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12273207487?profile=originalAristophane est le plus grand poète comique grec. Ses comédies, qui peuvent paraître, avec leur fantaisie verbale et leurs outrances grossières, destinées à faire rire la populace, témoignent d'une attitude franche et réfléchie en face des problèmes qui se posaient à ses contemporains : elles expriment les convictions profondes d'un citoyen engagé dans la vie politique et attentif au mouvement des idées.

1. Un dramaturge engagé

Aristophane, né à Athènes sans doute en 445 avant J.-C., fit représenter sa première comédie, Les Banqueteurs , où, semble-t-il, il raillait l'éducation des sophistes, en 427, sous un nom d'emprunt, comme la deuxième, Les Babyloniens , dirigée contre le démagogue Cléon, en 426. La plupart de ses pièces ont été publiées pendant la guerre du Péloponnèse, qui dura de 431 à 404, et elles sont profondément marquées par l'actualité. Elles appartiennent à ce que l'on a appelé la comédie « ancienne », dont la structure complexe est illustrée par une mise en scène à grand spectacle. Le choeur participe à l'action avec animation et, dans une sorte d'intermède, la parabase, dépouillant son déguisement grotesque, s'avance vers les spectateurs et leur adresse, sur un ton sérieux, un grave discours au nom du poète, qui donne à ses concitoyens des conseils de morale et de politique. Les personnages les plus en vue ne sont pas ménagés et sont parfois représentés dans les postures les plus ridicules.

Les deux dernières comédies conservées, L'Assemblée des femmes  (392) et le Ploutos  (388), postérieures à la guerre, sont d'un genre différent et on les rattache à ce qu'on appelle parfois la comédie « moyenne » : on n'y trouve plus d'invectives directes contre les personnalités en place et, le rôle du choeur devenant de moins en moins important, la part du spectacle s'y trouve aussi réduite.

Il semble qu'Aristophane mourut vers 380 après avoir fait jouer 44 pièces, dont 11 seulement ont subsisté. Si les dates de sa vie sont incertaines, les détails n'en sont guère mieux connus, sinon par les rares allusions qu'il y fait lui-même dans son oeuvre. Une inscription du début du IVe siècle atteste qu'Aristophane, du dème de Kydathénée, fut prytane de la tribu Pandionis ; elle permet donc de réfuter les hypothèses d'après lesquelles il n'aurait pas été un citoyen à part entière. Mais on ne sait rien ni de ses attaches politiques ni de ses activités de citoyen, en dehors de ce qu'en révèlent ses comédies.

Pour en comprendre l'esprit, il faut se représenter le climat de guerre dans lequel elles ont vu le jour. Menacés par les continuelles incursions des Lacédémoniens, les paysans de l'Attique avaient abandonné leurs terres et s'étaient réfugiés autour de la ville, à l'abri des Longs-Murs. Une guerre qui se prolonge pendant près de trente ans, avec ses alternatives de succès et de revers, ses transferts de populations et ses massacres, entraîne normalement un enchaînement de crises, économique, politique, morale.

Aristophane prend position devant cette crise de la conscience athénienne : il lutte de toutes ses forces contre la guerre ; il dénonce ce qu'il en considère comme la cause directe, la décadence politique due à l'action des démagogues ; il rend enfin responsable de cette décadence la crise morale provoquée par les corrupteurs de la jeunesse et du peuple que sont les intellectuels du clan de Socrate ou d'Euripide. En face de ces novateurs, son attitude est celle d'un conservateur : son esprit s'accorde bien avec celui des paysans attachés à leur vie de travail paisible, méfiants à l'égard des beaux parleurs de la ville, hostiles aux idées neuves. C'est à ces vieux Athéniens, qui travaillent dur et vivent sobrement toute l'année pour faire bombance et déchaîner leurs instincts aux jours de fête, que s'adresse la poésie grave et truculente d'Aristophane.

2. La lutte pour la paix

L'amour de la paix s'exprime surtout dans Les Acharniens  (425), La Paix  (421) et Lysistrata  (411). On y retrouve des thèmes communs. Les causes de la guerre y sont raillées comme futiles ; le rôle des profiteurs de guerre, des généraux et des fabricants d'armes y est stigmatisé. La paix est célébrée pour toutes les joies qu'elle apporte, la vie tranquille à la campagne, la bonne chère, les réunions joyeuses et les plaisirs de l'amour. On aurait pu reprocher à Aristophane d'évoquer en pleine guerre ce qu'il y a de plus égoïste et de plus sensuel dans les bienfaits de la paix : mais on doit plutôt le louer d'avoir reconnu et proclamé avec franchise et courage ce qu'il y avait d'absurde dans ces guerres où les cités grecques s'entre-déchiraient sans défendre d'autre idéal que leur impérialisme respectif.

« Les Acharniens »

La guerre faisait rage depuis six ans, l'Attique était ravagée par les Lacédémoniens, des succès partiels entretenaient l'esprit guerrier quand Aristophane présenta au concours Les Acharniens . Le dème d'Acharnes était un de ceux qui avaient le plus souffert et ses habitants en voulaient particulièrement aux Lacédémoniens. C'est dans ces conditions qu'un brave Athénien, Dicéopolis, voyant que l'assemblée du peuple ne consent pas à discuter de la paix, conclut en son nom personnel une trêve avec l'ennemi et réussit, au milieu du monde en guerre, à jouir de la paix et de ses avantages. Pour réussir à établir sa trêve personnelle avec les Lacédémoniens, il doit triompher du choeur, une troupe de charbonniers d'Acharnes, qui ont essayé de s'opposer à lui dans une violente bagarre. Il connaît alors l'abondance et la félicité, parmi ses concitoyens plongés dans la misère. Dans une suite de scènes bouffonnes jusqu'à l'obscénité, il reçoit un Mégarien et un Béotien venus lui apporter des marchandises précieuses que le blocus empêchait alors de parvenir à Athènes ; un général et un sycophante sont au contraire mis dans des situations ridicules et outragés, et la pièce s'achève dans une orgie de plaisirs.

« La Paix »

La Paix  fut jouée quatre ans plus tard. La guerre et les souffrances avaient continué, mais les deux chefs les plus acharnés, l'Athénien Cléon et le Spartiate Brasidas, venaient de trouver la mort à Amphipolis. Des négociations étaient en cours, qui devaient aboutir, quelques jours après la représentation, à la conclusion de la paix de Nicias. Aristophane, en célébrant la paix, ne se heurtait donc plus cette fois à l'opinion publique : il ne remporta pourtant pas le premier prix qui fut attribué à Eupolis pour sa comédie Les Flatteurs , dont le sujet n'était pas politique.

La Paix  commence par une scène à la fois pittoresque et scatologique : deux esclaves préparent en discutant la nourriture malodorante destinée à un escarbot géant que le vigneron Trygée se propose d'utiliser comme monture afin de s'élever jusqu'au ciel, où il veut aller demander à Zeus de mettre fin à la guerre. Puis, soulevé par une machine, Trygée s'envole jusqu'au sommet des bâtiments du théâtre. Polémos, dieu de la guerre, s'apprête à écraser dans un mortier tous les peuples grecs, mais il a perdu son pilon, c'est-à-dire Cléon ; en attendant qu'il en retrouve un autre, Trygée invite les paysans de tous les pays à s'unir pour retirer en hâte la Paix du fond d'une caverne où elle a été enfouie. Dans une scène vivante, ils se mettent tous à tirer avec enthousiasme sur un câble, et cette image des peuples jusque-là ennemis, collaborant fraternellement, ne manque ni de générosité ni de grandeur. Ayant atteint ce sommet, la pièce continue par une suite de scènes qui sont comme autant de divertissements, un sacrifice d'actions de grâces, un entretien avec le diseur d'oracles et le marchand d'armures, privés de leur clientèle, et le marchand de faux qui va faire fortune, pour finir par un joyeux cortège d'hyménée, Trygée emmenant chez lui comme épouse la belle Opôra, déesse des moissons et des fruits.

« Lysistrata »

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Quand Aristophane donna au public Lysistrata , la situation d'Athènes était critique : la guerre avait repris et, à la fin de 413, les Athéniens avaient connu en Sicile un désastre sans précédent ; la plupart de leurs alliés faisaient défection ; les Spartiates, qui occupaient la place forte de Décélie, à leur frontière, négociaient avec le roi de Perse pour obtenir des subsides et organiser une flotte. C'est en ce moment dramatique qu'une fois encore le poète pousse ses concitoyens à rechercher la paix : il ne rappelle plus quelles ont été les causes futiles de la guerre, mais il proclame que la paix est indispensable pour le salut de la Grèce entière qui risque de se voir asservie aux Barbares.

Son appel pathétique est présenté dans la plus bouffonne des comédies : l'Athénienne Lysistrata, dont le nom signifie « celle qui défait les armées », réunit les femmes de toute la Grèce et leur fait décider, pour mettre fin à la guerre, de refuser tout "commerce" avec leurs maris. Les Athéniennes s'emparent de l'Acropole et mettent la main sur le trésor public. Privés de ressources pour la guerre, privés de femmes, les hommes, après quelques tentatives qui sont l'occasion de scènes d'un réalisme particulièrement cru, doivent consentir à conclure la paix.

3. La lutte contre les démagogues

« Les Cavaliers »

La lutte contre la guerre est le thème majeur des trois comédies qui précèdent. On le retrouve dans les autres pièces puisqu'il était toujours d'actualité. Mais on ne peut lutter contre la guerre sans dénoncer les fauteurs de guerre, et, au premier rang de ceux-là, se trouvaient les démagogues, dont Cléon, chef du parti démocratique jusqu'en 421, est le plus en vue. Violemment pris à partie dans Les Babyloniens , Cléon, qui jouissait d'une grande autorité, avait voulu se venger d'Aristophane en le poursuivant devant le Conseil et il avait failli le faire condamner. Aussi fut-il de nouveau attaqué dans Les Acharniens  et plus vivement encore, en 424, dans Les Cavaliers .

A ce moment, la guerre battait son plein et une troupe de trois cents Spartiates enfermée dans l'île de Sphactérie, en face de Pylos, venait d'être réduite par un coup d'audace de Cléon qui tira de ce succès un regain de popularité et excita de plus belle les Athéniens à poursuivre la guerre. Prenant pour cible le démagogue au comble de sa gloire, le poète lui oppose le choeur des cavaliers : ceux-ci, choisis dans la meilleure société athénienne, formaient un corps d'élite qui venait de se distinguer dans des combats près de Corinthe.

Le nom de Cléon n'est pas prononcé dans la pièce et le démagogue est mis en scène sous le masque d'un esclave paphlagonien - dont le nom générique évoque le caractère bouillonnant - au service du bonhomme Démos, allégorie du peuple athénien. Le Paphlagonien maltraite les bons serviteurs, qui portent les masques des généraux Nicias et Démosthène, et se fait valoir auprès de Démos à leurs dépens : comme Cléon a dérobé à Démosthène le succès préparé par celui-ci à Pylos, le Paphlagonien gave Démos en lui donnant les plats préparés par les autres esclaves. Ceux-ci vont se venger de lui et, lui subtilisant pendant son sommeil des oracles qu'il détient, ils apprennent qu'il doit être supplanté par un individu pire que lui, un marchand de boudin. Alors paraît un charcutier qui, encouragé par le choeur, rosse le démagogue ; celui-ci le poursuit devant le Conseil et devant Démos lui-même, mais il a chaque fois le dessous et tombe en disgrâce malgré ses flatteries et ses cadeaux : son maître choisit le charcutier comme intendant. Rajeuni par un procédé magique, Démos reçoit de son nouveau serviteur une belle et jeune femme, la Trêve de trente ans. Cette comédie, entièrement dirigée contre Cléon et sa politique démagogique, l'accuse donc, pour finir, d'être le principal obstacle à la paix.

« Les Guêpes »

C'est contre lui encore qu'Aristophane compose Les Guêpes  en 422. Parmi les procédés dont les modérés reprochaient l'institution aux démagogues, les salaires accordés aux citoyens pour leur participation aux séances des tribunaux populaires étaient l'objet des plus vives critiques. Si les pauvres y gagnaient de pouvoir exercer leurs droits de citoyens à égalité avec les riches, on les accusait d'y chercher un gagne-pain et de voir favorablement se multiplier les procès : cette institution allait de pair avec le rôle grandissant des sycophantes.

Or Cléon, en 424, venait de porter de une à trois oboles le salaire des juges. Le choeur des héliastes, juges des tribunaux athéniens, est déguisé en guêpes, leur aiguillon représentant le stylet, avec lequel ils tracent la ligne de condamnation. Le personnage principal s'appelle Philocléon, c'est-à-dire « ami de Cléon » : il est pris de la manie de juger et se conduit comme un fou furieux. Son fils Bdélycléon, « ennemi de Cléon », l'a enfermé chez lui et veut le guérir de sa maladie. Agrémenté de quelques scènes bouffonnes, le débat entre le père et le fils constitue l'essentiel de la comédie, Philocléon célébrant ses fonctions de juge comme l'expression d'un pouvoir digne d'un roi. Bdélycléon lui montrant que cette souveraineté est illusoire et que les juges sont sous la dépendance servile des démagogues. Pour consoler son père, privé des plaisirs du tribunal, il organise, dans sa propre maison, le procès du chien Labès, accusé d'avoir dérobé un fromage de Sicile, parodie du procès qui devait être intenté au stratège Lachès, accusé de concussion lors d'une campagne en Sicile.

4. La lutte contre l'esprit nouveau

Si la première partie des Guêpes  est une charge contre les conséquences de la politique démagogique de Cléon, la seconde montre le vieux Philocléon se dévergondant et menant joyeuse vie : il s'enivre, enlève une joueuse de flûte, s'attire quantité d'ennuis ; il finit par se livrer à une danse grotesque, en défiant les danseurs à la mode. Aristophane, dans ces scènes qui peuvent sembler tout à fait étrangères au début de la pièce, attaque un autre aspect du mal actuel, la dépravation des moeurs qui accompagne la dégradation politique et la corruption dans l'art, qui va de pair avec celle de la morale. Les innovations révolutionnaires en poésie et en musique et les idées nouvelles en philosophie sont, à ses yeux, responsables de la décadence d'Athènes au même titre que les innovations politiques des démagogues.

Dans sa première comédie, Les Banqueteurs , il avait critiqué les sophistes ; dans une scène des Acharniens  il avait ridiculisé Euripide dont il avait ailleurs parodié mainte tragédie, par exemple au début de La Paix , où l'escarbot géant rappelle une machinerie utilisée dans Bellérophon . Les comédies conservées où s'exprime le mieux cette attitude d'Aristophane en face du modernisme sont Les Nuées  (423), Les Thesmophories  (411) et Les Grenouilles  (405).

« Les Nuées »

Au moment du concours de 423, une trêve venait d'être conclue entre Athéniens et Lacédémoniens : laissant l'action politique, Aristophane compose une pièce plus abstraite, plus subtile, où il ne recourt pas aux moyens grossiers pour provoquer le rire de la foule. Cette comédie, qu'il considérait comme la meilleure qu'il eût écrite, ne toucha pas le public et n'obtint que le dernier rang. Le sujet en est simple : un campagnard, Strepsiade, a épousé une jeune fille d'une grande famille de la ville ; elle lui a donné un fils, Phidippide (dont le nom signifie « qui traite bien les chevaux ») qui tient de sa mère le goût du luxe et de la dépense. Si bien que Strepsiade a dû contracter dette sur dette, se trouve ruiné et ne peut plus rembourser ses créanciers.

Ayant appris que Socrate tient une école où il enseigne l'art de faire triompher le raisonnement faible sur le raisonnement fort, il veut apprendre de lui le moyen de se débarrasser de ses créanciers sans les payer. Mais comme il ne montre aucune aptitude à comprendre ce qu'on lui enseigne, il fait prendre les leçons par son fils, qui en profite si bien qu'il en arrive à frapper son père en lui prouvant qu'il a raison de le battre. Furieux de l'effet produit par l'enseignement de Socrate, Strepsiade met le feu à son école.

Le moment essentiel de la comédie, l'agôn , met aux prises le raisonnement fort et le raisonnement faible : cette discussion d'une haute tenue entre deux abstractions personnifiées était sans doute trop sérieuse pour le public. Il ne trouva pas une compensation suffisante dans le choeur des Nuées symbolisant par leurs formes les pensées ondoyantes de Socrate, qui planent sur les hauteurs, vides et inconsistantes, ni dans le spectacle du « pensoir » de Socrate, où le maître, suspendu dans une corbeille, raisonne sur les choses célestes et mesure combien de fois une puce saute la longueur de ses pattes.

On a beaucoup reproché à Aristophane d'avoir ainsi ridiculisé, en le faisant passer pour un sophiste, un philosophe respectueux de la morale, des lois de la cité et de la religion traditionnelle. Mais Socrate, par ses manières originales, plus connu de ses concitoyens que les sophistes professionnels, tous venus de l'étranger, entouré d'une troupe de petits jeunes gens aux manières libres et provocantes, était une victime toute désignée à la verve des poètes comiques, et il fut pris à partie aussi par Cratinos, Eupolis et Diphilos : pour ceux qui ne le voyaient que de l'extérieur, ses manières ne se distinguaient pas de celles des sophistes. Il a donc pu recevoir des coups qu'il ne méritait pas, mais qui contribuèrent plus tard à sa condamnation.

« Les Thesmophories »

L'attaque contre Euripide est menée à fond dans Les Thesmophories , où les femmes, comme dans Lysistrata , qui est de la même année, jouent le rôle principal. Au cours de la fête des déesses Thesmophores, qui est interdite aux hommes, les femmes, réunies à la Pnyx, décident de mettre à mort Euripide qui les a calomniées dans ses tragédies. Un parent du poète, déguisé en femme, prend sa défense, mais il est démasqué et il s'ensuit une série de scènes d'un comique assez gros, qui constituent une parodie de diverses tragédies d'Euripide. La matière comique, constituée par les griefs réciproques des sexes, en est traditionnelle.

« Les Grenouilles »

Les Grenouilles  portent le débat sur un plan beaucoup plus élevé. Le dieu du Théâtre, Dionysos, privé d'auteurs par la disparition presque simultanée d'Euripide (407) et de Sophocle (406), décide de descendre aux Enfers pour rechercher Euripide : il prend le déguisement d'Héraclès, et, accompagné de son esclave Xanthias, rencontre des aventures bouffonnes. Mais la parabase rappelle la gravité de la situation et replace le débat littéraire qui va s'ouvrir dans la perspective politique de cette dernière année de la guerre où Athènes, menacée de toute part, va connaître la défaite. La seconde partie de la pièce est occupée par un long débat littéraire où les mérites respectifs d'Euripide et d'Eschyle sont minutieusement pesés. La victoire reviendra à Eschyle parce que ses drames ont contribué à former une génération forte, tandis que l'oeuvre d'Euripide, qui a toujours été à la recherche des innovations, dont la musique est révolutionnaire a contribué à corrompre les moeurs et à amollir les coeurs de ses concitoyens.

Ainsi, le célèbre choeur des grenouilles qui croassent dans les marais du Styx paraît être une critique de l'école musicale du Nouveau Dithyrambe, suivie par Euripide. Et le choeur des initiés qui arbitre le débat en souligne la gravité. La dernière question posée aux deux poètes pour les départager est un problème angoissant d'actualité politique : faut-il ou non, pour sauver Athènes, rappeler d'exil Alcibiade ? La réponse affirmative d'Eschyle est la raison décisive qui lui permet de l'emporter sur son rival : Aristophane montre bien par là que, à ses yeux, le meilleur poète est celui qui se révèle un bon guide pour la cité.

5. L'utopie politique

« Les Oiseaux »

La seule comédie qui semble être du domaine de la fantaisie pure, Les Oiseaux , date de 414. Or c'est un des moments les plus pénibles de la guerre : la paix de 421 a été rompue et les Athéniens ont entrepris dans l'enthousiasme l'expédition de Sicile. Mais cette expédition s'est engagée dans des conditions dramatiques : Alcibiade qui la conduisait est accusé d'avoir fait mutiler les Hermès et d'avoir parodié les Mystères. Menacé d'arrestation, il s'est réfugié auprès des Spartiates. La délation règne dans la ville et les citoyens soupçonnés de complicité sont emprisonnés, jugés et condamnés à mort. On comprend que, dans ces conditions, Aristophane ne pouvait guère écrire une comédie engagée dans l'actualité politique et que la prudence au moins devait l'inviter à l'évasion.

Il imagine donc deux citoyens d'Athènes, Pisthétairos (« Fidèle-Ami ») et Evelpidès (« Bon-Espoir »), qui, las de vivre dans une ville au milieu des procès, ont résolu de se retirer loin du monde des hommes : ils s'en vont trouver les oiseaux à qui ils proposent un plan destiné à leur rendre la souveraineté qu'ils possédaient avant le règne de Zeus ; il leur suffira de construire une cité aérienne qui coupera toutes relations entre les hommes et les dieux. Cette cité de Nephélococcygie (« Coucouville-les-Nuées ») est construite dans l'enthousiasme et l'on assiste au défilé de tous ceux qui aspirent à s'y installer et que Pisthétairos éconduit les uns après les autres.

Les dieux affamés, parce qu'ils ne reçoivent plus les fumées des sacrifices, abandonnent la souveraineté aux oiseaux, et cèdent à Pisthétairos une jolie femme, Royauté, parèdre de Zeus, qu'il emmène aux accents de l'hymne d'hyménée. Plus qu'en aucune autre de ses comédies, Aristophane a su, dans Les Oiseaux , créer un monde féerique et sa puissance d'invention verbale réussit à évoquer l'harmonieux ramage des habitants du ciel. Sans doute, comme le Dionysos des Grenouilles , les dieux sont-ils quelque peu malmenés, mais ce n'est pas par esprit d'irréligion que le poète se moque d'eux. Comme un bouffon peut dire en toute liberté devant un roi les plaisanteries les plus incongrues, comme les paysans traitent avec familiarité les saints qui protègent leurs campagnes, le poète, dans une représentation donnée à l'occasion d'une fête religieuse, bénéficie de toute licence et peut, sans attirer leur vindicte, montrer les dieux dans des postures ridicules.

6. L'utopie sociale

Les deux dernières comédies conservées d'Aristophane sont d'un esprit très différent des autres. C'est que la situation a bien changé : la guerre du Péloponnèse, terminée en 404 par une défaite totale d'Athènes, a été suivie rapidement de nouvelles luttes et d'un certain redressement politique. Mais ces trente années avaient laissé bien des misères et des ruines. Après les dures expériences qu'avaient été la tyrannie des Trente puis les luttes de la libération était venu un désintérêt complet à l'égard de la vie politique. Le poète comique cherche donc ses sujets ailleurs et ces deux pièces le montrent préoccupé de problèmes sociaux.

« L'Assemblée des femmes »

Dans L'Assemblée des femmes  (392), les femmes athéniennes, constatant que tout va mal dans la cité, ont décidé de gouverner à la place des hommes : déguisées en hommes et ayant réussi à empêcher les hommes de sortir de chez eux, elles se réunissent à la Pnyx et prennent le pouvoir. Elles décident d'instaurer la communauté des biens et des femmes. Chacun doit remettre à la collectivité tout ce qui lui appartient, pour être désormais entretenu par elle, et les femmes seront toutes au premier venu ; mais les plus vieilles et les plus laides auront priorité sur les jeunes et les belles. Il en résulte une suite de scènes bouffonnes où la fantaisie se déploie librement. Il est certain que cette utopie communiste, que le poète ne prend guère au sérieux, répond à des théories qui furent développées par des philosophes et que Platon, plus tard, devait reprendre dans sa République .

« Ploutos »

Le Ploutos  (388) est une fantaisie où le dieu de la richesse, qui était aveugle et distribuait ses faveurs au hasard, est guéri de sa cécité et peut n'accorder désormais ses bontés qu'aux gens de bien. Mais la Pauvreté, avec lucidité et vigueur, expose que, sans elle, les hommes resteraient inactifs et qu'elle est indispensable à la civilisation. Comme dans Les Oiseaux , les dieux sont victimes de cette amélioration du sort des hommes qui n'ont plus rien à leur demander et ne leur adressent plus de sacrifices. Une des scènes les plus pittoresques de la comédie est le récit de la guérison de Ploutos, miracle accompli dans le sanctuaire d'Asclépios, dieu de la médecine.

Leur engagement direct dans l'actualité politique donnait aux comédies d'Aristophane un caractère éphémère qui nuisit à la survie de sa gloire et elles ne furent ni reprises dans les siècles suivants ni imitées par les Romains. Leur naturalisme, souvent obscène et scatologique, adapté à un public athénien qui, sur les peintures de vases, pouvait contempler chaque jour des images aussi scabreuses, devait paraître bien choquant aux siècles formés par une éducation chrétienne et, à sa haute fantaisie, on préféra longtemps la sagesse de Ménandre. Cependant, nous sommes redevenus sensibles à sa verve, à son invention verbale, qui n'a d'égale que celle de Rabelais.

La scène du jugement que Racine lui a empruntée dans ses Plaideurs  est bien modeste, par rapport à ce que nous pouvons ressentir aujourd'hui à la lecture et à la représentation de ses comédies. Légèrement adaptés à l'actualité, La Paix  et Les Oiseaux  ont obtenu un large succès dans les années qui précédèrent 1939, et La Paix  a de nouveau touché le coeur des foules à la fin de la guerre d'Algérie. Le génie d'Aristophane était capable de s'élever au-dessus des circonstances particulières à son temps et sa valeur a une portée humaine universelle.

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Commentaires

  • "Lysistrata" - par l'Option théâtre du Lycée Français de Singapour (2015)

               

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