaît l'émergence de l' éternel dans le temps. Le monde alors, devient dense. Cette manière de connaître la réminiscence, ou aussi la vénération, en est un aspect. C'est la part que prend l'homme à la réalité. Elle ne peut être sans lui."

Le dernier essai, "Passage de la ligne", est une pénétrante analyse du nihilisme moderne. Et la difficulté de le définir tient sans nul doute à ce que l'esprit ne peut se représenter le néant. "Il s'approche de la zone où s'effacent intuition et connaissance - les deux grandes méthodes auxquelles il est tenu." Mais le titre de l'essai indique suffisamment que ce nihilisme tend à être dépassé, et il importe dès maintenant de repérer autour de nous des oasis où des parcelles de liberté ont pu survivre pendant l'ère de ce Léviathan qu'est trop souvent l' Etat.

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