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En attendant Godot

Cette pièce, la première composée en français par l'écrivain irlandais Samuel Beckett, a été créée et publiée en 1953. Jouée, depuis, sur les principales scènes du monde, dénigrée avec passion et applaudie avec plus de passion encore, elle a apporté la gloire à son auteur. Dans un coin de campagne, un coin qui serait vide si ne s'y dressait un arbre, par un soir lent, deux clochards attendent un certain Godot. Il ne l'ont jamais vu, ils ne savent même pas pourquoi ils l'attendent. Ce qu'ils en espèrent est confus. La seule chose qui les tient, vague comme le paysage, n'alimentant aucun rêve, n'accrochant aucune pensée précise est ce fait brut: il a promis de venir. Cette perspective leur sert d'alibi, de prétexte pour rester là, ensemble,

jusqu'à la nuit tombée, elle leur donne une raison de ne pas se pendre, sinon un moyen de tuer le temps. Il est rebelle, le temps rétif et retors, il passe comme ça lui chante, il a le goût de la contradiction, il aime bien traîner et s'attarder quand on voudrait qu'il se dépêche, on croirait qu'il se plaît en la compagnie de ces pauvres hères si pitoyablement dépourvus d'imagination et de ressources. La journée en finira-t-elle jamais de finir? Quand, quand donc entendra-t-on sonner l'heure où Godot doit paraître? Estragon et Vladimir en parlent, c'est même leur principal sujet de conversation, sans cesse ils se le demandent, se le redemandent.

On a l'impression qu'ils interrogent l'écho, le sourd désert qui les entoure. Dérisoires, leurs voix s'y perdent. L'écho s'est ensablé, le ciel est vide. Il ne se passe rien. Ils sont là, ensemble. Au fait, pourquoi sont-ils ensemble? Ils ne savent plus. L'habitude... Ils ont pourtant du mal à se supporter. Souvent chacun est parti, de son côté, vaquer à son néant. Mais l'habitude enchaîne, il a fallu qu'ils se retrouvent, qu'ils recommencent à s'entretenir de leurs petites misères, du vide de leur vie, de leurs souvenirs qui sont si vagues, si flous, d'événements qui pourraient se produire et, décidément, ne se produisent pas, de l'hypothétique venue de Godot. Ils ressassent: leur dialogue est plus monotone que le plus monotone des monologues. L'auteur le fait admirablement sentir sans jamais, pour sa part, tomber dans ce travers. Il se répète, mais il y met tant de virtuosité que non seulement il n'ennuie pas mais qu'il y gagne beaucoup en comique. Si toute action est absente de cette curieuse pièce, il y a cependant une diversion. Du désert surgit un couple encore plus singulier que celui formé par Estragon et Vladimir. Un maître et son esclave. Le premier traite le second d'une façon absolument odieuse, comme on n'oserait pas traiter un chien puisque, non content de lui jeter pour toute pâture les os de poulet qu'il dévore, il le fouette avec une cruauté démentielle. Et cependant, comme Estragon se résigne à Vladimir, l'esclave subit le maître. Et la souffrance qu'il inflige n'apporte aucune joie au tyran. Avec ce petit tableau, l'auteur semble dénoncer, en un raccourci saisissant, l' exploitation de l'homme par l'homme, aussi bien dans les sociétés que dans les couples où, trop fréquemment, l'un impose son joug à l'autre sans que nul en tire profit.

Ces passants restent là un bon moment, à étonner Estragon et Vladimir, et enfin, grotesque et furieux atelage, s'en vont avec fracas. Le silence tombe. "Ca a fait passer le temps", dit Vladimir. "Il serait passé sans ça", répond Estragon. "Oui. Mais moins vite", dit Vladimir. Peu après, un messager leur annonce que Godot ne viendra pas ce soir, mais demain. Le

lendemain arrive. Tout recommence. Même dialogue désabusé, insignifiant, pitoyable (mais -et justement pour ces raisons- irrésistiblement drôle).

Reparaissent les passants de la veille. Ils ont vieilli. Le tyran, maintenant, est aveugle. L'esclave, muet. L'attelage vacille, s'écroule, ne se redresse qu'à grand-peine. Quant à Godot, il se fait, à nouveau excuser: il viendra, certes, mais demain. Il était inévitable qu'un tel théâtre, si résolument nouveau, provoquât des réactions violentes.

Anecdote, psychologie, sociologie, politique, lyrisme, religion, morale et satire, tout ce à quoi cet art, depuis Eschyle, s'était appliqué, se trouvait relégué, superbement, au magasin des accessoires. Avec l'audace du génie, Beckett mettait en spectacle une révolte, une souffrance, un désespoir si absolus que c'était une gageure de les faire descendre sur

les planches, lieu où le manque de mouvement, de brillant, de vivacité, de fantaisie et d'éclat (toutes qualités qui pouvaient sembler à priori, incompatibles avec un thème aussi philosophique) voue fatalement à l'échec. Mais il avait assez de tours dans son sac pour se le permettre.

La pénible absurdité de la vie est un trop gros morceau? Qu'à cela ne tienne. Elle se reflète dans une foule de détails très simples, très humbles, très quotidiens dont il est facile (quand on est Beckett) de tirer des gags extrêmement savoureux. Elle perce dans les banales formules de la conversation courante. Point n'est besoin de grands mots, les plus plats suffisent. Employés avec une feinte naïveté, ils retrouvent leur fraîcheur. Ils portent. Ils amusent. Innocemment, ils créent le climat burlesque, insolite, douloureux et tendre grâce auquel cette pièce demeure classique.

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